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DEPUIS la mise en place de l'opération « Turquoise » en juin, l'hémorragie des réfugiés n'a cessé de s'amplifier tous azimuts. D'une région du Rwanda à une autre, du Rwanda vers la Tanzanie, du Rwanda vers le Zaïre… C'est surtout ce dernier mouvement qui retient actuellement l'attention des commentateurs au niveau international.
Seule certitude : les morts s'accumulent. En deux jours, le choléra aurait fait entre 7.000 et 8.000 victimes à Goma et ses environs. Tandis que l'épidémie poursuit ses ravages, l'armée de Mobutu continue de relayer celle, en déroute, de l'ex-dictature rwandaise, s'opposant au retour des réfugiés chez eux.
Elle « justifie » cette décision par le fait que les routes sont jonchées de grenades et de munitions abandonnées par les FAR (Forces armées rwandaises) lors de leur fuite précipitée. En fait, ainsi que le déclare l'agence Reuter dans une dépêche d'hier après-midi, « nombreux à Goma sont ceux qui soupçonnent l'ex-gouvernement réfugié au Zaïre de faire pression sur les autorités locales pour empêcher un exode en sens inverse, en vue d'une hypothétique contre-attaque au Rwand ». Ce que confirmeraient des sources militaires françaises, selon lesquelles les anciennes Forces armées rwandaises sont en voie de reconstitution au Zaïre et se prépareraient à une contre-offensive depuis le territoire zaïrois.
Selon les organisations humanitaires, quelque 1.500 personnes meurent chaque jour dans les camps de fortune de l'est du Zaïre. Sur la frontière elle-même, des centaines et des centaines de réfugiés étaient allongés sur la route, dans l'attente d'une réouverture des postes fermés depuis jeudi par les militaires zaïrois. Le reflux se serait néanmoins amorcé : « Il y a de nombreuses personnes sur les routes. Samedi, 10.000 ont franchi la frontière en sens inverse », a déclaré le lieutenant Peter Karage du Front patriotique.
Le même précisait que ceux des réfugiés qui avaient ainsi pris le chemin du retour, encouragés en ce sens tant par le nouveau gouvernement de Kigali que par le HCR (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés), l'ont fait par la brousse. Franchir la ligne ne pourrait encore se faire que clandestinement, le danger demeure trop grand pour ceux qui ont la naïveté de se présenter devant les uniformes de Mobutu. Le HCR n'est pas en mesure de préciser combien de personnes ont regagné le Rwanda, mais affirme que le mouvement va croissant.
De Kigali, le nouveau gouvernement rwandais multiplie les appels aux réfugiés pour qu'ils reviennent au pays, tout en lançant un appel à la communauté internationale afin qu'elle l'aide à mettre sur pied un tribunal pour les responsables du génocide perpétré depuis avril dans ce pays : un demi-million de morts, si ce n'est plus. « Chacun devra rendre compte de ce qu'il a fait, a déclaré le président Pasteur Bizimungu. Il faut encourager les victimes à pardonner, mais ceux qui ont pris part aux massacres doivent se repentir. » Le chef de l'Etat concluait en invitant des magistrats étrangers à participer aux indispensables et urgentes enquêtes sur le terrain.
Cette aspiration au retour semble aussi se vérifier dans la zone tenue par les forces de l'opération « Turquoise ». Près de 50.000 réfugiés auraient quitté cette dernière pour regagner leurs domiciles dans le reste du pays, libéré de la dictature par les troupes du FPR. Interrogé samedi par RFI (Radio-France international), le lieutenant-colonel français Didier Borelli a confirmé que « chaque heure » 2.000 personnes repartaient ainsi par un passage situé à une quinzaine de kilomètres de Kibuye. « Je pense qu'ils ont compris que, s'ils veulent continuer de vivre, il vaut mieux qu'ils retournent sur leurs terres pour que leurs récoltes ne soient pas perdues », ajoutait le porte-parole militaire.
Ministre délégué à la Santé, Philippe Douste-Blazy est arrivé samedi à Goma, au Zaïre. Il lançait aussitôt un « cri d'alarme vis-à-vis des autres, des Américains, des Européens ». Parlant de catastrophe humanitaire « sans précédent », le ministre assurait plaider en faveur « d'une grande opération internationale humanitaire sous l'égide du HCR », succédant à l'opération « Turquoise », montée depuis Paris. « On voit très bien qu'il y a un tournant », ajoutait-il.
Cet émoi est à relativiser. Deuxième quinzaine d'avril, les assassinats politiques et les massacres racistes perpétrés à l'instigation du « gouvernement intérimaire » autoproclamé battent leur plein. Au même moment, Paris appelait au retrait de la mission de l'ONU du territoire rwandais et opposait son veto à l'emploi du terme « génocide » par le Conseil de sécurité de l'ONU. Il n'est pas impossible qu'encore à cette époque des « conseillers militaires » français aient encadré les tueurs de la garde présidentielle, de la milice et des FAR. Puis il y eut le refus d'accorder l'aide logistique demandée par les pays africains qui s'étaient déclarés prêts à envoyer des casques bleus. Si le mot « tournant » a un sens, on peut espérer qu'il caractérisera la politique mise en oeuvre depuis l'Elysée et le Quai d'Orsay. Le proche avenir dira si cet espoir a ou non raison d'être.
Peut-être peut-on interpréter en ce sens la décision prise dimanche en début d'après-midi par le dictateur zaïrois Mobutu, dont on connaît les liens avec Paris, de rouvrir la frontière entre le Zaïre et le Rwanda, à hauteur de Goma. Dans l'heure suivante, un millier de réfugiés l'ont aussitôt traversée. Hutus et Tutsis confondus. A leur arrivée au Rwanda, ils étaient accueillis dans un centre gardé par des combattants du FPR pour être systématiquement enregistrés. « Nous devons déterminer la nature et le degré de l'assistance que nous donnerons à tous ceux qui arrivent », déclarait le lieutenant FPR Peter Karake, avant de prédire un mouvement « plus important » pour ce lundi.
J. C.