Fiche du document numéro 1470

Num
1470
Date
Lundi 16 mai 1994
Amj
Taille
141256
Titre
L'enfance meurtrie du Rwanda
Sous titre
Hantés par le souvenir des massacres, les petits mutilés de Kigali hurlent leur douleur
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Au fond de l'hôpital de campagne ouvert il y a deux semaines par le
Comité international de la Croix-Rouge (CICR), deux tentes ont été
dressées. Coincées entre un mur de brique et un talus pour se protéger
des bombes, elles abritent une cinquantaine d'enfants qui chantent en
accueillant les visiteurs. Le sourire des infirmières, le
professionnalisme irréprochable des médecins, les regards rassurés des
malades, et puis ces comptines qui s'élèvent parmi les chants d'oiseaux,
tout rassure. Mais l'horreur n'a pas quitté la ville, ni les mémoires.

Cette petite fille qui chante n'a plus de bras gauche, amputé à hauteur
de l'aisselle. Ce garçon claudiquant traîne un moignon de jambe qu'il
n'a pas perdu dans un champ de mine. « Un jour, on nous a amené deux
frères,
  se souvient René Caravielhe, de Médecins sans frontières. Ils
jouaient dans la rue quand les tueurs sont passés. Ils ont tranché les
pieds de l'un et les mains de l'autre.
 » Il est si facile de mutiler un
enfant : un seul coup de machette suffit pour l'estropier...

Deux brancards plus loin (tous les malades ici dorment sur des
brancards), un jeune garçon, orphelin comme la plupart de ses
compagnons, est couvert d'ecchymoses noirâtres. Il a été battu jusqu'au
sang par les assassins de ses parents. Des secouristes de la Croix-Rouge
rwandaise l'ont récupéré le lendemain avec sa petite soeur de sept ans :
« Nous l'avons trouvée, inerte, couchée en travers d'un tronc d'arbre
sur lequel on l'avait sauvagement violée.
 »

Et puis il y a la menace des bombes. Même si cela n'ajoute pas à
l'angoisse des enfants, inconscients de ce danger, cela inquiète les
responsables de l'hôpital du CICR, situé en contrebas de la colline de
Rugenge, siège de l'état-major des forces régulières et d'un camp d'où
l'armée bombarde les positions du FPR, qui réplique aussitôt. L'hôpital,
qui s'est ménagé des abris antiaériens, est dans une ligne de mire, et
les tirs d'obus ne sont pas toujours précis.

Des enfants chantent dans la cour des convalescents, mais d'autres
hurlent en salle d'opération. Huit viennent d'arriver aux urgences,
touchés par le même obus (dont quatre sérieusement). Le visage
ensanglanté d'un nouveau-né émerge d'un carton où, faute de berceau, les
infirmières l'ont déposé. Une fillette blessée aux jambes crie sans
discontinuer sur la table d'opération. Est-ce de douleur ou de terreur ?
Combien de victimes de bombardements ? De machettes ? Impossible à dire,
répond Correa Baas, infirmière hollandaise. Cela dépend des jours. « Quand les combats baissent d'intensité, les blessés, qui peuvent enfin
quitter les quartiers, arrivent plus nombreux.
 » Ici, les patients
savent qu'ils ne risquent rien, que les tueurs ne vont pas pénétrer dans
l'hôpital comme ils ont souvent investi églises et écoles pour y
massacrer les réfugiés. Mais personne, même guéri, n'ose en sortir.
Surtout depuis qu'un jeune homme, enfin rétabli, a voulu rentrer chez
lui. Il a été tué au premier barrage de miliciens, à 50 mètres de
l'hôpital.

Jusqu'à présent, le centre ne manque de rien, mais l'approvisionnement
se fait au coup par coup, suivant les possibilités. Parfois, les combats
rendent l'aéroport de Kigali impraticable ; parfois des miliciens, trop
nerveux, bloquent les convois routiers qui montent de Bujumbura. Depuis
que Philippe Gaillard, le chef de la délégation du CICR, est allé
parlementer avec le président des milices le ramassage des blessés à
travers la ville est à nouveau possible, sans que les miliciens les
extirpent des voitures pour les achever sur le bord de la route, sous le
faux prétexte d'avoir débusqué un ennemi infiltré.

