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Un cadavre, encore un, de passage sur la rivière Kagera, aux confins des
frontières du Burundi, de la Tanzanie et du Rwanda. Sur la rivière,
glissent aussi des pirogues, dès les premières heures du matin. Les
passeurs rwandais ou tanzaniens amènent sans cesse de nouveaux réfugiés
à Ngara, ancienne ville-étape de camionneurs, devenue capitale d'une
région qui compte plusieurs centaines de milliers de réfugiés rwandais
ou burundais.
On croyait désertes les collines de l'est du Rwanda ? L'hémorragie se
poursuit. Trois mille nouveaux réfugiés par jour depuis le début de la
semaine. Les agences humanitaires s'interrogent. Ce sont maintenant les
vieux qui arrivent, les paysans qui étaient restés derrière pour garder
la maison à l'heure des premières récoltes, ceux qui ne craignaient pas
les représailles, les femmes aux pieds usés, appuyées sur leur canne et
entourées d'enfants dont certains ont été ramassés en chemin. Ils ont dû
se cacher, disent-ils. Certains affirment avoir été encerclés par des
soldats du Front patriotique rwandais (FPR), qui ont emmené les hommes
et fait des victimes. Il n'arrive pourtant pas de blessés par balle. Des
paysans retraversent même la rivière et reviennent de leur colline avec
un sac de haricots sur la tête.
Pour qui a rencontré ici ou là des rescapés tutsis, le corps meurtri,
cet exode hutu apparaît sans autres stigmates que la fatigue et la
malnutrition, quasi chronique dans un pays qui avait été en 1993 le
premier bénéficiaire en Afrique de l'aide alimentaire internationale. « En fait, ils n'ont pas encore vu le FPR. Ils partent parce qu'ils ont vu
le village voisin s'en aller » dit un interprète rwandais du
Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR). La fuite entraîne la fuite.
Reste l'énigme des corps dans la rivière, signe que les règlements de
comptes ne sont pas finis non plus de ce côté-là du Rwanda.
Pieds nus, nourris des biscuits surprotéinés que délaissaient les Kurdes
d'Irak, les nouveaux réfugiés s'en vont rejoindre le camp de Benaco, à
15 kilomètres de la frontière. En un mois, le camp est devenu la
deuxième ville de Tanzanie avec près de 300 000 habitants, selon le
décompte du HCR. Une ville africaine que n'écrase aucune atmosphère de
deuil ou de désolation. Le marché est prospère, les machines à coudre
déjà installées et les réparateurs de radio à l'ouvrage. Les réfugiés
hutus continuent d'écouter la station des Mille Collines, qui émet du
côté gouvernemental.
Parfois, une image fugitive revient dans la poussière rouge du camp,
l'impression de revoir quelques-uns des personnages vindicatifs que l'on
croisait il y a peu dans l'ouest du Rwanda, du côté de Cyangugu,
rassemblés en communes populaires sur les barrages routiers, avec leurs
couteaux de cuisine et T-shirts à l'effigie du président Habyarimana.
Une interpellation, sur le même ton hargneux, cent fois entendue du côté
des forces gouvernementales : « Vous êtes belge ? » L'homme qui a posé
la question était cuisinier à l'hôtel des Mille Collines de Kigali puis
dans la station touristique du parc national de l'Akagera. Après
consultation des autorités locales, le directeur de l'hôtel a donné le
signal et tout le personnel est parti le 21 avril dans le camion de
service. L'homme est aujourd'hui le cuisinier de Médecins sans
frontières-France. Sur ce territoire de Tanzanie, MSF-Belgique ne peut
même pas se permettre d'être présent.
Le personnel des organisations humanitaires a des états d'âme, face à
cette population qui échappe aux catégories habituelles et compte « un
joli lot d'assassins », comme dit la coordinatrice de Médecins sans
frontières, Anne Vincent. Un médecin anglais de la Croix-Rouge
tanzanienne a reconnu certains des agresseurs qui avaient fait irruption
dans l'hôpital rwandais où il travaillait et il a pris des vacances. Le
Dr Hervé Isambert, qui a vu le long de la route de Kigali le « regard
halluciné » des tueurs, part sans regret vers la Birmanie, bien qu'il
considère que « tout le message de l'humanitaire est justement d'être là ». Infirmière évacuée du Rwanda, Christine Pliche est mal à l'aise : « Mais je suis dans le médical, j'ai ma déontologie. Je ferme les yeux, je soigne. »
Chacun se débrouille à sa manière. Le HCR fait valoir son mandat. « Les
états d'âme sont des questions individuelles », dit le porte-parole
Philippe Lamair. Beaucoup rappellent que plus de 70 000 enfants ont été
vaccinés dans le camp. « Vous ne me ferez pas croire qu'ils ne sont pas
innocents », dit une responsable de CARE. Spécialiste de l'eau, Joël
Boulanger applique un strict professionnalisme : « J'apporte
l'équipement ; je montre comment il faut faire et basta ! »
Fin avril, quelque deux cent mille personnes ont franchi la frontière en
vingt-quatre heures. « L'exode le plus rapide de l'Histoire »,
remarquait le HCR. En privé, certains responsables du Haut-Commissariat
sont aujourd'hui sceptiques sur la spontanéité des fuyards. « Il y a
probablement eu une décision politique. Les populations civiles ont été
mises à l'abri, nourries par la communauté internationale. C'est bien
joué », estime l'un d'eux.
Des communes entières sont arrivées, bourgmestre en tête, avec sa liste
d'enregistrement des habitants dans la poche, et dix-neuf d'entre elles
sont aujourd'hui représentées (sur 143 au Rwanda). Le bourgmestre de
Rusumo, Sylvestre Gacumbitsi, est venu avec son uniforme gris. On le
croise, débonnaire, à l'entrée de la tente du HCR, occupé à témoigner
que l'un de ses administrés, qui est allé récupérer son système
d'énergie solaire au Rwanda, n'est pas un pillard.
Rétributions du HCR
Pressé par l'urgence, le HCR s'est appuyé sur les bourgmestres, dont
certains sont mis en cause par les rescapés tutsis comme un rouage
important des massacres. Depuis le 1 juin, les bourgmestres sont
rétribués comme assistants par le HCR, à 24 dollars par mois. « Jusqu'à
preuve du contraire, les leaders sont innocents. Si la commission des
droits de l'homme de l'ONU veut envoyer une mission, elle est la
bienvenue, indique le porte-parole, tout le monde est pour une enquête,
cela clarifierait les choses. » En attendant, les organisations
humanitaires font leur devoir. Le travail a rarement été aussi bien
fait.
Par comparaison avec l'absence quasi totale d'assistance dans les
régions du Rwanda encore aux mains de l'armée régulière, le camp de
Benaco fait office de vitrine dans un décor de safari. L'Union
européenne a débloqué 33 millions de dollars, répartis par le HCR entre
une quinzaine d'organisations. Une entreprise italienne, la
Cogefar-Impresit, qui travaillait à un chantier routier financé par
l'UE, a tracé des routes et entrepris la réfection de la piste
d'atterrissage. En prévision, notamment, de l'afflux éventuel de
réfugiés burundais. L'atmosphère de peur qui règne à Bujumbura, où les
partis ne parviennent pas à désigner un nouveau président malgré des
journées entières de négociations, incite le HCR à quelque anticipation.
Trois foreuses louées par le Fonds des Nations unies pour l'enfance
(UNICEF) creusent des puits à 100 mètres de profondeur. Il est prévu de
distribuer des terrains aux réfugiés. Seules les autorités de
Dar-es-Salaam, qui ont remplacé le représentant du gouvernement par un
militaire, s'inquiètent de la reconstitution d'un petit pays hutu aux
confins de la Tanzanie. Sur le marché, le passeport tanzanien ne coûte
que 2 dollars et permet de travailler.
Les chiffres sont démesurés. Trente mille consultations médicales
hebdomadaires. Une centaine de morts naturelles par semaine. Et un
meurtre, vendredi 3 juin. Un homme lapidé par un groupe qui le
soupçonnait d'appartenir au FPR. Pour remédier aux problèmes de
sécurité, le HCR a mis en place ce qu'il estime être « la moins mauvaise
des solutions » : un corps de 300 gardiens non armés, choisis par les
bourgmestres parmi les réfugiés rwandais. « Ne les appelez pas milices,
s'il-vous-plaît », dit le porte-parole du HCR.
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