Fiche du document numéro 14643

Num
14643
Date
Mercredi 17 août 1994
Amj
Taille
114730
Titre
Rwanda : Invitation à la réconciliation
Sous titre
Le gouvernement rwandais peut enfin pénétrer dans la zone « Turquoise » pour tenter de convaincre les populations de ne pas fuir vers le Zaïre. Mais ce message de réconciliation a du mal à passer.
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyée spéciale.

IL a fallu quitter la route asphaltée, parcourir 80 km de pistes
poussiéreuses à travers un pays désolé, passer devant des villages
fantômes et nous voilà à Mabanza, une commune de l'ouest du Rwanda, en
bordure du lac Kivu, qui forme la frontière avec le Zaïre. Sur la
place, assis sur des chaises ou debout, serrée les uns contre les
autres, une foule compacte. Trois mille personnes peut-être,
attentives, silencieuses, inquiètes. Même les enfants, juchés sur les
arbres, même les adolescents, qui ont escaladé les panneaux de basket
pour mieux voir et entendre, semblent inquiets. C'est que l'événement
est d'importance : pour la première fois depuis la fin de la guerre, et
après d'âpres négociations avec les militaires français installés sur
cette zone, des membres du nouveau gouvernement rwandais peuvent venir
s'adresser aux habitants de la région.

De Mabanza et d'alentour, beaucoup manquent à l'appel. Car, ici comme
ailleurs, les massacres ont été effroyables. Pourtant, il y a du monde
sur la place : le village compte actuellement nombre de déplacés
réfugiés ici depuis plusieurs semaines, après avoir fui les combats de
Kigali où simplement l'avance du FPR. Et beaucoup parlent de reprendre
la route pour gagner le Zaïre lorsque les soldats français quitteront
la zone. Nous avons croisé des dizaines de familles, enfants sur le
dos, matelas sur la tête et des balluchons mal ficelés aux bouts des
bras, traînant leur fatigue vers ce Zaïre qu'ils croient la terre
promise. C'est qu'ils ont peur. Peur de ces militaires du Front
populaire rwandais que, depuis des années, les fascistes au pouvoir
leur décrivaient comme des monstres ; peur de ces rumeurs qui courent
les collines et font état d'exactions commises par le nouveau
gouvernement ; peur aussi peut-être des actes que certains, parmi les
habitants, ont été amenés à commettre contre leurs voisins, contre
leurs frères, contre ceux désignés comme l'ennemi, parce que le mot
Tutsi figurait sur leur carte d'identité.

Au milieu de la place, le ministre de l'Intérieur - un homme originaire
de la région -, celui de la Réhabilitation
- chargé notamment des problèmes des réfugiés et des personnes
déplacées - et celui des Travaux publics. Présent également le
représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour le
Rwanda, Mohamed Shahargar Khan.

Lorsqu'ils prennent la parole, le silence est terrible. Pourtant ils
parlent de paix ; ils disent savoir les rumeurs dont le nouveau
gouvernement est l'objet ; ils proposent que les réfugiés désignent des
représentants - protégés s'ils le désirent par des représentants des
Nations unies - pour circuler dans le pays, et revenir porter
témoignage ; ils insistent sur le fait que le pays doit revivre, que
chacun doit récupérer ses biens, retourner dans sa commune, dans sa
colline, reprendre ses activités et notamment ses activités agricoles,
« car le pays ne peut vivre éternellement de l'aide alimentaire ». Ils
évoquent également avec fermeté la nécessité de poursuivre devant les
tribunaux ceux qui ont commis des crimes, ceux qui ont incité aux
massacres : « Ça n'est pas de vengeance dont nous parlons, mais d'une
véritable justice qui fasse sont travail. »

Quelques applaudissements commencent à éclater lorsque le ministre de
la Réhabilitation indique que des camions, prêtés par la Communauté
internationale, seront mis à la disposition des familles qui souhaitent
rejoindre leur village. Mais on sent que la méfiance n'est pas
complètement tombée. Et l'atmosphère ne commencera réellement à se
détendre que lorsque la parole sera donnée à ceux qui le souhaitent.
Tous demandent des garanties, des précisions sur le rôle des casques
bleus. Ils souhaitent entendre de nouveau les ministres affirmer que le
départ des soldats français ne va pas replonger le pays dans un bain de
sang. Les membres du gouvernement, inlassablement, répètent leur
message de paix, relayés par le représentant des Nations unies.
Lorsque les ministres quittent le village, des personnes viennent les
saluer, les toucher. Plus étonnant encore, certains tiennent à
embrasser les trois jeunes soldats du FPR. L'un de ceux qui a posé une
question, précise : « Nous ne sommes informés de rien. Nous ne captons
pas la radio de Kigali. Nous avions besoin que le gouvernement vienne
jusqu'ici pour nous parler… Ne serait-ce que pour savoir qu'il existe
vraiment. » Sans doute la peur a-t-elle un peu reculé.

Pourtant, en reprenant la piste défoncée, en repassant devant ces
villages fantômes, chacun se demandait si les réfugiés viendraient
enfin les repeupler. Car ces gens, nourris pendant tant d'années de
mensonges et de haines, avaient-ils entendu les mots du nouveau
gouvernement de Kigali pour ce qu'ils sont : un appel à la
réconciliation ?

FLORENCE HAGUENAUER

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024