Fiche du document numéro 10298

Num
10298
Date
2012
Amj
Taille
631295
Titre
Le cardinal Charles Lavigerie et la campagne anti-esclavagiste
Mot-clé
Type
Langue
FR
Citation
Préface
“Nés égaux et libres”
Un jour, un ami me raconta l’histoire suivante au sujet de David et de son ami Stéphane. David alla en visite
un jour chez son ami et, ensemble, ils allèrent au cimetière ; Il voulait exprimer ses respects aux parents de
Stéphane qu’il avait bien connu et qui reposaient là. Sur place, David fut frappé par quelque chose. Seul le
nom sur la croix distinguait une tombe d’une autre. Toutes avaient la même forme et le même style. Etonné,
il posa la question à son ami Stéphane qui lui répondit : “Dans notre ville, nous avons décidé d’offrir le
même style de tombe à tous nos concitoyens parce que nous sommes nés égaux et, à la fin, nous sommes
égaux devant Dieu. Nous sommes tous enfants de Dieu, ayant besoin d’amour et de compréhension. Dans la
rangée de mes parents, il y a un policier, un officier, un prêtre, etc. On ne le saurait pas s’ils ne l’avaient pas
dit.” D’une manière approbative, David dit : “Nés égaux et libres, c’est notre défi !”
Notre Fondateur, le cardinal Lavigerie, n’a probablement pas entendu cette histoire. Cependant, son ardent
engagement dans la campagne antiesclavagiste au XIXe siècle a certainement aidé beaucoup à réaliser le
rêve que nous sommes nés égaux devant Dieu, que nous devons être libres, sans personne pour nous asservir.
Mais que peut faire une personne ? Pas beaucoup, sommes-nous tentés de répondre. Rappelons-nous
cependant qu’une voix de moins dans une élection peut signifier la perte d’une opportunité de servir les
autres avec une certaine vision ! Chaque voix compte, ainsi que chaque cerveau, bouche et œil ! Si tu penses
que ta contribution n’est pas importante, regarde un jour comment une équipe de fourmis travaille ensemble
pour rassembler la nourriture dans leur grenier ! Seule, aucune n’est assez forte pour le faire. Ensemble, elles
sont capables de rouler assez de nourriture pour la pauvre saison.
L’engagement investi dans la lutte contre l’esclavage alla bien au-delà de notre Fondateur et beaucoup furent
stimulés à y participer, sous la mouvance de l’Esprit, actifs dans l’Église et le monde. Des agents pastoraux,
du Pape Léon XIII aux simples personnes des distants villages d’Afrique, tous s’élevèrent contre l’injustice
faite à des milliers d’Africains, arrachés de force à leur foyer et envoyés ailleurs.
Comme nous célébrons le 125e anniversaire de la participation de Lavigerie à la campagne antiesclavagiste,
nous aussi sommes poussés à l’action contre les différentes formes d’esclavage et de discrimination qui
privent les personnes de leur égalité devant Dieu et leurs semblables, et de leur liberté.
La connaissance est bonne ; meilleure encore, quand elle conduit à l’action. Puisse le présent livret
augmenter notre sensibilité au passé et, surtout, qu’il ouvre nos oreilles, nos yeux et notre cœur aux actuelles
situations d’esclavage autour de nous. Missionnaires, que nous puissions annoncer courageusement que nous
avons un message différent pour les enfants de Dieu, nés égaux et libres ! Comme les prophètes de la Bible
et notre Fondateur, puissions-nous dénoncer et éradiquer les formes modernes d’esclavage !
“Unis, nous tenons, divisés, nous tombons.” Si nous voulons que les actions de cette année portent un fruit
durable, nous devons nous joindre à d’autres Congrégations, Sociétés et groupes engagés dans la lutte pour
les droits des esclaves d’aujourd’hui, lesquels sont considérés davantage en termes d’économie qu’en termes
d’égalité de dignité et de liberté, comme enfants de Dieu, et nos frères et sœurs.
L’équipe de recherches historiques des Missionnaires d’Afrique a produit ce livret qui nous aidera à mieux
connaître le contexte de l’action de notre Père et, en conséquence, nous inspirera à nous engager aujourd’hui.
J’exprime ici la sincère gratitude de la Société à cette équipe, composée des Pères Jean-Claude Ceillier et
François Richard. Puissions-nous utiliser ce livret avec joie et détermination.
Richard Baawobr, Supérieur général

Avant propos
Ce numéro 11 de la série historique diffère des précédents.
Tout d'abord il répond à une demande précise en vue de contribuer au 125° anniversaire de la campagne
antiesclavagiste. Dans l'esprit des deux Conseils Généraux, il ne s'agit pas d'une simple commémoration mais
bien d'une mobilisation pour lutter contre les formes actuelles d'esclavagisme. Ce livret apporte sa
contribution à ce projet en nous rappelant que notre charisme nous vient du Cardinal Lavigerie dont la vision
doit toujours être pour nous une source d'inspiration pour le présent.
Plutôt que de rédiger une histoire détaillée de la campagne du cardinal, nous avons choisi de réunir des textes
de facture différente. Nous avons surtout voulu donner la priorité aux textes de l'époque, soit du Cardinal luimême, soit des premiers missionnaires. Il est néanmoins apparu nécessaire d'ajouter quelques textes narratifs
pour présenter la campagne elle-même et les engagements des Pères et des Sœurs.
Le premier chapitre, le plus important, présente une importante sélection de textes de Lavigerie. L'intention
est de nous permettre un contact direct avec les paroles mêmes de notre fondateur en vue de mieux connaître
ce qui l'animait en profondeur.
Le deuxième chapitre se concentre sur les actions de nos devanciers, essayant de montrer comment les
premiers membres de nos deux instituts missionnaires se sont investis contre ce fléau de l'esclavage.
Le texte a été mis en page et édité par Jacques Poirier.
Jean Claude Ceillier
François Richard

Chapitre I
Textes du cardinal Lavigerie
Dans ce deuxième chapitre, nous présentons un florilège de citations du cardinal Lavigerie. Il faut parfois
dépasser une certaine grandiloquence propre à l’époque pour rejoindre l’esprit qui sous-tend ces textes. Nous
avons choisi une diversité d’interventions permettant de pénétrer divers aspects de son engagement. Il y a
néanmoins lieu de souligner ce qui l’animait en profondeur et qu’il exprimait d’un seul mot dans sa devise
épiscopale “Charitas”. Profondément touché par toute souffrance et révolté par toute marque de mépris, le
Cardinal procède méthodiquement : il apporte une information précise et récente sur la traite, en vue de
susciter une indignation elle-même capable de déclencher un engagement, pour lequel il propose alors un
programme bien défini d’action. Comme dans beaucoup d’autres domaines, Lavigerie manifeste ses dons de
visionnaire et de stratège. Ici, nous voyons aussi comment il savait conscientiser l’opinion publique au
service de ses desseins apostoliques.
Avant la campagne antiesclavagiste
1. Lettre au Directeur de l’Œuvre de la Sainte Enfance sur l’œuvre des orphelinats indigènes. Alger, le
15 avril 1869
Peu après son arrivée à Alger, Mgr Lavigerie a recueilli des orphelins victimes de la famine. Mais très vite
son regard et son cœur se portent vers les contrées du sud où règne l’esclavage. Déjà il pense à y remédier.
… Le Saint-Siège vient, comme vous le savez, de créer une immense délégation apostolique qui comprend le
Sahara et le nord du Soudan, c’est-à-dire des pays grands comme la moitié de l’Europe, et il a daigné m’en
confier la direction. Devant cette mission nouvelle, le diocèse d’Alger, 1’Algérie tout entière elle-même,
disparaissent, ou, pour mieux dire, ne sont plus qu’une porte ouverte par la miséricorde de Dieu pour
pénétrer dans le centre de l’Afrique. Or là, dans ces régions si peu connues, dont une portion a été chrétienne,
dont le reste est plongé dans la barbarie, 1’esclavage règne encore avec toutes ses cruautés et ses horreurs.
Les enfants y sont vendus à l’encan, et je voudrais, si je le pouvais, les soustraire aux mauvais traitements et
peut-être à la mort, en les faisant élever en Algérie et en les renvoyant ensuite dans leur pays avec nos
missionnaires, dont la Société est déjà formée. Rien ne serait plus facile.
Il ne nous manque qu’une seule chose : de l’argent pour couvrir les frais de l’éducation de ces enfants, qui
seraient libres naturellement dès qu’ils seraient entre nos mains.
2. Allocution prononcée le 20 juin 1879
Allocution prononcée le 20 juin 1879, dans la cathédrale d’Alger, à l’occasion du départ : de la seconde
caravane pour l’Afrique équatoriale. Recevant les rapports des missionnaires de la première caravane, de
nouveau son cœur s’enflamme, et aux missionnaires de la seconde caravane il enjoint le devoir de lutter
contre le fléau de la traite des esclaves.
“Ô mes Enfants ! Soyez bénis, vous qui avez entendu de loin ce cri de votre Père ! Vous qui trouvez dans
votre foi assez de force, dans votre amour pour ces pauvres Noirs que vous ne connaissez que par le récit de
leurs malheurs, assez de dévouement pour vous sacrifier à l’œuvre de leur délivrance !
C’est en vain, je viens de vous le dire, que les Puissances de la terre se sont liguées pour abolir le commerce
inhumain qui ensanglante l’Afrique. Leurs efforts sont impuissants. La lèpre continue, que dis-je ? Elle étend
ses ravages. Soit que les mesures se trouvent insuffisantes, parce qu’elles n’atteignent que ceux qui vendent
et ne s’adressent pas à ceux qui achètent, soit que le mal ait des racines trop profondes pour être guéri par la
main de 1’homme, 1’esclavage est toujours debout, et les récits des derniers explorateurs des régions
équatoriales sont remplis de ses horreurs. Ce ne sont plus des étrangers seuls, ce sont les Noirs eux-mêmes,
qui, formés au mépris de 1’homme, deviennent les artisans de leur ruine…

Ce qu’il faut donc, c’est faire comprendre à ces populations, hélas dégradées, l’impiété de leur erreur ; c’est
leur apprendre que l’homme est le frère de l’homme, que Dieu, en le créant, lui a donné la liberté de son âme
et la liberté de son corps, que Jésus-Christ les lui a rendues, (lorsque le monde était courbé sous un universel
esclavage) et qu’il n’a pas cru acheter trop cher la restauration de cette liberté en la payant au prix de son
sang.
Allez, ô mes Fils, allez leur enseigner cette doctrine. Dites-leur que ce Jésus dont vous leur montrerez la
croix, est mort sur elle pour porter toutes les libertés au monde, la liberté des âmes contre le joug du mal, la
liberté des peuples contre le joug de la tyrannie, la liberté des consciences contre le joug des persécuteurs, la
liberté du corps contre le joug de l’esclavage.
C’est cette liberté que saint Paul proclamait dans Rome où régnait Néron et où deux millions d’esclaves
étaient dans les fers. “Il n’y a parmi vous, disait-il, ni Grecs Barbares, ni esclaves, ni citoyens ; vous êtes tous
frères, vous êtes tous libres de la liberté que vous tenez du Christ.” (Gal 3,4)
Vous la proclamerez à la suite du grand Apôtre, au milieu de tant de peuples courbés sous le joug, la sainte
liberté qui vient de Jésus-Christ. Votre voix retentira comme un tonnerre, ou plutôt elle fera lever, dans ces
ténèbres sanglantes, 1’espérance et l’amour. Oui, je vous bénis, au nom de la foi dont vous allez étendre
l’empire ; au nom de la charité qui par vos mains doit guérir tant de blessures ; au nom de la liberté sainte qui
va prêcher, par vos lèvres, la fin de leurs maux aux victimes de tant d’horreurs ; au nom de lumière que vous
allez porter dans ces ténèbres ; et pour tout enfermer dans le nom qui résume et qui sanctifie toutes ces
grandes choses, je vous bénis au nom de Jésus-Christ, votre Maître et le mien ; car Jésus-Christ est la foi, la
charité, la liberté, la lumière, tous ces biens que les hommes cherchent avec tant d’ardeur et qu’ils ne
trouvent pas, parce qu’ils les cherchent en dehors de Lui !”

Pendant la campagne antiesclavagiste (1888-1891)
3. Conférence faite à Saint-Sulpice, le 1er juillet 1888
Le 21 mai 1888, Le Pape demande à Lavigerie de s’engager contre l’esclavagisme. Il abandonne tous ses
autres projets et lance sa campagne. Dès le 1er juillet, il est à Paris pour sa première intervention.
“Ubi non est servus et liber... sed omnia et in omnibus Christus.” (Col 3, 11)
Léon XIII, notre grand Pontife, empruntait récemment ces paroles à saint Paul, dans son Encyclique aux
évêques du Brésil.
C’est en vertu de cette doctrine de l’Apôtre qu’il condamnait l’esclavage, en montrant qu’il ne saurait exister
sans crime parmi les chrétiens. Puisque les hommes sont tous, au même titre, les images de Jésus-Christ, des
christs nouveaux et, par conséquent, des frères, c’est pour eux un sacrilège que de chercher à s’opprimer
mutuellement et à se priver de la liberté, “le don le plus précieux de la nature”. Jésus-Christ avait enseigné
déjà cette vérité, lors qu’il disait qu’au dernier jour nous serons récompensés, si nous sommes allés au
secours des captifs, parce qu’il tient pour fait à lui-même ce que nous faisons au moindre d’entre eux.
Aussi, parlant de l’esclavage tel qu’il existe dans notre continent africain, Léon XIII, dont la parole est
d’ordinaire si pleine de modération et de mansuétude, ne croit-il pouvoir le condamner avec trop d’énergie. Il
déclare solennellement qu’il est en opposition avec la loi divine et avec celle de la nature : “Contra quod est
a Deo et natura institutum”. II proclame infâme le commerce de l’homme et il n’en connaît pas de plus plein
de scélératesse : “Mercatura qua nec inonesta magis nec scelerata”. II fait appel contre lui à tous les
chrétiens, et avec quels accents d’autorité et de douleur ! Il ne se contente pas d’exhorter, il supplie, lui, le
Père de la grande famille chrétienne : “Hortantibus nobis et rogantibus”, qu’on l’arrête, qu’on le prohibe,
qu’on le supprime enfin, dans les régions où il domine : “Comprimant, prohibant, anéantissant”. C’est ainsi
que parlait à Rome, il y a quelques semaines, le successeur de tant de Pontifes qui n’ont cessé de réclamer,
pour les victimes d’une servitude doublement impie, la pitié, la miséricorde, la justice. Je l’en ai

publiquement remercié, au nom des évêques et des prêtres de notre Afrique, aux jours mêmes où son
Encyclique venait d’être publiée ; et Lui, lisant sûrement dans mon âme, a daigné me confier le soin de
prêcher cette croisade nouvelle. Certes, une telle charge, ajoutée à tant d’autres, avait de quoi effrayer ma
faiblesse ; mais comment ne pas l’accepter des mains du Vicaire de Jésus-Christ, et comment ne pas la
regarder comme l’honneur suprême d’une vie qui va finir !
Cette mission, je la commence dans cette église où a commencé, il y aura bientôt un demi-siècle, ma vie
sacerdotale, trouvant un heureux augure de ce que je la prêche ainsi, pour la première fois, au milieu de
fidèles dont je puis dire, comme l’Apôtre (Ro 1, 8), que leur piété est connue de tout l’univers. Ce que je me
propose, du reste, de faire aujourd’hui n’est pas un discours étudié ; il ne répondrait ni à mes sentiments ni à
votre attente. Les artifices d’éloquence, je l’ai dit souvent, ne conviennent pas à un vieux missionnaire.
Je vous dirai donc simplement, dans cette conférence ce qu’est, dans l’intérieur de l’Afrique, un esclavage
devenu, chaque jour, plus horrible, et comment on peut tenter d’y mettre fin.
Par son Encyclique In plurimis, Léon XIII vient d’ouvrir la troisième lutte solennelle que l’Église soutient
contre l’esclavage.
La première, elle l’entreprit, dès sa naissance, contre l’esclavage païen. Elle l’attaqua, d’abord, de front, par
ses doctrines, enseignant aux hommes à s’aimer, parce qu’ils sont frères, étant fils du même Dieu. Elle le
poursuivit par les exhortations de ses apôtres, de ses pontifes, de ses docteurs, qui prêchaient à tous la justice
et la pitié. Elle l’affaiblit, de siècle en siècle, par ses institutions et par ses exemples.
Le combat fut long, il est vrai, car il était dirigé contre toutes les corruptions du cœur humain, liguées pour
livrer, en proie à quelques-uns, des multitudes infortunées.
Humanum paucis vivit genus, disait atrocement le poète, comme le rappelle Léon XIII pour fixer d’un mot le
caractère d’une oppression presque universelle. Mais enfin, un jour vint où cette lèpre disparut du monde
devenu chrétien, et où la liberté que le Christ lui avait léguée, triompha.
Au quinzième siècle, après la découverte de l’Amérique, les mêmes passions qui avaient maintenu
l’esclavage antique en firent surgir un nouveau, alors que, pour suppléer à leur petit nombre, les colons
eurent recours à l’Afrique et établirent la traite des noirs. Durant plus de trois siècles, elle déshonora le
monde par ses cruautés. L’Église s’éleva contre elle par ses missionnaires, comme les Claver et les Las
Casas ; par ses Pontifes, comme les Pie II, les Léon X, les Benoît XIV, et, de nos temps, les Grégoire XVI et
les Pie IX. Tous les sophismes, même ceux de l’école, se liguèrent vainement en faveur des possesseurs
d’esclaves ; la conscience chrétienne finit par parler plus haut que leur cupidité. On vit, au commencement
de ce siècle, une généreuse pléiade d’écrivains et d’hommes d’État s’élancer à l’assaut de l’ennemi et lui
porter des coups sous lesquels il succomba. Les noms de ces nobles défenseurs de la dignité, de la liberté
humaine, vous les connaissez, mes très chers frères, ils sont l’honneur de la France, de l’Angleterre, des
États-Unis d’Amérique.
Frappé à mort, grâce à eux, par l’établissement des croisières européennes, l’esclavage disparut
successivement des colonies. Un grand empire tenait encore, le Brésil. Il était réservé à Léon XIII de le voir
se rendre à ses vœux, et au noble Prince que, par un juste retour, Dieu vient de rendre à la vie, d’en recevoir,
pour son nom, un honneur immortel.
Mais, mes très chers frères, pendant que l’esclavage américain tombait peu à peu, on pouvait entendre des
cris de désespoir, chaque jour plus nombreux, s’élever du centre de l’Afrique. Les explorateurs belges,
anglais, américains, en portaient les échos jusqu’à nous.
Sans doute, l’esclavage avait toujours existé dans ces régions, mais jamais dans les proportions où il se
révèle aujourd’hui, car il menace désormais d’anéantir tout un peuple.
C’est ce que le monde civilisé ne sait pas bien encore, ce que le Vicaire de Jésus-Christ veut qu’il connaisse,
et ce que je viens vous dire, en ma double qualité de Pasteur, de Père de tant d’infortunés.

Je ne connais, moi-même, à fond, ces choses que depuis quelques années. J’en avais passé déjà plus de dix
dans l’Afrique du Nord, sans recevoir d’autres révélations sur tant d’infamies que des bruits vagues de
l’intérieur. Il y a dix ans enfin, j’ai pu envoyer mes propres fils, les Missionnaires d’Alger, jusqu’au centre
des provinces équatoriales, encore presque inconnues. Ce sont les seuls Français qui aient pénétré et se soient
fixés jusqu’ici dans ces lointains parages. Il y a dix ans qu’ils y souffrent de tous les maux que traînent après
eux et un climat meurtrier, et des fatigues sans fin, et la privation de toutes choses ; mais leur plus dur
martyre est encore d’assister impuissants aux tortures des populations qu’ils allaient évangéliser et qu’ils
voient tristement périr. C’est par eux que j’ai su à quel sort lamentable les nègres des Grands Lacs,
poursuivis, traqués comme des animaux, étaient livrés par les marchands esclavagistes. J’aurais voulu, dès
les premiers jours, le faire savoir moi-même à tout l’univers, ne voyant, en dehors d’un de ces mouvements
de réprobation universelle qui forcent toutes les volontés, aucun moyen de sauver tant de victimes. J’ai hésité
néanmoins. Je me suis demandé si mes révélations, en excitant la haine de ceux dont j’allais dénoncer les
fureurs, ne voueraient pas mes fils à une mort plus prompte et plus sûre, et ne priveraient pas ainsi les noirs
de l’appui qu’ils pouvaient en attendre.
Mais les temps ont marché, les explorateurs se sont multipliés. Plusieurs ont écrit déjà ; leurs récits, s’ils
n’ont pu tout dire, parce qu’un homme qui ne fait que passer ne peut tout voir comme celui qui demeure, ont
assez déchiré les voiles pour qu’on puisse les arracher sans retour. D’ailleurs, l’Europe a tourné ses regards
vers l’Afrique, les Puissances se la sont d’avance partagée. Ce qui ne paraissait pas possible, il y a dix ans,
est possible aujourd’hui. On peut espérer, malgré leurs divisions, voir se former entre elles ce que
Montesquieu appelait déjà, au temps de l’esclavage colonial, une “ligue pour la miséricorde et pour la pitié”.
Ce n’est pas seulement mon vœu, c’est celui du Chef de l’Église ; et voilà pourquoi, après le temps de se
taire, alors qu’il n’y avait aucune espérance, vient aujourd’hui le temps de parler :
Sachez donc, mes très chers frères, que, depuis plus d’un demi-siècle, et pendant que nos regards étaient
fixés sur d’autres contrées, le mahométisme envahissait peu à peu, sans bruit, avec une persévérance qui ne
s’est pas lassée, la moitié de l’Afrique. Dans certaines régions, celles qui sont les plus voisines de nous, il
fondait des empires ; des autres, il faisait sa proie par l’esclavage. Dieu me garde d’abuser de la parole pour
accuser, sans y être contraint, les hommes et surtout les peuples. Je vis, d’ailleurs, au milieu des musulmans.
S’ils ne me regardent pas comme leur Père, je dois, en ma qualité de Pasteur, les regarder et les aimer comme
mes fils. Mais je ne puis m’empêcher de dire, aujourd’hui, que, parmi les erreurs si funestes à l’Afrique, la
plus triste est celle qui enseigne, avec l’Islam, que l’humanité forme deux races distinctes : l’une, celle des
croyants, destinée à commander, l’autre, celle des maudits, comme ils l’appellent, destinée à servir. Or, dans
cette dernière, les nègres tiennent, pour eux, le dernier rang, le rang même des animaux. C’est à leurs yeux,
comme le dit énergiquement Léon XIII, un bétail destiné au joug : Nata jugo jumenta !
Parvenus par leurs conquêtes jusqu’au centre d’un continent peuplé de noirs, les musulmans se sont donc mis
à l’œuvre que justifient leurs doctrines. De proche en proche, les bandes esclavagistes, créées par eux, ont
avancé dans l’intérieur, venant du Maroc, du pays des Touaregs, de la Tunisie sur Tombouctou et les
contrées qui entourent le Niger, de l’Égypte et de Zanzibar sur la région des Lacs, et enfin aujourd’hui
jusqu’au-delà du Haut-Congo et presque aux confins des possessions anglaises et des colonies du Cap.
Partout ils font la même chasse impie qui alimente leur commerce.
Tantôt les ravisseurs, se dissimulant le long des sentiers, dans les forêts, au milieu des moissons, enlèvent par
la violence les femmes, les enfants noirs, qui se présentent isolés. Les choses en sont à tel point, près des
Grands Lacs, je rapporte textuellement les paroles d’un de mes missionnaires, que maintenant “toute femme,
tout enfant qui s’éloigne à dix minutes de son village n’est plus certain d’y revenir” L’impunité est absolue.
Aucun chef noir des petites tribus indépendantes, entre lesquelles tout le pays est divisé, n’a de pouvoir pour
réprimer ces violences. Tandis que les troupes esclavagistes, composées d’Arabes et de métis, de nègres
mêmes du littoral, ne sortent qu’armés jusqu’aux dents, les populations sauvages des hauts plateaux de
l’Afrique n’ont pour armes que des pierres, des bâtons ou, tout au plus, des flèches ou des lances. Aussi sontelles incapables de lutter contre les brigands qui les envahissent et de se soustraire à leurs coups.

Mais ce n’est pas seulement aux individus isolés qu’ils s’attaquent : ils organisent leurs expéditions, comme
on organise une guerre, tantôt seuls, tantôt, par un raffinement de scélératesse, alliés à des tribus voisines
auxquelles ils offrent leur part du pillage et qui, le lendemain, deviennent leurs victimes, à leur tour. Ils
tombent ainsi, la nuit, sur les villages sans défense ; ils mettent le feu aux huttes de paille. Ils déchargent
leurs armes sur les premiers qu’ils rencontrent. La population commence à fuir, cherchant le salut dans les
bois, au milieu des lianes impénétrables, dans les lits desséchés des rivières, dans les hautes herbes des
vallées. On la poursuit, on tue tout ce dont on ne peut pas tirer parti sur les marchés de l’intérieur : les
vieillards, les hommes qui résistent ; on prend les femmes et les enfants. Mais j’ai décrit déjà ces horreurs. Je
me lasse de leur chercher des expressions nouvelles. Écoutez, mes très chers frères, ce triste tableau que j’ai
fait, ailleurs, des caravanes qui entraînent les esclaves :
Tout ce qui est pris est immédiatement entraîné, hommes, femmes et enfants, vers un marché de l’intérieur.
Alors commence pour eux une série d’ineffables misères. Les esclaves sont à pied ; aux hommes qui
paraissent les plus forts et dont on pourrait craindre la fuite, on attache les mains et quelquefois les pieds, de
telle sorte que la marche leur devient un supplice, et sur le cou on place des cangues à compartiments, qui en
relient plusieurs entre eux. C’est la description que nos Pères en font dans leurs lettres.
On marche toute la journée. Le soir, lorsqu’on s’arrête pour prendre du repos, on distribue aux prisonniers
quelques poignées de sorgho cru. C’est toute leur nourriture. Le lendemain, il faut repartir.
Mais, dès les premiers jours, les fatigues, la douleur, les privations en ont affaibli un grand nombre. Les
femmes, les vieillards s’arrêtent les premiers. Alors, afin de frapper d’épouvante ce malheureux troupeau
humain, ses conducteurs s’approchent de ceux qui paraissent plus épuisés, armés d’une barre de bois, pour
épargner la poudre ; ils en assènent un coup terrible sur la nuque des victimes infortunées qui poussent un cri
et tombent en se tordant dans les convulsions de la mort.
Le troupeau terrifié se remet aussitôt en marche. L’épouvante a donné des forces aux plus faibles. Chaque
fois que quelqu’un s’arrête, le même affreux spectacle recommence.
Le soir, en arrivant au lieu de la halte, après les premiers jours d’une telle vie, un spectacle non moins
horrible les attend. Ces marchands d’hommes ont acquis l’expérience de ce que peuvent supporter leurs
victimes. Un coup d’œil leur apprend quels sont ceux qui bientôt succomberont à la fatigue. Alors, pour
épargner d’autant la maigre nourriture qu’ils distribuent, ils passent derrière ces malheureux, et d’un coup les
abattent. Leurs cadavres restent où ils sont tombés, lorsqu’on ne les suspend pas aux branches des arbres
voisins, et c’est près d’eux que leurs compagnons sont obligés de manger et de dormir.
Mais quel sommeil ! On peut le deviner sans peine. Parmi les jeunes nègres arrachés par nous à cet enfer et
rendus à la liberté, il y en a qui se réveillent, chaque nuit, pendant longtemps encore, en poussant des cris
affreux. Ils revoient, dans des cauchemars sanglants, les scènes abominables dont ils ont été les témoins.
C’est ainsi que l’on marche, quelquefois pendant des mois entiers, quand l’expédition a été lointaine. La
caravane diminue, chaque jour. Si, poussés par les maux extrêmes qu’ils endurent, quelques-uns tentent de se
révolter ou de fuir, leurs maîtres féroces les frappent du glaive et les abandonnent ainsi, le long du chemin,
attachés l’un à l’autre par leurs cangues. Aussi a-t-on pu dire, avec vérité, que, si on perdait la route qui
conduit de l’Afrique équatoriale aux villes où se vendent les esclaves, on pourrait la retrouver aisément par
les ossements des nègres dont elle est bordée.
Enfin, on arrive sur le marché où on conduit ce qui reste de ces pauvres noirs après un tel voyage. Souvent
c’est la moitié, le tiers, quelquefois moins encore, de ce qui a été capturé au départ.
Là commencent des scènes d’une autre nature, mais non moins odieuses. Les nègres captifs sont exposés en
vente comme un bétail ; on inspecte tour à tour leurs pieds, leurs mains, leurs dents, tous les membres de leur
corps, pour s’assurer des services que l’on en peut attendre. On discute leur prix devant eux, comme celui
d’une bête de somme, et, quand le prix est réglé, ils appartiennent corps et âme à celui qui le paye. Rien n’est

plus respecté : ni les liens du sang, car on sépare sans pitié le père, la mère, les enfants, malgré leurs cris et
leurs larmes ; ni la pudeur même, car ils doivent se soumettre aux plus honteuses exigences. Enfin, leur vie
est à la discrétion de ceux qui les possèdent. Nul n’est tenu, dans l’Afrique centrale, de rendre compte ni des
supplices, ni de la mort de ses esclaves.
Pour tout résumer, Livingstone, l’intrépide et grand Livingstone, qui avait été, lui aussi, pendant de longues
années, le témoin de ces entreprises inhumaines, a écrit ces lignes que je vous prie de méditer :
“Quand j’ai rendu compte de la traite de l’homme dans l’est de l’Afrique, je me suis tenu très loin de la
vérité, ce qui était nécessaire pour ne pas être taxé d’exagération ; mais, à parler en toute franchise, le sujet
ne permet pas qu’on exagère : amplifier les maux de l’affreux commerce est tout simplement impossible. Le
spectacle que j’ai eu sous les yeux, incidents communs de ce trafic, est d’une telle horreur que je m’efforce
sans cesse de le chasser de ma mémoire, et sans y arriver. Les souvenirs les plus pénibles s’effacent avec le
temps ; mais les scènes atroces que j’ai vues, se représentent et, la nuit, me font bondir, horrifié par la
vivacité du tableau.”
Mais ce n’est ici que l’aspect général de ces lugubres scènes, nos Pères ont été les témoins de détails plus
horribles encore. Ils ont vu les bourreaux, écumant de rage de ce que leur proie allait leur échapper, tirer le
sabre dont ils sont armés et dont ils tranchent les têtes d’un seul coup, et couper à leur victime un bras
d’abord, un pied ensuite, et, saisissant ces débris, les lancer sur la lisière de quelque jungle voisine, en criant
à la troupe terrifiée : “Voilà pour attirer le léopard qui viendra t’apprendre à marcher.”
D’autres fois (et je le dis pour ceux qui nient la possibilité de relever, un jour, cette race opprimée), devant la
perspective de tant de hontes et de souffrances, la vigueur sauvage s’est élevée jusqu’au sublime. Des
femmes ainsi prises dans un jour de chasse, arrachées à leurs enfants, à leurs époux, pour n’être plus que des
victimes de la débauche, ont saisi une lance empoisonnée et se la sont plongée elles-mêmes dans le sein.
Voilà, je le répète, ce qui a lieu, en ce moment, dans l’intérieur de l’Afrique équatoriale, sur cinquante points
à la fois ; voilà comment les musulmans esclavagistes, foulant aux pieds les lois humaines, les lois divines,
les lois de la nature, non seulement créent ces ineffables misères, mais préparent, à bref délai, la destruction
des hommes, des familles, des villages, des provinces de l’Afrique intérieure, pour en faire un immense
désert.
Je n’exagère rien, et je ne puis que répéter, d’ailleurs, avec Livingstone, qu’on ne peut exagérer, lorsqu’il
s’agit de l’esclavage africain ; je répète ce que voient, ce que m’écrivent mes fils, ce qu’ont déjà raconté, en
partie, les explorateurs les plus dignes de foi, anglais et américains, protestants et catholiques. Jamais, et
c’est ainsi que je résume ma pensée, jamais le monde n’a été, nulle part, le témoin d’autant d’excès
sacrilèges. On s’est élevé avec indignation, et à bon droit, contre la traite coloniale. Mais la traite coloniale
avec ses négriers n’approchait pas de la chasse à l’homme, telle que celle-ci se pratique, plus cruelle, chaque
jour, depuis vingt années, dans l’intérieur de l’Afrique.
Elle n’en approchait ni pour le nombre des victimes, ni pour la basse cruauté des bourreaux, ni pour
l’étendue des désastres.
La traite coloniale ne s’exerça guère, en effet, que sur les adultes et plus particulièrement sur les hommes. Ce
que demandaient les colons d’Amérique, c’était la plus grande somme de travail pour leurs cultures. Or, ce
qu’il fallait pour cela, c’étaient des hommes faits. Les enfants étaient presque une charge, jusqu’au jour où ils
pouvaient travailler, à leur tour. En Afrique, pour la traite de terre, telle que les musulmans esclavagistes
l’ont instituée, les conditions sont changées. Lorsqu’ils étaient transportés sur les côtes américaines, les
nègres adultes ne pouvaient plus fuir. L’Océan les gardait. Sur terre, au contraire, et voué à ces souffrances,
le nègre adulte n’a qu’une pensée : s’enfuir, dans l’espérance de retrouver l’emplacement de son village, ou
de garder du moins sa liberté dans quelque tribu ignorée. De plus, sur les hauts plateaux de l’Afrique, la
terre, le soleil, les pluies, toutes les conditions de la culture sont si favorables, que le travail de l’homme est
presque inutile ; celui de la femme suffit. Donc enlever les hommes, les traîner à grand-peine, les nourrir
jusqu’aux marchés à esclaves, est une spéculation peu productive. C’est la femme et l’enfant qui, sur les

marchés de l’intérieur, ont remplacé l’homme dans la vente. Faibles, timides, ils reculent devant les
incertitudes et les dangers d’une fuite.
On les achète donc sans crainte, les femmes pour des débauches sans limites, les enfants pour les coups.
Depuis que ce commerce est entre les mains des musulmans polygames, la luxure bestiale des chefs s’est
étendue elle-même comme sans frein. On en a vu de puissants, comme Mteça et aujourd’hui Mouanga, roi de
l’Ouganda, avoir, à la fois, jusqu’à douze cents femmes. Les plus pauvres en ont tous plusieurs. Dans le
centre africain, le prix des esclaves n’est pas de nature à décourager ces passions. On cède, aujourd’hui, en
certains lieux, plusieurs femmes pour une chèvre, un enfant pour un paquet de sel. Cela n’a rien qui puisse
étonner. La chèvre, on doit l’élever ; le sel, il faut le tirer des salines, le porter au loin ; la femme et les
enfants, il suffit de les prendre et de les enchaîner. Les choses en sont venues à un point dont il n’est question
dans aucune histoire : l’homme, dans l’intérieur de l’Afrique, est souvent la monnaie qui remplace, pour les
plus menus achats, toutes les autres, même les coquillages des lacs et de la mer.
Ô mépris sacrilège ! Ô corruption engendrée par la cupidité ! Peut-on y penser sans frémir, sans maudire
ceux qui traitent ainsi la nature humaine et la font descendre au-dessous des brutes condamnées au joug :
“Nata jugo jumenta !”, faut-il répéter avec Léon XIII, pour en revenir à tout exprimer.
Mais ce n’est pas la seule raison qui rend l’esclavage de terre pire que ne l’était l’esclavage colonial. Pour
porter les esclaves dans le Nouveau Monde, le voyage était difficile et de longue durée ; la navigation à
voiles existait seule. La vente de l’homme dans les colonies était donc forcément limitée. Aujourd’hui, la
chasse, la vente sont perpétuelles et à la portée de tous. Il suffit, pour l’alimenter, d’un métis avec sa troupe
esclavagiste, de pauvres noirs désarmés pour proie, et de tribus pour acheter le gibier humain. Aussi, pendant
que nous ignorions ces choses en Europe, les marchés à esclaves se multipliaient partout dans l’intérieur. Ils
ne sont plus, il est vrai, nulle part sur les rivages, depuis qu’il n’y a plus d’acheteurs pour les pays d’outremer ; mais on les trouve partout dans l’intérieur des terres, dans les villes lointaines du Maroc, dans les oasis
du Sahara, à Tombouctou, au sud du Niger et jusqu’au Zambèze, et plus encore sur les plateaux des Grands
Lacs, où la population inoffensive, comme autrefois celle des Indiens du Pérou, encourage l’audace des
négriers et leurs appétits féroces par sa densité même et la fécondité de son sol.
Là se poursuit, surtout, l’œuvre infernale ; là nos missionnaires la constatent, chaque jour, dans les journaux
de leurs Missions.
Le dernier courrier de Zanzibar vient de me porter, dans les journaux de nos Pères, le récit d’une de ces
scènes de barbarie. Autrefois, je ne l’aurais pas publié : aujourd’hui que l’œuvre de justice commence, je
vais le donner sans retard aux feuilles publiques. Vous le pourrez donc lire, et vous y verrez comment ces
démons ne respectent rien, ni l’âge, ni le sexe, ni la faiblesse ; comment ils étendent les femmes mortes à
leurs pieds, lorsqu’elles résistent ; comment nos missionnaires sont obligés de souffrir ainsi les angoisses de
mille morts, non pour eux-mêmes (ils ont fait, d’ailleurs, le sacrifice de leur vie), mais parce que, témoins du
malheur des noirs, ils restent impuissants à les secourir, ne voulant pas les exposer à quelque nouveau
massacre par une résistance inégale ; ne pouvant davantage payer la rançon de tous, et ayant le cœur
doublement déchiré par la joie de ceux qu’ils délivrent, et par le désespoir de ceux qui partent enchaînés.
Tout ceci, mes frères, je le dis une dernière fois, c’est l’esclavage africain, tel qu’il existe en cette année
1888, au dix-neuvième siècle après Jésus-Christ. Vive Dieu ! Si vos sentiments répondent aux miens, il ne
dépendra pas de nous, j’en ai la confiance, qu’il continue ainsi à nous déshonorer en paix !
Mais il faut en finir avec ces détails, si émouvants qu’ils soient, car j’abuse du temps qui m’est accordé.
Venons aux chiffres précis qui doivent être la condamnation sans appel. Savez-vous, chrétiens, combien la
traite musulmane vend d’esclaves, depuis dix ans, dans l’intérieur de l’Afrique ? Je ne vous donne pas
seulement le chiffre de mes missionnaires, il est de quatre cent mille par année ; je vous donne celui de
Cameron, qui est, au minimum, dit-il, de cinq cent mille !
Vous entendez, cinq cent mille esclaves vendus, chaque année, sur les marchés de l’intérieur africain, dans
les conditions que je viens de dire.

Mais je ne parle que d’esclaves vendus, et, pour tout dire, on doit ajouter, selon les explorateurs et selon nos
Pères, à chaque esclave mis en vente, les victimes massacrées dans la chasse humaine, ou mortes de
souffrances et de faim dans les caravanes qui se rendent sur les marchés. Les uns disent quatre, les autres
cinq, d’autres enfin jusqu’à dix morts pour un seul esclave.
Cameron, confirmant cette estimation, rapporte que, pour se procurer cinquante femmes qu’il devait vendre,
un de ces tigres a détruit, près de lui, dix villages inoffensifs qui comptaient, chacun, jusqu’à deux cents
âmes, et massacré tous leurs habitants. Si, dans les autres régions où la chasse à l’homme s’exerce, la
proportion était la même, cela ferait deux millions de Noirs « mis à mort ou vendus, chaque année » et en
cinquante ans la dépopulation complète de 1’Afrique intérieure : Je ne m’étonne pas de cette conséquence,
en lisant ce que m’écrivent mes fils, qu’il n’y a pas un seul jour où il ne passe sur le lac Tanganika une
caravane d’esclaves. Aussi, lorsqu’ils arrivèrent, il y a dix ans, aux confins du Manyéma, la province la plus
populeuse de leur voisinage, elle était entièrement couverte de villages et de cultures ; et, aujourd’hui, les
esclavagistes de Tipo Tip ont fait de la plus grande partie de cette région, grande comme le tiers de la France,
un désert stérile où l’on ne trouve plus, comme dernières traces des anciens habitants, que les ossements des
morts.
J’ai rempli ma tâche, mes très chers frères
J’ai rempli ma tâche, mes très chers frères. Elle consistait à vous faire connaître, autant qu’on le peut en une
heure, une situation que vous ne pouviez soupçonner, dans sa brutale horreur. Il me suffirait de vous laisser
méditer maintenant sur ce que je viens de vous apprendre. Je connais assez la France, le monde chrétien,
pour être certain qu’en présence de tant d’infortunes et d’iniquités, il se fera un mouvement immense
d’indignation et de pitié, et que la conscience humaine saura faire accepter et remplir ici, par tous, quoi qu’il
en coûte, les grands devoirs de la solidarité humaine.
Assez de souffrances ! Assez de sang ! Assez d’opprobres ! Assez d’insultes à la civilisation, à tous les
principes dont vit le monde chrétien et qu’il ne peut laisser fouler plus longtemps aux pieds ! C’est le cri qui
s’élèvera de toutes les poitrines. C’est aussi ce que vous a demandé, ce que vous demande, en ce moment, de
nouveau, par ma voix, le Vicaire du Dieu de paix.
Mais quels sont, mes très chers frères, les moyens pratiques de combattre l’esclavage africain ?
Le premier, mais il restera insuffisant, parce qu’il ne peut sauver à lui seul tant de millions de créatures
humaines, c’est la charité. Il renferme d’ailleurs un péril. Tenter de racheter tous les esclaves et en annoncer
l’intention, ce serait allumer des cupidités nouvelles chez les exploiteurs et les porter à multiplier leurs
captures. Mais, si l’on ne peut ni ne doit aller jusque-là, et si Léon XIII nous signale, comme nous le verrons,
un remède plus efficace, qui pourrait dire qu’un missionnaire, trouvant sur son chemin quelqu’une de ces
malheureuses créatures, ne doive pas, comme le Samaritain de l’Évangile, chercher à soulager ses
souffrances et, s’il le peut, à la soustraire à son triste sort, en payant sa rançon ? Vous verrez ce qu’en disent
mes fils, dans la lettre dont j’ai parlé. Vous partagerez, à coup sûr, leurs sentiments et leurs regrets. Écoutez
les accents déchirants de leur impuissance à délivrer les esclaves qu’ils avaient sous les yeux, au jour où ils
écrivaient :
“Le chef arabe promet de partir demain matin, de bonne heure, et nous laisse racheter, parmi les victimes de
la chasse de cet après-midi, les femmes et les enfants dont nous pouvons payer la rançon. Tout ce que nous
avons y passe. Jugez de la joie des élus qui peuvent rentrer dans leurs foyers, mais aussi du désespoir des
pauvres malheureux qui ne peuvent participer à la délivrance et qui sont emmenés de force, enchaînés à leurs
cangues, au milieu de leurs cris de désespoir ! Oh ! Que n’avions-nous, du moins, de quoi les délivrer tous
!”.
C’est là, mes très chers frères, que votre concours pourrait être utile, et, cependant, je ne le sollicite pas, en
ce moment. Les années précédentes, prêchant en France pour mes œuvres d’apostolat, je recueillais
directement les aumônes des chrétiens. Je ne vous tendrai pas, cette année, la main dans vos églises. Je n’ose
plus rien demander à ceux d’entre vous qui ne sont pas favorisés des dons de la fortune, alors que, par suite

des difficultés des temps, toutes les œuvres ordinaires sollicitent leur concours. Mais vous, qui avez reçu ces
dons, consultez vos ressources, et, si ces dernières vous le permettent, écoutez la voix intérieure qui, après
que vous m’aurez entendu, vous parlera dans le secret. Elle est plus puissante que la mienne, c’est la voix de
Celui qui enseigne que “tout ce que vous ferez en son nom pour ces pauvres captifs, c’est pour Lui que vous
l’aurez fait”, de Celui en souvenir duquel nous chantons, chaque année, que, “pour racheter l’esclave, Dieu a
livré son propre fils”. Quand vous voudrez accomplir cette œuvre de miséricorde, dans les proportions
qu’elle réclame, nos missionnaires sont prêts à vous servir d’intermédiaires. Ceux d’entre vous qui savent
l’histoire du passé, se rappelleront aussi que, dans les siècles de foi, les chrétiens pratiquaient, “pour la
rédemption de leurs âmes”, comme ils le disaient d’une manière touchante, “la rédemption des captifs”, dans
les actes de leurs dernières volontés. Ils savaient que le plus sûr moyen d’obtenir pitié du Rédempteur, était
d’avoir soi-même participé à l’œuvre de la rédemption.
Mais, je le répète, mes très chers frères, la charité, si grande qu’elle soit, ne pourra suffire à sauver l’Afrique.
Il y faut un remède plus prompt, plus efficace et plus décisif. Notre Saint-Père le Pape, après avoir fait appel
à la charité, fait donc appel à la force, mais à une force pacifique, qui s’emploierait non pour l’attaque, mais
pour la défense. Il s’adresse pour cela aux États chrétiens. Ils y peuvent beaucoup, en effet, en intervenant,
par leur puissance morale, auprès des princes musulmans, de qui tous ces esclavagistes africains dépendent,
et en les rendant responsables de la continuation de leurs infamies.
Nos missionnaires font écho à ce vœu, et ils déclarent que, seule, la force armée peut arrêter les esclavagistes
: “Hélas ! nous écrivent-ils, quand donc un pouvoir européen quelconque voudra-t-il détruire cette maudite
traite des esclaves et tous les maux qui en sont le triste cortège ! Il suffirait d’un détachement de soldats
européens bien armés et acclimatés, pour disperser, en quinze jours de temps, toute cette troupe (un ramassis
de deux à trois cents brigands) qui fait la terreur de tous les pays, depuis Tabora par Oujiji jusqu’au
Manyéma, et sur tout le Tanganika jusqu’à l’Albert-Nyanza.”
J’ai la même pensée. Si les calculs de mes fils sont exacts, leur plan est promptement réalisable. Je crois que
cinq ou six cents soldats européens, bien dirigés et organisés, suffiraient pour supprimer la chasse et la vente
de l’esclave dans les pays qui s’étendent sur les hauts plateaux du continent africain, depuis l’Albert-Nyanza
jusqu’au sud du Tanganika.
Déjà, une première expérience est faite à cet égard. Il s’est présenté à nous un brave, un héros chrétien,
ancien officier des zouaves pontificaux et de la campagne de France, qui a voulu, à un âge qui n’est plus la
jeunesse, consacrer sa vie à défendre les nègres d’Afrique contre l’esclavage. Il est, depuis plusieurs années,
près d’une de nos missions, à Mpala, sur le Tanganika. Il y est seul, vivant de privations et de sacrifices. Il
s’est fait le protecteur des villages qui l’entourent. Il a, avec les armes que nous lui avons fournies, formé
autour de lui, parmi nos néophytes, une milice de deux cents nègres. Ce ne sont pas, sans doute, des troupes
d’Europe, mais, du moins, ils ne sont pas désarmés et ils tiennent en respect, dans un certain rayon, les métis
esclavagistes avec leurs Rouga-Rouga.
Ce qu’il faudrait donc, c’est que les États européens entre lesquels le Congrès de Berlin a divisé, selon son
expression, les zones d’influence dans les régions de l’intérieur, puissent entretenir, chacun dans leur
territoire futur, une force suffisante, partout où règne la chasse impie. Mais si ces États ne le peuvent pas,
comme je le crains, à cause de difficultés d’organisation et de finances, peut-être encore insurmontables,
pourquoi ne pas laisser revivre, dans ces pays barbares, quelqu’une des associations militaires et religieuses
qui, au temps où les populations de l’Espagne, de l’est de l’Europe, des bords de la Méditerranée étaient,
elles aussi, vouées aux invasions et à l’esclavage des Turcs, s’étaient formées pour la défense ? Ils portaient
les noms, restés illustres par le courage et par les services rendus, de chevaliers de Malte, de Saint-Lazare,
d’Alcantara, de l’Ordre Teutonique, et, sous l’autorité de l’Église, avec la protection des princes,
recherchaient non pas la conquête et le sang dont l’Église ne peut vouloir, mais la défense des faibles, la
répression des violences, et suppléaient à ce que l’autorité des États réguliers ne pouvait faire alors.
Pourquoi, jeunes gens chrétiens des divers pays de l’Europe, ne ressusciteriez-vous pas, dans les contrées
barbares de l’intérieur de l’Afrique, pour longtemps encore inaccessibles au monde civilisé, ces nobles

entreprises de nos pères ? Pourquoi, avec les bénédictions de l’Église et de ses pasteurs, ne verrions-nous pas
se reproduire par vous ces dévouements qui firent l’honneur du passé ?
II y faudrait sans doute, une organisation différente et en rapport avec les temps actuels. Les quartiers de
noblesse, exigés, à la fin, dans les Ordres antiques, y seraient suppléés par le courage, l’abnégation, la
volonté de souffrir et de mourir pour ses frères. Nous aurions ainsi, à côté des descendants de nos nobles
familles, des prêtres intrépides, pour servir d’infirmiers et de chapelains, des ouvriers chrétiens sortis de
l’atelier, de la charrue pour prendre l’épée et verser leur sang pour la liberté et le salut de leurs frères, à
l’honneur du nom chrétien et de leurs patries respectives. Au milieu des bassesses morales qui envahissent et
déshonorent tout, n’est-ce rien que de trouver l’occasion heureuse d’employer glorieusement sa vie, de
laisser, en mourant, la mémoire d’un dévouement héroïque, et de porter auprès de Dieu le mérite d’une telle
mort ?
Tout ne serait pas fait, il est vrai, avec le dévouement de ces chevaliers africains. Il faudrait encore pourvoir
aux nécessités matérielles que demandent, au moins pendant les premiers temps, et jusqu’à ce que l’on ait pu
se créer des ressources qu’il sera facile, plus tard, de trouver, dans ces espaces immenses qui n’ont point de
maîtres, la formation et l’entretien d’une milice religieuse. Mais là, j’oserais compter encore sur une
générosité qui ne manque jamais aux entreprises vraiment grandes et saintes, et je ne doute pas que, si des
jeunes hommes se présentent en assez grand nombre, pour aller sacrifier leur jeunesse, leur vie, dans
l’intérieur de l’Afrique, au salut de l’humanité, il ne se trouve des chrétiens, en nombre égal, pour leur faire
une part dans leur fortune et attacher, eux aussi, leurs noms à une telle œuvre.
Mais je reviendrai un autre jour sur ce sujet, mes très chers frères. Pour aujourd’hui, le temps me contraint de
finir. Permettez-moi seulement, avant de descendre de cette chaire, de vous adresser à tous une demande. Ce
qui importe pour le triomphe d’une telle cause, c’est de la rendre populaire. Aidez-moi donc à la faire
connaître, vous qui m’avez entendu. Répétez les détails que je vous ai donnés. Si vous avez une voix
puissante, si vous disposez de quelqu’un de ces organes qui font et dirigent l’opinion, c’est à vous que j’ose
adresser plus spécialement ma prière. Journalistes, quel est celui de vous qui n’a pas, dans un ministère aussi
délicat et aussi important que le vôtre, commis quelques fautes qu’il ait besoin d’effacer ? À quelque opinion
que vous apparteniez, car ici je m’adresse à tous, sans distinction, à la seule condition qu’ils aient l’amour de
l’humanité, de la liberté, de la justice, la miséricorde dont vous userez, en soutenant les pauvres noirs, vous
obtiendra, un jour, à vous-mêmes, auprès de la Justice infinie, miséricorde et pardon !
Il est raconté, dans les Actes des Apôtres, que, pendant que saint Paul prêchait dans l’Asie Mineure, il vit en
songe un homme de la Macédoine, qui, debout, de l’autre côté du rivage, dans l’attitude d’un suppliant, lui
adressait cette prière : “Transiens... adjuva nos : Passe la mer et viens nous secourir !” C’est la prière que
vous adressent aujourd’hui, par ma voix, les esclaves de l’Afrique ! Chrétiens d’Europe, passez la mer qui
nous sépare, et venez à notre secours ! Saint Paul se rendit à la prière qui lui était adressée. Il délivra, dans la
Macédoine, les âmes captives sous le joug du mal. Passez aussi vers le pays des noirs, passez-y, les uns par
vos bienfaits, les autres par la force de vos bras, et délivrez enfin ces peuples, assis aux ombres de la mort, et
à celles plus tristes encore de l’esclavage.
Ainsi soit-il !
4. Discours au Prince’s Hall, Londres, le 31 juillet 1888
Invité par la société antiesclavagiste britannique, il se rend à Londres. Après un pèlerinage sur la tombe de
Livingstone, il prend la parole au Prince’s Hall. Il est remarquable de constater comment Lavigerie ne se
contente pas de répéter son discours de Paris et comment il s’adapte parfaitement à son auditoire sachant
susciter sa sympathie.
My Lord, (Lord Granville)
Permettez-moi de vous remercier, tout d’abord, de l’extrême bienveillance de vos paroles. Ce sera l’un des
plus précieux souvenirs de ma vie que celui d’avoir été présenté à cette assemblée par un homme dont le

nom est l’honneur de l’Angleterre, devant son propre pays et devant tous les gouvernements du monde
civilisé. (Applaudissements)
Veuillez aussi me permettre de remercier mon éminent collègue, le cardinal Manning, de l’appui que me
donnent aujourd’hui sa présence et son nom que rendent si vénérable les souvenirs d’une noble vie,
consacrée tout entière au service de son pays et à celui de l’Église dont il est le Pasteur. (Applaudissements)
Mesdames, Messieurs,
Ce n’est pas un homme politique qui se présente à vous, aujourd’hui. Je ne me suis jamais préoccupé et je ne
me préoccupe, en ce moment, d’autres intérêts que de ceux des âmes, de l’humanité et de la religion.
Ce n’est pas non plus un orateur. Absorbé, depuis près d’un quart de siècle, par les œuvres de mon ministère
dans un continent à demi sauvage, j’y ai presque oublié ma langue maternelle. J’ai aujourd’hui le double
regret de ne point y avoir appris la vôtre et de ne pouvoir vous communiquer les sentiments qui m’animent
que par l’accent de ma voix et, comme on vient de vous le dire avec tant de grâce, par les liens d’affection
qui m’attachent à ceux de vos frères qui viennent, chaque année, en grand nombre, prendre place au soleil de
notre Algérie. (Applaudissements)
Je ne suis donc qu’un vieux Pasteur, à demi brisé par les fatigues et par les années, qui veut plaider devant
vous la cause d’une portion de son troupeau, vouée à d’affreux supplices et menacée d’une complète
destruction.
Je vais vous parler des horreurs de l’esclavage africain
J’ai déjà deux fois pris solennellement la parole pour les flétrir : la première fois, à Rome, aux pieds du
Souverain Pontife, le grand Léon XIII, mon père comme celui de tous les chrétiens ; la seconde, en France,
ma terre natale. Mais, ce double devoir de respect filial et de patriotisme accompli, c’est vers vous que je
viens, chrétiens de l’Angleterre. Malgré ce qui nous sépare, je suis certain, d’avance, que nos sentiments
seront les mêmes dans une cause qui est celle de l’humanité, de la justice et de la liberté. (Applaudissements
prolongés.)
Je viens donc à vous, parce que, les premiers, vous avez, dans ces sentiments, déclaré la guerre à l’esclavage
des Indes Occidentales. Il opprimait, depuis trois siècles, des millions de créatures humaines, cruellement
enlevées à l’Afrique. Il était soutenu par tous les sophismes de la cupidité, et semblait dès lors invincible.
C’est vous, ce sont vos pères, qui, sans vous laisser effrayer par aucun obstacle, avez entrepris de l’anéantir.
Le monde connaît les noms des écrivains qui menèrent cette noble croisade et des hommes d’État qui les
secondèrent, les noms des Wilberforce, des Clarkson, des Buxton. (Applaudissements). Et je ne puis oublier,
en prononçant ce dernier nom, qu’il est celui du fondateur de votre Société, de cette Ligue contre
l’esclavage, sous les auspices de laquelle nous sommes réunis, en ce moment. Durant plus d’un demi-siècle,
elle a noblement combattu pour cette sainte cause. Elle vient de constater son triomphe, en voyant Cuba
d’abord, le Brésil ensuite se rendre aux idées et aux sentiments que, de concert avec les écrivains de la
France et des États-Unis d’Amérique, elle a vulgarisés partout. Or, selon le proverbe qui nous est commun,
noblesse oblige, et, dès lors, l’Angleterre, qui a tout fait pour détruire l’esclavage colonial, ne peut se
désintéresser de l’esclavage africain, cent fois plus horrible.
C’est elle, du reste, qui, par les récits de ses explorateurs, a, la première, soulevé cette question nouvelle. Les
premiers, ils ont fait connaître à l’Europe les atrocités qui se passaient, à son insu, au cœur de notre
continent.
Après avoir aboli l’esclavage en Amérique, après avoir établi dans la mer Rouge et dans l’océan Indien les
croisières qui devaient empêcher le transport des esclaves en Asie, le zèle des nations chrétiennes s’était
refroidi. L’indignation généreuse, qui avait forcé la main aux Princes comme à l’opposition forcenée des
traitants, était tombée. On ne semblait plus se souvenir que l’esclavage existât encore sur la terre. On oubliait
même l’esclavage musulman qui, dans les pays plus voisins de nous, durait encore sous une forme qui

semblait moins cruelle, lorsque, tout d’un coup, il y a quinze années, on a su, par vos voyageurs, qu’il
régnait, avec des fureurs sans nom, dans le centre, à peu près inconnu jusque-là, de notre Afrique. Ils l’ont
dit, et ils ont demandé au monde chrétien d’intervenir en faveur de créatures infortunées qui, sans doute,
n’ont pas la même foi que nous, mais qui sont, comme nous, les créatures de Dieu.
À la tête de ceux qui déclaraient cette guerre nouvelle était l’intrépide, le noble Livingstone. (Vifs
applaudissements.)
J’ai voulu, en ma qualité de vieil Africain, visiter la tombe du grand explorateur, sous les voûtes de
Westminster. Vous l’avez enseveli au milieu de vos plus grands hommes. Vous avez eu raison, car
Livingstone, par son courage, par sa haute intelligence, par l’abnégation de sa vie, est la gloire de ce siècle et
de votre pays. (Applaudissements prolongés.) Mais, si vous êtes les héritiers de sa gloire, vous devez être les
exécuteurs de ses derniers vœux. (Applaudissements.) Aussi est-ce avec une émotion qui a fait monter les
larmes jusqu’à mes yeux, que j’ai lu les dernières paroles que sa main a tracées et que l’Angleterre a fait
officiellement graver sur sa tombe, par l’ordre de ses gouvernants : “Je ne puis rien faire de plus”, a-t-il écrit
dans l’abandon où il allait mourir, “que de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes du ciel
descendent sur tous ceux, quels qu’ils soient, Anglais, Américains ou Turcs, qui contribueront à faire
disparaître de ce monde la plaie affreuse de l’esclavage”. (Applaudissements.)
Je vous remercie de ces applaudissements. Ils sont pour moi l’augure du succès de nos communs efforts.
(Nouveaux applaudissements.)
Enfin, je suis ici non pas seulement pour solliciter votre pitié et vous rappeler les obligations qu’un tel passé
vous impose, j’y suis pour faire un appel à votre justice ; car l’Angleterre, par les empires nouveaux qu’elle
vient de fonder ou de conquérir en Afrique, a contracté, vis-à-vis d’elle, des obligations sacrées.
Telles sont les raisons de ma confiance. Mais, avant d’entrer dans le cœur même de mon sujet, j’ai à rectifier
l’une des paroles que je vous ai dites en commençant. J’ai dit que je venais plaider la cause des pauvres
noirs. Cette expression ne répond pas exactement à ma pensée et je la retire, pour une double raison :
La première, parce que la cause des esclaves n’a pas besoin d’être plaidée devant des chrétiens anglais, elle
est déjà gagnée dans leurs cœurs. (Applaudissements répétés.)
La seconde, parce que cette cause se trouve plaidée, avec une éloquence que rien ne peut atteindre, par les
faits eux-mêmes et par les récits qu’en font vos explorateurs.
Ce ne sont pas des avocats qu’il faut à l’Afrique, ce sont simplement des témoins
Ce ne sont pas des avocats qu’il faut à l’Afrique, ce sont simplement des témoins, et c’est comme un témoin
nouveau que je parais devant vous. Je ne me propose donc pas de revenir sur rien de ce que vous connaissez
par vos écrivains ou par ceux de l’Allemagne. Je n’ai l’intention ni de résumer leurs récits ni de revenir sur
les sentiments qu’ils inspirent. Mais, devant de telles horreurs, on peut douter quelquefois de leur exactitude,
et Livingstone a lui-même exprimé la crainte qu’on ne le taxât d’exagération. Or, le doute dans une telle
cause, c’est sa perte, parce que le doute amène l’hésitation, et l’hésitation, en ce moment, c’est la fin de
l’Afrique intérieure. Si nous laissons s’achever le massacre de ses habitants, il ne sera plus temps de rien
faire. Ce qu’il faut, c’est porter la conviction dans les esprits, et, pour rendre cette conviction inébranlable,
produire des témoins nouveaux d’accord avec les premiers.
Je viens donc vous porter mon témoignage pour la portion de l’Afrique dont l’évangélisation m’est confiée.
Mais ce témoignage n’est pas seulement le mien. J’ai, dans les régions dont je vais vous parler, toute une
légion de témoins oculaires. Ce sont mes fils, les missionnaires d’Alger, ou, comme les a nommés, en
Afrique, la langue populaire, “les Pères Blancs de l’Algérie.” (Applaudissements.)
Lorsque je suis arrivé dans ce pays, il y a maintenant plus de vingt années, j’ai vu qu’à moins de vouloir
borner mon ministère aux pays musulmans, jusqu’ici à peu près inaccessibles à l’Évangile, il fallait pénétrer

dans l’intérieur auprès des populations païennes, et que, quelles que fussent mes forces, je succomberais
bientôt, si j’étais seul, à une telle entreprise. J’ai réuni autour de moi quelques jeunes hommes qu’animait le
feu le plus pur de l’apostolat. Ils se sont liés par des serments qui les obligeaient à vivre de la vie des
indigènes et à souffrir pour eux jusqu’à la mort. Ils n’étaient que trois, en commençant ; mais c’est la gloire
de la nature humaine que l’héroïsme est, pour elle, contagieux comme le mal ; ils sont aujourd’hui trois cents
(Applaudissements), à des titres divers, Pères, Frères, novices ou auxiliaires ; trois cents vivants. Cent sont
morts, les plus glorieux. Onze d’entre eux ont versé leur sang par le martyre ; le reste a succombé au climat,
aux maladies, aux privations, aux fatigues. Si j’en parle ainsi devant vous, ce n’est pas par un sentiment de
complaisance, qui serait misérable ; c’est pour donner le sceau du sacrifice à leur témoignage et ne plus
laisser, enfin, subsister de doute sur les horreurs qu’ils nous révèlent. Je me rappelle le mot d’un philosophe
chrétien de mon pays, qui, parlant de la fondation du christianisme et des objections dirigées contre son
histoire, y répondait par cette raison simple et sublime du martyre des apôtres et des évangélistes : “I1 faut
croire, disait Pascal, à des témoins qui se font égorger.” C’est le récit des témoins qui se font égorger, que je
vais vous faire entendre aujourd’hui, après tout ce que vous connaissez déjà. (Applaudissements.)
Pour ne rien confondre et bien préciser les parties de l’Afrique, auxquelles se rapportent ces témoignages, il
faut vous dire tout d’abord dans quelles régions mes missionnaires sont établis. Ils occupent, depuis plus de
dix ans, le Sahara et la région des Grands Lacs, depuis les sources du Nil jusqu’au sud du Tanganyika, ainsi
que le Haut-Congo belge. C’est de là qu’ils m’écrivent, et c’est aussi de ces régions, immenses, du reste, que
je veux vous entretenir, laissant aux voyageurs ou aux missionnaires qui vivent sur d’autres points de notre
continent, à instruire l’Europe de ce qu’ils voient.
Pour parler tout d’abord des premiers, je veux dire des missionnaires du Sahara, ils témoignent donc, malgré
ce que d’autres en ont pu dire, que l’esclavage règne toujours, avec les mêmes proportions qu’autrefois, dans
toutes les contrées de l’Afrique du Nord, qui sont au sud des possessions européennes. La chasse à l’esclave,
pour ces contrées, se fait jusqu’à la hauteur du Niger, dans toutes les régions où les nègres n’ont pas encore
été soumis, de fait, aux rites de la religion musulmane. La vente, au contraire, a lieu publiquement dans
toutes les provinces mahométanes. Ainsi, toutes les villes de l’intérieur du Maroc ont des marchés où
arrivent les caravanes esclavagistes. Il y a quelques années, cinq ans à peine, ces marchés existaient dans les
villes du littoral et jusqu’à Tanger, en face même de votre Gibraltar. S’ils ont fui, depuis, loin de nos regards,
pour se réfugier dans les villes de l’intérieur, vous savez à qui on le doit : c’est l’honorable Secrétaire de
l’Association qui nous réunit aujourd’hui, qui, par ses plaintes éloquentes et indignées, a forcé ces
marchands infâmes à cacher du moins leur œuvre. (Applaudissements prolongés.) Mais, dans l’intérieur, les
marchés se tiennent encore et l’on y voit les musulmans s’approvisionner ouvertement, plusieurs fois chaque
année, du misérable bétail humain. Il en est de même des oasis sahariennes, c’est-à-dire de toutes celles qui
se trouvent aux frontières de l’Algérie, de la Tunisie, de la Tripolitaine et jusqu’à l’Égypte.
À la vérité, et pour ne rien dire que d’exact, ainsi que m’y oblige mon titre de témoin, l’esclavage
domestique n’a point, dans cette région, le caractère de boucherie constante, qu’il a pris, comme je vous le
prouverai, sur les hauts plateaux du cœur de l’Afrique. Une fois achetés et reçus dans l’intérieur des familles
musulmanes, ils y sont traités avec assez de douceur. C’est l’intérêt des maîtres de ne point faire périr des
esclaves qui leur reviennent cher, à cause de la distance. Peut-être, aussi, le voisinage des Européens effraiet-il les esclavagistes. Ils craindraient que les gémissements et les cris des victimes ne vinssent jusqu’à nos
oreilles…
Mais une condition spéciale donne cependant à ce commerce transsaharien un caractère d’atrocité : c’est la
traversée du désert, qui, avec le troupeau de femmes et d’enfants que les caravanes traînent après elles, exige
des mois entiers de voyage. Voyage affreux où il faut marcher à pied, sur un sable aride, sous un soleil
brûlant, dans un pays où les aliments manquent souvent, et l’eau plus encore. Il y en a pour les marchands
esclavagistes ; mais les enfants et les femmes ne reçoivent que juste ce qu’il faut pour ne pas mourir, car ils
frustreraient, en mourant, leurs bourreaux du gain qu’ils en attendent. Les Touaregs sont, le plus souvent, les
convoyeurs de ces troupeaux humains. Leurs cœurs sont aussi durs que le fer de leurs lances, et une poignée
de sorgho cru, chaque soir, une gorgée d’eau, c’est tout ce qu’ils donnent aux esclaves qui cheminent chargés

de l’horrible fourche. Ceux-ci tombent ; c’est la mort. L’œil exercé du marchand sait reconnaître si la victime
doit lui échapper avant la fin du voyage. S’il le constate, d’un coup de barre il l’achève. Les hyènes, les
chacals viendront dévorer leurs chairs, laissant les squelettes blanchis, pour marquer le chemin des marchés
du Maroc ou du Fezzan.
Mais le commerce des esclaves dans le Sahara et les provinces du nord, dont Tombouctou est le centre, n’est
rien, à côté de celui des hauts plateaux de l’intérieur. C’est de celui-là surtout que je dois vous parler. C’est là
que nos Missionnaires sont, en ce moment, les témoins des faits dont agonise tout un continent.
On ne savait pas bien encore, il y a vingt années, ce qu’était le cœur de notre Afrique. On en parlait comme
d’un désert inhabitable et stérile. Il s’est trouvé, au contraire, et mes Missionnaires me le confirment, chaque
jour, que c’en était la portion la plus belle, la plus riche et la plus heureuse. On ne l’avait jugée que d’après
les terres du littoral. Là, en effet, le climat est malsain, souvent mortel, le travail difficile, presque impossible
pour l’Européen. Les traditions antiques, dont les traces se retrouvent jusque dans Hésiode et dans Hérodote,
semblaient annoncer pourtant que l’intérieur de l’Afrique ne ressemblait point à ses rivages, et ce qui ne
l’annonçait pas moins, c’était l’existence de ses grands fleuves : le Niger, le Congo, le Zambèze, le Nil
surtout, qui excitaient à bon droit la curiosité et les conjectures des géographes, des historiens, des
philosophes. Ils ne se trompaient pas, comme on l’a vu depuis, sur l’importance de ces cours d’eau
mystérieux.
Après les terres basses du littoral, on a donc constaté que le centre de l’Afrique s’élève sur deux plateaux :
l’un, de deux à trois mille pieds anglais plus haut que le niveau de l’Océan ; l’autre, immense, mesurant des
milliers de milles de longueur et superposé au premier de deux à trois mille pieds, en moyenne, ce qui lui
donne une altitude totale de quatre à cinq mille pieds au-dessus des mers. Ces deux plateaux, inondés,
chaque année, à des époques fixes, par les pluies torrentielles que leur portent les nuages formés sur l’Océan
Atlantique et l’Océan Indien, sont comme constellés de grands lacs ou, pour parler plus justement, de mers
intérieures, réservoirs immenses que la nature a creusés. De ces mers ou de ces grands lacs, comme on les
appelle, sortent les quatre fleuves de l’Afrique, avec leurs affluents innombrables. C’est ce qui rend ces
contrées si belles et si fécondes. Une imagination trop vive et les quatre grands fleuves aidant, quelques-uns
y ont même, en ces derniers temps, voulu voir l’antique paradis terrestre. L’altitude y tempère les ardeurs du
soleil.
Au bord du Nyanza et du Tanganyika, la chaleur du jour ne dépasse pas 32 degrés centigrades, et, chaque
nuit, la température descend à 17 ou 18 degrés. La terre est d’une richesse rare. Je ne parle pas des mines
nombreuses dont on voit les indices et qui promettent des trésors à l’industrie, je ne parle que de
l’agriculture. Aidée par les eaux et par le soleil, elle produit sans peine tout ce qui est nécessaire à la vie.
Partout où l’eau coule, quatre moissons sont possibles, chaque année. C’est l’expérience que nos
Missionnaires en ont faite, eux-mêmes, pour le blé qu’ils cultivent, afin de se procurer la matière du sacrifice
eucharistique. Les bois sont d’une beauté, d’une force qui excitent l’admiration des explorateurs. Toutes ces
richesses réunies devaient naturellement attirer et fixer une population nombreuse. C’est ce qui est arrivé
dans le cours des temps. Nulle part, dans l’Afrique, on ne voyait de villages plus nombreux et plus peuplés.
La paix y régnait, les familles étaient patriarcales, les armes à feu inconnues ; on ne les trouvait que vers le
littoral ou sur les bords du Zambèze, où les Portugais les avaient importées.
Coïncidence douloureuse, c’est au moment même où les grands explorateurs et les premiers missionnaires
pénétrèrent, il y a vingt-cinq ans, dans ces régions pour y porter la civilisation et la foi, que les marchands
esclavagistes, instruits peut-être par ceux-là mêmes qui avaient servi de guides aux voyageurs, y firent
invasion à leur tour. Leurs points de départ furent l’Égypte et le royaume de Zanzibar.
Leurs chefs principaux, les métis, race horrible, issue d’Arabes et de noirs du littoral, musulmane de nom,
juste ce qu’il en faut pour professer la haine et le mépris de la race nègre qu’ils mettent au-dessous des
animaux et à qui, pour lui donner ce qui lui est dû, on ne doit que l’esclavage, et, si elle résiste, les supplices
et la mort ; hommes affreux, sans conscience comme sans pitié, également infâmes pour leur corruption

bestiale et pour leur cruauté, ils justifient le proverbe africain : “Dieu a fait les Blancs, Dieu a fait les Noirs,
c’est le démon seul qui fait les métis.” (Applaudissements.)
Nos Pères arrivèrent donc, il y a onze ans, sur les hauts plateaux de l’intérieur, à Tabora, au Tanganyika, au
Nyanza, sur le Haut-Congo, pour voir l’œuvre de mort, qui s’organisait déjà, croître et enfin tout détruire de
proche en proche. Ces belles contrées furent, pour les métis, dans ces premiers temps, les greniers d’une
double richesse. La vie y était facile ; l’ivoire, principal objet de leur commerce, d’une abondance extrême ;
on n’était jamais encore venu le chercher si haut ni si loin, et, dans certaines provinces, comme le Manyéma,
non loin du Tanganyika, on en trouvait une quantité si grande qu’on se servait des défenses d’éléphants pour
clôturer les jardins et dresser les montants des huttes sauvages.
Ce fut par l’ivoire que commença la ruine de ce pays infortuné. Il ne suffisait pas de l’acheter à vil prix ou de
s’en emparer par la force, il fallait le transporter à la côte. Or, pour le transport, dans cette portion de
l’Afrique, on n’a d’autre moyen que l’homme. Les routes ne sont que des sentiers ardus, les animaux
domestiques sont tués par la morsure de la tsétsé. Pour avoir des hommes, les traitants firent des esclaves.
Les moindres prétextes suffirent pour trouver des sujets de querelles, c’est-à-dire de massacres prémédités.
Sans pitié, sans merci, les brigands tombaient sur une population inoffensive, massacraient tout ce qui
résistait, enchaînaient le reste, et, par la menace ou par la force, obligeaient les hommes à servir de bêtes de
somme jusqu’à la côte où ils étaient vendus, en même temps que l’ivoire qu’ils y avaient porté.
C’est ainsi que tout commença. Mais la cupidité et le sang ont leur ivresse, ivresse terrible qui ne s’assouvit
plus, lorsqu’elle n’est pas réprimée par la force. (Applaudissements.) L’histoire des tyrans païens nous l’avait
déjà bien montré. C’est cette ivresse du sang, ce mépris de la vie humaine qui déshonorent aujourd’hui le
cœur de l’Afrique. La population y est opprimée, enlevée et comme fauchée d’une manière incessante. Après
un village, c’est un autre ; après une province, c’est une province nouvelle, et bientôt tout est couvert de
ruines et de sang. Nos missionnaires du Tanganyika nous écrivent qu’il n’y a pas de jour où ils ne voient
passer sous leurs yeux des caravanes d’esclaves que l’on traîne au loin, comme porteurs d’ivoire, ou sur les
marchés de l’intérieur, comme bétail humain. Peu à peu ces marchés se sont ouverts partout ; ce sont les
femmes et les enfants qui y sont surtout vendus, maintenant. Depuis que l’ivoire s’épuise et devient rare, les
hommes ne sont plus nécessaires ; ils fuient, d’ailleurs, lorsqu’ils sont entre les mains de leurs nouveaux
maîtres, et on les tue. Les cruautés commises ainsi défient toute description, et les fléaux d’une telle chasse,
puisque c’est le nom qu’on lui donne et qu’il faut lui donner pour en présenter une idée juste, dépassent tous
les fléaux. Jamais, sur aucun point du monde connu et dans aucune page de l’histoire, on n’a vu tuerie,
boucherie semblable et pareil mépris du sang. (Applaudissements.)
Déjà des millions de créatures humaines ont ainsi succombé, durant ce dernier quart de siècle. Mais la
proportion augmente toujours, et, pour les hauts plateaux de l’intérieur, nos missionnaires dépassent encore
le chiffre donné par Cameron, pour le commerce du Zambèze et du Nyassa. Or, Cameron, l’un des hommes
de l’Angleterre les plus dignes d’être écoutés en pareille matière, par sa longue expérience de la traite
africaine, par son courage, par son noble cœur (applaudissements), estimait déjà, de son temps, que cinq cent
mille noirs, au minimum, étaient alors vendus, chaque année, sur les marchés de l’intérieur.
Il est ici, du reste, pour confirmer encore son témoignage et la parfaite conformité de nos sentiments et de
nos vues. Il a voulu me l’écrire dans une lettre que j’ai reçue au moment même où j’allais me rendre au
milieu de vous ; je lui demande de m’autoriser à la rendre publique. Beaucoup de choses nous divisent peutêtre, commandant ; mais, sur celle-là, nous ne pouvons qu’être, comme je l’ai dit tout à l’heure, d’accord en
tout. (Applaudissements prolongés.)
La cruauté, par suite de cette ivresse du sang, que je vous ai signalée, suit la même progression que le
nombre. Autrefois les envahisseurs se contentaient au milieu d’une population sans défiance, de prendre
ceux qui leur tombaient sous la main. Aujourd’hui j’apprends, d’après mes témoins oculaires, des scènes où
la sauvagerie le dispute à la rage du mal. Les noirs des villages de l’intérieur, sachant désormais ce que
veulent leurs agresseurs, prennent la fuite dans les jungles ou dans les futaies voisines de leurs villages. Ils
espèrent y échapper à leurs coups

Écoutez le procédé que les esclavagistes emploient pour les rabattre. C’est un terme impie, mais c’est l’excès
même de la cruauté qui force la langue à user, pour l’homme, des termes jusqu’ici réservés aux fauves ;
c’est, du reste, l’usage de l’Afrique intérieure : les noirs eux-mêmes, quand ils ont des esclaves, ont adopté
les termes des esclavagistes et ne leur donnent pas d’autre nom : “ma bête, mon animal”, disent-ils.
La troupe infernale entoure donc les grandes herbes où les naturels se sont réfugiés et y mettent le feu.
L’incendie est vite allumé dans les pays du soleil. Bientôt ce sont, de toutes parts, des cris de terreur et de
désespoir, et tout ce qui n’est pas atteint par la flamme, étouffé par la fumée, sort, en fuyant, de ce foyer
ardent et tombe entre les mains des bourreaux qui attendent, pour tuer les uns et enchaîner les autres. Vous
trouverez des récits semblables dans vos explorateurs et vous ne vous étonnerez plus si les provinces
populeuses et fertiles du cœur africain sont, l’une après l’autre, réduites en solitudes désolées où les
ossements seuls des habitants témoignent désormais que l’activité humaine, la paix, le travail ont été là.
(Mouvement d’horreur.)
C’est donc à courte échéance la dépopulation complète de l’Afrique intérieure. Si ces considérations
d’humanité ne touchent pas l’Europe, qu’elle songe, du moins à la difficulté où elle sera bientôt de jamais
tirer de ces régions privilégiées les richesses qu’elles semblaient promettre. Une fois la population détruite
ainsi, tout travail, par conséquent toute agriculture, toute industrie sérieuse y deviennent impossibles au
blanc, privé d’une main-d’œuvre indigène. Sans habitants, le voyageur ne pourra plus même trouver ni
aliments, ni abris pour sa route, et les sentiers disparaîtront, fermés par l’impénétrable barrière d’une
végétation tropicale. Telle est l’œuvre d’aujourd’hui et la situation de demain. Je le répète, une dernière fois,
avec toute l’énergie de ma conviction : Si l’Europe n’arrête pas rapidement ces excès par la force, le cœur de
l’Afrique, dans quelques années, ne sera plus qu’un désert. (Vif assentiment.)
Voilà pourquoi je suis ici et je fais entendre devant vous, chrétiens anglais, comme je l’ai fait entendre
devant les chrétiens de France, ce cri d’indignation et de détresse. (Applaudissements.)
C’est, sans contredit, aux gouvernements de l’Europe que l’obligation de sauver l’Afrique est tout d’abord
imposée. (Applaudissements.) L’honorable président de ce meeting, avant de me donner la parole, vous a
rappelé comment, en 1815, à Vienne, et plus tard encore à Vérone, en 1822, ils se sont solennellement
engagés à ne plus tolérer l’esclavage dans le monde. Mais il leur en faut la volonté. (Applaudissements.) Et
pourquoi ne l’auraient-ils pas ? Est-il une œuvre plus noble, plus grande, plus généreuse ? Sur quelles
questions peuvent-ils plus honorablement se consulter et s’entendre que sur la cessation de si effroyables
maux ? (Applaudissements.) On parle souvent de leurs alliances, et les peuples, dont aucun, au fond, ne veut
la guerre, semblent n’y voir que le prélude des luttes où ils vont s’entre-égorger. Il en faudrait donc revenir à
l’amère ironie de notre Montesquieu, lorsqu’il disait, il y a plus d’un siècle, en parlant de l’esclavage
colonial : “De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains : car, si elle était telle qu’ils
le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions
inutiles, d’en faire une, générale, en faveur de la miséricorde et de la pitié ?” (Applaudissements.)
Il est vrai que les gouvernements européens pensent à l’Afrique ; mais ils semblent n’y penser jusqu’ici que
pour s’en emparer. Se réunir en congrès pour tracer des lignes sur une carte et s’attribuer des empires est
chose facile. Mais des États chrétiens ne peuvent oublier que le droit est corrélatif du devoir. Les principales
nations de l’Europe, l’Angleterre, la Belgique, la France, l’Allemagne, le Portugal ont, par un consentement
commun, reconnu et proclamé leurs droits présents et futurs sur l’Afrique. Elles ont, dès lors, des devoirs visà-vis d’elle. (Applaudissements.) De ces devoirs, le premier est celui de ne pas laisser cruellement détruire la
race indigène et fermer, de nouveau, en la transformant en d’inaccessibles déserts, la terre que les
explorateurs avaient ouverte à la civilisation. C’est là leur premier intérêt. Mais si la voix de l’intérêt ne parle
pas aux gouvernements avec assez de puissance, occupés qu’ils sont par d’autres soucis, il faut les forcer à
entendre, pour parler avec Montesquieu, le cri de la miséricorde et de la pitié. Et, pour cela, il faut que ce cri
soit poussé, enfin, par tous, avec une telle puissance que l’on soit contraint de lui obéir. (Vifs
applaudissements.)

Cette œuvre, c’est sans doute l’œuvre même de la Société antiesclavagiste (Antislavery Society) qui nous
réunit aujourd’hui, celle des hommes éminents qui la président et qui la dirigent, sous les auspices mêmes de
l’héritier de la couronne. (Applaudissements.) Mais une association d’hommes, si puissants qu’ils soient, ne
saurait tout faire, et, si j’osais m’adresser à vous, Mesdames, je dirais qu’en un sens très réel, une œuvre “de
miséricorde et de pitié” est surtout la vôtre. Vous savez mieux que l’homme trouver le chemin du cœur,
parce que vous sentez plus vivement que lui. Mais cette raison n’est pas la seule, en ce qui concerne
l’esclavage africain. Les victimes de cet esclavage sont maintenant, en effet, surtout des enfants et des
femmes. C’est ce que ne cessent de me répéter nos missionnaires. Il y a deux jours à peine, je recevais à
Londres une lettre de notre Mission du Tanganyika, dont le Supérieur me répétait la même formule : “Ici
maintenant on ne vend plus guère que les enfants et les femmes ; les hommes, on les tue !” Je n’hésite pas à
le dire, dans ce partage, les femmes sont plus à plaindre que les hommes. Les hommes, la mort les délivre
d’un seul coup ; les femmes et les enfants, l’esclavage leur réserve mille morts. Il les place sans défense entre
les mains de leurs maîtres pour les plus basses débauches et pour tous les actes de la plus horrible cruauté.
(Marques d’horreur.)
Exemples des supplices de ces femmes esclaves de l’intérieur africain
J’ai raconté, dans une lettre écrite il y a quelques jours, les supplices de ces femmes infortunées de l’intérieur
africain, entre les mains de ceux qui les achètent. Laissez-moi rapporter ici un passage de cette lettre :
“Voici, disais-je, un exemple de cette cruauté, choisi aux derniers rangs de l’échelle sociale, chez un noir
pauvre. C’est un de nos Pères qui me le raconte, et je l’ai déjà moi-même publié, il y a deux ans :
“Durant les pluies de la masika, dit-il, les terrains de la plaine voisine (de Tabora) étaient devenus un
marécage. Impossible d’y avancer sans enfoncer dans la boue. Malgré cela, un nègre du village voisin
ordonna à sa femme esclave d’aller y ramasser du bois pour cuire le repas du soir. Elle partit. À peine entrée
dans les champs, elle commença d’enfoncer et bientôt elle se trouva enfoncée jusqu’aux bras sans pouvoir se
dégager, et obligée de rester immobile pour ne pas enfoncer encore et périr. Sa voix plaintive appelait à
l’aide, mais ceux qui passaient près de là ne faisaient qu’en rire. Le mari, ne la voyant point revenir, se mit à
sa recherche avec un bâton, sans doute pour l’assommer. Il la trouva dans cet état pitoyable, et, sans rien
faire pour la secourir, il lui jeta de loin son bâton pour qu’elle pût se défendre, si elle le voulait, lui dit-il avec
une atroce ironie, contre les hyènes qui allaient venir à la nuit. Il rentra ensuite chez lui tranquillement. Le
lendemain, toute trace de la malheureuse femme avait disparu”.
Montons les degrés de l’échelle. Un de nos Pères rapporte avec horreur qu’un roitelet du Bukumbi lui disait,
un matin, de l’air le plus tranquille du monde : “J’ai tué cinq de mes femmes pendant la nuit”, sans même
paraître croire que cela pût être extraordinaire. (Mouvement d’indignation.)
Allons enfin jusqu’aux puissants. Voici ce que je dis moi-même du roi de l’Ouganda, dans la lettre dont j’ai
extrait les citations précédentes : “Le Révérend Père Lévesque, ancien missionnaire de l’Ouganda, m’a
raconté que, se trouvant à la cour du roi Mtéça et attendant, dans l’enceinte extérieure, l’audience de ce
prince, tout à coup il vit les portes du brazah, ou salle royale, s’ouvrir avec fracas pour livrer passage à deux
soldats armés, traînant par les pieds une pauvre femme esclave. Celui-ci venait de la condamner à avoir les
oreilles, le nez et enfin la tête coupés à l’instant, pour avoir parlé trop haut avant l’ouverture de son audience.
La sentence fut exécutée sur le lieu même, devant la foule. Aux cris de l’infortunée, qui navraient le cœur
des missionnaires, les assistants répondaient par une hilarité bruyante”. (Marques d’horreur)
Ces horreurs sont confirmées, on va voir dans quelles proportions, pour la cour nègre de l’Ouganda, où se
trouvent de mille à douze cents femmes, victimes de tous les caprices du tyran, par un témoin oculaire,
l’explorateur Speke :
“Voici déjà quelque temps, dit-il dans ses Sources du Nil, que j’habite l’enceinte de la demeure royale, et
que, par conséquent, les usages de la cour ne sont plus pour moi lettre close. Me croira-t-on cependant, si
j’affirme que, depuis mon changement de domicile, il ne s’est pas passé de jour où je n’aie vu conduire à la
mort, quelquefois une, quelquefois deux, et jusqu’à trois de ces malheureuses femmes qui composent le

harem de Mtéca ? Une corde roulée autour du poignet, traînées ou tirées par le garde du corps, qui les
conduit à l’abattoir, ces pauvres créatures, les yeux pleins de larmes, poussent des gémissements à fendre le
cœur : “Hai Minangé !” (Ô mon seigneur) ; “Kbakka” (ô mon roi) ; “Hai N’yavio !” (Ô ma mère). Malgré
ces appels déchirants à la pitié publique, pas une main ne se lève pour les arracher au bourreau, bien qu’on
entende çà et là préconiser à voix basse la beauté de ces jeunes victimes.
Femmes chrétiennes de l’Europe, femmes de l’Angleterre, c’est à vous qu’il appartient de faire connaître
partout de telles horreurs et d’exciter contre elles l’indignation du monde civilisé. (Applaudissements.) Ne
laissez point de paix à vos pères, à vos maris, à vos frères, employez l’autorité qu’ils tiennent de leur
éloquence, de leur fortune, de leur situation dans l’État, à arrêter l’effusion du sang de vos sœurs. Si Dieu
vous a donné le talent d’écrire, employez-le à une telle cause, vous n’en trouverez pas de plus sainte.
N’oubliez pas que c’est le livre d’une femme, un roman, l’Oncle Tom, qui, traduit dans toutes les langues du
monde, a mis le sceau à la délivrance des esclaves de l’Amérique. (Applaudissements.)
Mais quel est le but pratique pour lequel il faut unir, en ce moment, les États de l’Europe ? Je le répète, en un
seul mot, et très nettement : c’est à employer la force pour la destruction de l’esclavage africain.
(Applaudissements.) Le mal est trop profond, trop étendu, pour que l’on puisse le vaincre autrement,
désormais, avant qu’il n’ait consommé son œuvre.
Par la persuasion, les missionnaires pourront bien convertir des peuplades isolées ; ils sont trop peu
nombreux pour que leur action se fasse sentir sur la vaste étendue de l’intérieur africain. Pendant ce temps, la
destruction va si vite que tout aura disparu.
J’en dis autant de la charité et du rachat des esclaves. Plusieurs l’ont proposé, dans un sentiment de
compassion généreuse, pour soustraire, du moins, quelques victimes à leur triste sort. Dieu me préserve de
détourner les chrétiens d’un sentiment si conforme à leur loi. La charité en est le premier précepte. Mais,
d’une part, comment trouver les sommes suffisantes pour le rachat de tant d’esclaves, et, de l’autre, ce rachat
lui-même ne serait-il pas un encouragement donné à la cupidité des esclavagistes ? Si le rachat est rendu
certain, la chasse à l’esclave trouvera des raisons nouvelles pour s’étendre.
Ce qu’il faut, je le dis encore, c’est la force, une force pacifique, sans doute, et seulement destinée à la
défense, mais une force armée. On l’a bien vu pour la traite coloniale, où tout a été inutile, jusqu’au jour où
les vaisseaux anglais, français, américains ont dressé devant les négriers une insurmontable barrière. Ils la
maintiennent aujourd’hui dans l’Océan Indien pour empêcher le transport des esclaves en Asie. Sans doute,
ils ne réussissent pas à tout empêcher, parce que, grâce à la brièveté des trajets, ils peuvent être accomplis
par les dahous arabes, à la faveur des ténèbres. Mais enfin ils inspirent la crainte. Je ne puis qu’en féliciter
hautement le gouvernement britannique, dont le récent Blue-Book nous montre la persévérance. (Vifs
applaudissements.)
Mais, pour l’esclavage de terre, les croisières sont insuffisantes. Il faut y ajouter, suivant la pensée de votre
grand Gordon (applaudissements prolongés), en ce qui regardait la destruction du commerce des esclaves sur
le Nil, des barrières de terre, qui ferment aux caravanes les routes des pays à esclaves, et quelques troupes
légères qui puissent se transporter partout où la chasse infâme est signalée. C’est la pensée de tous ceux qui
connaissent notre question africaine ; c’est celle que le commandant Cameron m’exprimait encore, ce matin
même, dans sa lettre. (Applaudissements.)
Mais, je suppose que les gouvernements, qui ont souvent des vues ou des intérêts divers, ne puissent ou ne
veuillent pas s’entendre. Alors, je le dis avec une égale netteté et une égale franchise, le même devoir passe
des gouvernements aux peuples chrétiens. (Vifs applaudissements.) Ils peuvent le remplir ; on le voit bien
par les Missions chrétiennes dont les gouvernements se désintéressent, et dont les peuples se sont chargés.
L’Angleterre donne à tous, par la générosité de ses aumônes, l’exemple, sous ce rapport. La France, les
autres contrées européennes font de même avec leurs missionnaires intrépides et leurs œuvres d’apostolat.
Pourquoi ne le feraient-elles pas pour une œuvre qui s’ajoute si naturellement à celles de la prédication de la
foi ? Pourquoi ne verrait-on pas surgir parmi elles des dévouements personnels, capables de suppléer à ce

que les gouvernements ne pourraient faire ? (Applaudissements.) Ils n’ont pas jusqu’ici envoyé un seul
homme sur les hauts plateaux de l’Afrique. Pourquoi des associations privées, semblables à celles qu’a vues
le moyen âge, ne les y enverraient-elles pas, afin d’apprendre aux noirs à se défendre contre leurs
oppresseurs ? (Applaudissements.)
Est-ce que Stanley ne nous a pas montré ce qu’un homme, un seul homme, aidé de quelques centaines de
noirs, peut faire par son audace et sa persévérance ? (Applaudissements prolongés.) Est-ce qu’Emin-Pacha
n’a pas su constituer et diriger des forces qui ont maintenu l’ordre autour de lui ? (Nouveaux
applaudissements.) Et si je voulais vous parler d’un dévouement plus modeste, je pourrais vous citer, sans
qu’à coup sûr vous en soyez jaloux, un héros français, un ancien capitaine de zouaves pontificaux, qui,
depuis près de neuf ans, affronte toutes les privations, toutes les fatigues, tous les dangers de l’équateur
africain pour constituer une armée de noirs et protéger par son courage et son dévouement les tribus qui
l’entourent. Il se nomme Joubert. (Applaudissements.) D’autres pourront s’engager isolément, ou s’associer,
comme on l’a fait, dans le passé, pour la même croisade. Ils ne manqueront pas chez vous, je le vois. Déjà,
depuis que je suis à Londres, j’ai reçu plusieurs offres semblables. (Applaudissements.) Que ces offres se
multiplient ; que nous puissions ainsi, sur les différents points de l’intérieur africain, avoir des Stanley, des
Emin, des Joubert, et le problème sera résolu. Car ce qu’il faut, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, des
armées nombreuses. Ce qu’il faut, ce sont des hommes, même isolés, mais puissants par la vertu, par
l’initiative et par le courage, et capables de former les noirs à résister à leurs ennemis. (Nouveaux
applaudissements.)
Il leur manquera encore, cependant, et il nous manquera à nous-mêmes une chose indispensable, et celle-là
doit, dès lors, être l’œuvre de tous. Le courage guerrier, la vigueur pour affronter les périls et les fatigues ne
sont que l’apanage de quelques-uns ; la charité est l’obligation de tous, et ici elle est nécessaire pour fournir
les ressources matérielles à ceux qui acceptent de verser leur sang et de sacrifier leur vie.
Vous ne pouvez mieux y contribuer qu’en vous associant à l’Œuvre qui nous réunit aujourd’hui et qui donne,
à tant de titres, et aux catholiques en particulier, par la présence d’un cardinal éminent, les plus hautes
garanties d’honneur. Rien n’empêche, dans les autres pays, d’en créer de semblables. (Applaudissements
prolongés.) Souvenez-vous seulement qu’en ce moment même où je vous parle, le sang coule à flots sous
l’équateur africain. Souvenez-vous qu’il ne dépend que de l’Europe de l’arrêter, et que, si elle ne le fait pas
sans tarder, elle en encourra la responsabilité devant Dieu et devant l’histoire. Il y a dix-neuf siècles, le
monde a entendu, des lèvres de tout un peuple qui pouvait d’un seul mot arrêter l’effusion du sang innocent,
la parole de l’indifférence, de l’égoïsme et de la peur : “Que son sang retombe sur nous et sur nos fils !” Le
sang coula, en effet ; mais le peuple qui l’avait ainsi laissé répandre, y perdit tout ce qu’un peuple peut
perdre, son honneur et sa patrie, et nous le voyons aujourd’hui dispersé aux quatre vents de l’univers.
Prenons garde que le sang de l’Afrique ne réserve à l’Europe une malédiction pareille. Que Dieu la sauve
donc du fléau qui menace de la perdre pour toujours ! Qu’il la sauve, en inspirant aux gouvernements des
résolutions généreuses, et en suscitant, au sein des peuples, des dévouements et des courages chrétiens.”
(Salve d’applaudissements enthousiastes.)
5. Conférence faite en l’église Sainte Gudule à Bruxelles, le 15 août 1888
Arrivant en Belgique, Lavigerie se sait en terrain difficile. Il ne peut pas critiquer frontalement ce qui se
passe au Congo sans heurter le Roi et ses sujets. Il doit faire preuve de prudence, faire la part des choses, et
prendre son auditoire par son bon côté en lui montrant sa responsabilité, sans pour autant cacher le drame
humain qui se déroule au Congo. Il sait à la fois émouvoir et mobiliser ceux qui l’écoutent.
Mes très chers frères,
Vous savez pourquoi je suis au milieu de vous. La multitude qui se presse autour de cette Basilique et qui la
remplit, en ce moment, suffirait à le prouver.

Vous avez donc entendu parler de ce vieil évêque qui, malgré le poids des années et des fatigues africaines, a
voulu tout quitter pour plaider, auprès des chrétiens d’Europe, la cause des pauvres noirs dont il est le pasteur
et qui agonisent, au Haut-Congo, dans les horreurs de l’esclavage.
Mais puisque vous savez mon histoire et celle de tant de créatures infortunées, je ne veux pas revenir sur ce
que j’ai dit ailleurs. Vous pouvez le lire, vous l’avez déjà lu, peut-être, dans mes Conférences imprimées de
Londres et de Paris. Comme c’est à des catholiques belges que je m’adresse, aujourd’hui, je ne veux leur
parler que de ce qui intéresse directement une partie de l’Afrique belge : des malheurs de ses noirs livrés à
l’esclavage.
Arguments pour encourager les catholiques belges à lutter contre l’esclavage
Je veux surtout vous expliquer comment il vous appartient à vous, catholiques, de remédier à tant de maux,
dans un sentiment de religion, de piété chrétienne et de patriotisme.
Pour vous y décider, je dois tout vous dire.
Vous ne vous étonnerez donc pas de la liberté de ma parole. Je suis un missionnaire ; je ne prêche que la
vérité, comme la doivent prêcher des apôtres. Je suis sûr, d’ailleurs, quoi que je puisse vous dire, de ne vous
point blesser. J’en suis sûr, parce que j’aime votre Belgique. Je l’aime pour sa foi généreuse. Je n’ai jamais
trouvé chez elle, depuis de longues années, que des marques de sympathie et de charité pour mes œuvres. Si
donc ce que vous entendrez peut quelquefois surprendre vos oreilles, vous comprendrez, au seul accent de
ma voix, que je ne veux pas blesser vos cœurs.
Ce que je dois vous rappeler ou vous faire connaître n’a rien, d’ailleurs, qui sorte des règles ordinaires. Je ne
trouve, dans cette histoire du Congo belge, que ce que je trouve dans les histoires de toutes les nobles
entreprises, et je ne puis mieux vous en donner la preuve qu’en vous montrant comment Notre Seigneur l’a
racontée lui-même, il y a bientôt dix-neuf siècles, pour l’instruction future des peuples chrétiens.
Il a donné à cette leçon la forme d’un apologue. Vous le trouverez, si vous voulez le relire, dans l’Évangile
de saint Matthieu.
Notre Seigneur y raconte qu’un homme sortit pour jeter dans les champs une bonne semence, bonum semen.
Mais, la semence ainsi jetée par lui, ses gens s’endormirent, et, pendant qu’ils dormaient, cum autem
dormirent homines, l’ennemi sema l’ivraie au milieu du bon grain. L’ivraie ne tarda pas à croître, de sorte
que les serviteurs s’en effrayèrent, et, se repentant, sans doute, de leur négligence, ils se levèrent et dirent :
“Voulez-vous que nous arrachions l’ivraie qui croît au milieu du bon grain ?”
Si vous l’entendez bien, c’est ce que je vais, sous des noms nouveaux, vous exposer aujourd’hui.
L’homme qui jette le bon grain, c’est le Prince qui a conçu la noble pensée de semer la civilisation, le
progrès et, dans l’avenir, la richesse, une richesse certaine pour son peuple, dans l’Afrique jusqu’ici barbare.
Les gens qui dorment autour de lui, hélas ! c’est vous-mêmes qui ne l’avez pas soutenu toujours comme vous
le pouviez, catholiques belges, dans ce qui regarde les œuvres de foi et d’humanité (car ce sont les seules
dont je veuille et puisse parler du haut de cette chaire). L’ivraie qui se sème, c’est l’esclavage qui se
développe et paraît prêt à tout couvrir. Enfin, les ouvriers qui se repentent et qui se lèvent pour arracher
l’herbe qui a crû, ce sera vous, j’en ai la confiance, mes très chers frères, lorsque vous aurez entendu ce
discours. Mais ne voyez dans mes paroles qu’un seul désir, celui d’éclairer vos consciences et de servir votre
honneur chrétien. Toute autre pensée m’est étrangère. Dans ma bouche, la politique, les intérêts humains,
même dans des allusions lointaines, seraient contraires aux devoirs de mon ministère sacré.
I
Je dis donc, tout d’abord, que, comme l’homme de l’Évangile, le Prince qui a fondé l’œuvre internationale
africaine a jeté une bonne et noble semence. Rien n’est plus facile à établir.

L’Afrique était un monde inconnu et comme perdu pour le genre humain, jusqu’au commencement de ce
siècle. C’est seulement alors qu’à l’une de ses extrémités, par les entreprises commerciales de l’Angleterre, à
l’autre, par les conquêtes militaires de la France, la vie sembla lui revenir. Mais l’intérieur restait toujours un
mystère que les explorateurs cherchaient vainement à percer. À une telle tâche, des hommes isolés ne
pouvaient suffire, quelles que furent leur intelligence et leurs audaces. Il y fallait une main assez puissante
pour réunir ces efforts, et c’est votre Roi qui fit dans ce but un premier appel à l’Europe.
C’est chez vous, à Bruxelles, que tout ce qui représentait la science, les nobles initiatives, s’est réuni, il y a
dix années, sous sa présidence, pour aborder l’étude des problèmes africains. L’action n’a pas tardé à se
joindre à la pensée. Des explorateurs, des officiers intrépides, plus tard, des administrateurs dévoués et
capables se sont offerts, risquant leur vie. Plusieurs sont morts sur le champ d’honneur. D’autres ont fait des
découvertes admirables, et la face de notre continent a été changée. Un jour, ce sera la face même du monde,
car la quatrième partie de la terre, jusqu’alors fermée, s’est ouverte, avec ses richesses sans nombre, ses
mines, la fertilité de son intérieur, son soleil fécondant, ses eaux abondantes. Mais il ne m’appartient de
parler, je le répète, ni de commerce ni d’industrie. Je ne suis que la voix criant au désert : “Préparez les voies
du Seigneur”, c’est-à-dire les voies de la vérité et de la justice. Il ne m’appartient pas non plus, mais pour un
autre motif ; car ici ce serait justice, de parler, quoique je les aie bien connus, des royaux sacrifices
accomplis pour atteindre un tel but.
Mais il m’appartient de constater, parce qu’ils sont publics et qu’ils se rapportent au sujet que je traite, les
mobiles élevés qui ont inspiré votre Roi. “C’est, disait-il dans son invitation aux savants de l’Europe, une
idée éminemment civilisatrice et chrétienne : abolir l’esclavage en Afrique, percer les ténèbres qui
enveloppent encore cette partie du monde, y verser les trésors de la civilisation”. Et, dans son premier
discours à la conférence internationale, il disait encore : “Ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où
elle n’ait point pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières”. Et enfin, dans l’ordre
même de mes préoccupations douloureuses : “L’esclavage, a dit Léopold II, l’esclavage qui se maintient
encore sur une notable partie du continent africain, constitue une plaie que tous les amis de la vraie
civilisation doivent désirer voir disparaître.
L’Association internationale doit mettre un terme à ce trafic odieux qui fait rougir notre époque”. Quelle
entreprise donc pourrait être plus noble, plus humaine, plus chrétienne, plus glorieuse ! À elle seule elle
suffit pour assurer à son royal auteur une place parmi les plus grands bienfaiteurs de l’humanité et les princes
chrétiens les plus dignes de ce nom.
Aussi, lorsque, après le congrès de Berlin, les bases des nouveaux États de l’Afrique furent posées et l’État
du Congo reconnu avec son immense étendue, ses brillantes espérances, les représentants des grandes
Puissances de l’Europe, de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne, furent-ils unanimes à lui rendre
hommage, et la Belgique, le plus petit des royaumes européens par son étendue, parut, ce jour-là, par
l’initiative de son Roi, le plus grand devant le monde entier.
C’est ainsi que la bonne semence fut jetée. Tout semblait devoir assurer une moisson sans mélange. Mais il
faut en revenir maintenant à ma parabole : “Cum autem dormirent homines” dit-elle, “pendant que ses gens
dormaient”.
Vous avez donc dormi, catholiques de la Belgique !
Vous avez donc dormi, catholiques de la Belgique ! Vous n’avez pas donné, au point de vue religieux, à
celui de la diffusion des lumières chrétiennes, de la lutte contre la barbarie, tout le concours qui était pour
vous un devoir. Votre Roi ouvrait devant vous un pays soixante fois plus grand que le vôtre, peuplé, au
minimum, de vingt millions d’âmes, au maximum, selon d’autres, de quarante millions. C’était donc un
champ immense d’apostolat et de charité. Y avait-il un but qui dût exciter davantage le zèle d’un peuple
catholique ? Or, je le dis avec tristesse, dans cet ordre d’idées vous n’avez pas assez fait. Je sais bien que
tous n’ont pas manqué à leur devoir. J’ai vu six dignes fils de votre Belgique se dévouer à ces pensées de foi
; je les ai vus tomber noblement, martyrs de leur courage. J’ai vu quatre prêtres des diocèses de Gand et de

Bruges se dévouer, dans la Société des Pères Blancs, à ces Missions nouvelles et braver tous les périls aux
extrémités du Congo. D’autres se préparent à les imiter. Deux d’entre eux sont auprès de moi sur les marches
de cette chaire. Ils seront suivis, ces jours-ci mêmes, par quatre nouveaux apôtres appartenant à une
excellente famille de Missionnaires (Scheut). Mais qu’est-ce que tout cela pour ces immenses territoires ?
J’en dis autant pour les ressources nécessaires aux apôtres. Car enfin, s’ils donnent leur vie, les chrétiens leur
doivent le pain de chaque jour. Je sais encore ici ce qu’ont fait quelques-uns. Mais noblesse oblige. Vous
avez, dans le monde entier, une réputation incomparable de générosité pour toutes les œuvres charitables,
trop grande peut-être au gré de quelques-uns, car elle attire chez vous tous les quêteurs. Mais, pendant que
vous soutenez ainsi les œuvres chrétiennes sur tous les points de l’univers, vous avez trop oublié parfois la
partie de l’Afrique qui porte désormais votre nom.
Ce n’est pas tout. Pendant que vous dormiez ainsi, l’homme ennemi, la barbarie qui, en Afrique, est
l’ennemie de tous les efforts de l’Europe, a fait son œuvre. Avec le bon grain, je veux dire avec le progrès de
l’organisation matérielle et la préparation des richesses futures, dues à l’impulsion du Souverain, on a vu
l’ivraie croître et menacer de tout envahir.
Écoutez donc ce que devient, depuis dix ans, une partie de cette terre qui réclamait de vous, à bon droit, les
bienfaits de la foi chrétienne.
Vous avez pu voir, dans les récits des voyageurs et dans les discours mêmes que j’ai prononcés, à quelles
horreurs la malheureuse Afrique est en proie, de la part des esclavagistes ; comment des monstres à face
humaine, Arabes et métis, ensanglantent par le meurtre, ravagent par l’incendie, épouvantent par la chasse et
la vente des esclaves, toutes les parties du continent noir : au nord, jusque près de nos frontières sahariennes,
dans les royaumes musulmans du Soudan ; à l’est, dans les régions qui avoisinent le Nil et l’Océan Indien ;
au Zambèze, dans les pays qui touchent les provinces portugaises et les récentes colonies de l’Angleterre ;
autour des Grands Lacs de l’intérieur. Mais, sur aucun point de l’Afrique, ces horreurs n’approchent de ce
qui se passe sur les terres du Haut-Congo. Les explorateurs européens y ont été suivis, en effet, par les
esclavagistes, en quête d’une proie facile. C’est là que ceux-ci ont tout détruit dans des régions entières où il
ne se trouve bientôt plus ni villages ni habitants.
On a récemment dressé, en Angleterre, une carte des pays à esclaves, et on y a distingué leur état actuel par
des teintes diverses. Les teintes plus claires indiquent simplement l’existence de l’esclavagisme et de ses
forfaits ; les teintes plus obscures marquent qu’il a tout détruit, dans une fièvre de fureur impie. Or il n’y a,
dans toute l’Afrique, que cinq provinces marquées de cette couleur de mort, et ces cinq provinces se trouvent
sur les rives du Haut-Congo. Je le dis avec une double douleur, mes très chers frères, car je suis le Pasteur de
ces régions perdues, et mes missionnaires ont été les témoins de cette destruction de populations entières par
la cruauté des musulmans et des métis.
Mais une affirmation générale ne peut suffire, il faut des preuves pour vous convaincre et vous décider à
arrêter le mal sans délai, car l’œuvre de mort se continue, et, si vous tardez encore, les provinces voisines
subiront le même sort.
Ces preuves, je ne les emprunterai qu’à des témoins appartenant à la Belgique ou l’ayant servie au Congo.
Le Manyéma est la plus belle des régions récemment dépeuplées par l’esclavage. Livingstone, qui l’avait
parcouru, peu de temps avant de mourir, décrit ce pays admirable par sa beauté, par son climat, par ses
productions naturelles (entre lesquelles on trouve l’or), par la densité de ses villages et de ses habitants.
Stanley raconte que l’un de ses guides lui en rendait le même témoignage, et cependant, déjà apparaissait
l’action dévastatrice des métis qui avaient fixé leur centre à Nyangwé. Ils y étaient bientôt rejoints par un
mahométan fameux, dont le nom deviendra, un jour, je le crains, plus fameux encore. Une fois sous la main
des esclavagistes armés, ces villages, ces nègres paisibles, sans autres armes pour se défendre que leurs
bâtons et leurs flèches, étaient voués à une destruction certaine. La seule chose qui distingue ici leurs forfaits,
c’est leur rapidité sauvage. Les musulmans sont, en effet, sur tous les points de l’Afrique, au nord, à l’orient,
au centre, les ennemis des noirs, et leurs bandes, pour employer l’expression trop juste d’un écrivain anglais,

ont envahi le cœur de l’Afrique avec le dessein délibéré “de changer ce paradis paisible en un enfer”. C’est
que, pour eux, je l’ai déjà dit ailleurs, mais il faut le répéter sans cesse à l’Europe, réduire le nègre en
esclavage est un droit, j’allais presque dire religieux, puisque c’est sur leurs doctrines qu’il repose. Ils
enseignent, avec les commentateurs de leur Coran, que le nègre n’appartient pas à la famille humaine, qu’il
tient le milieu entre l’homme et les animaux, qu’il est même, à certains égards, au-dessous de ces derniers.
Dès lors, s’en emparer, le forcer à servir, est le droit du croyant ; et non seulement il n’a pas de remords,
mais il trouve une gloire farouche à réduire le noir, comme il y a de la gloire, pour nos chasseurs, à traquer le
fauve et à l’abattre. Si le nègre est paisible, on a le droit d’incendier ses villages ; s’il se défend, on a le droit
de lui ôter la vie ; s’il fuit, on a le droit de le faire périr dans d’horribles supplices, pour épouvanter les
compagnons de son infortune et les détourner de l’imiter.
Ces droits affreux, les bourreaux musulmans et les brigands qu’ils s’associent, les exercent, partout où ils
sont les plus forts, depuis les pays soumis aux incursions des Touaregs jusqu’aux bords du Nyassa et du
Zambèze, maintenant qu’on les a laissés pénétrer jusque-là.
C’est ce qu’on vient de voir, dans le Manyéma et dans les trois provinces qui l’entourent. À elles quatre,
elles avaient plusieurs millions d’habitants, ‘cinq millions, disent les témoins les plus dignes de foi.
Aujourd’hui, sauf ceux qui, en petit nombre, ont pu se cacher dans les jungles et échapper à leurs bourreaux,
il n’en reste plus un seul. Je me trompe. On a tué les hommes adultes, on a vendu les femmes, mais on a
gardé les enfants, je parle de ceux que les esclavagistes ont jugés propres à les aider dans leur métier infâme.
Ceux-là, ils les élèvent, les forment à l’usage des armes, au vol, au brigandage, et, par une sorte de rage
dénaturée, ce sont les enfants des noirs, qui, après avoir vu détruire leurs propres villages, massacrer leurs
pères, leurs mères, s’en vont maintenant, au loin, assassiner leurs frères, détruire leurs habitations et leurs
cultures, et faire des esclaves nouveaux.
Phénomène navrant qui peut à peine paraître explicable. L’audace des musulmans s’est accrue en raison de
leurs forfaits. Plus ces forfaits augmentent, plus ils devraient, cela semble, redouter le châtiment. C’est le
contraire qui arrive. Eux qui tremblaient auparavant pour leurs caravanes à esclaves, à la seule présence des
Européens, ont peu à peu pris courage, et c’est sous nos yeux mêmes que la dévastation marche, chaque jour,
avec une hâte qui tient de l’ivresse. Ils semblent craindre que leurs victimes ne leur échappent, par quelque
résolution des pouvoirs européens, et ils s’empressent de tout anéantir. Dans ces derniers temps, je veux dire
depuis près de deux années, la chasse infâme a pris un tel développement que, dans le Haut-Congo, tout
agonise, c’est l’expression d’un de mes missionnaires. Mais ici, mes très chers frères, et pour vous donner
une plus exacte idée de faits sans autre exemple dans l’histoire, il ne suffit plus de résumer ; la précision des
témoignages est nécessaire. Je citerai donc les paroles de témoins oculaires. Je vous lirai une lettre que je
viens de recevoir d’un missionnaire de la station de Kibanga, sur le Tanganyika, celle où se trouve
précisément un prêtre belge dont vous connaissez le zèle intrépide, l’abbé Vynke. Je l’ai donnée, il est vrai,
en note de l’un de mes derniers discours ; mais les journaux ne l’ont point reproduite, et il faut qu’elle
reçoive une nouvelle publicité. Je vais donc la lire, dans cette église, devant ces autels, comme dans les
premiers temps du christianisme on y lisait les lettres où l’on racontait les supplices et la mort des martyrs :
“J’avais autrefois, à plusieurs reprises, visité le marché d’Oujiji ; mais, à cette époque, les esclaves étaient
peu nombreux, et je n’avais pas vu cet odieux trafic dans toute son horreur. À l’époque de ce dernier voyage,
la ville venait d’être inondée, dans toute la force du terme, par des caravanes d’esclaves venus du Manyéma,
etc., etc. Les esclaves, en raison du nombre, étaient à bon marché et l’on venait me proposer d’en racheter à
vil prix, mais presque tous exténués de fatigue, de misère et mourant de faim ; quelques-uns auraient été
même incapables de faire la traversée du lac pour arriver à la Mission. J’étais si pauvre que je dus presque
tous les refuser.
La place était couverte d’esclaves en vente, attachés en longues files, hommes, femmes, enfants, dans un
désordre affreux, les uns avec des cordes, les autres avec des chaînes. À quelques-uns, venant du Manyéma,
on avait percé les oreilles pour y passer une petite corde qui les retenait unis.

Dans les rues, on rencontrait, à chaque pas, des squelettes vivants, se traînant péniblement à l’aide d’un bâton
; ils n’étaient plus enchaînés, parce qu’ils ne pouvaient plus se sauver. La souffrance et les privations de
toute sorte étaient peintes sur leurs visages décharnés, et tout indiquait qu’ils se mouraient bien plus de faim
que de maladie. Aux larges cicatrices qu’ils portaient sur le dos, on voyait de suite ce qu’ils avaient souffert
de mauvais traitements, de la part de leurs maîtres qui, pour les faire marcher, ne leur épargnent pas les
distributions de bois vert. D’autres, couchés dans les rues ou à côté de la maison de leur maître qui ne leur
donnait plus de nourriture, parce qu’il prévoyait leur mort prochaine, attendaient la fin de leur misérable
existence.
Mais c’est surtout du côté du Tanganyika, dans l’espace inculte, couvert de hautes herbes, qui sépare le
marché des bords du lac, que nous devions voir toutes les horribles conséquences de cet abominable trafic.
Cet espace est le cimetière d’Oujiji, pour mieux dire, la voirie où sont jetés tous les cadavres des esclaves
morts ou agonisants. Les hyènes, très abondantes dans le pays, sont chargées de leur sépulture. Un jeune
chrétien, qui ne connaissait point encore la ville, voulut s’avancer jusqu’aux bords du lac ; mais, à la vue des
nombreux cadavres semés le long du sentier, à moitié dévorés par les hyènes ou les oiseaux de proie, il
recula d’épouvante, ne pouvant supporter un spectacle aussi affreux.
Ayant demandé à un Arabe pourquoi les cadavres étaient aussi nombreux aux environs d’Oujiji, et pourquoi
on les laissait aussi près de la ville, il me répondit sur un ton naturel et comme s’il se fût agi de la chose la
plus simple du monde : “Autrefois, nous étions habitués à jeter, en cet endroit, les cadavres de nos esclaves
morts, et, chaque nuit, les hyènes venaient les emporter ; mais, cette année, le nombre des morts est si
considérable que ces animaux ne suffisent plus à les dévorer : ils se sont dégoûtés de la chair humaine !!!”
Est-ce assez, mes très chers frères ? Pour exciter votre indignation et votre horreur, oui, sans doute ; mais,
pour la vérité, il faut davantage. Stanley raconte, dans son dernier ouvrage, Cinq années au Congo, que, la
première fois qu’il descendit ce fleuve, il y avait, autour de Stanley-Falls, un pays grand, dit-il, comme
l’Irlande, et peuplé d’un million d’habitants ; et quand il y revint, peu d’années après, il trouva le pays désert
et ravagé, et il ajoute ce détail, que sur un million d’habitants, les témoins oculaires lui avaient affirmé qu’il
n’en avait échappé que cinq mille. Il fait ensuite ce calcul que sur deux cents habitants, un seul avait échappé
à l’esclavage ou à la mort
Rien ne s’était vu jusqu’ici, à ce degré, sur aucun point de l’Afrique. Les chiffres de Livingstone et de
Cameron, qui faisaient déjà frémir, n’étaient que peu de chose à côté de celui-ci. Ils disaient : cinq hommes,
dix hommes tués pour un esclave ; et sur le Congo, Stanley dit “Deux cents !” Ah ! Mes très chers frères on a
vanté la largeur des eaux de ce fleuve, mais elles auraient pu tarir, et, en réunissant tout ce sang versé, on
l’aurait vu, un moment, continuer à rouler les mêmes flots.
Mais ceci n’est encore que le nombre des victimes. Il faut surtout parler de leurs souffrances. Ce que je vais
dire est affreux, il est vrai, mais cela est nécessaire. Pour sauver l’Afrique intérieure, il faut soulever enfin la
colère du monde.
Inutile de vous parler des horreurs sans nom de la chasse à l’esclave et de la marche des caravanes ; des
incendies allumés dans les jungles pour forcer ceux qui fuient à se livrer aux bourreaux ; de la faim de ceux
qu’on laisse de longs jours sans nourriture ; des pieds déchirés, ensanglantés par les marches cruelles. Je l’ai
déjà décrit, vous pourrez le lire dans mes précédents discours.
En Afrique, une fois dans la maison de leurs maîtres, le sort des esclaves n’est pas plus doux
Mais on a dit que, du moins, une fois dans la maison de leurs maîtres, le sort des esclaves africains est plus
doux. Je l’ai dit moi-même pour les contrées musulmanes de l’Asie. Mais, dans l’intérieur de l’Afrique, dans
les territoires dont je parle et qui sont maintenant connus sous votre nom, le nom d’un peuple chrétien, leur
sort n’est pas moins horrible que dans les caravanes ou sur les marchés. Je n’irai pas bien loin chercher mes
preuves, je ne vous parlerai, au milieu de tant d’autres faits dont nous avons été les témoins, que de faits que
j’ai appris, hier même, dans votre Bruxelles, de témoins oculaires revenus du Congo. Ils sont ici et peuvent
me démentir.

L’un d’eux m’a rapporté que, le jour même de son arrivée sur les terres du Congo belge, au Tanganyika, un
chef arabe était mort. Or, il avait vu vingt esclaves enterrés vivants avec leur maître. Personne ne s’en
émouvait. C’est l’usage du pays, disait-on. Il n’est que trop vrai, et cet affreux usage est toujours debout. Un
de mes missionnaires, qui est venu me retrouver ici, me disait, de son côté, qu’un jour, un chef voisin de sa
Mission, pour l’engager à le visiter et à se fixer près de lui, lui promettait de faire brûler vivantes, en son
honneur, devant sa hutte, huit de ses femmes esclaves. Il s’étonnait de l’indignation du prêtre à une
proposition si horrible, tant elle lui paraissait naturelle. Enfin, car je veux en finir, près du Tanganyika, il y a
un autre chef, un monstre. On l’appelle le roi Wemba, du nom de son territoire, et il est, comme par une
sanglante ironie, amateur de musique autant qu’il est amateur de sang. Or, sa musique principale, un peu
comme partout dans notre Afrique, ce sont les tambours. Mais il trouve les baguettes en bois trop dures pour
son oreille, et, afin d’avoir des sons plus doux, il en a voulu de nouvelles. Pour cela, il a fait couper les mains
des esclaves destinés à son abominable orchestre, afin qu’ils battent leurs instruments avec leurs moignons.
Et vous trouveriez que ce n’est pas mon devoir de Pasteur de mettre un terme à de semblables infamies ! Des
sages m’ont représenté que je me tue, avec mes voyages et mes discours. Mais je ne me tairai et ne
m’arrêterai point. J’ai fait le serment de David, j’ai fait le vœu de ne plus donner de repos ni à mes pieds ni à
ma voix, jusqu’à ce que j’aie soulevé d’indignation, sur ces horreurs de l’Afrique, l’univers chrétien tout
entier.
Et je n’ai pas tout dit. Je n’ai pas parlé des esclaves encore transportés, à l’heure présente, dans le nord de
l’Inde, au golfe Persique, en Arabie, dans les îles de l’Océan Indien. La traite maritime est abolie pour
l’Amérique. Dans l’Océan Indien lui-même, les vaisseaux britanniques ferment la voie aux barques arabes ;
mais les dahous (c’est leur nom) ont là de faibles distances à parcourir. Ils ont, pour eux, les ténèbres de la
nuit, et, à leur faveur, ils échappent souvent aux poursuites.
C’est ainsi qu’on trouve encore les esclaves tellement pressés qu’ils semblent ne plus former qu’une masse
unique, enfoncés dans des cales obscures où, pour les cacher aux croiseurs, on les étouffe, en les couvrant de
tout ce qui peut dissimuler leur présence. On va même jusqu’à les coudre dans des voiles ou dans des sacs,
et, ainsi liés, mourant de faim et de soif, les vivants attachés aux morts, la petite vérole et la lèpre achevant
l’œuvre infâme, ceux qui survivent vont enfin peupler les harems des musulmans de l’Asie.
Mais les souffrances et la mort de tant d’êtres humains ne sont pas encore le pire. Le pire, c’est la dissolution
sociale qui en est la conséquence, parce que, pour entretenir la chasse, il faut entretenir les divisions, les
haines parmi les chefs noirs et changer en un désordre affreux la vie patriarcale dont ils vivaient.
Que faire donc, en présence d’un tel spectacle ? Une parole fameuse peut résumer le sentiment dont je
voudrais vous animer tous. C’est la parole d’un roi de la Gaule Belgique, né près de vos aïeux, à Tournai,
peut-être, où son père est mort. Clovis donc, pendant qu’on l’instruisait de la foi chrétienne et qu’on lui
racontait la Passion du Sauveur et les cruautés des déicides : “Ah ! s’écria-t-il tout d’un coup, en tirant sa
framée, que n’étais-je là avec mes Francs !” Fils de Clovis, Belges catholiques, Jésus-Christ est crucifié
encore une fois sur les plateaux de l’Afrique, dans la personne de ces millions de noirs. Les cruautés ne sont
pas moins grandes, l’abandon est le même ; répétez, répétez la parole de votre vieux roi et soyez là avec
votre courage et avec votre foi !
II
Mais que viens-je donc pratiquement demander de vous ?
Permettez-moi d’en préciser maintenant les conditions et de vous montrer comment rien n’est plus simple en
soi et ne peut être plus efficace.
Dans mes conférences passées, en France et en Angleterre, j’ai dû me tenir dans les vues générales, parce
que, là, l’heure de l’action décisive ne me paraissait pas venue. Je me suis contenté d’y exposer ma pensée
principale, à savoir que c’est aux gouvernements européens qu’incombe le devoir de supprimer l’esclavage
dans cette Afrique dont ils se sont emparée, et que ce n’est qu’à leur défaut qu’il y faut employer les

associations privées. Chez vous, c’est différent. Vous êtes en présence de provinces qui agonisent, pour
répéter la parole que je vous ai déjà dite, en vous parlant du Haut-Congo. Il faut donc leur venir sans retard
en aide, et agir, non pas demain, mais aujourd’hui, sous peine de voir tout périr. Du reste, en répondant à cet
appel, vous répondrez aux désirs de votre Roi, et non seulement à ses désirs, mais à ses lois mêmes. Il me
suffira, pour vous le prouver, de vous lire ces deux articles de l’Acte constitutif approuvé par Lui, à Berlin,
pour la fondation de l’État du Congo, et accepté ensuite par toute l’Europe, comme base de la Constitution
des nouveaux États africains.
Voici l’article sixième de cet Acte fondamental :
“Toutes les Puissances exerçant des droits de souveraineté ou une influence dans lesdits territoires
s’engagent à veiller à la conservation des populations indigènes et à l’amélioration de leurs conditions
morales et matérielles d’existence, et à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la traite des
noirs : elles protégeront et favoriseront, sans distinction de nationalité ni de culte, toutes les institutions et
entreprises, religieuses, scientifiques ou charitables, créées et organisées à ces fins”.
Et maintenant voici l’article neuvième, plus explicite encore quant à l’abolition obligatoire de l’esclavage :
“Conformément aux principes du droit des gens, tels qu’ils sont reconnus par les Puissances signataires, la
traite des esclaves étant interdite et les opérations qui, sur terre ou sur mer, fournissent des esclaves à la traite
devant être également considérées comme interdites, les Puissances qui exercent ou qui exerceront des droits
de souveraineté ou une influence dans les territoires formant le bassin conventionnel du Congo déclarent que
ces territoires ne pourront servir ni de marché, ni de voie de transit pour la traite des esclaves de quelque race
que ce soit. Chacune de ces Puissances s’engage à employer tous les moyens en son pouvoir pour mettre fin
à ce commerce et pour punir ceux qui s’en occupent.”
Tout ce que l’on peut désirer est là : la prohibition formelle de la traite, le châtiment de ceux qui la
pratiquent, la liberté et la protection de toutes les œuvres chrétiennes établies pour l’abolir. En France et en
Angleterre, j’ai rappelé les conventions du Congrès de Vienne et de la Conférence de Vérone, où la Belgique
d’ailleurs n’assistait pas. Ici je n’en veux même pas parler. L’Acte constitutif du Congo est plus formel
encore.
Mais, avec une telle loi, comment expliquer ces provinces dévastées, ces malheurs des noirs, tels, selon
l’expression d’un écrivain anglais, “qu’on n’en trouve point de pareils sous le ciel ?” Comment, mes très
chers frères ? D’une manière bien simple, mais qui, hélas ! retombe encore sur vous, en partie. C’est que les
gouvernants ne peuvent tout faire ; que leurs ressources, si larges qu’elles paraissent, s’épuisent ; enfin, que,
lorsqu’ils ont fait tout ce qu’elles permettaient, ils s’arrêtent par un principe de sagesse et de justice
distributive. Il leur suffit, pour avoir rempli leur devoir, d’avoir ainsi indiqué le but et montré le chemin de
l’honneur. Quand ils ont fait tout ce qui est en eux, c’est aux peuples à suppléer à leur glorieuse impuissance,
et, quand il s’agit d’une œuvre religieuse comme celle-ci, aux catholiques. Et vous, chrétiens de la Belgique,
rappelez-vous l’apologue du Sauveur : “Cum autem dormirent homines.” Ne pouvant faire tout à la fois,
ayant obtenu trop peu de vous, il a fallu concentrer tous ses efforts sur le Bas-Congo, laisser, pour un temps,
le Haut-Congo sans un seul administrateur belge, et, en fin de compte, abandonner ainsi, momentanément, à
“l’ennemi” cette portion de l’État Indépendant. C’est ainsi que l’ivraie a pu être semée ; mais, devant cette
marée sanglante qui monte, je viens, moi, comme Pasteur, faire ce qu’un autre ne peut faire, et vous crier
avec l’Apôtre : “II faut sortir de ce sommeil” qui vous déshonorerait désormais.
Cet appel, je l’adresse, du haut de cette chaire, à l’opinion de la Belgique entière, afin qu’elle se fasse
entendre ;
À ceux qui ont l’autorité, afin qu’ils prennent la mesure vraiment efficace et vraiment simple qui peut tout
arrêter ;
Aux jeunes hommes, afin qu’ils soutiennent, par leur dévouement personnel, les mesures décrétées par le
pouvoir ;

À la charité des chrétiens, afin qu’ils prennent assez sur leur superflu pour permettre à ces croisés nouveaux
de se rendre au combat et, s’il le faut, au martyre.
Mon premier appel est donc à l’opinion. Elle est la reine du monde. Tôt ou tard, elle force tous les pouvoirs à
la suivre et à lui obéir. Mais, chez vous, l’opinion n’a pas suffisamment parlé jusqu’ici.
Acceptez-vous encore, Belges chrétiens, de recevoir plus longtemps, sans frémir, les échos de ces boucheries
? Acceptez-vous que des milliers de créatures humaines soient ainsi réduites en esclavage, privées de leur
liberté, ce premier bien de l’homme, entraînées au loin sur les marchés où elles agonisent, entassées dans de
noirs bateaux, dispersées aux quatre vents du monde musulman, les mères séparées des enfants, pour servir,
les uns et les autres, à de honteuses débauches ? Acceptez-vous que des provinces entières soient dépeuplées
?
Disons tout. Voulez-vous en porter le déshonneur devant l’histoire ? Voulez-vous qu’un jour Dieu vous
réclame le sang de vos frères ? Voulez-vous qu’au jour des justices II vous dise, comme II en menace dans
son Évangile : “Loin de moi ! Car j’ai été opprimé, et vous n’êtes point venu à mon aide ; j’ai été enchaîné,
et vous ne m’avez pas délivré ; j’ai été torturé, et vous n’avez pas eu pitié de moi ; on a versé mon sang, et
vous l’avez laissé couler”
Ah ! Sans doute, vous pourrez répondre, comme II vous le suggère Lui-même : “Et quand donc, Seigneur,
vous avons-nous vu dans l’oppression, dans l’esclavage, dans les tortures, dans le sang ?”
Mais il Lui suffira de dire, pour vous confondre : “C’est avec les Noirs, avec vos Noirs, que j’ai souffert et
que vous m’avez abandonné.”
Enfin, mes très chers frères, avez-vous oublié, comme saint Paul vous l’enseigne - c’est la règle de la
solidarité chrétienne - que, quand un membre souffre dans ce corps immense de l’humanité, tous les autres
lui doivent compatir ? Avez-vous le sentiment de la liberté, de la dignité, de la grandeur de notre nature ? Où
êtes-vous nés pour accepter que l’on s’endorme sous le joug de l’esclavage ? Peuple de la Belgique, tu es le
dernier, ce semble, à qui de semblables questions puissent être adressées ! L’amour de la liberté, la noble
fierté humaine, tu les as montrés à toutes les pages de ton histoire, et si tu es aujourd’hui un peuple libre,
jouissant de tous les droits de la conscience, tu le dois à l’horreur de la servitude et au sang que tu as versé
pour ton indépendance !
Je ne veux donc pas croire que ces sentiments d’indifférence existent dans le cœur d’un seul d’entre vous,
lorsqu’il s’agit des souffrances, de la servitude et de la mort de tant de millions d’hommes. C’est donc à vous
que je fais appel. Vous avez une voix, roulez-la comme un tonnerre, jusqu’à ce qu’elle soit écoutée. C’est à
ceux surtout qui parlent, tous les jours, à leur pays et aux diverses fractions qui le constituent, que je
m’adresse en ce moment. Membres de la presse belge, que je suis heureux de voir dans cet auditoire, je sais
ce qui, sur d’autres points, nous divise et ce qui sépare de moi plusieurs d’entre vous. Mais ici, il ne peut y
avoir de divergences ; cette cause est de celles sur lesquelles nous sommes tous d’accord, parce que c’est la
cause de la pitié, de la justice et de la liberté. Servez d’écho aux voix plaintives qui vous arrivent d’au-delà
des mers. Ce sont celles de deux millions d’hommes qui périssent, chaque année, sur toute la surface de
l’Afrique. Imitez vos frères de l’Angleterre. J’arrive de ce grand pays. Moi, cardinal catholique, j’ai parlé au
milieu d’auditeurs protestants, dans ce costume qui, il y a un siècle, aurait été couvert de leurs huées ; mais,
dans cette pourpre qui couvre mes épaules, ils ont vu, sans doute, le sang de tout un continent pour lequel je
venais implorer leur pitié, et ils m’ont entouré de leurs sympathies et de leur respect. Je ne sache pas un seul
journal de Londres qui n’ait joint sa voix à la mienne. Il en sera de même dans votre Belgique !
Si un peuple peut parler tout entier, il ne peut tout entier se déplacer et combattre. Il lui faut des volontaires
qui s’offrent et combattent pour lui. Ce sont eux que je cherche maintenant du regard parmi vous.
Mais, avant de m’adresser à eux, laissez-moi protester, tout d’abord, puisque j’ai parlé de combat et que je
propose une croisade, contre une conséquence qui en a été faussement tirée. On a dit : “Vous demandez
l’emploi de la force et, par conséquent, une nouvelle effusion de sang ! Jusqu’ici c’était la main des Arabes

ou de leurs auxiliaires qui le répandait ; vous y voulez, de plus, la main des chrétiens.” À la vérité, si ce
malheur était temporairement nécessaire, je ne reculerais pas devant une si douloureuse nécessité ; car le
sang jusqu’ici répandu à flots est le sang innocent, le sang des petits et des faibles, et maintenant le sang des
bourreaux qu’il faudrait répandre est le sang d’affreux criminels.
Ce que je demande est, du reste, tout le contraire, et ici j’oserai donner le conseil de mon humble mais
longue expérience à ceux qui exercent l’autorité. Il leur est facile de rendre impossible, dans l’intérieur de
l’Afrique, la continuation de l’effusion du sang, en prenant une mesure infaillible, qui ne dépend que de leur
volonté. C’est la mesure que la France a prise avec succès dans sa colonie musulmane de l’Algérie. Elle lui
doit d’y garder la paix entre tant de races diverses. Cette mesure est d’enlever aux Arabes et aux métis qui
sont dans l’intérieur, le droit d’y porter désormais les armes.
On demandait, un jour, à un musulman esclavagiste comment il pénétrait dans le cœur de l’Afrique et quel
était le souverain de ce pays. “Le souverain de l’Afrique intérieure, répondit-il en montrant son fusil, c’est la
poudre !”
Jamais réponse ne fut plus vraie, et, si ceux qui gouvernent ces immenses territoires ne le comprenaient pas,
ils y verraient régner la barbarie.
Donc, interdire le port des armes à feu et, par conséquent, celui de la poudre aux Arabes et aux métis, qui
seuls dirigent, en Afrique, la chasse à l’esclave, les punir, s’ils ne se soumettent pas, du bannissement
immédiat, c’est tout le sang que je demande. Le bras des princes a, sans doute, le droit de le répandre pour le
salut social ; mais l’Église ne le peut jamais, et, selon la maxime d’un de nos plus saints évêques de France,
c’est en sachant mourir, et non en versant le sang, que la religion de Jésus-Christ s’est établie dans le monde.
Je le répète : défense aux musulmans de porter, dans un État où, d’ailleurs, ils ne sont que des étrangers, des
armes dont ils font cet horrible usage ; le bannissement, s’ils désobéissent ; et, en peu de temps, tout
l’intérieur de l’Afrique européenne sera débarrassé des trois ou quatre cents démons (ils ne sont pas
davantage, en tout, dans toute l’Afrique intérieure, sachez-le) qui, assistés des noirs qu’ils ont formés et
qu’ils traînent après eux, l’oppriment, la désolent et la couvrent de sang humain. J’en dis tout autant pour les
nègres instruits à l’assassinat, et je n’admettrais, du reste, personne, si j’avais une autre autorité que celle de
la prière, à porter les armes dans le Congo belge, que ceux qui en auraient reçu mission ou, du moins,
autorisation formelle de l’État. C’est là un principe de droit public. En Belgique et en France, on le pratique à
l’égard même de ceux qui ne poursuivent que d’innocents oiseaux ; et dans l’Afrique, par une aberration
lamentable, on ne l’imposerait pas à ceux qui pratiquent publiquement la chasse impie !
C’est maintenant que je m’adresse à vous, jeunes gens qui voulez entrer dans cette croisade. Pour assurer
l’exécution d’une telle mesure et imposer ainsi la paix, le Gouvernement du Congo a besoin d’une force qui
l’appuie, non pour verser le sang, comme vous venez de le voir, mais, au contraire, pour l’arrêter. Il ne peut
pas espérer que les esclavagistes arabes ou métis, que les nègres qu’ils entraînent, obéissent à sa loi et se
désarment d’eux-mêmes. Il faut à côté d’eux une force qui leur inspire enfin la crainte et les fasse obéir.
Si les troupes belges pouvaient légalement être envoyées au Congo, elles suffiraient à ce rôle.
Mais votre Constitution l’interdit, et on ne peut espérer y avoir d’autres Européens que des volontaires. Il
faut donc qu’il se trouve, parmi vous, des chrétiens vaillants, prêts à tout sacrifier, même la vie, pour arrêter
ce sang qui coule à flots. Il faut que, par amour de l’humanité, ils renoncent aux joies de la famille, de la
patrie, de leur Belgique, pour aller, au nom de leur Dieu, faire cesser tant et de si affreuses misères.
Où les demanderai-je avec plus de confiance que dans ce pays de la générosité chrétienne Je n’ai point, en
effet, de compensations humaines à leur offrir, ni dignités, ni honneurs, ni richesses, mais seulement la
récompense que Dieu réserve à ceux qui ont tout sacrifié pour leurs frères : à savoir, la joie ineffable d’avoir
sauvé la vie de son semblable, aux dépens de sa propre vie. En sauver un seul, c’est déjà mériter cette pure
joie ; mais en arracher des millions à une telle mort, que ne serait-ce pas, surtout au moment de finir !

Ces héros, je n’en demande, du reste, en ce moment, qu’un petit nombre. Cent suffisent pour délivrer les
provinces du Haut-Congo. Les contrées qu’il faut préserver, à côté du Manyéma et du Tanganyika, envoient
présentement tous leurs esclaves aux rives de l’Océan Indien et sur les marchés de l’Ounyanyembé. Il suffit
de fermer aux esclavagistes la route des caravanes pour rendre impossible la continuation de leur commerce.
Or, le lac Tanganyika, avec ses cinq cents kilomètres, suffit à barrer le chemin, s’il est bien défendu. Il ne
faut qu’un vapeur armé sur ses eaux, des troupes volantes à ses extrémités, et, pour cela, cent Européens
suffisent, en leur adjoignant, pour former des milices régulières, les Noirs déjà chrétiens ou catéchumènes de
nos missions.
Besoin de volontaires sans reproche
Mais, si le nombre est faible, en revanche, la qualité doit être excellente. Entendez ceci, jeunes gens. Il ne
s’agit pas d’envoyer, au milieu des noirs, des hommes qui cherchent les aventures ou qui fuient les
conséquences de celles qu’ils ont pu avoir. Le remède serait plus dangereux que le mal. L’immoralité,
l’indiscipline, le scandale, car tout cela va bientôt de concert, accompagneraient ces prétendus volontaires, et
nous reverrions les désordres qui ont désolé longtemps l’Amérique. Ce qu’il faut donc, ce sont des hommes
dignes, non seulement par leur courage et leur vigueur, mais encore et surtout par leurs vertus, par leur foi,
par une vie tout entière sans reproche, d’une mission aussi noble.
Du reste, un règlement complet et précis fera bientôt connaître toutes les conditions pratiques de ces
engagements
J’ajoute que l’ancienne route de Zanzibar, qui a été si funeste à nos premiers missionnaires, peut être
désormais remplacée, pour arriver aux hauts plateaux, par une route plus courte et plus commode. Par le
fleuve Zambèze et son affluent le Chiré, on parvient, sur des bateaux, sans fatigue et sans forêts fiévreuses,
jusqu’au nord du lac Nyassa ; et, une fois là, on est sur le plateau même du Tanganyika, où l’air est pur, le
climat tempéré, la route unie. Et voilà pourquoi, la perte d’une partie des hommes ne menaçant plus, comme
par le passé, les voyageurs européens, on peut se borner, pour commencer, à un nombre suffisant pour tenir
tête, avec le concours des noirs chrétiens, aux esclavagistes arabes ou métis de cette région spéciale, qui, à
coup sûr, n’atteignent pas cent et ne peuvent rien que par les Noirs qu’ils enrôlent.
Mais, le dévouement de nos volontaires chrétiens restant libre et n’ayant point de relations avec l’État, en
dehors de l’obéissance aux lois, que celui-ci jugera convenable d’établir, et à son autorité souveraine, les
volontaires ne recevront rien de lui. D’autre part, votre Roi ne peut, sans imprudence et sans injustice pour
les siens, rien ajouter à ce qu’il a personnellement fait déjà. Ils devront donc tout recevoir des chrétiens, et
c’est là que je vous demande, pour réparer dignement le sommeil du passé, de vous associer tous,
généreusement, Catholiques belges, à une si noble entreprise.
C’est vous qui devez, en ce moment, fournir ce qui sera nécessaire à ces croisés de la miséricorde et de la
pitié. J’ouvre, aujourd’hui même, une souscription générale, du haut de cette chaire, et je m’inscris en tête,
malgré ma pauvreté, en ma qualité de Pasteur. Je vais, en descendant, remettre mon offrande à M. le curé de
Sainte Gudule. Je fais un appel spécial à vos journaux, en leur demandant d’inscrire dans leurs colonnes,
lorsque le moment sera venu, les noms de tous les souscripteurs. Ce sera comme le livre d’or de cette
croisade nouvelle.
On retrouve aujourd’hui, avec orgueil, sur le marbre ou dans nos histoires, les noms des anciens croisés. Vos
descendants liront, un jour, avec la même joie, les noms de ces croisés nouveaux. La première liste sera
publiée dans huit jours. D’ici là, je prie tous ceux qui désirent donner l’exemple, de vouloir bien, soit
remettre à M. le curé de Sainte Gudule, soit m’adresser directement à moi-même, ce dont ils veulent
disposer. Je leur fais remarquer que ce ne doit pas être là une aumône ordinaire, et que, pour équiper, armer,
envoyer en Afrique et y entretenir des soldats, il faut des sommes considérables. Pour une troupe de cent
hommes et l’achat du vapeur qui leur est nécessaire sur le Tanganyika, un million, au moins, est nécessaire.
C’est beaucoup demander, sans doute ; mais on trouvera que c’est peu, lorsque, avec ce million, on peut
sauver un million de créatures humaines.

Et maintenant je n’ajouterai rien, sinon qu’il va se former à Bruxelles une Société nationale antiesclavagiste,
par conséquent composée uniquement de Belges, tous connus de vous par leurs sentiments élevés et par leur
patriotisme. Elle sera libre et indépendante, comme celle de l’Angleterre. C’est cette Société qui, par un
Conseil directeur et des Comités d’action, prononcera sur les demandes d’engagement ; c’est elle qui statuera
sur les règlements intérieurs qui seront, pour le bon ordre, imposés aux volontaires ; c’est elle enfin qui
recevra les offrandes souscrites par vous et qui en disposera par ses votes, de sorte que tout sera vraiment
aussi national que chrétien, dans cette entreprise, et que, dès lors, comme je le demande à Dieu, les
bénédictions du Ciel en reviendront à tout le peuple belge.
J’ai été long, mes frères ; mais on parle longuement (les vieillards surtout) de ceux qu’on aime, et j’aime les
pauvres noirs, dont je suis le Pasteur.
Un dernier mot seulement pour finir.
... En me rendant tout à l’heure dans cette église, j’ai passé devant la statue de ce grand Godefroy de
Bouillon, qui a été le chef de vos croisés d’un autre âge. Je me suis souvenu que, quand il partit pour délivrer
les chrétiens de la Terre Sainte, opprimés par les Sarrasins, et venger le tombeau du Sauveur, il était suivi de
quatre-vingt mille Belges, conduits par les comtes de Flandre et de Hainaut et tout ce que comptait d’illustre
la chevalerie de ce temps. Je me suis souvenu de l’enthousiasme de leur foi, de leur abnégation, de leurs
sacrifices, de leurs souffrances, de leur mort. Mais, en même temps, je me suis rappelé leur gloire. Godefroy,
malgré sa piété, aurait-il ce nom dans l’histoire, et cette statue lui aurait-elle été élevée par vous, au centre de
votre capitale, s’il n’avait tout sacrifié, dans un sentiment de foi sublime ? “Dieu le veut ! Dieu le veut !”,
disait-il avec tout son peuple fidèle ; mais il parlait ainsi d’un Maître qui ne se laisse point vaincre en
générosité et qui récompense, comme seul II peut le faire, ceux qui ont tout sacrifié pour Lui. C’est la même
récompense qu’il réserve à ceux qui concourront à notre croisade nouvelle, et, pour gage de cette
récompense, je vous donne à tous, en ce moment, au nom du Vicaire même de Jésus-Christ, dont je suis ici
l’humble organe, ma bénédiction paternelle.
Ainsi soit-il !
6. Lettre au Président du Congrès des catholiques allemands réuni à Fribourg-en-Brisgau, datée du 28
août 1888
Sa santé l’empêchant de répondre à l’invitation de prendre part au congrès des catholiques allemands, il
envoie néanmoins une lettre où il insiste sur les effets néfastes de la traite qui désorganise complètement
toutes les sociétés africaines, et sur le devoir de rétablir l’ordre et la prospérité pour tous. Ici encore il
s’adapte et prend des exemples de l’histoire d’Allemagne.
...Tant que l’Europe ne connaissait pas les infamies qui lui sont aujourd’hui révélées, les catholiques des
divers États n’y pouvaient rien. Tant qu’ils n’y étaient pas intéressés par la souveraineté nouvelle que leurs
patries ont acquise, ils n’y avaient aucun devoir spécial. Mais aujourd’hui, ne plus agir serait cruel ; se taire
même serait condamnable.
… Il n’est pas nécessaire d’envoyer là-bas des armées nombreuses… Ce qu’elles doivent tenter, en effet, ce
n’est pas de tout occuper à la fois, ou même de tout parcourir mais simplement d’élever des barrières, partout
où les caravanes d’esclaves doivent passer pour se rendre soit aux marchés publics de 1’intérieur, soit aux
marchés secrets de la côte… Ce sont ces troupes mêmes qui seraient chargées de faire exécuter la loi de
désarmement des musulmans et des métis, au fur et à mesure qu’ils se présenteraient avec leur gibier humain.
Dans un temps très court, 1’Afrique serait débarrassée des brigands qui l’oppriment… Je ne parle que du
cœur de l’Afrique. Les populations y sont païennes, les musulmans n’y ont pénétré, jusqu’ici, qu’en très petit
nombre… C’est donc cinq cents musulmans, au plus, à désarmer et à rendre aux pays d’où ils sont venus ;
mais c’est ici qu’il est nécessaire de rappeler les paroles de Cameron (1’explorateur anglais) : “Ce n’est pas
par des discours ni des écrits que l’Afrique sera régénérée, mais par des actes.”

...L’arrêt de la traite, et cela par la force, est nécessaire pour sauver la population dans les régions païennes
de l’Afrique ; mais les maux de l’esclavagisme ne sont pas terminés là. Je l’ai dit déjà, l’effet le plus
déplorable de la traite n’est pas encore la destruction de la vie humaine, c’est surtout la désorganisation
absolue de l’état social primitif qui existait dans l’intérieur de l’Afrique. Les liens qui rattachaient entre eux,
dans un ordre commun, les habitants de ces régions sauvages étaient sans doute élémentaires, mais ils étaient
réels. C’étaient ceux des familles patriarcales. Aujourd’hui, à la suite des invasions musulmanes, de la
capture violente, de la fuite des populations, de l’armement de tant de noirs pour les faire servir d’auxiliaires
au brigandage, tout est en l’air sur ces hauts plateaux autrefois si paisibles. L’ordre, 1’autorité n’y existent
plus, et, pour les sauver, il faut reconstituer l’ordre social lui-même.
C’est l’œuvre fondamentale des sociétés antiesclavagistes catholiques, lorsque l’effusion du sang et de la vie
humaine sera arrêtée par la force qui, seule, je ne le répéterai jamais assez, peut maintenant y mettre fin.
Sans doute, une partie de cette œuvre de reconstitution pourra se faire par la prédication de la foi, telle
qu’elle a eu lieu dans toutes les contrées barbares. La plupart des tribus africaines sont très susceptibles, quoi
qu’on en dise, d’une culture intellectuelle religieuse et morale. Pour moi, d’après les témoignages de mes
propres missionnaires dans toutes celles où ils sont établis, et ils sont les seuls missionnaires catholiques à se
trouver, jusqu’ici, sur ces hauts plateaux du cœur de 1’Afrique, les populations de ces hauts plateaux, qui
sont le vrai type africain, offrent, sous ce rapport, les meilleures espérances.
Je ne parle pas de ce que nous avons vu, il y a deux ans à peine, dans la chrétienté de l’Ouganda, où la
moisson de l’apostolat a germé et mûri presque tout d’un coup, et cela dans des conditions telles que de
nombreux néophytes, presque des enfants, n’ont pas hésité à verser leur sang pour leur foi. En dehors de ces
circonstances où l’intervention d’une force supérieure à celle de l’homme est visible, nous avons trouvé,
chez nos noirs des germes de progrès intellectuel, moral, que nous n’attendions pas.
C’est là, il est vrai, je le répète, le but spécial de la Propagation de la Foi ; c’est pour cela qu’elle reçoit nos
aumônes…
Mais il est un autre côté de cette question de reconstitution sociale, qui est matériel presque autant que
religieux. Il ne suffira pas, comme je l’ai dit, de rendre l’esclavage désormais impossible, il faudra réunir ces
pauvres brebis dispersées, leur donner, par la cohésion, la sécurité, la confiance, 1’exemple du travail. Nulle
part on ne pourra mieux comprendre ce que je veux dire que dans votre Allemagne où, après les invasions de
la barbarie qui avait détruit, sur toutes les frontières, 1’ancien organisme romain, lorsque l’Europe entière fut
couverte de sang et livrée au désordre, on vit s’élever, de distance en distance, au milieu de vous, des centres
de paix et de lumière. C’est autour de vos monastères, éclairés par la sainteté et le génie de saint Benoît, que
les populations vinrent chercher la sécurité et le repos. C’est là que l’on vit renaître vraiment l’ancienne vie
sociale, avec ce caractère incomparable que la foi donna aux institutions du Moyen-Âge. C’est ce qu’il faut
faire dans notre Afrique, pour y réparer les maux de l’esclavage et la rendre à la vie ; c’est le couronnement
logique des expéditions armées. L’œuvre est commencée, du reste, dans les régions les plus voisines du
littoral par une fondation allemande (O.S.B. de la Congrégation de Ste Odile) ; mais celle-ci avait été
devancée dans l’intérieur.
On a vu, on voit en ce moment, autour du Tanganyika, les malheureux débris des populations voisines, si
cruellement dispersées, se grouper de nouveau, autour de nos missionnaires. Ceux-ci, en même temps qu’ils
apprennent aux enfants à comprendre le Saint Évangile, montrent aux pères comment ils peuvent vivre en
paix par le travail. Je rends hommage ici à ce propos au Frère Jérôme Baumeister (Frère Père Blanc du
diocèse de Wurtzbourg)… Il forme des noirs au labour, il leur enseigne à construire au lieu de misérables
huttes, des maisons de pierre, fortes et durables. Il s’occupe des moindres détails. Il a créé un troupeau de
vaches, veaux, fabrique du beurre, du fromage dans une petite colonie agricole de noirs à Kaboua, c’est-àdire à 10 km du lac Tanganyika et de Kibanga (N.-O. du lac) parce que là il n’y a pas à craindre la tsétsé.
Qu’est-il advenu ? Peu à peu des nègres fugitifs se sont groupés autour des missionnaires et des Frères
agriculteurs. Chaque jour, il y arrive de nouveaux Noirs, sachant, par expérience, que, près des Pères Blancs,

comme on les appelle, les esclavagistes les laissent en paix. Et ainsi une population de plusieurs milliers
d’âmes s’est déjà groupée là où il y a dix ans, il n’y avait qu’un désert.
Voilà les fondations qu’il faudrait multiplier. J’en dis autant des orphelinats agricoles pour les enfants
orphelins ou abandonnés. On y pourrait faire ce qu’on fait déjà au Tanganyika, à Tabora, ce que les Pères et
les Frères du Saint-Esprit avaient, les premiers entrepris à Bagamoyo.
Telle est, en résumé, une fois la première œuvre terminée, c’est-à-dire la traite arrêtée, le couronnement que
pourrait lui donner pour la région allemande de l’Afrique orientale, la Société antiesclavagiste dont je désire
tant l’érection…”
7. Extraits de la lettre du 4 novembre 1888 au Comité antiesclavagiste de Cologne
Un peu plus tard il écrit au Comité antiesclavagiste de Cologne, il souligne la racine du mal : la loi de l’offre
et de la demande. Le mal est si profond qu’une action concertée de toutes les nations chrétiennes s’impose.
La racine du mal : la loi de l’offre et de la demande
Tant qu’on pourra trouver à vendre, en aussi grand nombre, ces malheureux noirs, aux prix élevés qu’on en
trouve aujourd’hui dans les pays musulmans, c’est-à-dire au prix de 750 à 1 500 francs par esclave, selon les
distances, la cupidité des traitants saura tourner tous les obstacles et continuer l’infâme trafic de l’Homme…
C’est en effet, une loi économique certaine qu’une marchandise (et, dans 1’esclavage, l’homme n’est plus
qu’une marchandise) est toujours offerte, lorsqu’elle est demandée. Si donc on continue à demander des
nègres à 1’Afrique, elle continuera à en donner… Aucun peuple (européen ou autre) ne pourra suffire, à lui
seul, pour l’empêcher (la traite) par la force, même dans les seules régions qui dépendent de lui. Supprimée
d’un côté, elle renaîtra de l’autre. Si, au contraire, les peuples mahométans ne demandent plus à acheter des
noirs, la traite intérieure tombera d’elle-même... Or, pour vaincre la résistance ouverte ou cachée des
gouvernements musulmans, 1’accord de toutes les Puissance intéressées aujourd’hui à la civilisation des
différentes régions de 1’Afrique, c’est-à-dire de votre Allemagne, (et des autres Puissances), est
indispensable ; Si ces nations se divisent, on n’arrivera à rien de satisfaisant et de complet, et tous les
sacrifices faits… seront inefficaces. J’insiste donc sur l’accord de tous les peuples chrétiens actuellement
représentés en Afrique…
8. Conférence donnée à Rome dans l’église du Gesù, le 23 décembre 1888
Afin d’éviter les répétitions, nous ne reproduisons pas ici les deux premières parties de la conférence où le
cardinal Lavigerie décrit la traite africaine.
Par contre, nous reproduisons le début de la troisième partie où le Cardinal insiste sur les motifs de ses
supplications et clame son indignation :
Motifs de ses supplications
Si je ne puis traiter cette grave question avec tous les détails qu’elle comporterait, je dirai du moins le
nécessaire, et je chercherai à suppléer au reste par une netteté qui portera, je l’espère, la lumière dans vos
esprits.
Et tout d’abord, y a-t-il, en ce moment, obligation, pour les peuples chrétiens, pour vous catholiques, de
venir, dans la mesure du possible, au secours de populations aussi cruellement opprimées ?
Sur ce point, il ne saurait y avoir de doute aux yeux de la foi. C’est la loi même de la charité et de la
solidarité chrétiennes, c’est-à-dire tout l’Évangile.
Non seulement cette loi nous oblige à nous aimer comme des frères, elle nous enseigne que Dieu tient pour
fait à lui-même ce que nous faisons pour ceux qui pleurent, pour ceux qui souffrent, pour ceux que l’injustice
ou la force tient dans les fers. Elle nous enseigne qu’au dernier jour, c’est sur ce précepte que ce Dieu bon
nous jugera, appelant à Lui, pour les récompenses éternelles, ceux qui l’auront secouru dans la personne du

dernier d’entre les hommes, maudissant, repoussant ceux qui auront refusé de le secourir. Vous ne pouvez
donc douter que les chrétiens, instruits des souffrances de tant de créatures humaines, n’aient l’obligation
formelle, absolue de leur venir en aide, dans la mesure de leur pouvoir.
Je me suis déjà expliqué, auprès des autres nations chrétiennes de l’Europe, sur cette obligation sacrée.
Aucune ne l’a mise en doute, aucun fils de l’Église ne l’a niée.
Mais, dans la foule accourue de toutes parts pour remplir ce temple, il y a des hommes qui, peut-être, ne
croient pas comme nous, et je veux m’adresser à eux néanmoins, dans une cause qui intéresse l’humanité
tout entière. L’esclavage, tel qu’il se pratique en Afrique, n’est pas seulement, en effet, contraire à
l’Évangile, il est contraire au droit de la nature. C’est ce qu’affirme, avec une liberté et une vigueur qui n’ont
jamais été dépassées, dans son Encyclique sur l’esclavage, Notre grand Léon XIII : “Contra quod est, dit-il, a
Deo et a natura institutum”.
Or, les lois de la nature ne regardent pas seulement les chrétiens, elles intéressent tous les hommes.
Voilà pourquoi je fais appel à tous, sans distinction de nationalités, ni de partis, ni de confessions religieuses.
Je ne m’adresse pas seulement à la foi, je m’adresse à la raison, à la justice, au respect, à l’amour de la
liberté, ce bien suprême de l’homme, comme l’a dit encore notre Pontife. Sans doute, je plaide aujourd’hui
cette cause dans un temple et devant des autels, mais je suis prêt à la plaider partout. Je l’ai plaidée dans
Princess Hall, devant les protestants d’Angleterre, dans les salons, devant les philosophes, devant les impies,
et toujours j’ai trouvé dans les cœurs l’écho de ce sentiment que traduisait le poète antique :
Homo sum et nihil humani a me alienum puto (Térence, d’Héautontimorouménos, v. 77). Je suis homme et
rien de ce qui est humain ne m’est étranger. C’est un cri qui est parti de Rome, et qui, lui aussi, a son écho
dans tout l’univers. Je suis homme, l’injustice envers d’autres hommes révolte mon cœur. Je suis homme,
l’oppression indigne ma nature. Je suis homme, les cruautés contre un si grand nombre de mes semblables ne
m’inspirent que de l’horreur. Je suis homme, et ce que je voudrais que l’on fît pour me rendre la liberté,
l’honneur, les liens sacrés de la famille, je veux le faire pour rendre aux fils de cette race infortunée la
famille, l’honneur, la liberté.
Ce que je dis des hommes isolés, de chacun de vous, en particulier, mes très chers frères, je le dis des
peuples, et je ne fais, je le sais, qu’interpréter leurs vœux, en criant, chaque jour, aux quatre vents du ciel :
Assez de sang ! Assez de captures impies ! Assez de larmes ! Assez d’enfants enlevés à leurs mères ! Assez
d’hommes arrachés à leurs villages, à la paix du foyer domestique, pour être jetés à la discrétion d’un maître
cruel, aux infamies de la débauche ! Assez, non seulement au nom de la religion, mais au nom de la justice,
de la solidarité, de la nature humaine et de Celui qui a tracé sa loi dans nos cœurs !
Mais il faut aller plus loin et affirmer nos devoirs envers la civilisation même et le progrès du monde. Dieu
nous les a imposés, en nous plaçant sur la terre. S’il a, comme le disent nos Saintes Lettres, livré le monde à
nos libres recherches et à notre empire, c’est pour que nous travaillions à l’améliorer et à l’embellir, et
chacun de nous est appelé à le faire au sein de la nation dont il est le fils. Mais il ne s’agit pas ici d’un seul
peuple ; il s’agit de tout un continent, et cela dans des circonstances où l’Afrique est le complément
nécessaire des contrées dont la population étouffe désormais, dans des limites trop étroites, l’espérance d’un
commerce à qui des régions si riches promettent les produits naturels du sol, et demanderont, un jour, en
échange, tout ce que préparent nos manufactures et nos industries.
C’est le quart du globe terrestre qu’un fanatisme chaque jour croissant tente de séparer à jamais de nous.
Point de doute ! Je le répète ; il n’y a pas dans l’ancien monde un peuple digne de ce nom, il n’y a pas un
homme qui ne comprenne le devoir de cette croisade de salut, de miséricorde, de pitié, de progrès, de
civilisation, de justice, qui ne comprenne que ce devoir lui est imposé par le nom d’homme, et par l’ordre
établi de Dieu :
Homo sum et nihil humani a me alienum puto. Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est
étranger.

9. Allocution prononcée le jour du Vendredi Saint, 19 avril 1889, dans la cathédrale d’Alger
Les méfaits de la traite assimilés à la passion de Jésus
Le Vendredi saint 1889, dans son homélie, le Cardinal ne se contente pas de décrire les méfaits de la traite, il
l’assimile à la passion de Jésus, développant ainsi les motivations chrétiennes (et non seulement humaines)
de son engagement.
Chargé, comme je le suis par le Saint-Siège, de plaider la cause des pauvres esclaves africains, j’ai pensé que
rien n’était plus propre à appeler votre pitié sur leurs souffrances que de les placer, aujourd’hui, sous la
protection des souvenirs de la Passion du Sauveur…
Ils continuent, eux aussi, ces esclaves, leur passion douloureuse, livrés à d’infâmes bourreaux qui les
traquent de toutes parts comme des bêtes fauves, qui les vouent aux plus affreuses tortures, à la captivité, aux
hontes d’une débauche sans nom, à la mort. Je sais ce que l’on peut dire du triste abaissement où ils sont
tombés, durant tant de siècles de barbarie ; mais je sais aussi que rien ne saurait légitimer les affreux
supplices qu’ils endurent. Puissent-ils même, d’ailleurs, être coupables de tout 1’abrutissement que leurs
oppresseurs leur attribuent, nous devrions encore dire d’eux, comme Notre Seigneur : “O Dieu, pardonnezleur, ils ne savent pas ce qu’ils font !” ...
Rappelez-vous, mes très chers frères, ce que je viens de révéler à l’Europe. Depuis environ un quart de
siècle, plus de vingt millions de victimes ont été livrées à l’esclavage et à la plus horrible mort. Lorsque j’en
ai tracé le tableau, d’après les récits des explorateurs et des missionnaires, partout j’ai soulevé l’horreur. J’ai
pu calculer, d’après les témoins oculaires, que deux millions de créatures humaines disparaissent ainsi
chaque année. Vous entendez, très chers frères ? Deux millions d’hommes, comme nous créatures de Dieu,
c’est-à-dire cinq mille Noirs environ, massacrés, enlevés, vendus, chaque jour, si l’on compte les victimes de
toute l’Afrique (l’Afrique équatoriale, orientale, Soudan occidental et oriental, Maroc). Ce n’est pas assez.
Le massacre et l’incendie sont partout. C’est la destruction de tout un continent. Et cependant, malgré les
clameurs indignées de tout ce qui mérita, encore sur la terre, le nom d’homme et celui de chrétien, ces
horreurs continuent et se multiplient…
O Dieu, l’histoire a-t-elle jamais constaté un tel excès d’infamies ? Et si je voulais tout dire, si je voulais
démasquer un jour, les hypocrisies, les noms qui se cachent, les lâchetés, les calculs impies, les ambitions
des uns, l’indifférence inhumaine des autres ; quel cri d’horreur et de malédiction dans le monde civilisé !
La voilà donc renouvelée, vraiment, pour toute une race infortunée, la Passion cruelle du Sauveur. Tous les
traits s’y retrouvent. Je pourrais les marquer un à un. Rien n’y manque, ni les Hérode, ni les Pilate, ni les
Judas, ni la cruauté des flagellations, ni les insultes lâches, ni la croix.
Jamais on n’avait rien vu dans des proportions si abominables. À Jérusalem, le Calvaire était le sommet
d’une colline. Elle ne portait que trois croix. En Afrique, c’est un continent immense. Le sang y coule de
toutes parts, des veines de millions de Noirs, mêlé aux larmes des mères devant lesquelles on massacre leurs
fils. L’abandon cruel, de parti pris, est pratiqué, honteusement prêché même par quelques-uns qui trouvent
qu’on peut bien laisser se continuer, sans s’émouvoir, ce qui dure depuis tant de siècles, et qui ne rougissent
pas de le déclarer au monde ! Dans l’Afrique intérieure, le cri de désespoir du Calvaire sort de toutes les
poitrines : “Pourquoi sommes-nous abandonnés ?” Et, chose plus triste encore, nous commençons à deviner,
jusqu’au sein de l’Europe, la cupidité, la débauche, la haine prêtes à s’unir pour la continuation de ce long
martyre. C’est ce que font, à leur manière, non seulement les Musulmans de la Turquie, mais ceux qui,
ailleurs, ont entrepris de défendre 1’esclavagisme, par amour de l’or ou, peut-être par opposition à notre foi.
Leurs calomnies, leurs fables, leurs sophismes semblent braver la honte, pour reconstituer, comme on l’a vu
déjà dans les luttes du commencement de ce siècle, le Parti Infâme des Négriers (1).
(l) Ce parti est poussé par les musulmans qui espèrent garder ainsi, en trompant 1’opinion, les profits et les
débauches de l’esclavage ; par les traitants de toute nation dont le commerce de chair humaine fait la fortune,
avec ses deux cents millions de produits par année ; par les ennemis de l’église, qui se promettent de

l’empêcher de réaliser ainsi la plus belle œuvre d’humanité et de civilisation de ce siècle. Ils trouvent des
complices dans tous les rangs, même dans ceux que l’on s’était habitué à considérer comme honorables,
depuis un Ministre grec de Turquie, qui a osé affirmer, dans une lettre publique, que la vente des esclaves
n’existe plus dans l’empire turc, jusqu’à un ancien Ambassadeur français qui déclare s’appuyer sur son titre
et ses sentiments de catholique, pour conseiller ouvertement aux catholiques de France de s’abstenir dans la
question de l’esclavagisme et de repousser les appels réitérés du Chef de l’Église pour l’abolition de
l’esclavage.
Mais nous, puisque la Passion se continue aussi cruellement dans notre Afrique, je vous demande d’entourer
de votre pitié ce nouveau Calvaire, en souvenir de celui du Christ.
... J’ai lu, au jour de votre Compassion (N.-D. des Sept Douleurs, anciennement le vendredi de la première
Semaine de la Passion), ô Marie, 1’hymne que l’Église vous adresse pour s’unir à vous, au pied de la Croix,
et y invoquer votre secours (le Stabat Mater). J’y ai trouvé, presque à chaque parole, un encouragement à
mes espérances, par la ressemblance même des douleurs de votre Fils avec celles que souffrent aujourd’hui
les Noirs, vos enfants d’adoption. Eux aussi, ils sont attachés à la croix, et à quelle croix ! Depuis le temple
que nous vous avons élevé sur les rives de la Méditerranée (Basilique de N.-D. d’Afrique), elle s’étend
jusqu’à l’autre extrémité de notre continent. Partout les nègres y sont attachés et y meurent dans leur supplice
atroce (Mgr Lavigerie paraphrase ici et applique aux noirs trois strophes du Stabat Mater).
... Tels sont, Mes Très Chers Frères, les sentiments et les pensées qui doivent, en ce moment, en présence du
souvenir de la Passion du Calvaire et de la Passion de l’Afrique remplir vos cœurs et le mien…
Vous prierez, sans doute, indistinctement, pour toutes les régions africaines, lointaines et rapprochées, où les
horreurs de la chasse, de la vente, de la servitude de l’homme existent encore. Vous prierez, surtout, pour les
régions qui nous sont voisines et sur lesquelles s’étend plus particulièrement notre influence ; envers
lesquelles, par conséquent, nous avons à remplir un devoir plus sacré de charité et de justice.
Je vous en parlerai, un jour, longuement, dans une Instruction spéciale que je prépare à cet effet, et je vous
montrerai que, pendant que 1’Angleterre, 1’Allemagne, la Belgique 1’Italie, 1’Espagne, le Portugal ont
ailleurs, par suite de leurs intérêts propres, des devoirs précis à remplir, qui ne nous sont pas également
imposés, nous ne pouvons oublier que, nulle part, les infamies qui déshonorent et désolent l’Afrique, ne sont
plus affreuses, que dans le Sahara et le Soudan, sur les limites de nos possessions du Sénégal, de l’Algérie et
du Protectorat Tunisien.
Si l’emploi de la force ne nous est pas encore possible ou si les jalousies de la politique s’opposent à notre
action, la prière nous reste. Elle ne connaît pas d’obstacles. Elle est libre, comme notre foi, et elle trouve
partout le moyen d’arriver jusqu’au cœur du Dieu du Calvaire. Faisons-la donc retentir tous ensemble sous
les voûtes de ce temple. Elles sont drapées de noir, pour nous rappeler, non seulement la Passion du Sauveur,
mais encore la mort qui plane sur l’Afrique, et la destruction qui la menace…
10. Extraits de la lettre du 8 novembre 1889 à Léopold II, roi des Belges
Dans cette introduction aux “Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste” Lavigerie traite plutôt
des aspects légaux de la campagne. Afin d’éviter les critiques provenant d’états musulmans, il y ajoute des
distinctions intéressantes entre l’esclavage domestique et la traite proprement dite.
La première et la plus grave difficulté qui se présentait, pour une telle organisation (Œuvre antiesclavagiste
ayant un Comité ou Conseil unique international), était la diversité des intérêts et des vues politiques qui
devaient se rencontrer, relativement à 1’Afrique, parmi les diverses nations de l’Europe. Dès le
commencement de ce siècle, notre continent avait été l’objet, de la part des peuples civilisés, de tentatives
généreuses pour introduire la lumière dans ces régions Barbares. Il n’y avait qu’un moyen d’y réussir, celui
d’en assurer la direction et, par conséquent, la souveraineté ou le protectorat… Mais si les gouvernements
européens ont fait ainsi et se disposent à faire des sacrifices considérables, ils doivent s’en réserver les
bénéfices futurs. De là naissent des intérêts dont il faut tenir compte et qui préoccupent à bon droit les

gouvernements et les peuples. Il était donc difficile de songer, sans s’exposer à des rivalités et à des
compétitions fâcheuses, dans le sein même de l’Œuvre, à former Comité ou Conseil unique qui aurait
compris des représentants de tous les peuples, comme cela se pratique pour d’autres œuvres de foi ou de
bienfaisance…
Les Conseils nationaux… sont donc indépendants les uns des autres ; c’est dans leurs nations respectives
qu’ils cherchent et trouvent chacun leurs ressources… Ce qui reste commun, c’est la pensée de l’abolition de
la traite africaine et de 1’esclavage, qui a donné naissance à l’Œuvre elle-même, pensée de civilisation et de
solidarité fraternelle, qui entretient et conserve les liens de sympathie entre les Comités divers… L’Œuvre
antiesclavagiste s’est placée exclusivement sur le terrain de l’humanité et de la religion, elle ne poursuit
qu’un but de charité et de justice.
L’esclavage existe sous toutes ses formes en Afrique : la traite avec la chasse à l’homme et ses marchés
publics, 1’esclavage indigène et traditionnel : il y existe même sous le nom de liberté, car les “travailleurs
libres” ne sont soumis au joug que pour un temps au lieu de l’être pour toujours…
Je propose d’amener graduellement la solution nécessaire, empêcher l’extension de cet esclavage, sans créer
le chaos, faire disparaître ce qu’il y a en lui d’atrocité…
L’esclavage tel qu’il existe chez les noirs n’est qu’un tissu de cruautés et d’infamies. Il n’y a pas de maître
plus barbare pour l’esclave que le maître noir. Il s’arroge le droit de lui infliger tous les supplices. J’ai fait
frémir du haut de la chaire de Sainte Gudule, les Belges qui m’entouraient, en leur citant des traits d’atrocités
commises dans le Congo. Je leur ai parlé, d’après les affirmations de témoins de leur nation. J’ai cité d’autres
exemples non moins odieux…
Il faut ajouter que si les nations chrétiennes ont aujourd’hui rompu à cet égard avec les dernières traditions
du passé et n’acceptent plus chez elles ni la vente, ni le transport, ni même la présence des esclaves capturés
par la traite, il n’en est pas de même, malgré des textes aussi clairs (Acte Général de la Conférence de Berlin,
26 février 1885, art. 6 et 9) des nations musulmanes… Je dois faire cependant ici une distinction entre
l’esclavage tel qu’il existe chez les musulmans, où il a un caractère de douceur et celui qui a existé autrefois
dans l’antiquité païenne, et même dans nos colonies. Je le sais, pour en être, depuis longtemps, le témoin, et
je l’ai dit publiquement jusque dans nos églises. Je tiens, en effet, à rendre complète et ouverte justice à une
population dont je ne suis pas le pasteur, il est vrai, mais avec laquelle je me trouve en rapports en Orient et
en Afrique depuis de longues années…
Distinctions entre l’esclavage domestique et la traite proprement dite
Chez les Musulmans l’esclavage a un caractère de douceur et, si j’osais le dire, de famille, qui ne ressemble
ni aux horreurs de l’esclavage des noirs de l’intérieur de l’Afrique, ni même à celles qui se voyaient dans les
colonies d’Amérique, il y a seulement quelques années. Chez les colons du Nouveau Monde, l’esclavage
était dur, quelquefois féroce. Dans les familles de l’Empire Ottoman, il a un tout autre caractère qu’il tient
des prescriptions mêmes du Coran et de ses principaux commentateurs. Aussi voit-on souvent des esclaves,
même lorsqu’ils le peuvent, comme en Algérie ou en Tunisie, ne pas vouloir quitter leurs maîtres. Leur
travail est modéré, les traitements moins sévères qu’ils ne le sont pour les ouvriers dans la plupart de villes
d’Europe, l’attachement entre maîtres et esclaves plus grand que dans d’autres contrées, entre maîtres et
serviteurs, l’union, l’adoption légales fréquentes.
Mais quoique l’esclavage soit doux et tolérable chez les musulmans, au moins dans l’Empire Turc et dans
l’Égypte, car on n’en saurait dire autant du Soudan et du Maroc, il est certain qu’il donne lieu en Afrique à
des cruautés et à des horreurs sans nom en maintenant la traite et la chasse à l’homme. L’existence de
l’esclavage est reconnue par Mohammed mais seulement pour les captifs pris en guerre, Mohammed enjoint
de bien traiter les esclaves et recommande comme un acte spécialement agréable à Dieu de rendre les
esclaves à la liberté. Le Coran n’approuve pas la séparation du mari d’avec sa femme, ni des enfants d’avec
leurs parents (comme cela se fait ouvertement dans les marchés du Maroc)... La mutilation des enfants pour
les harems est un crime contre Dieu, contre la nature humaine, et le Coran la prohibe…

L’Œuvre antiesclavagiste demande que, conformément au texte précis de l’Acte Général de Berlin, aide et
protection soient toujours accordées, par les Puissances, aux œuvres qu’elle entreprend, et au personnel
qu’elle emploie, quels que soient leur nationalité et leur caractère, religieux, scientifique, ou charitable, pour
arriver à l’abolition de 1’esclavage et, plus tard, à la restauration d’un ordre social régulier dans l’intérieur de
l’Afrique...
Moi-même et l’Œuvre faisons appel non seulement à la foi mais nous nous adressons à la raison, à la justice,
au respect, à l’amour de la liberté, “ce bien suprême de l’homme”, comme l’a dit Léon XIII... “Je suis
homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger”… L’injustice envers d’autres hommes révolte mon
cœur, 1’oppression, les cruautés contre un si grand nombre de mes semblables ; ce que je voudrais qu’on fît
pour me rendre la liberté, l’honneur, les biens sacrés de la famille, je veux le faire pour rendre aux fils de
cette infortunée Afrique...
...Notre Œuvre, en offrant à chacun le moyen, en servant l’honneur et les intérêts de son propre pays, de
servir ceux de l’humanité tout entière.
(En plus de l’argent, il faut des volontaires, mais) “je me hâte de le dire, cependant, cette croisade ne peut et
ne doit être qu’une croisade pacifique. Il ne s’agit pas d’organiser de toutes pièces une expédition armée pour
faire une conquête ou livrer des batailles ; il faut la force, il faut des soldats non pour livrer des combats,
mais uniquement pour maintenir l’ordre, pour interdire aux brigands l’usage des armes, pour fermer la route
aux caravanes d’esclaves. Si j’eusse osé le mot, dès le premier jour, c’est une gendarmerie sacrée que
j’aurais demandée pour l’intérieur de l’Afrique...”
11. Allocution prononcée le 21 septembre 1890 dans l’église Saint-Sulpice à Paris, pour l’ouverture
d’un congrès antiesclavagiste
La teneur de cette allocution diffère des précédentes où le Cardinal visait à mobiliser l’opinion. Ici, il vient
rendre compte de la campagne et de ses fruits.
“À Domino factum est istud. Ceci est l’œuvre de Dieu.” (Ps 117) C’est la parole, que dès le moment où j’ai
dû vous adresser ce discours, mes très chers Frères, j’avais empruntée, par la pensée, au Livre des Psaumes,
afin de caractériser d’un mot les résultats obtenus par l’Œuvre antiesclavagiste dont je viens ouvrir le
Congrès.
Présence d’un témoin
Permettez-moi de les appliquer aujourd’hui tout d’abord à une coïncidence inattendue qui touchera vos
cœurs, comme elle émeut le mien. Dieu nous envoie, en effet, à l’ouverture de ce Congrès consacré au salut
de l’Afrique ou, ce qui revient au même, à l’abolition de l’esclavage, l’un de ses plus zélés apôtres, entouré
des prémices de son apostolat qui sont aussi celles de notre Œuvre. Arrivé hier même inopinément à
Marseille, après une longue traversée, accompagné de jeunes noirs qui ont voulu suivre leur pasteur jusque
dans le pays d’où leur était venue la liberté, Mgr Livinhac a pu s’unir à nous dans cette circonstance
solennelle.
Vous connaissez, mes très chers Frères, ses titres à votre vénération. Après douze années d’apostolat, après
tant de fatigues, tant de voyages, tant de misères, tant de courage et tant de bienfaits, arrêté au milieu d’une
persécution cruelle, où un grand nombre de ses néophytes étaient tombés autour de lui ; dépouillé, enfermé
dans une étroite prison, trouvant à y exercer d’une manière admirable la charité catholique, amenant ensuite
à la foi, comme un autre Clovis le roi barbare qui l’avait persécuté et le faisant rétablir sur son trône ; tout se
réunit, dans cette carrière apostolique, pour exciter votre intérêt, votre admiration. Vous voyez à côté de ce
jeune et saint prélat, dans la personne du vénérable supérieur de Saint-Sulpice, un confesseur de la foi, arrêté
par les méchants, lui aussi, menacé pour sa fidélité à l’Église, d’une mort cruelle ; en sorte que je vois ici en
ce moment l’homme vénérable qui a été le maître, le guide de ma jeunesse, et le pieux évêque dont je suis le
père. Qu’ils me permettent de leur rappeler à tous deux ce que le grand évêque de Carthage, saint Cyprien,
répète partout dans ses Lettres, dans ses ouvrages, que, d’après l’ancienne discipline de l’Église, les

confesseurs remettaient aux chrétiens les dettes contractées par eux vis-à-vis de la justice divine, et de leur
demander en ce moment de m’accorder le bénéfice de leurs prières qui, jointes à celles de tout ce peuple
fidèle, assureront l’efficacité de ma parole.
L’Église a déjà affronté ce fléau
Il y a deux ans, je montais dans cette même chaire, par ordre du Vicaire de Jésus-Christ, pour y commencer
une croisade pacifique contre l’esclavage africain. J’y rappelais alors que l’Église avait eu déjà, à deux
reprises, dans l’histoire, à triompher d’un semblable fléau.
La première fois, la lutte dura des siècles. Elle trouvait, comme je vous l’ai dit, le monde païen en proie aux
passions d’un petit nombre de maîtres cruels qui tenaient le genre humain comme un bétail sous le joug.
Mais, quoique seule et sans autre puissance que celle de la justice et de la vérité, l’Église naissante ne
craignit pas de jeter à ces multitudes opprimées le cri de la délivrance. Elle leur enseigna que le nom
d’esclave devait disparaître de la langue des hommes, parce que, comme l’expliquait plus tard saint
Augustin, ce nom est un nom de châtiment (Nomen servi, nomen poenae), et, si le genre humain était livré à
tant de cruautés et d’infamies, c’est qu’il avait abandonné la voie de la justice ; mais Jésus-Christ, en expiant
nos crimes et nous obtenant le pardon du ciel, nous a rendus libres de l’esclavage de l’homme en nous
délivrant de l’esclavage du péché.
C’est l’écho fidèle de la parole de l’Apôtre des nations que nous transmet ainsi le grand évêque d’Afrique :
“Vous êtes libres ; le Christ vous a délivrés.”
Mais, si la vérité fut proclamée, dès les premiers jours du christianisme, les passions furent lentes à céder
leur proie sacrilège. Ce ne fut que peu à peu que la justice, l’abnégation, la charité triomphèrent. Douze
siècles après Jésus-Christ, l’Église poursuivait encore par la voix de ses Pontifes, de ses Saints, de ses plus
grands hommes, les cupidités expirantes qui maintenaient encore la servitude.
Cette lutte avec le paganisme terminée, une autre, en un sens plus odieuse, parce qu’elle se livrait entre des
chrétiens, commença après la conquête du Nouveau Monde. Elle a duré trois siècles et vient de finir, de nos
jours, par l’abolition de l’esclavage dans le Brésil.
Mais, au moment où nous recevions les assurances de cette dernière victoire, dans la mémorable encyclique
de Léon XIII aux évêques de cette nation, une troisième croisade a commencé. Cette fois elle était dirigée
contre l’esclavage africain. C’est dans cette même chaire que j’en ai donné le signal public, au nom et par
l’ordre du Vicaire de Jésus-Christ.
La campagne actuelle
J’y monte de nouveau en son nom, non plus après dix siècles, comme pour l’esclavage païen, ni après trois
siècles, comme pour l’esclavage d’Amérique, mais, après deux années à peine, pour me réjouir avec vous, de
ce que le monde civilisé a généreusement embrassé une si noble et sainte cause, accepté le combat, tracé ses
lois et ainsi assuré son triomphe. Et je ne trouve, pour exprimer les sentiments de mon cœur, à la vue d’un tel
résultat, que la parole des Psaumes que j’ai placée en tête de ce discours : Ceci est l’œuvre de Dieu : A
Domino factum est istud !
C’est ce que je veux établir à l’occasion de l’ouverture de votre Congrès contre l’esclavage, en vous
exposant ce qui a été fait pour cette grande œuvre jusqu’à ce jour et ce qu’il nous reste à faire encore.
Cette église de Saint-Sulpice me rappelait déjà, dans le passé comme je vous l’ai dit, les circonstances les
plus mémorables de ma vie sacerdotale. C’est sur le pavé de ce sanctuaire que j’ai fait, il y a maintenant plus
de quarante années, à Dieu et au bien des âmes le sacrifice de ma jeunesse, c’est à cet autel que j’ai, pour la
première fois, offert le sacrifice avec le pontife qui venait de m’imposer les mains ; et maintenant SaintSulpice me rappellera, pendant le peu de temps qui me reste à vivre, un nouveau et non moins cher souvenir.
C’est sous ces voûtes que j’ai, pour la première fois, prêché la croisade destinée à implorer sur les noirs de
notre Afrique la pitié de tous les chrétiens. Je remercie Dieu de l’efficacité qu’il a donnée à la voix d’un

vieillard, et de la grâce qu’il m’a faite en me permettant de plaider cette cause, à la fin de ma carrière, aux
lieux mêmes où avait été son berceau.
Ce que j’ai dit ici pour la première fois de l’esclavage africain, a été une révélation pour un grand nombre.
Au fond, cependant, les livres des explorateurs avaient rapporté une partie des maux de notre continent, les
académies s’en étaient entretenues. Les feuilles publiques avaient supputé le nombre des bourreaux et celui
des victimes. Les voyageurs qui revenaient des contrées musulmanes répétaient qu’ils avaient vu les esclaves
noirs se multiplier à mesure que les esclaves blancs diminuaient dans l’Empire Turc, en Égypte, au Maroc,
en Tripolitaine. Mais il semblait, ou que de tels faits n’existassent point en réalité ou que le monde civilisé ne
dût avoir pour eux qu’indifférence.
C’est dans cette situation que, quelques semaines avant celle où je vous parlais ici pour la première fois, une
voix s’était fait entendre. C’était, à la vérité, la voix d’un vieillard parvenu aux extrémités de l’âge, mais
c’était celle du Vicaire de Jésus-Christ. Au moment où il adressait son Encyclique aux évêques du Brésil
pour se féliciter avec eux de l’abolition de l’esclavage et leur recommander l’œuvre de pères et de pasteurs
qu’ils devaient à leur tour accomplir, pour prévenir les désordres d’une révolution sociale, le Pape apprenait,
par une voix lointaine, les horreurs qui ensanglantaient, avec les esclavagistes musulmans, tout l’intérieur de
l’Afrique. Son âme en fut émue, et, reprenant la Lettre qu’il venait d’adresser aux évêques de l’Amérique, il
dénonça avec une rare vigueur de style et de pensée, aux missionnaires, aux évêques, aux princes, aux
peuples, au monde tout entier des crimes sans nombre, qui frappèrent l’univers d’étonnement et d’effroi.
Avec une énergie qui n’avait jamais été surpassée par ses prédécesseurs, il déclarait l’esclavage africain
contraire à la loi de la nature non moins qu’à celle de la religion, il suppliait, il ordonnait à tous, avec la triple
autorité de son suprême ministère, de sa vieillesse, de son autorité sociale, de combattre, de supprimer un tel
fléau.
Mais une lettre ne suffisait point. Nous l’avons vu dans l’histoire du monde, dans celle même de la religion.
Nous savons ce qu’avaient fait les Prophètes, qui écrivaient pourtant au nom de Dieu ; leurs enseignements
n’avaient point franchi les limites d’Israël. Il fallut que Dieu se fît homme et parlât lui-même pour changer
les cœurs. Le Saint-Père voulut donc, à côté des accents de son Encyclique, une voix vivante, un cœur de
chair, comme parlent les Écritures, et il les chercha là où il pouvait espérer les trouver, je veux dire parmi
ceux que le spectacle de tant de larmes, l’écho des cris de tant de fils arrachés à leurs mères, les lamentations
de tant de Rachel, déchiraient depuis si longtemps, jusqu’au fond de l’âme. Et, pour mieux montrer qu’il
n’obéissait qu’à une inspiration surnaturelle, ce vieillard magnanime fit choix, pour un tel ministère, d’un
autre vieillard dont la voix et les forces étaient déjà à demi brisées par les fatigues.
Le parcours de ses prédications
C’est ainsi que je suis venu. J’ai commencé parmi vous pour honorer mon pays par les prémices de mes
prédications, pour répondre ainsi, comme on a bien voulu le reconnaître alors, aux plus anciennes aspirations
de la France vers la liberté et la justice.
De Paris je suis allé à Londres, où le terrain n’était pas moins bien préparé par les traditions de l’Angleterre.
Sa Société contre l’esclavage y a donné le touchant spectacle de deux cardinaux de la Sainte Église Romaine
parlant au milieu d’une assemblée en majorité formée de protestants qui acclamaient leurs paroles. Ce sont
eux qui, après nous avoir entendus, ont sollicité le gouvernement de leur pays d’obtenir de tous les
gouvernements de l’Europe, comme j’en avais proclamé la nécessité, de s’associer pour réprimer et détruire
l’esclavagisme africain. Il suffit pour s’en convaincre de relire le texte même de la résolution qu’adopta le
meeting de Princess’ Hall sous la présidence de Lord Granville.
À Bruxelles, où règne la foi catholique, le succès n’était pas moins sûr. Il l’a été partout où ma voix a pu se
faire entendre, en Hollande, à Rome, à Milan. Les catholiques d’Espagne et du Portugal, ceux d’Allemagne
n’ont pas tardé, non plus, à faire écho à la voix du Vicaire de Jésus-Christ.
C’était lui, en effet, qui parlait par ma voix, qui dirigeait mon action, qui encourageait mes actes par ses
lettres, par ses Brefs, par les marques de sa générosité souveraine.

Depuis plus de deux ans, il n’a pas oublié un seul jour cette grande Œuvre, et il m’adressait encore
récemment un Bref public pour se féliciter de ce que venaient d’accomplir les puissances à la Conférence de
Bruxelles ; pour nous encourager à continuer notre action sur l’opinion publique en faisant appel aux lettres
humaines pour la composition de l’ouvrage le plus propre à hâter l’abolition de l’esclavage Africain.
N’avons-nous pas, en ce moment même, un nouveau gage de ses bénédictions paternelles, dans la présence
au milieu de nous de son éminent représentant en France ?
Mais, cette sollicitude constante du Saint-Père, quel but pratique se proposait-elle d’atteindre et m’a-t-elle
chargé de poursuivre ? Un but à coup sûr digne de sa sagesse et de son grand esprit politique. Dans
l’audience dernière qu’il me donna pour confirmer ma mission, il me dit : “L’opinion est, plus que jamais, la
reine du monde, c’est sur elle seule qu’il faut agir. Vous ne vaincrez que par l’opinion”. L’Épiscopat, surtout
celui de la France, ne tarda pas, dans la même pensée, à faire écho à la voix du Vicaire de Jésus-Christ. J’ai
reçu et publié les lettres de l’adhésion la plus chaleureuse à la croisade ordonnée par le Saint-Père, de la part
de tous les Cardinaux, de tous les Archevêques de France, de presque tous leurs vénérables suffragants.
Quelques-uns avec une haute éloquence, tous avec l’accent de la charité et de l’indignation apostoliques
déclarent qu’ils s’associent à l’initiative, aux exhortations de Léon XIII. Partout, c’est à l’opinion que je me
suis adressé avec eux. Vous pouvez relire tous mes discours. Je n’ai pas le temps de les citer ici, mais je ferai
imprimer cette allocution comme j’ai fait imprimer les précédentes, et j’y joindrai mes propres paroles. Vous
y verrez ce que je disais en Angleterre :
“C’est sans contredit aux gouvernements de l’Europe que l’obligation de sauver l’Afrique est tout d’abord
imposée. Et pourquoi n’en auraient-ils pas la volonté ? Est-il une œuvre plus noble, plus grande, plus
généreuse ? Sur quelles questions peuvent-ils plus honorablement se consulter et s’entendre que sur la
cessation de si effroyables maux ?”
Et j’ajoutais : “Mais si la voix de l’intérêt ne parle pas aux gouvernements avec assez de puissance, occupés
qu’ils sont par d’autres soucis, il faut les forcer à entendre, pour parler avec Montesquieu, le cri de la
miséricorde et de la pitié. Et pour cela il faut que le cri soit poussé enfin par tous, avec une telle puissance
que l’on soit forcé de lui obéir.”
En même temps que je renouvelais auprès des personnages alors les plus puissants dans les conseils des
princes l’appel fait aux peuples, aux gouvernements par le Saint-Père, je m’adressais à tous, même aux
femmes, pour les conjurer d’agir sur les masses.
“Femmes chrétiennes de l’Europe, disais-je, c’est à vous qu’il appartient de faire connaître partout ces
horreurs de l’esclavage et d’exciter contre elles l’indignation du monde civilisé. Ne laissez point de paix à
vos pères, à vos maris, à vos frères, employez l’autorité qu’ils tiennent de leur éloquence, de leur situation
dans l’État, à arrêter l’effusion du sang de vos sœurs. Si Dieu vous a donné le talent d’écrire, employez-le à
soutenir une telle cause, vous n’en trouverez pas de plus sainte. N’oubliez pas que c’est le livre d’une
femme, un roman qui, traduit dans toutes les langues du monde, a mis le sceau à la délivrance des esclaves
de l’Amérique (La case de l’Oncle Tom).”
Mais ceux à qui j’ai surtout fait appel, sans distinction ni de nationalité, ni de culte, ni de politique, c’est aux
membres de la presse.
“Permettez-moi, disais-je aux journalistes français, ici même, dans cette chaire, de vous adresser à tous une
demande. Ce qui importe pour le triomphe d’une telle cause, c’est de la rendre populaire. Aidez-moi donc à
la faire connaître, vous qui m’avez entendu. Répétez les détails que je vous ai donnés. Si vous avez une voix
puissante, si vous disposez de quelqu’un de ces organes qui font et dirigent l’opinion, c’est à vous que j’ose
plus spécialement adresser ma prière. Journalistes, quel est celui de vous qui n’a pas, dans un ministère aussi
délicat et aussi important que le vôtre, commis quelques fautes qu’il ait besoin d’effacer ? À quelque opinion
que vous apparteniez, car ici je m’adresse à tous, sans distinction, à la seule condition qu’ils aient l’amour de
l’humanité, de la liberté, de la justice, la miséricorde dont vous userez, en soutenant les pauvres noirs, vous
obtiendra, un jour, à vous-mêmes, auprès de la Justice infinie, miséricorde et pardon.”

Je n’ai aujourd’hui que des actions de grâces à vous rendre, Messieurs, et je les rends sans distinction à tous
ceux d’entre vous qui ont contribué à populariser notre cause et à lui assurer la victoire. Le lendemain même
du jour où je portais mes premières révélations dans cette chaire, la presse de Paris répétait avec unanimité ce
qu’elle avait entendu de mes lèvres.
À la vérité, comme il arrive dans les choses dont les partis croient pouvoir s’emparer ensuite, chacun pour
son propre avantage, et particulièrement dans celles où l’Église est mêlée par quelque côté, des attaques, des
inventions, des outrages même se sont mêlés plus tard à ces témoignages de sympathie et à ces approbations
premières.
Vous avez pu lire ce qui a été écrit à ce sujet, comme je l’ai lu moi-même ; mais, si ces journaux, je dis les
plus hostiles, sont représentés aujourd’hui, dans ce grand auditoire, qu’ils me permettent de leur dire que je
ne retiens de ce qu’ils ont fait que le service inappréciable rendu par eux à notre cause. La conspiration qu’ils
eussent pu ourdir contre elle, c’était la conspiration du silence. Dans une œuvre comme la nôtre il fallait en
effet, comme je l’ai dit, saisir surtout l’opinion. Si donc vous avez voulu m’atteindre personnellement, merci,
Messieurs, ce sera mon profit personnel pour l’éternité ; mais, merci, encore plus, de ce que vous avez, en
parlant contre moi, servi la cause des esclaves. Au fond, tout cela a produit ses résultats à son heure. Les
gouvernements, sollicités par l’Angleterre, n’ont pu résister aux manifestations chaque jour plus générales et
plus pressantes de l’opinion.
L’Acte général de la Conférence de Bruxelles
Qu’ont fait, en effet, les puissances réunies à la Conférence de Bruxelles ? Ceux d’entre vous qui ont lu
l’Acte général ont pu s’en rendre compte comme moi.
En un seul mot, les puissances y ont discuté, adopté et consacré, en principe, toutes les mesures qu’au nom
de la religion, au nom de la nature, au nom de la pitié, nous avions hautement sollicitées.
Quand on sait toutes les difficultés publiques ou secrètes qui s’opposaient à un tel résultat, on ne peut assez
l’admirer. Il y a fallu plus que la main de l’homme. La main de la Providence s’y voit clairement. A Domino
factum est istud.
Lorsque j’ai pris connaissance pour la première fois de l’Acte général de la Conférence de Bruxelles, qui
m’avait été gracieusement adressé, je l’ai fait d’abord avec tremblement, craignant d’y trouver des mesures
insuffisantes ou peut-être hostiles à la réalisation de nos vœux ; mais, après avoir terminé ma lecture, j’ai
voulu la recommencer et, cette fois, je l’ai faite après avoir rendu grâce à Dieu, dont toutes les puissances
catholiques, chrétiennes, dissidentes, musulmanes même, ont suivi les inspirations après avoir inscrit son
nom sacré en tête de leurs travaux.
Ce qu’elles déclarent donc tout d’abord, sans hésitation et sans vaine affectation de sensibilité, comme nous
l’avions déclaré nous-mêmes, c’est que, pour réaliser une telle œuvre, ce qui est, avant tout, nécessaire, c’est
la force, la force armée, décidée à user de ses armes. En présence de ce continent victime des violences d’une
cupidité qui ne recule nulle part devant le sang, il était évident qu’elle seule pouvait mettre un terme à tant
d’horreurs. Ceux qui la repoussaient pour demander qu’on se bornât aux seuls moyens de la persuasion et de
la douceur, à la puissance exclusive des missions évangéliques, s’abusaient eux-mêmes. Léon XIII ne s’y
était point trompé. Dès le premier jour, c’est, on l’a vu par ses propres paroles, la répression par la force qu’il
a réclamée des princes chrétiens. Nous l’avons demandée hautement à sa suite, aux États, aux Associations
libres, aux particuliers eux-mêmes, malgré les très rares oppositions venues d’où, en vérité, après de tels
précédents, on aurait dû le moins les attendre. Nous en avons partout proclamé la nécessité, en France, en
Angleterre, à Rome, à Bruxelles, et les puissances l’ont partout reconnue comme nous.
Il fallait d’abord arrêter la traite à son lieu d’origine, là où se fait, selon le nom aujourd’hui consacré, la
chasse à l’homme. Les puissances y ont pourvu, dans l’Acte de Bruxelles, en ordonnant qu’elles établissent
des stations armées partout où la chasse impie est en vigueur, pour réprimer par la force les fureurs de
l’esclavagisme.

Elles ont fait plus, elles ont cherché à supprimer le mal jusque dans sa racine, en prohibant désormais,
comme nous le demandions, l’entrée, dans la portion du continent africain déshonorée par la traite, des armes
et de la poudre. C’était grâce à elles, en effet, que les bandes sauvages d’Arabes et de métis forçaient les
populations désarmées de l’intérieur à se soumettre au joug, à fuir dans les jungles, à y affronter les flammes,
la fumée, jusqu’à ce qu’elles vinssent tomber éperdues entre les mains de leurs bourreaux : les uns, comme
les vieillards, pour périr, sans délai sous les coups ; les autres, comme les jeunes hommes, les enfants, les
femmes, pour être entraînés sous le joug là où on pensait le mieux les vendre. Tout cela était, depuis
l’origine, l’œuvre des armes à feu. C’est la parole de ce Chef africain que j’ai souvent répétée, auquel un de
nos missionnaires demandait quels étaient les souverains de l’intérieur de l’Afrique : “Ici, dit-il, c’est la
poudre.”
Les puissances en ont donc fait une loi précise : Sans leur autorisation, ni armes, ni poudre ne peuvent être
introduites dans l’intérieur si elles ne sont destinées à leurs troupes ou à celles des volontaires qui les
assisteraient dans la répression de l’esclavage.
Mais les lois, même les meilleures, peuvent être violées : elles le sont plus souvent encore par la ruse, la
violence, la cupidité des barbares. Les puissances chrétiennes y ont pourvu. Chacune de ces violations doit
être désormais punie avec la même rigueur que le font, dans leur propre sein, les nations civilisées. L’attaque
injuste, la chasse, le rapt, les mutilations odieuses qui augmentent le prix de l’esclave pour la vente, sont
châtiés par les soins des puissances des mêmes peines dont elles sont frappées en France, en Angleterre, en
Belgique, dans toutes les nations civilisées.
De telles peines effraieront sans doute, mais elles ne suffiront pas à tout empêcher, tant qu’il restera à la
portée de l’Afrique des lieux où la marchandise humaine trouve à se vendre pour satisfaire à des habitudes
invétérées de paresse ou de débauche. C’est une loi de l’économie sociale qu’une marchandise soit offerte
lorsqu’elle est demandée. On cherchera donc à alimenter encore, tant qu’ils seront accessibles, les marchés
établis secrètement dans l’Empire Turc, dans la Tripolitaine, et ouvertement dans le Maroc, dans le Soudan,
jusqu’aux portes mêmes de l’Algérie, dans les oasis du Sahara.
Ce qu’il faut, ce n’est pas seulement mettre matériellement, aux lieux d’origine, obstacle à la chasse à
l’homme, frapper de châtiments les violations de cette loi, mais surveiller la formation et le passage des
caravanes, leur fermer les voies de terre qu’elles suivaient jusqu’ici ou celles qu’elles pourraient s’ouvrir
encore, y établir non seulement des stations armées, mais y entretenir des colonnes légères chargées d’arrêter
les caravanes impies, d’en saisir les conducteurs et les victimes, de les prendre jusque sur le rivage, jusque
sur les boutres par lesquels se fait sur mer l’infâme commerce ; forcer les musulmans à fermer les marchés
même secrets qui pourraient exister encore sur leurs domaines, donner aux agents de l’Europe le droit et leur
imposer le devoir de surveiller les agents musulmans.
Ces mesures à prendre aux lieux d’origine, sur les routes des caravanes, dans les lieux d’embarquement, sur
le passage des bateaux arabes, aux abords des marchés, c’est ce que je réclamais lorsque je plaidais moimême cette cause. Et maintenant, c’est fait, non seulement sur le Nyanza et le Tanganyika, comme je le
demandais, mais sur tous les points de l’Afrique. Les puissances se sont chargées de l’exécution dans les
territoires qui les concernent ; elles ont promis d’y accorder leur protection et leur faveur à toutes les
entreprises des sociétés formées dans ce but ou des initiatives individuelles.
Ce serait méconnaître néanmoins l’esprit élevé qui animait les membres de la Conférence de Bruxelles, de
penser qu’ils se sont arrêtés là. À côté de la force nécessaire pour permettre désormais la libre action et la
sécurité des œuvres civilisatrices, ils font directement appel à ces œuvres elles-mêmes. Ils les énumèrent
toutes dès l’abord : l’administration, la science, l’industrie, le commerce, l’instruction et, enfin, les Missions
chrétiennes auxquelles les puissances promettent liberté et protection.
Vous avez vu comme moi que Notre Saint-Père le Pape, après avoir rendu hommage aux moyens adoptés par
les puissances, aux mesures de force, je le répète, dont il reconnaît et proclame, après l’Esprit-Saint lui-

même, la nécessité, nous rappelle que nous avons un autre devoir à remplir, celui de faire connaître le nom et
les lois de Dieu à ceux qui les ignorent : Hi in curribus et hi in equis, nos autem in nomine Domini.
C’est à moi qu’il s’est adressé dans un Bref récent, pour faire connaître à toutes les Sociétés apostoliques qui
évangélisent l’Afrique : Lazaristes, Jésuites, Pères du Saint-Esprit, Missionnaires de Lyon, Missionnaires
d’Alger, Franciscains, Capucins, son désir de voir multiplier, s’il se peut, malgré les difficultés de ces tristes
temps, le nombre des missionnaires qui devient chaque jour insuffisant pour une œuvre aussi vaste.
Il faut compter sur l’opinion des catholiques
Telle est l’œuvre décidée par les puissances. Si elles tiennent leurs résolutions et leurs engagements, et, pour
les y affermir, c’est encore sur l’opinion, sur celle des catholiques qu’il faut compter, il ne peut y avoir de
doute sur le succès définitif.
Il ne s’obtiendra pas sans doute en un jour, et on peut dire qu’un tel résultat impossible dans ce délai, sur une
aussi immense échelle, ne serait même pas heureux pour l’Afrique, à qui des traditions tant de fois séculaires
assurent en ce moment, malgré leur barbarie, une forme telle quelle d’état social, dont la suppression subite
la jetterait dans le chaos. Le mal serait plus grand encore qu’il ne l’a été jusqu’à ce jour. Le principe est donc
seul posé, il est en voie d’exécution ; s’il est maintenu, comme nous n’en pouvons douter, malgré
l’abstention momentanée de la Hollande, à laquelle, au nom du monde civilisé tout entier, nous adressons un
dernier appel, l’esclavage sera un jour aboli tant sous ses formes domestiques que sous celles de la traite et
du commerce de l’homme.
Pour assurer mieux encore la fin de tant d’infamies, notre Œuvre a décidé, à l’exemple de ce qu’ont fait les
puissances pour la souveraineté politique, de diviser le travail et d’en attribuer une part à chacun de ses
Comités.
Si, dans l’ordre politique, les puissances avaient voulu travailler ensemble, sans distinction ni partage, à la
civilisation de l’Afrique, elles auraient abouti à la confusion, aux rivalités, aux luttes stériles et peut-être à un
désordre pire que celui de la barbarie primitive. Elles se sont sagement accordées à donner des limites
propres à l’action de chacune d’elles et un territoire spécial à leur influence. Commencée au Congrès de
Berlin, l’œuvre est aujourd’hui consommée sans aucune des luttes que, dans l’état actuel du monde, nous
avions tant de raisons de craindre. Étudiez les plus récentes cartes d’Afrique, vous n’y trouverez plus une
région barbare qui ne se rattache à quelqu’une des nations de l’Europe. La Belgique a commencé avec son
Congo ; l’Angleterre, l’Allemagne sont dans les régions orientales ; l’Italie, dans celles de l’antique Éthiopie
; la France, dans celles qui étaient appelées à compléter ses domaines de la Méditerranée et de l’Océan.
La transformation de l’Afrique hâtée par les nations respectives
Dans ces contrées diverses, chaque nation reste indépendante et peut dès lors travailler pour son propre
intérêt, tout en assurant l’œuvre de tous. La transformation politique de l’Afrique a été ainsi hâtée, sans
secousse violente, par les deux passions qui entraînent le plus noblement et le plus efficacement les peuples :
l’amour de l’humanité et l’amour de la patrie. J’en dis autant de l’Œuvre antiesclavagiste.
Dès le premier moment, cette double pensée a été celle du grand Pape qui a fait appel à notre dévouement.
Il a voulu, par le libre, concours de tous, sans distinction de nationalité, amener l’abolition d’un fléau, flétri
par toutes les nations civilisées. Ce sera un des plus nobles spectacles de l’histoire qu’en deux années, à la
voix de ce grand vieillard, une telle résolution ait été proposée, prise, proclamée dans l’Acte général de
Bruxelles, par le vote des nations.
Mais il en serait de notre croisade ce qu’il en aurait été de la division politique de l’Afrique si, après nous
être tous unis dans un élan commun pour réclamer des puissances des engagements solennels, nous ne nous
partagions pas la sphère où chacun de nous doit agir. C’est ce qu’a désiré le Saint-Père.

Notre Œuvre s’est donc partagée dès l’origine, en prévision de sa situation actuelle, en autant de Comités
qu’il existe de nations diverses qui s’intéressent pratiquement à l’avenir de notre Continent. Chacun de ces
Comités doit s’occuper, en Afrique, des régions placées sous la dépendance de la nation à laquelle lui-même
appartient. Sans doute, tous les gouvernements chrétiens de 1’Europe gardent la liberté d’employer dans
leurs domaines les concours qui se proposent spontanément à eux, de quelque côté qu’ils leur viennent. Des
Anglais, des Américains, des Français se sont offerts à la Belgique. C’est pour cette dernière que deux fois
Stanley a traversé l’Afrique. C’est dans ses domaines que notre héroïque Joubert arme courageusement,
depuis dix années, les nègres des bords du Tanganyika pour y maintenir la paix par sa petite troupe et pour y
garantir nos missions contre les esclavagistes.
Les puissances se sont engagées à donner liberté et protection à tous ceux qui se présentent pour les assister
dans la destruction de l’esclavage : Sociétés constituées, individus isolés, missionnaires.
Les Comités de l’Œuvre antiesclavagiste, constitués sous nos auspices et ceux du Saint-Siège, c’est donc,
après Dieu et les pauvres noirs, pour leurs patries respectives qu’ils veulent travailler. Unis de cœur dans une
commune pensée qui est celle de la cessation des maux de l’Afrique, nous avons, en servant ainsi la religion
et 1’humanité, le désir et la volonté de servir chacun notre pays respectif, dans le terrain qui lui est
spécialement dévolu, en y faisant cesser l’esclavage : les Anglais dans celui de l’Angleterre, les Allemands
dans celui de l’Allemagne, les Portugais, les Belges, les Espagnols, les Italiens, dans ceux du Portugal, de la
Belgique, de l’Espagne et de l’Italie ; et, enfin, puisque je parle aujourd’hui devant un auditoire français, les
Français dans celui de la France.
Les membres du Comité national de France savent le champ nouveau que la Providence ouvre, après tant
d’autres en ce moment même, devant eux. La France n’avait pas attendu les temps actuels pour commencer
la conquête africaine. Elle avait précédé presque tous les peuples dans ce duel immense de la civilisation et
de la barbarie. Elle a, depuis plus d’un demi-siècle, travaillé en Algérie, dans le Sénégal, dans les colonies de
l’Océan Atlantique, plus récemment enfin, dans la Tunisie.
Mais, entre ces contrées qui lui appartiennent depuis longtemps sur les deux mers, reste encore une région
immense, grande presque comme la moitié de l’Europe et où l’esclavage se montre avec plus de cruautés,
peut-être, que dans le reste du continent noir : dans le Soudan où les princes musulmans l’ont élevé à l’état
d’institution publique, avec leurs nègres du trésor, dans le Sahara qui sert de lieu d’exportation et de passage
incessant, avec des barbaries sans nom, aux esclaves destinés aux marchés du Maroc, de la Turquie, de la
Tripolitaine. Il semble que derrière les portes que nous avions ouvertes si grandes à la civilisation de
l’Europe, à son commerce, à ses arts, à son industrie, à sa foi, s’élève comme une infranchissable barrière
dans la solitude sauvage des déserts. Pour se rendre des bords de la Méditerranée où nous sommes les
maîtres, et où, d’ici, nous arrivons aujourd’hui en moins de deux jours grâce aux progrès de la vapeur, il faut,
pour pénétrer jusqu’au Soudan qui nous offre tant d’espérances, avec ses populations nombreuses, ses
produits naturels, ses mines d’argent et d’or, contourner la moitié d’un continent et remonter le Niger, avec
des frais et des périls sans nombre, alors que, dans quatre jours, une voie ferrée nous permettrait d’ouvrir à
notre France, à l’Europe, les dernières profondeurs de l’Afrique.
Combien de fois j’ai entendu nos hommes de guerre regretter qu’il ne leur eût pas été donné, dès l’origine, de
pousser plus loin la conquête. Combien de fois moi-même, venant de parcourir les plaines déjà vivifiées par
la vaillance, la richesse, le génie de nos soldats, ne me suis-je pas dit avec tristesse, sur la limite du désert :
devant nous, maintenant, et jusqu’aux extrémités de l’Afrique, des millions d’âmes, des peuplades sans
nombre sont plongées, sans en pouvoir sortir, dans un abîme de maux, au milieu même des splendeurs de la
nature tropicale, et ce qui nous en sépare, ce sont ces sables arides. Mais un jour, avec les merveilles de
l’industrie moderne, on pourra vaincre enfin les déserts et les franchir en moins de temps que je n’en ai mis
peut-être pour venir d’Alger jusqu’à ces oasis. Ô Dieu, ajoutais-je, que ce soit un jour l’œuvre de la France !
Dans cette pensée, que mes espérances me rendaient présente, j’ai voulu, il y a déjà vingt-deux ans, préparer
la prise de possession chrétienne de ces régions perdues. Pie IX, avec son ardent courage, était entré dans ces
vues, et un acte pontifical du 6 août 1868 place sous la juridiction spéciale de l’Archevêque d’Alger, les

déserts du Sahara et toutes les régions du Soudan intérieur qui s’étendent au-delà des missions déjà
constituées sur l’Océan par le Saint-Siège, avec mission d’y préparer les voies à la liberté chrétienne et à
l’Évangile.
Qu’a fait Lavigerie dans ces régions immenses ?
J’y ai fait ce que fait l’Église, cette Église dont Notre Seigneur a fait, à son exemple, la grande semeuse :
Exiit qui seminat, seminare. J’y ai semé ce que les chrétiens sèment comme l’a dit notre Tertullien, quand ils
veulent assurer les moissons éternelles : j’y ai semé du sang, le sang de mes fils, de ces Pères Blancs que
vous voyez en ce moment entourer cette chaire. Six d’entre eux, en dehors de ceux qui ont été immolés dans
les autres régions de l’Afrique, y ont souffert le martyre sous les coups des barbares et y sont tombés en
bénissant leurs bourreaux.
Les apôtres n’ont pas été les seuls à verser leur sang
Comment pourrais-je les oublier aujourd’hui, dans cette paroisse de Saint-Sulpice, à laquelle le premier
d’entre eux appartenait comme vous, par sa naissance, mes très chers Frères, et d’où, six ans avant son
martyre, il était parti pour venir se former parmi nous à la rude vie des Missionnaires.
Tous les dévouements se sont unis en France pour une conquête que nous destinait la Providence : la science,
la charité, l’armée même ont laissé, depuis un quart de siècle, dans le désert, les traces de leur sanglant
héroïsme. En cela, vive Dieu ! Il eut fallu le venger, parce qu’il y allait de l’honneur de la France et de celui
de l’armée, et qu’il n’est pas permis à un peuple, surtout chrétien, de faire litière de son honneur. Mais on a
tristement hésité jusqu’à ce jour. Aussi, lorsque les feuilles publiques nous ont appris que, par un accord avec
les puissances de l’Europe, le Sahara et le Soudan central venaient d’être reconnus comme appartenant
désormais à notre influence, ai-je regardé cet acte comme la revanche providentielle de tant de sacrifices.
Mais ce qui est fait n’est qu’une aurore : iI y faut maintenant le travail du jour et de la chaleur. C’est pour
cela que je fais appel, de nouveau, au Comité National français de la Société antiesclavagiste. Ses membres
n’ignorent pas que, comme toujours, ces objections ont déjà été présentées. Mais pour ceux qui ont étudié
ces questions, les éléments de leurs solutions matérielles et morales, les objections sont tombées déjà.
Qu’on lise ce que vient d’écrire un de nos plus honorables, de nos plus habiles et de nos plus expérimentés
généraux, un ingénieur digne de ce nom (M. le général Philebert M. Rolland) il ne reste qu’une question de
devoir et d’honneur. Avec un chef qui soit à la hauteur d’une telle entreprise, un chef qui sache se garder et
garder les autres, on verra disparaître tous les obstacles. Les hommes de guerre les plus expérimentés de nos
campagnes africaines ne doutent pas que deux cents hommes de troupes françaises, munis de nos armes
perfectionnées, assistés de goums indigènes pour le service matériel des convois, ne triomphent de toutes les
hostilités que peuvent présenter des populations féroces, sans doute, mais n’ayant pas d’armes qui puissent
leur permettre une sérieuse résistance, et que le manque d’eau empêche toujours d’ailleurs de se réunir ellesmêmes en plus grand nombre.
Je parle d’après ceux qui savent et auxquels, en témoignage de ma confiance absolue, j’ai proposé de les
suivre, malgré mon âge, pour assurer les secours de mon ministère à une telle expédition.
Mais, après l’œuvre de la force, qui est nécessaire mais à laquelle je ne puis offrir que le concours de mes
prières et de mes vœux, doit venir celle de la civilisation et de la paix. Je ne puis qu’encourager le Comité
antiesclavagiste de France à entrer dans celle-ci.
Il ne suffira pas en effet de forcer, comme on le fera aisément, les Touaregs à la soumission, c’est l’œuvre de
nos soldats ; il faudra gagner les cœurs. Et, sous ce rapport, combien de choses utiles à faire. C’est
l’éducation de tribus réduites à la plus affreuse misère, par des siècles d’oppression, de luttes impies et de
tous les désordres que ces luttes traînent après elles ; de peuplades errantes ayant perdu toutes les traditions
du travail et réduites, au milieu d’hostilités incessantes, à ne plus avoir pour vivre qu’une ressource : le
pillage, l’assassinat, la vente de l’homme, plus fréquente et plus atroce, là, à nos portes, que partout ailleurs,

même en Afrique. Ce qu’il faut, c’est rendre la vie à leurs oasis par la recherche des eaux perdues, par la
reprise des cultures appropriées à leur sol, par l’instruction de leurs enfants, par les soins que la charité doit
donner à leurs malades, par les refuges qu’elle doit offrir aux esclaves fugitifs.
C’est la part que j’ai réservée, comme vous le savez, à l’Œuvre antiesclavagiste dans le Sahara africain. Je ne
parle pas, même pour nos missionnaires, de la prédication de la foi. Je crois que ce n’est point par là qu’il
faut commencer, au milieu des populations musulmanes. Il faut commencer par gagner le cœur et éviter de
surexciter le fanatisme.
Auprès des bordjs où nos soldats auront arboré notre drapeau, je placerai donc, s’il plaît à Dieu, les postes de
la charité, du travail, de la miséricorde. Mon personnel a commencé. La maison où j’achève de le former est
préparée sur les limites mêmes du désert. C’est là que j’appelle à se joindre à nous tous ceux qui seraient
prêts, non à conquérir eux-mêmes le Sahara par les armes, comme quelques-uns en ont eu la pensée, mais à
faire aimer de ces populations perdues le nom et l’influence de la France, et à leur prouver que, si un
sentiment inspire notre pays dans une semblable conquête, c’est surtout celui du bien à accomplir.
Voilà, mes très chers frères, l’Œuvre qui se présente à nous. C’est pour elle que va être faite la quête qui
suivra ce discours. Elle le sera par ces missionnaires, mes fils, les Pères Blancs qui m’ont accompagné
jusque sur les marches de cette chaire, et qui suppléeront à mon impuissance de parcourir un aussi vaste
auditoire. Donnez-leur votre obole, comme une marque que vous approuvez, ce que nous allons faire dans le
Sahara. Paroissiens de Saint-Sulpice, n’oubliez pas que c’est la moisson du sang versé par un enfant de cette
paroisse qui va germer, grâce à vos aumônes, et, si vous ne pouvez suivre les traces généreuses de votre
martyr, montrez, du moins, que vous êtes dignes de comprendre son héroïsme.
Livinhac comme successeur
Je termine, mes très chers frères. C’est le dernier discours que je veux adresser à la France. Je vois depuis
longtemps à trop de signes que la vieillesse est venue pour moi. Je sens que les infirmités et les fatigues
m’interdisent de porter désormais au dehors le reste de mes forces épuisées. J’en reçois d’ailleurs le signe
manifeste par votre présence dans cette Église en ce moment solennel, Monseigneur (Mgr Livinhac).
J’ai obtenu du Saint-Père, qu’il vous déliât des liens qui vous attachaient au Vicariat Apostolique du Lac
Nyanza, pour que je pusse employer le zèle, les vertus et les talents que vous avez reçus de Dieu à la
direction, sous mon autorité, pendant ma vie, et comme mon successeur, après ma mort, des œuvres de
mission qui me sont confiées. Le grand Léon XIII, auquel j’ai été heureux de consacrer jusqu’aux dernières
forces de ma vie, a daigné condescendre à ma prière. Vous arrivez aujourd’hui, Monseigneur. Sans doute, je
ne suis point Élie, mais je dépose sur vos épaules comme sur celles d’un autre Élisée le manteau que je ne
puis plus porter seul. C’est à vous qu’il appartiendra désormais de me remplacer en France et dans l’intérieur
de votre congrégation, de plaider la cause de nos missionnaires et de nos œuvres, de tendre pour eux, dans
nos Églises comme je l’ai fait si longtemps, ces mains qui ont été enchaînées pour l’amour de Notre Seigneur
et de leur faire entendre cette voix qui a confessé Jésus-Christ.
Quant à moi, je vais rentrer dans mon Afrique pour n’en plus sortir et lui donner ce qu’il plaira à Dieu de me
laisser encore de courage contre les années, heureux si, n’ayant pu mieux travailler à la sanctification des
brebis du Père de famille qui m’entouraient depuis plus d’un quart de siècle, il m’est donné de tomber du
moins en poursuivant la brebis perdue !
Monseigneur (le nonce), le souvenir vivant, la grande figure qui ont animé tout ce discours, sont ceux du
grand Pape que Votre Excellence représente parmi nous. C’est de lui seul que je tiens ma mission et celle
que j’ai confiée à ce jeune et généreux apôtre. C’est lui qui doit nous bénir par vos mains vénérables et je le
demande humblement pour ce peuple fidèle qui se prosterne devant vous.
Ainsi soit-il !

Chapitre II
Les Pères Blancs et les Sœurs Blanches face à l’esclavagisme
Introduction
Le Cardinal n’a pas directement associé les membres de ses deux congrégations missionnaires à sa campagne
antiesclavagiste. Celle-ci consistait à alerter et mobiliser l’opinion publique. Utilisant sa renommée et son
prestige de Cardinal et Primat d’Afrique, il s’est beaucoup dépensé pour conscientiser ses contemporains. Il
n’y a pas, ou très peu, associé ses missionnaires, si ce n’est en citant leur témoignage.
Par contre, il les a très fortement et à de nombreuses reprises invités à s’engager de toutes leurs forces, non
pas pour lutter directement contre l’esclavagisme, mais pour en soustraire les victimes, leur venir en aide, et
les inviter à devenir chrétiens, et même apôtres.
Ce chapitre vise à retracer certains de ces engagements des Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique
(Sœurs Blanches) et des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs).
La partie consacrée aux Pères comporte deux volets :
Le premier offre une présentation générale et synthétique, ce qui permet de comprendre les tenants et
aboutissants de cette entreprise. Le second volet reproduit quelques extraits des diaires et lettres envoyés à la
Maison Mère.
Par contre la partie consacrée aux Sœurs est plus détaillée et permet de mieux voir ce qui se passait au jour le
jour dans le vécu de la mission.

Première partie :
Les Pères Blancs et l’esclavage
A/ Présentation générale
Cette présentation suit de près un texte du Père François Renault préparé pour le Chapitre de 1980.
Le premier aspect sous lequel Lavigerie aborda le problème de l’esclavage fut celui du rachat des esclaves
mis en vente sur les marchés du sud algérien. À son titre d’archevêque d’Alger, il s’était vu ajouter, en 1868,
celui de Délégué apostolique du Sahara et du Soudan. La même année, il fondait la Société des
Missionnaires d’Afrique, et quelques années plus tard il envoyait ses premières communautés dans les
villages du sud de l’Algérie, aux confins du Sahara. C’est à travers les récits et les témoignages de ces
premiers missionnaires qu’il découvrit concrètement l’importance de ces marchés d’esclaves. Spontanément,
ses consignes aux missionnaires furent de tout faire pour libérer ces hommes et ces femmes. Faute de
pouvoir évidemment agir à une grande échelle, les missionnaires s’orientèrent en priorité vers le rachat des
enfants et des jeunes, avec l’idée de pouvoir leur assurer par la suite une formation humaine et
l’apprentissage d’un métier, et les aider ainsi à se réinsérer dans la société.
Ces perspectives s’élargirent avec l’envoi des premiers missionnaires vers l’Afrique Centrale. La lecture des
ouvrages des explorateurs avait déjà informé Lavigerie sur la dure réalité du commerce des esclaves dans les
vastes régions qui s’étendent entre les côtes de l’Océan Indien et les Grands Lacs intérieurs. Très vite, les
récits des premiers missionnaires confirmèrent la réalité de ce trafic, mettant en avant aussi bien son ampleur
que les cruautés inhumaines qui l’accompagnaient. La réaction des missionnaires était évidemment de
s’opposer à ce trafic, mais très vite ils prirent la mesure de leur incapacité à changer en quoi que ce soit la

situation. Ils se mirent donc, comme les missionnaires d’Afrique du Nord, à racheter, autant qu’ils le
pouvaient, hommes, femmes et enfants. Pour les mêmes raisons que celles évoquées plus haut, ils donnèrent
la priorité à la libération des jeunes et des enfants, et bientôt chaque poste de mission, peu nombreux à vrai
dire, organisa un orphelinat pour accueillir les jeunes ainsi rachetés. Lavigerie avait soutenu et approuvé dès
les débuts en Afrique Centrale ces actions de ses missionnaires en faveur des esclaves. Si la dimension
humanitaire et caritative de ces démarches restait fondamentale pour lui, il entrait en même temps dans la
perspective de l’évêque missionnaire de donner à ces jeunes, en Afrique Centrale, une formation spirituelle
qui les oriente vers la foi, avec l’espoir que naîtrait parmi eux une génération qui, plus tard, constituerait les
bases des premières communautés chrétiennes.
Lavigerie pensait en effet que l’œuvre évangélisatrice demanderait beaucoup de temps avant de porter ses
premiers fruits. Pour lui, à travers cette œuvre de libération des esclaves, il y avait un véritable témoignage
de respect de l’homme à donner, mais aussi, en même temps, un chemin de confiance et d’ouverture à
l’évangile à ouvrir. Il encouragea donc ses missionnaires à racheter des esclaves, enfants de préférence, mais
sans négliger pour autant les adultes, et à les regrouper près de la mission en leur assurant une formation
scolaire et une ouverture à la religion chrétienne. Pour Lavigerie c’était ainsi créer des foyers de liberté et des
communautés croyantes, qui pourraient rayonner et créer auprès des populations locales un mouvement de
confiance et de sympathie pour le message évangélique.
Il faut bien situer cette approche dans toute la dimension que Lavigerie voulait lui donner. Il parle en effet de
cette œuvre des rachats d’esclaves comme “la base et l’espérance de tout le reste”. Que veut-il dire ? “Tout le
reste”, pour lui, ce n’était pas simplement l’évangélisation. Arracher des esclaves aux caravanes qui les
emmenaient au loin dans des conditions le plus souvent inhumaines, en prendre soin et les traiter ensuite non
plus comme des individus dont on dispose à son gré, mais comme des enfants que l’on éduque pour leur
bien, tout cela devait être un exemple destiné à éveiller chez les populations “l’horreur profonde du fléau
dont elles sont elles-mêmes victimes”. D’un point de vue moderne, on peut peut-être considérer cette
méthode comme entachée de paternalisme, mais il faut la replacer dans le cadre de la mentalité de l’époque
et de la perception que le monde européen pouvait alors avoir de l’Afrique. Effectivement, il était vain, avec
les moyens dérisoires dont on disposait sur place, de penser alors combattre de front une institution trop
profondément enracinée dans les mœurs. On pouvait par contre l’utiliser, en quelque sorte, pour en tirer des
éléments aptes à établir les premières fondations chrétiennes, et par ce moyen changer les mentalités et
amener progressivement la disparition de l’esclavage. C’est ce que Lavigerie appelait “faire sortir le bien du
mal lui-même”.
Cette pratique des rachats n’était pas nouvelle dans le monde catholique. Elle trouvait - mais les
circonstances étaient bien différentes - de lointains antécédents dans l’œuvre de la rédemption des captifs
tombés aux mains des Barbaresques. Au XIXe siècle, elle était pratiquée par d’autres congrégations
missionnaires. Au Soudan égyptien, les Pères de l’Institut de Vérone rachetaient des enfants qu’ils
envoyaient ensuite dans leurs communautés du Caire pour recevoir une éducation à la fois religieuse et
pratique avant de retourner chez eux et de participer à l’apostolat. Les Spiritains établis à Zanzibar et sur la
côte qui lui faisait face, se trouvant dans un milieu entièrement islamisé, n’avaient d’autre activité que de
racheter des enfants aux caravanes d’esclaves venant de l’intérieur, et de les éduquer. Leur but était de
constituer avec eux, devenus adultes, des villages chrétiens qui essaimeraient de proche en proche et
formeraient un réseau de pénétration à partir de la côte.
En prescrivant à ses missionnaires de racheter des esclaves, Lavigerie s’insérait donc dans une tradition
catholique bien établie. Il fit preuve par contre d’originalité en formulant, à l’intérieur de ce cadre général, un
plan plus précis, celui des médecins catéchistes. Parmi les enfants rachetés, les plus intelligents devaient être
choisis et envoyés dans un Institut où, recevant en même temps une solide éducation religieuse, ils
poursuivraient des études supérieures de médecine. Revenus chez eux, leur qualification professionnelle leur
permettrait de s’introduire partout, car elle était partout recherchée. L’exercice de leur métier, fait dans un
esprit de service, disposerait favorablement les esprits et pourrait se prolonger en une prédication apostolique
fructueuse.

Racheter des esclaves pour en faire les premiers noyaux de futures communautés chrétiennes et former parmi
eux des médecins qui soient en même temps des apôtres de la foi, c’était mettre en œuvre un processus qui
devait progressivement miner le système même de la traite. Cependant, même si cela devait amener à long
terme son extinction, l’esclavage n’en constituait pas moins, entre-temps un obstacle radical, non pas
tellement sous sa forme de l’esclavage domestique, mais surtout par le commerce de traite. Les violences de
toutes sortes qu’il engendrait entraînaient un climat d’insécurité perpétuelle, rendant les populations
incapables de penser à autre chose qu’à leurs besoins matériels immédiats. Il fallait donc rétablir l’ordre dans
de vastes régions constamment troublées, condition indispensable à la réalisation d’une œuvre en profondeur.
Comme il n’appartenait pas aux missionnaires de s’en charger directement, Lavigerie conçut d’abord un
projet de “Royaume chrétien”. Un tel Royaume devrait amener, bien sûr, la suppression du trafic d’êtres
humains sur toute son étendue. Cette formule s’avéra irréalisable, mais le même souci subsista. La solution
fut trouvée dans l’organisation de grandes stations de mission pouvant assurer leur propre défense et protéger
des groupes entiers de populations. Il s’agissait de Kibanga et de Mpala. La station de Kibanga qui couvrait
une superficie d’une dizaine de milliers d’hectares, englobant habitat, cultures et pâturages, rassemblait une
population de deux mille personnes se répartissant en trois catégories : orphelinat, un village chrétien
d’adultes et un certain nombre de réfugiés venus se mettre sous la protection de la mission et auxquels fut
donné le nom de “suivants”.
L’orphelinat rassemblait les enfants rachetés aux caravanes de passage, et le village chrétien les adultes
également rachetés et les enfants de l’orphelinat devenus grands, mariés entre eux ou, pour les garçons, avec
des filles du voisinage. Ils devaient suivre les étapes préparatoires au baptême prévues par Lavigerie, postulat
et catéchuménat, et recevaient le sacrement au terme de quatre années ou plus longtemps si leurs dispositions
laissaient à désirer. Si la vie quotidienne de l’orphelinat était tout naturellement réglementée, il en allait de
même au village chrétien dont l’existence était scandée par un rythme régulier et bien fixé de prières,
instruction religieuse, travaux divers et détente. La morale chrétienne était de rigueur, ce qui donna lieu à
deux sortes de difficultés : infractions à la monogamie, tentative d’imiter les pratiques de rapt des traitants
d’esclaves. Quand certains voulaient s’affranchir par la fuite des restrictions ainsi imposées, ils se voyaient
recherchés et ramenés au village manu militari. Les missionnaires les avaient rachetés et mariés en payant la
dot de leurs femmes, donc, expliquait l’un d’eux, “ils sont à nous, du moins selon les mœurs du pays”.
Les “suivants” n’étaient pas liés de la même façon. Venus d’eux-mêmes chercher la protection de la mission,
ils pouvaient s’en aller quand bon leur semblait. Néanmoins, durant leur séjour, devaient-ils accepter un
certain nombre de conditions qui tranchaient avec les pratiques courantes de la vie traditionnelle. Les
polygames arrivés avec plusieurs épouses pouvaient les conserver, mais les autres ne devaient en garder ou
n’en prendre qu’une seule. La sorcellerie et les prises en esclavage pour dettes furent interdites. Tous, enfin,
devaient accepter l’instruction religieuse, sans rentrer toutefois obligatoirement, au contraire des rachetés,
dans les catégories préparatoires au baptême.
Ces structures reproduisaient, dans une certaine mesure, celles qui existaient dans la région. Les rachetés
appartenaient aux missionnaires à l’égal des esclaves domestiques. Ils étaient considérés et se considéraient
eux-mêmes de cette façon. Les “suivants” s’apparentaient à une forme temporaire de servitude, celle des
“fwasi”, hommes qui se mettaient au service d’un plus riche capable d’assurer en échange leur entretien, ces
rapports pouvant cesser sur la volonté de l’un ou l’autre des partenaires. La mission se trouvait donc établie
dans un réseau complexe de liens de pouvoir et de dépendance. Il n’en résultait nullement pour les habitants
de Kibanga un statut d’infériorité. Dans le contexte général, l’appartenance à un homme puissant - et les
missionnaires passaient pour tels - conférait une part de son prestige, au point que les rachetés traitaient les
“suivants” de sauvages, car moins dépendants. Le point de référence ne se trouvait pas tellement dans l’état
de liberté que dans celui de sécurité.
Or la sécurité était assurée par la présence d’auxiliaires armés prévus initialement pour l’organisation d’un
Royaume chrétien et qui trouvèrent à s’employer dans un cadre beaucoup plus restreint. Ils formèrent une
petite troupe chargée de la police intérieure de la station et de sa défense contre des incursions venues de

l’extérieur. On ne pouvait s’en remettre à ce sujet à l’autorité locale qui ne dépassait généralement pas le
niveau d’un seul village et demeurait impuissante. Les missionnaires assuraient ici un rôle de substitution.
Ce rôle sera poussé beaucoup plus loin à Mpala, situé au sud-ouest du lac Tanganyika. Cette station avait été
fondée par un délégué de l’Association internationale africaine, l’un des organismes suscités par Léopold II
dans un but officiel d’exploration de l’Afrique. Le chef de station ne s’était pas, en fait, cantonné dans cette
seule activité. Par un jeu de guerres et d’alliances, il avait étendu son influence sur un territoire qui s’étendait
à peu près aux dimensions d’un département français, réglant les litiges et recevant tribut des chefs en signe
de soumission. Lorsque le roi des Belges Léopold II cessa ses entreprises à partir de la côte orientale par où
s’établissaient les communications avec Mpala, cette station - il en fut de même à Karema qui lui faisait face
de l’autre côté du lac - fut transférée aux missionnaires d’Alger.
Ceux-ci se trouvèrent ainsi à la tête de structures de type féodal que les circonstances leur imposaient
pratiquement de maintenir. Elles impliquaient un certain nombre de charges qui exigeaient, entre autres,
l’emploi de la force armée. C’était incompatible avec la fonction de missionnaire et l’on fit appel à cet effet
au capitaine Joubert, qui connaissait déjà le Tanganyika pour avoir servi comme Auxiliaire et qui revint s’y
fixer définitivement. Avec lui c’était une autorité laïque qui exerçait le pouvoir temporel, et se dessinait ainsi
une ébauche du Royaume chrétien rêvé par Lavigerie, avec ces différences qu’un Européen se substituait au
“prince Noir” et que les dimensions en étaient plus réduites.
Les deux cas examinés de Kibanga et de Mpala se présentent donc de façon assez différente. Néanmoins une
ligne commune se dégage que l’on peut résumer ainsi : adaptation aux structures et usages locaux tout en
éliminant les pratiques les plus outrancières. Adaptation qui pouvait aller aussi loin que les liens de
possession inclus dans l’esclavage domestique, mais élimination de ce qui réduisait l’homme en objet de
trafic, comme la traite d’esclaves, ou le rendait victime du pur arbitraire, comme la sorcellerie. Les moyens
d’action se trouvaient dans l’autorité d’ordre temporel que les missionnaires furent appelés à assumer. Cette
approche favorisa-t-elle l’œuvre d’évangélisation ? À Kibanga, les “suivants” devaient recevoir
obligatoirement l’instruction religieuse et quelques essais d’évangélisation furent tentés à l’extérieur de la
station. Les résultats demeurèrent nuls. À Mpala, tout un territoire comportant un certain nombre de villages,
se trouvait disponible : cette situation ne fut pas mise à profit, et les tournées de prédication restèrent
exceptionnelles et sans lendemain. Les missionnaires, trop peu nombreux et accaparés par de multiples
tâches d’organisation pratique, n’avaient pas le temps de les entreprendre de façon suivie.
La formation chrétienne resta en fait circonscrite aux rachetés. La mission du Tanganyika n’en conduisit pas
d’autres au baptême avant l’époque coloniale. Ce ne fut pas sans conséquence pour la suite, car l’opinion se
répandit chez les populations du lac qu’il n’y avait que des esclaves à prier. Le bilan peut sembler maigre.
Pour l’apprécier, il faut le confronter aux circonstances dans lesquelles s’inscrivait l’action des
missionnaires. Ceux-ci ont tenu au milieu de difficultés qu’on imagine mal aujourd’hui et posé les bases d’un
développement futur. Ce n’était pas une mince affaire.
L’œuvre missionnaire s’avérait impossible dans ces vastes régions à cause de l’état d’anarchie engendré par
l’activité des traitants arabes. Celle-ci constituait donc l’obstacle radical à éliminer, ce qui exigeait le recours
à des moyens coercitifs de grande envergure, dont seuls disposaient les pouvoirs politiques. Lavigerie tenta
donc de provoquer leur intervention en s’adressant d’abord à l’autorité en place, le sultan de Zanzibar, puis à
des gouvernements européens. Les appels au secours étant demeurés sans résultats, il se résolut à prendre luimême les choses en main et à lancer en 1888 une campagne antiesclavagiste de grande envergure. Deux buts
essentiels : soulever un puissant mouvement d’opinion publique et provoquer la formation de contingents
armés pour réduire les traitants d’esclaves. La campagne antiesclavagiste était donc voulue avant tout comme
une campagne d’opinion publique qui provoquerait le déclenchement d’une vaste action répressive. Un
important résultat fut enregistré dans ce domaine.
L’attitude de Lavigerie et des Pères Blancs concernant l’esclavage était nette : ils y voyaient un des obstacles
principaux à l’œuvre missionnaire et la réalisation de celle-ci exigeait donc sa destruction. Le problème étant
important, il fut abordé sur toutes ses faces, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. De l’intérieur, par des

rachats d’esclaves avec lesquels pourraient se jeter les bases de nouvelles chrétientés, surtout ceux d’entre
eux qui, dans la profession de médecins, seraient appelés à assumer d’importantes responsabilités. Il devait
résulter de leur rayonnement une évolution des esprits et donc des structures sociales ou l’esclavage n’aurait
plus sa place. On tirait de ce dernier les éléments qui devaient amener son extinction. Ce résultat toutefois ne
se laissait entrevoir qu’à long terme. Pour le hâter, il fallait traiter également le problème de l’extérieur ; en
soustrayant, dans la mesure du possible, des populations aux razzias des traitants d’esclaves, et en faisant
appel, pour réduire ces derniers, aux puissances disposant des moyens matériels indispensables, ce fut la
campagne menée en Europe, pendant laquelle le Cardinal cita abondamment les témoignages reçus des
missionnaires qui étaient sur le terrain. Ce fut leur contribution à la campagne du Cardinal.
B/ Extraits des diaires des Missionnaires d’Afrique
Il y a une multitude de textes concernant l’esclavage. Nous avons sélectionné ceux concernant la région du
lac Tanganyika : Kipalapala sur la route des caravanes esclavagistes, Karema sur la rive est, et Mpala sur la
rive ouest. C’est en effet là dans ces régions que les premiers Missionnaires d’Afrique ont été le plus
affrontés à ce fléau. De plus, ces textes sont à peu près contemporains de la campagne du Cardinal.
Kipalapala, 4 janvier 1888
Un homme de Siké vient nous avertir qu’un arabe nous a intenté un procès à Tabora. Voilà pourquoi : Dans
les derniers jours du mois de décembre, un jeune Mganda d’environ seize ans se présente à la maison disant
qu’il veut rester chez nous ; je lui demande d’où il vient et pourquoi il veut rester. Il me répond qu’il a été
vendu traîtreusement aux arabes par des compagnons et amené dans l’Unyanyembé ; mais son maître
n’oublie qu’une chose, c’est de lui donner à manger ; comme les vivres sont rares, il a envoyé les esclaves se
nourrir comme ils pourraient. Ce jeune homme est venu nous trouver et veut se faire instruire. Je
l’accepterais volontiers, mais dans ce triste pays, il y a des précautions à prendre.
Je fais entrer le jeune homme qui s’appelle Mkasa. On lui apporte à manger ; sa figure décharnée n’indique
que trop que, depuis longtemps, il est loin de se rassasier. En même temps, j’envoie un de nos hommes
s’informer de la vérité de ce que Mkasa m’a raconté. Le soir l’envoyé revient : les choses se sont bien
passées comme le jeune homme l’a raconté.
Cependant, je conseille à Mkasa de retourner chez son maître pour ne pas s’attirer trop de désagréments et ne
pas nous en attirer aussi à nous tout à fait inutilement, car, dans ce pays, le maître peut reprendre son esclave
partout où il le trouve.
Mkasa refuse absolument de partir ; il préfère s’exposer à tout et veut, coûte que coûte, rester ici. J’envoie de
nouveau chez le maître demander à quel prix il vendrait Mkasa : “sept dioros”, répond-il : c’est trois fois plus
que le prix ordinaire.
Cependant, décidé à ne pas abandonner cet enfant, je lui propose de partir avec le P. Lombard qui pourra le
rapatrier. Mkasa accepte la proposition, et la veille du départ du Père, il disparaît de la maison.
L’arabe sachant qu’une de nos caravanes partait pour l’Ouganda, et se défiant du coup que nous méditions,
envoie chercher Mkasa à la maison. Je lui réponds que je ne sais où il est allé. De là, procès à Kuikuru. Siké
me fait dire que j’ai provoqué la désertion d’un esclave et que la caravane ne peut partir.
J’envoie un exprès au P. Lombard pour dire à Mkasa de rentrer, s’il est avec lui. Le P. Lombard me répond
que le jeune homme n’est pas dans la caravane. J’avertis Siké et lui dis que l’esclave dont il parle n’est pas
chez nous, que, d’ailleurs, je ne comprends pas que l’arabe réclame ; il a été averti depuis plusieurs jours que
son esclave était ici, et ne s’en est pas occupé ; il n’a aucun droit à me le réclamer maintenant.
Mkasa rentre à la maison ; il avait été retrouvé je ne sais trop où, et frappé d’une cinquantaine de coups de
bâton. J’essaie de nouveau de le racheter ; les prétentions baissent : cinq dioros, mais c’est encore trop cher.
Enfin, au bout de quelques jours l’affaire s’arrangea ; l’arabe craignant que son esclave ne déserte pour
toujours chez les blancs prend le parti de le vendre trois dioros. Le marché est conclu et maintenant Mkasa, à

qui j’ai donné le nom d’Augustin, est content chez nous : il apprend volontiers son catéchisme. Seulement il
ne faut pas lui proposer d’aller à Tabora, il craint trop de retomber entre les mains de son ancien maître.
Remercions Dieu d’avoir pu délivrer ce malheureux.
Karema, 29 mai 1888
Les Wafipas nous présentent deux petits garçons et une grande jeune fille, tous les trois atteints de la petite
vérole. Au grand étonnement des gens, nous les rachetons et les envoyons immédiatement à notre hôpital. Il
est moralement certain que l’un des petits garçons mourra, mais, l’ayant à l’hôpital, nous avons l’assurance
qu’il ne nous échappera pas. Nous sauverons au moins son âme si nous ne pouvons guérir son corps et ainsi,
notre bien ne sera pas perdu comme on le croit et le dit.
On nous dit que les Wafipas ont massacré en route un de leurs jeunes esclaves. L’unique motif de ce crime
horrible est que ce pauvre enfant, atteint sans doute de la petite vérole, pleurait sans cesse.
Karema, 3 septembre 1889
Nous rachetons à Mdéwa deux des grands jeunes gens amenés il y a quelques jours, par les Wazougivés.
Nous avons été peu flattés de voir notre station transformée, sans notre agrément bien entendu, en un lieu de
transit pour les caravanes de traitants ; mais enfin, cela nous a permis de délivrer quelques malheureux qui
sans cela nous eussent échappé très certainement.
Karema, 14 novembre 1889
Des brigands de l’Upimbwe nous amènent toute une petite caravane de femmes et d’enfants. Chassés par la
famine de l’Ouwangwa leur pays, ils ont été capturés le long des sentiers. Les enfants, insouciants comme on
l’est à cet âge, ne semblent pas même soupçonner leur infortune, mais les femmes nous supplient en grâce de
les tirer de la triste situation où le malheur les a plongées. Nous accédons à leur demande, non sans peine
toutefois, car plusieurs seront sans doute pour nous une source d’ennuis.
Karema, 6 septembre 1890
Deux femmes capturées au Marungu par les Wabendi, lors du sac du district dont Kisabi était le chef,
s’enfuirent à la Mission. Après bien des paroles et des efforts, nous parvenons à en racheter une ; mais, pour
l’autre, on ne veut pas même entendre parler du prix.
Le P. Dromaux part pour Kirando où l’on dit qu’il y a en ce moment beaucoup d’esclaves à racheter. Puisse
son voyage être fructueux !
Karema, 17 septembre 1890
Retour du P. Dromaux, ramenant neuf nouveaux rachetés. Il confirme la nouvelle de l’arrivée à Kirando de
l’arabe Alei. Les Allemands seraient sur le point d’occuper l’Unyanyembé, et Siké, cherchant à entraîner les
Arabes dans une nouvelle aventure, se préparerait à leur opposer de la résistance.
Karema, 28 novembre 1890
Retour du P. Dromaux. Il a réussi à briser les fers de soixante et un captifs. Bon nombre de leurs infortunés
compagnons sont morts de faim à Kirando et bien d’autres mourront probablement encore.
Il a recueilli, soit des esclaves qu’il a délivrés, soit de la bouche même des gens de l’expédition, des détails
affreux sur les horribles cruautés commises par les hordes barbares de Makutubu. Indépendamment des
hommes tués dans les nombreux combats qui se sont livrés chez Kizabi et aux environs, Makutubu, au
moment de reprendre le chemin du Tanganyika, a cru bien faire de se débarrasser de tout ce qui pourrait
entraver la marche. En conséquence, il a fait noyer dans la rivière qui coule près de chez Kigabi, le Lufuko
probablement, un très grand nombre de femmes âgées et de petits enfants. La caravane ainsi allégée aurait dû
marcher rapidement ; il n’en a rien été : bon nombre de captifs, qui étaient valides au départ, accablés par la

fatigue et les privations et ne pouvant plus suivre, sont devenus un nouvel embarras. Alors ont commencé
des tueries dont on ne se fait pas une idée en pays civilisé. Un mugwana a lui-même affirmé qu’on en tuait
dix, vingt, trente et même jusqu’à cinquante par jour. Malgré cela, il en est encore arrivé environ deux mille
à Kirando. Mais de là à l’Unyanyembé et à la côte il y a encore bien loin et il est facile de prévoir que les
ossements d’un bon nombre de ces malheureux blanchiront le long des sentiers qui y conduisent.
Karema, 31 décembre 1893
Nos gens arrivent avec dix esclaves qu’ils ont arrachés à des marchands inhumains. Il ne se passe guère de
jours que nous n’ayons l’occasion d’arracher à leur malheur quelques victimes de l’esclavage. Dans
l’impossibilité de raconter tous ces faits, qu’il me suffise de dire que le chiffre des esclaves libérés, cette
année, dépasse trois cents. Une centaine environ sont morts des suites des mauvais traitements qu’ils avaient
subis, mais tous ont reçu le saint baptême, et se sont envolés au ciel pour louer Dieu et le prier pour les
généreux bienfaiteurs qui ont fourni aux missionnaires les ressources nécessaires pour les racheter.
Mpala, 9 juin 1890
Les esclaves ne manquent donc pas, et très fréquemment les Wangwana ou les indigènes viennent nous en
proposer à racheter. Nous sommes alors obligés d’en discuter le prix comme l’on fait d’une bête de somme.
Ce sont ces enfants rachetés qui peuplent nos orphelinats et ceux de Karéma et de Kibanga à eux seuls
comptent près de cinq cents garçons et filles. Nous n’avons que trop souvent le regret de ne pouvoir délivrer
tous ceux qui nous sont présentés, car il ne suffit pas seulement de les racheter, il faut les élever, les établir,
et nos ressources sont bien restreintes. Cette cruelle nécessité en amène souvent une autre. Les enfants faits
esclaves, surtout à la suite des guerres, sont privés des soins de leur mère et souffrent tant dans les longs
voyages qu’ils doivent faire souvent sans nourriture, (j’en ai vu qui, pendant quinze jours n’avaient mangé
que de l’herbe et de la terre), qu’il est bien difficile aux plus jeunes d’y survivre. On nous les amène à l’état
de squelettes, et souvent avant l’âge de douze ans ils meurent en moyenne huit sur dix, sans que nos
meilleurs soins puissent leur conserver la vie. En une année, il en est mort ainsi près de cent à l’orphelinat de
Kibanga. Obligés de calculer avec nos ressources, nous avons souvent la cruelle douleur d’abandonner à leur
malheureux sort ces enfants, pour leur préférer ceux dont l’âge nous fait espérer qu’ils pourront plus
aisément survivre à leurs anciennes souffrances. L’œuvre de nos orphelinats est pour ces régions une œuvre
de résurrection, car nos orphelins en grandissant forment nos villages chrétiens. À Mpala, où je me trouve en
ce moment, le village de la Mission compte quatre-vingt-six ménages ; celui de Kibanga en compte à peu
près autant.
Pour résumer ce que j’ai dit sur l’esclavage indigène, besoin n’est point d’aller à Oujiji ou sur les autres
marchés d’esclaves pour en racheter. Sans sortir de chez nous, on nous en amène beaucoup plus que nos
ressources ne nous permettent d’en avoir. Malheureuse­ment, ceux que nous ne pouvons délivrer prennent
les routes de la côte qu’un grand nombre blanchira de leurs ossements.
Mpala, 3 septembre 1890
Rachat de six vieilles femmes et de deux enfants pour un prix relativement peu élevé, leur maître voulant
s’en défaire à tout prix. Il avait même dit que si nous les refusions il les tuerait toutes dans la forêt. Plusieurs
chrétiens, des plus à l’aise, indignés de cette résolution, viennent nous prier de délivrer ces pauvres créatures
de leur esclavage, ajoutant qu’ils les prendraient à leur charge. Elles sont dans ces familles pour le moment,
mais plusieurs, brutalement arrachées à leur pays seront prises de la nostalgie et prendront la clef des
champs. Nous avons fait ce que nous devions, Dieu fera le reste. Lavigerieville est dotée d’un hôpital pour
ces pauvres vieilles, grâce à la générosité d’une bienfaitrice ; un établissement de ce genre devient nécessaire
dans notre mission.

C/ Correspondance avec le Cardinal
En plus des diaires, les pères envoyaient également une abondante correspondance à la maison mère. Voici,
par exemple, une lettre envoyée de Karema par le Père Josset le 9 janvier 1891 (référence : A.G. M.Afr,
C17/223)
Lettre du Père Josset de Karema, 1891
Je m’empresse de porter à votre connaissance le résultat sur l’affaire dont je vous ai entretenu dans ma
précédente lettre. À l’arrivée de l’expédition du Makutubu, le Père Dromaux s’est rendu à Kirando et il a
réussi à briser les fers de cent dix esclaves ; mais, contrairement à nos prévisions, les intéressés1 ont refusé
d’être payés par des chèques sur Zanzibar. C’est donc notre poste de Karéma qui a dû supporter tous les frais
de cette œuvre de miséricorde. La rançon de chacun d’eux nous a occasionné un déboursé de 45 à 50 Frs, ce
qui fait un total de 4.500 à 5.000 Frs. J’ose prier humblement Votre Éminence de bien vouloir intercéder
auprès du comité antiesclavagiste de France pour qu’il nous aide à supporter cette lourde charge.
Puisqu’il s’agit de l’expédition de Makutubu, il est juste que je vous dise ce que je sais des horreurs dont elle
s’est rendue coupable. C’est à Kirando, à deux journées de marche au sud de Karéma, qu’elle vient de
ramener le butin, fruit de ses rapines. Il y a quelque peu d’ivoire et environ deux mille esclaves de tout âge et
de tout sexe. C’est une grande pitié de voir ces malheureux fixés à la chaîne par groupes de vingt à vingtcinq ou mis à la cangue quand les chaînes font défaut. Presque tous sont réduits par la faim et la fatigue ou
par la maladie à l’état de squelettes ambulants et portant aux bras et aux jambes des brûlures infligées
probablement en punition de quelque léger manquement. À Kirando où ils sont actuellement, les vivres sont
rares et partant fort chers. Aussi leurs maîtres se dispensent-ils cyniquement de leur en distribuer. Pour
conserver un reste de vie qui s’éteint, quelques-uns parcourent les villages s’efforçant par leurs chants et par
leurs danses d’exciter la compassion des habitants ; les autres, en plus grand nombre, se contentent pour
assouvir leur faim d’aller extraire dans la jungle quelques racines sauvages que les animaux eux-mêmes
dédaigneraient. Le soir, consumés qu’ils sont par la faim, la fièvre et la dysenterie, on les entasse pêle-mêle
dans des huttes improvisées qui ne les protègent en rien contre les intempéries de l’air, et pourtant nous
sommes en pleine masika2. Le Père Dromaux me dit en avoir vu parqués dans une hutte sans toit, tandis qu’à
côté les chèvres de leur maître avaient un abri. Le résultat de pareils traitements est facile à deviner : chaque
matin on sort de ces huttes un ou plusieurs cadavres qui sont ensuite abandonnés en pâture aux hyènes de la
forêt. Comment tous ces agonisants parviendront-ils à l’Unyanyambé et à la côte, car on veut absolument les
y conduire ? Sans être prophète il est facile de prédire que les ossements d’un très grand nombre d’entre eux
blanchiront le long des sentiers qui y conduisent.
Ce ne sera du reste que la continuation des scènes atroces qu’ils ont vues chaque jour se dérouler sous leurs
yeux durant leur marche de près d’un mois à travers le Marungu. “À chaque étape, disait un Mugwana de
l’expédition au Père Dromaux, nous en jetions dix, vingt, trente et même jusqu’à cinquante.” Or, le mot jeter
n’est qu’un euphémisme pour massacrer. Quand un malheureux est trop exténué pour suivre la caravane, au
lieu de l’abandonner purement et simplement, ce qui serait encore passablement cruel, on prend l’atroce
précaution de l’assommer à coups de bâtons, de peur que, réussissant à se traîner jusqu’à quelque hameau, il
ne réussisse à recouvrer la santé et à reconquérir sa liberté. Le reste du troupeau humain, si exténué soit-il,
comprend ainsi qu’il n’a plus qu’à choisir entre la marche en avant ou la mort. Rentré dans sa tente, le Père
entendit un enfant qu’il venait de racheter raconter qu’en quittant le territoire de Kigali (?) pour rentrer à
Kirando, l’expédition avait noyé dans le Lupuko un très grand nombre de femmes âgées ou d’enfants trop
jeunes pour faire le trajet. Ce ne fut qu’après qu’il comprit toute la portée de cette exclamation d’un
Mugwana au moment où il rachetait un tout jeune enfant : “Ah, si nous avions su que cela (les enfants de cet
âge) avait eu quelque valeur !”
Les voyages du Père Dromaux (car il en a fait deux) ont été assez fructueux, mais à quel état sont réduits les
malheureux enfants qu’il nous a ramenés, car on n’a consenti à nous céder que les plus exténués ! Nos
marins3 ont été obligés de les transporter dans leurs bras de la hutte où ils gisaient jusque dans la barque qui
devait nous amener à Karéma. Le nègre est assez peu sensible aux maux d’autrui ; nos jeunes gens ont été

néanmoins fort émus de tant de souffrances et ils disaient aux Wangwana : “En faisant ainsi mourir les gens,
vous commettez un grand crime dont Dieu vous punira.” Un rictus diabolique a été la seule réponse à cette
observation si judicieuse.
En arrivant chez nous, ils ont transformé notre station en un véritable hôpital. Nous les avons installés dans
des salles spéciales dont nous avons confié la direction à de vieilles négresses de la Mission. Mon cœur se
serre toutes les fois que je pénètre dans l’une de ces salles : ils tendent vers moi leurs petits bras amaigris en
disant : “Bwana wetu, tumeona njara (Notre père, nous avons été bien éprouvés par la faim)”. Les sources de
la vie ont été en effet si profondément atteintes en eux que quinze ont déjà succombé malgré nos soins.
C’est vous dire, Éminence et très vénéré Père, que la plaie de l’esclavage, même après les exploits des
Allemands à la côte et à l’intérieur, règne encore dans toute sa hideur, sur les rives du Tanganyika. Sous ce
rapport, je dois vous signaler la localité de Kirando. Depuis deux ou trois ans, elle a acquis de l’importance
et tend à devenir pour le sud du lac ce qu’est Ujiji pour le nord. C’est de là que partent et c’est là
qu’aboutissent les expéditions qui vont périodiquement exercer leurs ravages au Marungu, à l’Urua et jusque
sur les rives du Moëro et du Luapula. Les Wayala, les Wafipa et les Wabendé de nos environs leur
fournissent, à bon marché, de nombreux contingents. Je suis persuadé qu’ils s’enrôleraient du reste avec la
même facilité pour la bonne cause.
En ce moment même, il y a encore une expédition, celle de Beloutchi Meruturutu (Mohammed ben Salem)
occupée depuis près de trois ans à dépeupler l’Urua. Avec les faibles forces dont il dispose, le Capitaine
Joubert est impuissant à faire face à tant d’ennemis ; aussi se borne-t-il à protéger son petit territoire. Quant à
nous, notre rôle est tout tracé, nous brisons les chaînes du plus grand nombre possible de malheureux. Mais,
aux environs de Karéma, à Kirado, à Zongwé, et à Kapampa au Marungu, les petits traitants de l’Unyamuezi
qui affluent depuis que les routes offrent une sécurité relative, nous font une rude concurrence. Jusqu’à ces
derniers temps, ils ont en effet livré dans leurs achats d’esclaves de la poudre et des capsules, ce qui est fort
estimé et ce que nous ne pouvons faire. Malgré ces conditions désavantageuses, nous avons pu néanmoins
enregistrer l’an dernier le beau chiffre de 351 rachats.
Cette œuvre des rachats, la plus intéressante et jusqu’à ce jour la principale de nos œuvres, nous donne de
grandes consolations. On peut dire sans exagérer : autant de rachetés, autant de convertis. Ces pauvres gens
trouvent, en effet, tout naturel d’embrasser et de suivre la Religion et les pratiques de ceux à qui ils doivent
la liberté et souvent même la vie. Mais bon nombre, surtout parmi les plus grands, ont une intelligence si
bornée qu’il faut un temps et des peines infinies pour y faire pénétrer le quod justum requis pour le baptême.
Une fois instruits, ils me semblent assez fermes dans la foi. Ils ont surtout en la Providence une confiance
naïve qui doit toucher le cœur de Dieu. En voici un exemple : l’an dernier, les montagnes qui avoisinent la
mission étaient, pour la seconde fois depuis trois ans, couvertes de nuées de criquets et nous craignions fort
de les voir s’abattre sur nos campagnes et les dévaster. Nos néophytes, eux, manifestaient la plus grande
confiance en Dieu : “les sauterelles, disaient-ils bien haut à qui voulait l’entendre, ne peuvent nuire aux
enfants de Dieu, elles ne s’attaquent qu’à ceux qui adorent les mizimu (esprits).” L’événement leur donna
raison, nos champs furent épargnés, tandis que ceux de nos voisins furent dévastés.
Aussi occupait-elle la première place dans les pensées et les préoccupations du Père vénéré que le Bon Dieu
nous a si tôt ravi et que nous pleurons toujours4. En le perdant, les pauvres esclaves ont fait une perte
immense, car s’il eût vécu, je ne doute pas qu’il n’eût apporté à Votre Éminence un concours très efficace
pour l’aider à ouvrir de plus en plus les yeux des catholiques d’Europe sur les horreurs qui se commettent
chaque jour en Afrique.
J’apprends, de Kibango, que nous sommes menacés d’un nouveau deuil. Le Père Moinet vient en effet d’être
atteint d’une paralysie qui le réduit à l’impuissance : ses jambes lui refusent tout service et il m’écrit luimême qu’il sent que ses bras sont aussi menacés. Encore une vie bien précieuse pour la cause des esclaves
qui va probablement s’éteindre !

La caravane qui nous est annoncée et qui va nous arriver incessamment ne fera donc guère que combler les
vides si nombreux que la mort a fait dans nos rangs.
Aussitôt qu’elle sera ici, nous nous proposons de faire un voyage au nord du lac pour voir si, conformément
au désir que Monseigneur en a exprimé sur son lit de mort, il n’y aurait pas moyen de réoccuper cet Uzghé
dont les chefs et la population tout entière nous sont toujours si sympathiques. Puissent ceux qui seront
chargés de ce voyage rentrer comme la colombe de l’arche avec le rameau d’olivier.
Mais cette fondation, si elle a lieu, nécessitera une augmentation de personnel. Aussi, osons-nous espérer que
le nouveau Père que Votre Éminence nous envoie arrivera au Tanganika accompagné d’un nombreux renfort
d’ouvriers apostoliques.
Daignez agréer, Éminence et très Vénéré Père, l’expression des sentiments de filiale affection avec lesquels
j’ai l’honneur d’être, de Votre Éminence Révérendissime, le très humble fils en Notre Seigneur.
Jean-Marie Josset
(P.miss. d’Afrique (d’Alger)

Deuxième partie :
Les Sœurs Blanches et l’esclavage
Préface
Le 1er juillet 1888 à Saint-Sulpice à Paris, le Cardinal Charles Lavigerie lança officiellement la campagne
antiesclavagiste africaine sur la demande explicite du Pape Léon XIII. Le cardinal consacra toute son énergie
à cette œuvre et y associa, directement ou indirectement, ses deux jeunes sociétés missionnaires, celle des
Pères/Frères et celle des Sœurs. Pouvons-nous laisser passer cet événement sous silence ? Cela est
impossible ! Nous voulons le célébrer et nous en inspirer. C’est ainsi qu’il nous a été demandé de trouver
comment les Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique ont été impliquées dans la lutte antiesclavagiste
à l’époque, et comment nous pouvons continuer la lutte aujourd’hui en fidélité à notre charisme.
Nous, Sœurs Paquita Reche et Munyerenkana Chiharhula, avons fait un voyage dans les diaires de nos
anciennes, de 1894 à 1910. Ce choix a été dicté par le peu de temps dont nous disposions pour ce travail.
Qu’à cela ne tienne, les diaires consultés donnent assez de faits qui montrent le dévouement sans pareil des
premières Sœurs dans les soins d’anciens esclaves et même dans le rachat de certaines jeunes filles ou
d’enfants, lorsqu’elles en avaient les moyens. À certaines occasions, impuissantes, elles ont laissé repartir
des esclaves chez leurs anciens maîtres qui venaient les réclamer. Nous avons aussi consulté d’autres sources
pour mieux comprendre certaines attitudes qui étaient simplement décrites dans les diaires, et qui peuvent
paraître choquantes à première vue.
Dans toute la Congrégation, les Sœurs furent très attentives au sort des esclaves, partout où elles étaient
installées, aussi bien au cœur de cette tragédie en Afrique noire qu’en Afrique du Nord et en Europe. Les
diaires des différentes communautés en font écho.
Alors que le Cardinal a donné des directives claires aux pères et aux frères sur la conduite à tenir devant les
esclavagistes, rien de pareil n’a été trouvé pour les Sœurs. Ceci est dû, sans doute, au fait que les Sœurs ne
sont parties en Afrique subsaharienne qu’en 1894, donc après la mort du Cardinal (en 1892). Mais d’aucun
pense que c’est peut-être aussi parce que le Cardinal avait l’habitude de donner les mêmes directives aux
deux sociétés missionnaires, du moins “pour ce qui touche aux premiers règlements du noviciat et des
maisons… Dans certains textes, on a simplement changé “ils” en “elles”5.
Il est à penser qu’il aurait fait la même chose pour les directives concernant les règles de conduite face aux
esclavagistes, qu’il a données aux pères. Nous y reviendrons dans ce travail. D’ailleurs, il ne cessait de

rappeler aux Sœurs qu’elles étaient destinées à être “femmes apôtres auprès des femmes”6 et à aller servir de
mères aux jeunes filles victimes de l’esclavage en Afrique équatoriale. La lutte contre l’esclavage et
l’évangélisation sont étroitement liées. Partout, les premières installations des Sœurs suscitent la curiosité, et
leur arrivée est diversement interprétée par les populations autochtones.
Les faits recueillis dans les diaires constituent le squelette de ce petit travail, dont la chair vient de différents
autres ouvrages et articles. Nous avons dû choisir quelques faits, ne pouvant les mentionner tous. Nous
espérons que ces quelques lignes vont nous stimuler à nous engager très sérieusement dans la lutte contre les
nouvelles formes d’esclavages de notre époque et inspirer certaines d’entre nous à se lancer dans un vrai
travail de recherche sur l’engagement de nos Sœurs dans la lutte anti-esclavage au long des années.

I - Naissance de la Congrégation et lutte antiesclavagiste
A) Une Congrégation de femmes pour la mission
Le Cardinal Lavigerie avait une idée très avancée, pour son temps, sur le rôle de la femme dans la société. Il
la voyait comme un élément essentiel de la transformation de la société et de l’apostolat missionnaire. En
1871, dix-sept ans avant le lancement de sa campagne antiesclavagiste, le Cardinal Lavigerie affirmait
l’importance des femmes pour la Mission d’Afrique. Dans le bulletin où il donne des nouvelles de ses
œuvres, il affirme : “Les femmes doivent être les plus puissants missionnaires du peuple africain”7 :
“Il – le Cardinal - voit ses Sœurs comme missionnaires à part entière, dont l’apostolat est complémentaire de
celui des pères, non seulement parce qu’elles pénètrent dans un groupe fermé aux missionnaires, mais surtout
par leur capacité d’agir en tant que femmes et à travers la femme, de transformer la société tout entière…
C’est pourquoi, après un premier temps en Afrique du Nord, le Fondateur pense à envoyer des Sœurs à
l’intérieur de l’Afrique. En 1914, Mère Marie Salomé rappelle aux Sœurs qu’elles trouveront dans
l’introduction au nouveau directoire, les mêmes paroles que déjà, en 1876, Mgr Lavigerie adressait à ses
filles en leur donnant leurs constitutions : “Vous verrez avec plaisir et reconnaissance que, dès 1875, trois
ans avant que les Pères Missionnaires ne partissent pour les Missions d’Afrique Équatoriale, notre vénéré
Père et Fondateur avait déjà la pensée de nous envoyer aussi aux Grands Lacs… Toutefois, il fut longtemps
impensable d’envoyer des femmes dans ces régions difficiles d’accès, à la sécurité précaire, où on allait vers
l’inconnu.”8
L’envoi de la première caravane des Sœurs ne sera possible qu’en 1894. Nous en parlerons plus loin. Avant
cela, revenons sur la pensée du Cardinal concernant le rôle des femmes dans l’apostolat missionnaire. En
1886, s’adressant à l’Association de Marie Immaculée pour la conversion des femmes, Le Cardinal affirme :
… “Malgré le zèle des missionnaires, leurs efforts ne produiront jamais des fruits suffisants s’ils ne sont pas
aidés par des femmes apôtres auprès des femmes. Ce ministère, ils ne peuvent le remplir en effet par euxmêmes : seules des femmes peuvent approcher librement des femmes païennes, entretenir avec elles des
rapports de charité, panser leurs maux, toucher ainsi leur cœur et leur faire comprendre leur profond
abaissement, par le spectacle même de la hauteur morale à laquelle la femme chrétienne est parvenue…
C’est là votre œuvre, et c’est pour cela que, venant en ce temps-ci, elle me semble providentielle. La
Providence, en ouvrant la profondeur du continent inconnu, semble annoncer l’approche de la miséricorde
pour tant de races misérablement déchues et, en particulier, pour ces millions de pauvres femmes dont
l’abaissement et les souffrances surpassent tout ce que l’on en pouvait imaginer dans notre Europe avant de
les connaître, comme nous les voyons maintenant dans notre Afrique, et comme je voudrais vous en donner
une faible idée…
C’est surtout la supériorité morale de la femme chrétienne et de la religieuse qui parle à ces créatures
déshéritées… elle voit, sans pouvoir l’expliquer, les chrétiennes, non seulement égales, mais supérieures à

l’homme par la générosité, la délicatesse, la foi vive, le courage que cette foi leur inspire, la charité tendre
qu’elle met dans leur cœur…
Figurez-vous des religieuses ainsi vouées à l’apostolat, pénétrant de toutes parts, de proche en proche dans
ces villages, dans ces huttes, … s’asseyant auprès de la femme païenne, pauvre esclave rompue de coups, et
relevant peu à peu son espérance…
… Cet apostolat ne s’arrête pas, en effet, à la femme. La femme est à l’origine de tout, puisqu’elle est la
mère, ses enfants sont ce qu’elle les fait. Elle dépose dans leurs âmes des semences que rien ne détruit, et qui
germent malgré toutes les forces contraires. Donc, peu à peu, par les femmes on a la famille, et par la famille,
la société…
Pour moi, j’ai consacré les années de ma jeunesse et de mon âge mûr à fonder l’apostolat de missionnaires.
Je veux employer ma vieillesse, tant que Dieu me laisse la vie, à promouvoir efficacement, si je le puis,
l’apostolat des Sœurs.”9
Pendant la conférence du 31 juillet 1888 sur la campagne antiesclavagiste à Londres, le Cardinal s’adressa
spécifiquement aux femmes en ces termes :
“Femmes chrétiennes de l’Europe, femmes de l’Angleterre, c’est à vous qu’il appartient de faire connaître
partout de telles horreurs et d’exciter contre elles l’indignation du monde civilisé. Ne laissez point de paix à
vos pères, à vos maris, à vos frères, employez l’autorité qu’ils tiennent de leur éloquence, de leur fortune, de
leur situation dans l’État, à arrêter l’effusion du sang de vos Sœurs. Si Dieu vous a donné le talent de
l’écriture, employez-le à une telle cause, vous n’en trouverez pas de plus sainte. N’oubliez pas que c’est le
livre d’une femme, un roman, “l’Oncle Tom”, qui, traduit dans toutes les langues du monde, a mis le sceau à
la délivrance des esclaves de l’Amérique.”10
B) Le Cardinal conscientise la Congrégation sur l’esclavage en Afrique noire
Le Cardinal profite des événements importants dans la Congrégation pour sensibiliser toutes les Sœurs à la
réalité de l’esclavage en Afrique noire. Dans “Histoire de la naissance de la Congrégation” écrit par Sœur
Marie André du Sacré-cœur, nous trouvons des témoignages éloquents du soin que prend le Cardinal pour
préparer ‘Ses Filles’ à la mission dans l’Afrique noire ravagée par la traite des esclaves. Deux d’entre eux
nous ont particulièrement frappées :
Prise d’habit de Mère Claver à Saint Charles en 1887
Il trouve les mots appropriés pour la prise d’habit de la sœur Marie-Claver : “Le sacrifice jusqu’à la mort,
disait-il, est le premier exemple que vous recevez de votre époux… ; il vous en donne un autre plus puissant
encore, c’est l’amour des âmes… L’Institut dans lequel vous entrez est né de cet amour, de l’amour pour
l’Afrique païenne, courbée sous le poids de la barbarie, de l’ignorance, de l’anthropophagie, de
l’esclavage...”11
À cet effet, il souhaite de tout son cœur voir la Congrégation s’établir en Afrique Équatoriale, et pour
favoriser le recrutement des futures missionnaires, il utilise de grands moyens : il décide de faire une
cérémonie de vêture aussi grandiose que possible à Maëstricht, tout de suite après son discours
antiesclavagiste à Sainte Gudule. Cet événement nous est relaté comme suit :
Prise d’habit de sept postulantes à Maëstricht le 19 août 1888 12
“Dans la matinée de ce jour, le Cardinal arrivait à Maëstricht. La population, venue nombreuse à la gare, lui
fit une ovation. À peine était-il monté en voiture qu’on détela ses chevaux ; les jeunes gens le conduisirent
triomphalement jusqu’à la maison des Sœurs. L’après-midi, une foule compacte et enthousiaste de
Hollandais, de Belges, et même d’Allemands se pressait dans l’église paroissiale de Wyek pour voir et
entendre le Cardinal. Sept postulantes, en vêtements de mariée, se trouvaient dans le chœur.

Après le Veni Creator, le Fondateur monte en chaire, prenant pour texte de son allocution ces paroles :
Prudentes Virgines, aptate vestras lampades. ‘Ces jeunes filles disait-il, étaient destinées à porter les lumières
de l’Évangile jusqu’au centre de l’Afrique, rempli de si profondes ténèbres’… Parlant de l’esclavage, il
décrivait les villages cernés, incendiés, les hommes massacrés : ‘… puis la capture de ceux qui n’avaient pu
fuir, et qu’on enchaînait pour les traîner jusqu’au lointain marché d’esclaves. Les faibles, les malades étaient
abattus en route ; ceux qui arrivaient au terme étaient vendus comme un vil bétail… On pouvait compter,
chaque année, quatre cent mille victimes de cet odieux trafic…’
‘‘Parmi les victimes, les femmes, les enfants étaient plus nombreux… les plus à plaindre aussi, car on les
contraignait à toutes les infamies… Le Cardinal, frémissant, racontait ce qu’avaient vu ses Missionnaires.
S’adressant aux femmes chrétiennes, aux mères qui l’écoutaient, il leur montrait tout ce qu’elles devaient au
christianisme…’’
“Sur les marchés d’esclaves de l’Afrique, disait-il, deux femmes s’achètent pour une chèvre, une petite fille,
pour un paquet de sel… Cet état de choses, qui est la honte de l’humanité, ne peut durer ; il faut que les
puissances européennes interviennent…” Puis se tournant vers les filles, il exaltait leur sublime vocation ;
elles étaient appelées à consoler, à sauver ces pauvres créatures, leurs Sœurs en Jésus-Christ ; et bientôt elles
iraient, dans l’intérieur de l’Afrique, racheter, recueillir les petites filles esclaves et leur servir de mères…”
Pendant près d’une heure, le Fondateur tint les assistants suspendus à ses lèvres… Les sept novices étaient :
Sœur Gabrielle, décédée en 1895 ; Sœur François d’Assise décédée en 1897 ; Sœur Alphonse décédée en
1910 ; Sœur Stéphanie décédée en 1923 ; Sœur Renée décédée en 1935 ; Sœur Emmanuel et Sœur Crescence
se sont retirées durant leur noviciat. Le soir même, à 6 heures le Cardinal regagnait Bruxelles.
II. L’année 1894 : départ des premières caravanes vers le centre de l’Afrique
L’année 1894 est marquée par le départ des premières caravanes des Sœurs vers le centre de l’Afrique. Le
moment tant désiré par Lavigerie et ses filles est arrivé ! Elles pourront aller jusqu’au cœur de l’Afrique :
“Vous avancerez jusqu’au centre de l’Afrique : d’étape en étape, à la suite des Missionnaires, vous
parviendrez jusqu’à l’Équateur.”13.
La première caravane pour l’Afrique équatoriale partira le 7 juin 1894. En Afrique centrale comme partout
ailleurs, dès leur arrivée, les Sœurs se mettaient directement à l’œuvre auprès des femmes et enfants qui les
attendaient. Ils étaient recueillis par les Pères en prévision de la venue des Sœurs. Dans les territoires confiés
aux Pères Blancs, les Sœurs qui arrivaient étaient ordinairement les premières femmes blanches à pénétrer
dans l’intérieur de l’Afrique et elles furent longtemps les seules.14 Elles s’installaient toujours auprès du
poste des missionnaires qui les avaient demandées et leur avaient préparé une habitation.
À leur arrivée, souvent leur maison ne désemplissait pas durant les premiers jours ; chrétiens ou curieux, tous
voulaient les voir. Parfois un orphelinat ou un refuge les attendait avec des enfants, jeunes filles ou femmes
abandonnées confiés à la mission ; elles allaient leur donner une éducation tout en les laissant suivre leur
mode de vie et les usages du pays.
Les Sœurs menaient une vie très proche des gens. Lorsqu’elles partaient en mission, c’était pour toujours,
seule la maladie ou un Chapitre général les faisait retourner. Nombreuses sont celles qui furent emportées par
la fièvre biliaire hématurique, la malaria, la dysenterie ou la tuberculose. Dans la colonie du Soudan
Français, la fièvre jaune ne pardonnait pas aux Européens. Des 25 Sœurs parties en six caravanes de 1897 à
1904, ne restaient en 1907 que trois Sœurs. Six Sœurs étaient mortes et les autres malades, avaient été
rapatriées…
Leur simple présence était un témoignage tout simple qui fut compris. Le père Joseph Mazé raconte un fait
bien significatif :
“Un jour, le catéchiste de la station demanda au père supérieur : les Sœurs sont-elles soumises à votre
surveillance ? Est-ce vous qui dirigez leur maison ? Est-ce le père économe qui leur donne l’argent ? On

devine la réponse du père qui, à son tour, demanda : Est-ce qu’on m’a vu avec le père économe me mêler des
affaires des Sœurs ? Non, justement, s’écria le catéchiste, et c’est ce que les gens dans le village ne peuvent
pas comprendre. Voilà disent-ils, une maison habitée par quatre femmes. Elles sont blanches, mais ce ne sont
que des femmes. Pas un homme pour les commander, pour fixer à chacune sa besogne, pour trancher les
querelles, pour les corriger et pour les battre ! Cette maison devrait être pleine de désordre, de cris, de
disputes, de batailles. Or, voici deux mois que ces quatre femmes sont là, toujours ensemble ; elles
travaillent, elles se recréent, elles prient, elles mangent ensemble. Et personne encore (pourtant on les épie),
personne ne les a surprises à se disputer, à s’insulter, à se bouder. On ne les a jamais entendues se plaindre,
ni médire les unes des autres ; on ne les voit pas pleurer, elles sont toujours contentes, elles sont toutes
pareilles, elles ne sont pas jalouses, et même la supérieure s’habille, travaille et mange comme les autres…
Tout cela n’est pas naturel. Pour s’aimer ainsi les unes les autres sans jamais se lasser, il faut qu’elles usent
de quelque charme magique que nous ne connaissons pas”… Voilà ce que disent les païens mais nous leur
disons : “C’est un miracle du bon Dieu, les Sœurs sont les filles de Dieu.”15
A) Les caravanes de l’Afrique équatoriale
Le départ pour l’Afrique Équatoriale fut annoncé à toute la Congrégation dans une lettre circulaire de Mère
Marie-Salomé le 20 mai 1894. Elle commence en ces termes : “Vous avez déjà appris qu’on vient d’accorder
à notre humble Société une grâce précieuse en nous offrant les moyens de fonder des maisons dans ces
Missions équatoriales qui, depuis si longtemps, faisaient l’objet de nos désirs. C’est un événement des plus
importants pour notre Congrégation que ces fondations, et il convient que nous remercions Dieu de cette
grâce et que nous l’implorions aussi d’une façon toute particulière pour le succès de la vaste mission qui
s’ouvre devant nous.”16
Les Sœurs de la première caravane quittèrent St Charles (Alger) pour Marseille le 7 juin 1894,
accompagnées de Mère M. Salomé et de Mère Gonzague. Le 12 juin elles quittaient Marseille pour la
fondation de l’Oushirombo dans le Vicariat Apostolique de l’Ounyanyembe. C’était Sr Jérôme, Sr Laurent,
Sr Clémence, Sr Mathias, et Sr Lidwine. Elles arrivèrent à destination le 19 octobre 1894, après 79 jours de
voyage.17 Et la deuxième caravane, celle pour le Tanganyika quittait Marseille le 12 août 1894 et elles
arrivèrent à Karema le 24 novembre de la même année, après 15 semaines de voyage.18 Il s’agissait de : