Fiche du document numéro 10752

Num
10752
Date
Jeudi 2 juin 1994
Amj
Taille
17371168
Sur titre
Rwanda - Notre envoyée spéciale s'est rendue dans les régions encore contrôlées par les troupes gouvernementales. Témoignage sur un voyage au bour de l'enfer
Titre
« Le FPR régnera sur un désert »
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Type
Langue
FR
Citation
Lorsqu'il entend le crépitement des armes automatiques à quelques centaines de mètres de sa maison. et celui, plus lointain, des tirs de mortier, Hyacinthe Bicamumpaka se met soudain à transpirer à grosses gouttes. « Ils arrivent, ils arrivent », dit-il en enfournant fébrilement un téléphone sans fil et quelques cassettes dans son attaché-case. Partagé entre sa peur et le regret d'abandonner son salon aux pillards, l'ancien animateur vedette de Radio Rwanda va et vient dans la pièce, soupèse du regard une énorme télévision, renonce et décroche finalement un petit cadre contenant les photos de son mariage et une image du pape. Il est prêt. Dehors, dans la courette, trois enfants, indifférents à cette ambiance de sauve-qui-peut, épluchent des pommes de terre. Leurs parents ont été tués dans les combats qui ensanglantent Kigali depuis le 7 avril. Ils ont trouvé chez Hyacinthe un asile précaire et, même s'ils doivent y rester seuls ne le quitteront plus.

Aucune des dizaines de milliers de personnes qui fuient la capitale rwandaise, ce mardi 24 mai, ne songerait de toute façon à s'embarrasser de trois orphelins. La prise de la caserne de Kanombe par les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), deux jours plus tôt, a donné le signal de l'exode des populations hutues de Kigali. En moins de vingt-quatre heures. les collines qui bordent les quartiers sud de la ville — encore sous contrôle des Forces armées rwandaises (FAR) — ont été prises d'assaut par tous ceux, l'immense majorité, qui ne possèdent pas de véhicules. Courbés sous le poids de matelas, de sacs de sport bourrés à craquer, de bassines remplies de vêtements, de pauvres baluchons de tissu, les fuyards se bousculent sur les sentiers escarpés qui mènent, après d'interminables détours, à la sortie sud de la ville. Tous les cinq cents mètres, un barrage de militaires ou de miliciens gouvernementaux armés de machettes, de gourdins, d'ustensiles de boucher ou de barres de fer, grenades à la ceinture, entrave leur progression. Contrôle. Puisque les rebelles du FPR sont supposés venir d'Ouganda. quiconque ne peut produire sa carte d'identité rwandaise est immédiatement suspecté de tenter une « infiltration » en zone gouvernementale. Le sort du suspect dépend de sa physionomie — mieux vaut dans ce cas ne pas être trop grand — et de la nervosité des militaires.

Celle-ci augmente au fil des jours, alimentée par la consommation effrénée de bière de banane et les mauvaises nouvelles du front. Kigali est perdue, les soldats le devinent à une multitude de signes : dans les collines, des officiers pressés démontent déjà les pièces d'artillerie lourde. Au sud du centre-ville, encore contrôlé par les FAR, on évacue en catastrophe les blessés du plus grand hôpital de la ville sur lequel, trois jours plus tôt, est tombé un obus qui a tué une trentaine de personnes. Tandis que des soldats amputés, oubliant un instant la douleur de leurs moignons couverts de pansements ensanglantés, s’entassent tant bien que mal dans d'anciens autobus municipaux, une religieuse désigne d’un geste du menton deux vieilles femmes impotentes et quelques enfants allongés, immobiles, dans le couloir d’un bâtiment déserté : « Ceux-là n'iront nulle part. » Les autres tenteront, comme les populations civiles, de rejoindre Gitarama, cette ville distante de 55 kilomètres où siège, depuis le 9 avril, le « gouvernement intérimaire »...

« Centre rwandais de formation des cadres », indique une inscription peinte au-dessus d’un immense portail rouillé. C’est ici, au bout d’une piste défoncée de quelques centaines de mètres, à la sortie de Gitarama au lieu-dit de Murambi, que se sont installés les vingt ministres du gouvernement formé après l’assassinat de Juvénal Habyarimana, le 6 avril. À l'entrée, le sergent-major Crysostome, suant dans un pull kaki à grosses côtes, contrôle le passage de véhicules pour l'essentiel « récupérés », à en juger les logos dessinés sur les portières, dans les garages d'ONG. I] distribue aussi autorisations et feuilles de demandes d'audience : « Vous voulez voir le ministre de l'Information ? Ecrivez plutôt ministres avec un “s”. Dès que j'en trouve un, je viens vous chercher... » Les visiteurs sont priés de patienter en buvant un soda au « Mimosa », le bar mitoyen reconverti en salle d'attente ministérielle, où quelques militaires désœuvrés vident déjà, consciencieusement. Mutzig sur Mutzig en jouant aux dames.