La pénurie d'eau courante, dont la capitale est maintenant totalement
privée depuis une semaine, devient le problème majeur. Le CICR doit
aller s'approvisionner, comme les habitants, aux sources les moins
exposées et passe des heures à remplir et livrer des jerricans. Il
fournit aussi en eau et en médicaments le centre hospitalier de Kigali
(CHK), qui héberge 1 200 patients civils et un « très grand nombre » de
militaires.

« Nous avons en moyenne 90 admissions par semaine », dit André Musy,
administrateur médical ; « mais il y a quinze jours, nous avons recu 60
blessés d'un coup, tandis que 60 autres étaient dirigés sur le CHK
 »,
après un bombardement de l'église de la Sainte-Famille, qui abrite près
de 8 000 déplacés, dans le centre-ville (sous contrôle gouvernemental).
« Ce jour-là, il y a eu 13 morts et 115 blessés », précise le Père
Wenceslas Munyeshyaka. « Six obus sont tombés sur la mission, l'un après
l'autre ; ce n'est quand même pas un hasard !, s'insurge-t-il. Je vous
en prie, dites-leur qu'il ne faut pas viser les civils !
 »

Dans l'église au toit troué, plusieurs centaines de personnes occupent
les petits bancs de bois. Les gens dorment partout, jusque sous l'autel
et, dans la nef, quelques blessés légers se reposent. Dehors, 7 000
autres ont envahi les jardins, le presbytère et les salles de classe de
la mission. « Voyez par vous-même, dit encore le Père Wenceslas, Hutus
et Tutsis sont mélangés, sans animosité. Nous avons enfin résolu le
problème de la menace des miliciens ; maintenant des gendarmes veillent
sur nous. Quant au ravitaillement, nous avons encore accès, par chance,
à un entrepôt de Caritas.
 »

A l'hôtel des Mille-Collines, voisin du ministère de la défense, les 550
déplacés sont mieux logés, mais moins rassurés. Ils ont vidé la piscine,
et la direction de l'hôtel loue un camion-citerne qui apporte de l'eau.
Pour le ravitaillement, le marché central a rouvert et les étals
regorgent de produits pillés. Ce qui explique que les prix n'ont pas
trop augmenté, d'autant plus que, du fait de l'exode d'une bonne partie
de la population (et des massacres), « le nombre de consommateurs a
beaucoup diminué
 ».

Tous redoutent de voir, d'un moment à l'autre, les miliciens faire
irruption dans leurs chambres. Et même la visite du chef d'état-major
des Forces armées rwandaises (FAR) qui accompagnait, jeudi 12 mai, le
Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, José
Ayala-Lasso, n'a pas calmé leur angoisse. Le diplomate onusien est venu
dire aux « otages de la violence » que le « monde se préoccupait de leur
sort
 ». Il a déclaré, à l'issue de sa visite que les rebelles du FPR et
les autorités rwandaises lui avaient promis de permettre l'évacuation de
tous les déplacés des zones de combats.

Le chef des FAR, le major général Augustin Bizimungu, s'irrite quand on
lui fait remarquer que l'armée est incapable de contrôler les milices,
qui ont notamment empêché la MINUAR d'évacuer une soixantaine de
réfugiés des Mille-Collines, il y a quinze jours : « Il faut bien
comprendre que nous avons dû faire un choix : le Front patriotique
rwandais nous a attaqués le 7 avril au moment où la population
commençait à s'entretuer, après l'assassinat du président. Il nous a
fallu concentrer nos efforts pour contenir l'offensive du FPR, plutôt
que de dégarnir les lignes de front
[à Kigali et dans le nord] et
envoyer nos soldats rétablir le calme et empêcher les massacres.
 »
Aujourd'hui, le FPR gagne du terrain en province et s'approche, par
l'est, de Gitarama, siège du gouvernement intérimaire, une ville jusqu'à
présent épargnée par les massacres. Mais la menace d'une irruption des
troupes rebelles dans cette préfecture fait monter la tension et
pourrait déclencher les tueries qui n'ont pas encore eu lieu.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024