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BERNARD KOUCHNER ayant essuyé des tirs à Kigali, et Bernard-Henri Lévy
des éclaboussures de tarte à la crème à Cannes, Kigali, pour un soir,
éclipsa donc Sarajevo. Lumineuses éclaboussures ! Elles vinrent rappeler
que le décor cannois était décidément inadapté à d'autre spectacle que
des montées de marches, des représentations des Guignols en plein air,
ou l'édifiant chromo alpestre de Jacques Toubon s'élançant à l'assaut de
Clint Eastwood, et parvenant à la première tentative à lui accrocher la
cravate des Arts et Lettres par la face nord.
Quant au tragique, le journal télévisé, comme d'habitude, s'en
accommoda. Dès l'ouverture du 20 heures, PPDA recevait longuement un
jeune médecin sans frontières en bras de chemise, retour du Rwanda. Pour
évoquer ce génocide sans images, le jeune homme ne disposait que de
mots. Mais son visage anonyme, les manches retroussées de sa chemise,
suggéraient étonnamment mieux que tous les reportages l'horreur
invisible des massacres. Pour qu'un simple témoin inconnu, ayant ainsi
franchi toutes les barrières du temple, fût assis dans ce fauteuil et
dialoguât avec le présentateur, à égalité de statut avec un ministre ou
une star cannoise, il fallait qu'il fût porté par des dizaines, des
centaines de milliers de morts, et par une immense mauvaise conscience.
Pour que la télévision renonçât ainsi à sa règle d'airain pas d'images,
pas de sujet !, les massacres du Rwanda devaient dépasser en atrocité
ce que l'on pouvait imaginer de pire.
La campagne électorale européenne se poursuivant pendant lesdits
massacres, les balles qui visaient le convoi de Bernard Kouchner ne
furent pas perdues pour tout le monde. Il fallait bien que quelqu'un les
ramassât et les renvoyât. Porte-parole du PS, Jean Glavany s'y employa,
comparant les déconvenues pâtissières de Bernard-Henri Lévy au courage
de Bernard Kouchner, qui, « sous les balles », insista-t-il, se penchait
sur la détresse du Rwanda.
Une délicieuse compétition s'amorça ainsi entre Kigali et Sarajevo. Côté
Sarajevo, outre Bernard-Henri Lévy, le professeur Schwartzenberg et tout
le brillant plateau de « L'heure de vérité », se rangea Anne Sinclair,
qui diffusait dimanche soir en avant-première un extrait de Bosna !, et
sollicitait de MM. de Villiers, Chevènement et Lalonde une critique
cinématographique. Côté Kigali, Christine Ockrent demanda, lundi soir, à
ses deux invitées, Mme Christiane Taubira-Delannon (quatrième sur la
liste Tapie) et Marie-France Stirbois, les deux premières débatteuses
d'une série annoncée de « débats de femmes », si le Rwanda, à leurs
yeux, était oui ou non l'affaire de l'Europe. La politique reconquérait
le terrain grignoté par le cinéma.