Le gouvernement est officiellement coiffé par Jean Kambanda, Premier ministre, lui- même désigné par le chef de l'Etat intérimaire, Théodore Sindikubwabo. Si l'ancien président du Conseil national de développement (CND. le parlement rwandais) s'estime l'unique héritier constitutionnel de Juvénal Habyarimana, les ministres affirment tirer leur légitimité de l'application d'accords conclus en 1992 qui prévoyaient, une fois signée la paix avec le FPR, la formation d'un gouvernement de transition élargi dirigé par un Premier ministre issu du MDR, le mouvement d'opposition auquel appartient Jean Kambanda. Mais les rebelles contestent sa représentativité et, depuis Genève, ont désigné leur propre chef de gouvernement en la personne de Faustin Twagiramungu, un transfuge du MDR originel. Qui, des deux hommes, est le « vrai » représentant du MDR ? La question est délicate et, de toute façon, essentiellement symbolique. Que contrôlent en effet, sorties de l'enceinte de Murambi, les nouvelles autorités rwandaises ?

Dans l’ancienne salle de classe où il reçoit ses visiteurs, Jean Kambanda, impeccable dans un costume olive, apparemment serein, se défend d’être un fantoche : « Nous avons repris contact avec les autorités administratives et les soldes des militaires ont été payées en avril, explique-t-il. Dans les écoles, les cours recommencent tandis que les hôpitaux rouvrent leurs portes. Peu à peu, la vie reprend son cours normal dans la région que nous contrôlons. » On aimerait le croire... Mais il faudrait, pour ce faire, ne pas quitter l'enceinte du Centre de formation des cadres où quelque 800 personnes font effectivement semblant d'être les fonctionnaires « normaux » d’un Etat réel, tenant des réunions, préparant des notes ou des décrets qu'ils transmettent ensuite à tous les préfets du pays, oubliant au passage que la plupart de ceux d’entre eux qui n'ont pas été tués, parce qu'ils étaient tutsis, subissent désormais la loi du FPR. Ainsi d’une « directive de pacification » envoyée le 30 avril, émanant du cabinet du Premier ministre et commençant en ces termes surréalistes : « Monsieur le pré- fet, vous vous souvenez certes qu’en date du 6 avril, l'avion qui ramenait de la Tanzanie les chefs d'Etat du Rwanda et du Burundi a été abattu par les ennemis de la paix »... Les préfets eussent-ils « ignoré » l'assassinat du chef de l'Etat, la guerre et l’extermination de centaines de milliers de Tutsis leur aurait sans doute rappelé que le Rwanda traversait un cauchemar. Imperturbable, le Premier ministre leur rappelle néanmoins que « la colère de la population a déclenché des troubles ayant coûté la vie à de nombreuses personnes sans oublier d'importants dégâts matériels », et donne aussi quelques conseils sur la conduite à tenir : « vous êtes priés d'expliquer à la population que les différentes appartenances ethniques, politiques, confessionnelles ou régionales ne doivent pas servir de prétexte pour semer le désordre. Cela contribuerait en effet à frayer une brèche à l’ennemi »...

Pour les explications, c'est un peu tard. Dans la partie ouest du pays que contrôlent encore les FAR, les Tutsis ont disparu. Morts dans des conditions atroces, mutilés, brülés dans des églises, assassinés par leurs propres voisins. Ou cachés, pour les plus chanceux, dans les maisons de Hutus restés sourds à la folie meurtrière qui s'est emparée au lendemain du 6 avril des trois quarts des Rwandais.

Butare, 53 kilomètres au sud de Gitarama. La capitale intellectuelle du Rwanda, symbole de la cohabitation harmonieuse entre communautés ethniques, le berceau de l’opposition modérée au régime de Juvénal Habyarimana, s’est transformée en ville de garnison. Les FAR ont réquisitionné l’hôpital pour soigner leurs blessés. Depuis « les événements », la « poissonnerie nouvelle », la « boulangerie moderne », la « librairie universitaire » ont baissé leurs rideaux. Les paysans, découragés par la quantité de barrage à franchir, ne viennent plus en ville. Les prix flambent : la farine de sorgho ou de maïs est passée de 20 à 100 Frw le kilo, celui des pommes de terre de 8 à 30 Frw. L'école n'a pas repris, les fonctionnaires restent chez eux... Devant la cathédrale de brique laissée par le colonisateur belge, des militaires aux yeux rouges, l’haleine empuantie de bière de banane, contrôlent les rares véhicules qui circulent encore la nuit tombante. Ils recherchent Tutsis, Belges ou « infiltrés » du FPR. Sans succès, mais avec une haine similaire : « Si on voit un Belge, on le tue. Et si quelqu'un le protège, on le tue aussi. Nos seuls amis sont les Français ». répètent-ils. en décortiquant les passeports.

