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Peut-être plus encore que les quelques centaines de génocidaires hutus
encore tapis au Congo voisin, Paul Kagame, 49 ans, ne se voit qu'un
seul véritable ennemi : la France. La France qui a bloqué l'avancée de
son mouvement rebelle, le Front patriotique rwandais (FPR), sur Kigali,
à l'automne 1990. La France qui a soutenu à bout de bras le régime de
son prédécesseur, Juvénal Habyarimana, tout en essayant de promouvoir
un processus de réconciliation. La France qui a dépêché ses soldats
dans une expédition militaro-humanitaire de la vingt-cinquième heure
(l'opération Turquoise), à la toute fin de l'extermination des Tutsis
et Hutus modérés, en juillet 1994. La France qui, contrairement à la
Belgique (qui a rapatrié ses Casques bleus au début du génocide) ou les
Etats-Unis (qui n'ont pas bougé à l'époque), n'a jamais fait acte de
contrition à la suite de cette tragédie.
Déstabilisation. Dès lors, pour Kagame, l'enquête du juge Jean-Louis
Bruguière n'est qu'une énième tentative de déstabilisation de Paris.
Une nouvelle preuve de la volonté des Français de continuer leur guerre
contre lui par d'autres moyens. « Cela ne veut rien dire qu'un juge en
France dont je ne peux même pas prononcer le nom ait quelque chose à
dire au sujet du Rwanda et veuille juger un président et des
responsables de son gouvernement »,a-t-il martelé, hier, ajoutant que la
France « devrait d'abord se juger elle-même, car elle a tué notre
peuple ».
Bruguière, un nom qui, au sens propre, reste en travers de la gorge du
président rwandais. Car Kagame n'est ni francophile ni francophone. En
1961, il a 4 ans lorsque ses parents, des Tutsis apparentés à un clan
de sang royal, doivent fuir les pogroms de la majorité hutue pour se
réfugier en Ouganda. C'est dans ce pays anglophone qu'il se lie avec un
jeune homme promis à un bel avenir, Yoweri Museveni. Après des années
de guérilla dans le bush, Museveni prend le pouvoir à Kampala et nomme
comme chef des renseignements un étranger dans lequel il a toute
confiance : Paul Kagame.
Formé à bonne école, mais aussi dans une académie militaire du Kansas,
aux Etats-Unis, ce guérillero longiligne, qui dépasse le mètre
quatre-vingt-dix, à l'allure d'intellectuel avec ses fines lunettes
rondes, participe à la création du FPR, une machine de guerre lancée à
la conquête du pouvoir à Kigali. Car Kagame n'a qu'un rêve : rentrer
chez lui. Juste retour des choses, il peut compter pour y parvenir sur
l'aide de Museveni lui-même soutenu activement par Washington. Mais sur
sa route se dresse un obstacle de taille : la France, qui, sollicitée
par Habyarimana, s'engage politiquement et militairement aux côtés du
régime de Kigali. En 1992, Kagame se rend à Paris pour des discussions
secrètes, et garde de son voyage un souvenir cuisant : manoeuvre
d'intimidation ou gaffe des services de police, il est jeté en prison
durant plusieurs heures, avant d'être relâché sans un mot d'excuse.
Critiques. En juillet 1994, le FPR s'empare du pouvoir à Kigali, dans un
pays parsemé de charniers. Kagame est nommé ministre de la Défense,
mais dans les faits, il dirige le pays. Deux ans plus tard, il
parraine, avec son ami Museveni, l'arrivée de Kabila père au pouvoir à
Kinshasa, après une offensive éclair de plusieurs milliers de
kilomètres. Longtemps, malgré les soupçons de massacres à grande
échelle des Hutus réfugiés au Congo par ses troupes, Kagame a bénéficié
de la mansuétude de ses alliés américain et britannique. Mais son
interventionnisme persistant dans l'ex-Zaïre, dont Kigali pille
allégrement, selon l'ONU, les ressources minières, suscite des
critiques croissantes. Mais pas au Rwanda, où aucune voix discordante
ne se fait entendre. En 2003, Kagame le Tutsi, qui a banni toute
mention ethnique sur les documents officiels, a été élu président par
une majorité de Hutus. Une majorité silencieuse.