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UNE partie de l'humanité est, sous nos yeux, en passe d'être rayée de la carte du monde. Le programme d'anéantissement, la boucherie organisée auxquels se livrent les extrémistes hutus au Rwanda vont arriver à leur terme, avec la disparition des derniers Tutsis et opposants rwandais. Il ne s'agit pas d'un malheur de plus, venant s'ajouter aux souffrances de notre pauvre humanité. Il s'agit du mal absolu : un génocide, une entreprise de destruction planifiée d'êtres humains, exterminés pour la simple raison qu'ils sont ce qu'ils sont.
Dans un premier temps, la réaction internationale a été simple et classique : variations sur le thème des violences interethniques, évacuation des étrangers, appels à l'arrêt des "combats", installation d'un dispositif humanitaire. Avec le temps et la montée de la pression médiatique, la nature du processus de mort s'est peu à peu précisée jusqu'à ce que s'impose la réalité et qu'un gouvernement, celui de la France en l'occurrence, se décide à agir. Agir aujourd'hui, au Rwanda, c'est interdire, avec les moyens d'une armée, la continuation de ce génocide. C'est libérer les populations prisonnières, otages, avant que ne s'achève leur mise à mort. C'est neutraliser les groupes armés qui sont le fer de lance de la tuerie. C'est préparer le jugement des bourreaux, parce qu'il ne peut y avoir d'impunité pour des crimes de cette ampleur et qu'il faut absolument briser le cercle infernal des représailles privées.
L'opprobre que mérite la France pour son aide au régime coupable du carnage est une chose, et il faudra s'interroger sur les raisons du soutien appuyé que notre pays a apporté à une dictature de cet acabit, lui qui est si prompt à rappeler son attachement aux droits de l'homme et aux valeurs humanitaires. Mais l'urgence est aujourd'hui ailleurs. Il faut arrêter cette machine de mort, même si c'est tard, même si c'est difficile. Qui ne souhaiterait que cette décision soit celle de l'ONU et de l'OTAN ? Qui ne préférerait une intervention claire, non entachée de soupçons ou d'arrière-pensées ? Ce ne sont pas les convois d'aide alimentaire et de médicaments, ce n'est pas l'aide humanitaire, qui peuvent changer quoi que ce soit au programme d'extermination que se sont fixé les extrémistes hutus.
Et pourtant, voici le deuxième temps, celui de la cacophonie humanitaire. "Une intervention ? Oui, certes, peut-être, mais pas la France, pas comme ça, plus maintenant. Voyez les déclarations, tout le monde est hostile, ou méfiant. Et voyez nos programmes, nos volontaires, notre action, mis en danger par l'arrivée des troupes françaises, le remède va être pire que le mal." En substance, pitié pour le Rwanda, pitié pour nos projets ! Il y a moins de dix ans, en Ethiopie, on a pu voir les ravages du larmoiement humanitaire, de cette pitié aveuglante, qui ont permis au pouvoir d'Addis-Abeba de transformer un mouvement de solidarité en auxiliaire de sa politique meurtrière de déportation.
Aujourd'hui, notre regard humide, apparemment si attentif aux malheurs des hommes, semble à nouveau incapable de discerner l'essentiel. A savoir que l'esprit humanitaire se retourne, dans ce paroxysme de violences, contre le devoir d'humanité. Les atermoiements, les arguties politico-morales, le consentement du bout des lèvres des uns et des autres ont déjà considérablement affaibli, et peut-être détourné de son objectif, le principe de l'intervention proposée par la France.
La résolution 929 du Conseil de sécurité, qui n'a pas jugé bon d'utiliser le terme de génocide, illustre éloquemment cet esprit de service minimum. Avant même de reconnaître -- saluons l'audace -- que "la situation au Rwanda constitue un cas unique", l'instance suprême de l'ONU se retranche derrière "le caractère strictement humanitaire de cette opération qui sera menée de façon impartiale et neutre" pour rejeter une fois de plus dos à dos victimes et bourreaux, en exigeant "que toutes les parties au conflit (...) mettent immédiatement fin à tous les massacres".
L'humanitaire va-t-il servir, une fois encore, à ne pas prendre parti ? Les tortionnaires vont-ils être les interlocuteurs, ou les objectifs, des troupes engagées dans cette opération ? Si l'exigence impérieuse, absolue, de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre un terme au génocide et juger ses auteurs ne l'emporte pas sur la considération des problèmes que pose une telle intervention, alors notre siècle, qui s'est inauguré en 1915 sur un génocide -- celui des Arméniens -- se refermera comme il s'est ouvert, sous le sceau de l'infamie.