Il ne reste que cinq Blancs à Butare : deux prêtres français, une demoiselle missionnaire, un couple qui a refusé d'abandonner les orphelins dont il s'occupait... et le garagiste, indéracinable. Tous les Belges sont partis lorsque les massacres ont commencé, le 16 avril. Pendant une semaine, les miliciens, relayés par une population prise de frénésie meurtrière, ont d'abord tué les intellectuels hutus de l'opposition modérée, puis la plupart des 300 étudiants de l'université, et sans doute plusieurs dizaines de milliers de Tutsis. Un mois plus tard, parce qu'il s'ennuient, parce qu'ils savent la défaite toute proche, la fureur des militaires est intacte. Pour les rares rescapés du massacre, une effrayante partie de cache-cache s'est engagée.

Le père Lucien est docteur en philosophie. Avant de prendre sa retraite dans la petite paroisse de Kibero, il a enseigné la théologie pendant dix-sept ans au grand séminaire de Butare. Dans le petit réfectoire de la procure d'accueil, où il s'est réfugié, tassé sur sa chaise, il veut parler de la vie du dehors, tente de sourire, égrène quelques souvenirs de France ou de Belgique. Mais il ne peut pas faire semblant. Il prend son visage entre ses mains, triture sa médaille de la Vierge, retient ses larmes, se tait finalement. Quelques minutes s'écoulent, et il finit par lâcher, en guise d’excuse : « Ma paroisse a été très endommagée. » Au début d'avril, le père Lucien a vu la moitié de ses fidèles assassiner l’autre moitié à coups de machette, à l'intérieur de sa propre église, qu'ils ont ensuite incendiée.

Grace, Anesie, Martin ont, comme lui et quelques dizaines d’autres, trouvé refuge à la procure de Butare. Ils vivent depuis un mois comme des ombres, habités de l’intime conviction qu'un soir, peut-être ce soir, on viendra les chercher. Grace est très belle, même lorsqu'elle se recroqueville dans le blouson noir qui recouvre son pagne. Ses yeux immenses sont vides de toute expression et elle parle d’une voix blanche, sans aucune intonation, bien au-delà du désespoir : « Si un militaire vient me prendre, je n’essaierai même plus de m’enfuir. Je n’en ai plus la force. Nous allons mourir. On écoute France inter (RFI) et on se demande quand les casques bleus vont venir. Qu'attendent- ils ? Quelqu'un va-t-il venir nous aider ? Quelqu’un peut-il nous faire sortir ? Pouvez- vous nous emmener dans votre voiture ? Pre- nez, tout de suite, ce courrier. Lorsque vous repasserez dans deux jours, nous serons peut-être mortes. »

Grace ne sait plus si elle doit se réjouir de la perspective d’une conquête prochaine de la ville par les rebelles du FPR. Comme les autres rescapés, elle craint que les miliciens Hutus décident de « nettoyer » définitivement Butare avant de fuir. L'abbé en charge de la procure partage ses inquiétudes. Il risque aujourd’hui sa vie pour protéger les Tutsis. Demain, il est persuadé que le FPR l'assassinera. « Il n’y a dans ce pays pas un centimètre carré où un homme peut se sentir en sécurité. Je veux bien fuir. Mais pour aller où ? » Avec l'avancée du front, des centaines de milliers de Hutus se posent désormais la même question. Parce qu’ils ont eux-mêmes massacré leurs voisins il y a quelques semaines, ils ne se font aucune illusion sur leur sort, ne doutant pas un instant de la volonté des rebelles d’exterminer près de... 85 % de la population.

Hyacinthe Bicamumpaka est de ceux-là. En 1990, dans sa ville natale de Byumba, le FPR a assassiné toute sa famille. Il n’a en tête que des idées de vengeance et, à la bouche, que des mots de haine. « Même si nous perdons cette bataille, nous reviendrons, éructe-t-il, la gorge serrée. Ou le FPR régnera sur un désert, ou il devra s’incliner devant la volonté populaire. De l'extérieur. nous organiserons la résistance et nous reprendrons le pouvoir. » En attendant, il a prudemment réussi à se faire envoyer, comme neuf des dix-neuf ministres du gouvernement, en mission à l'étranger.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024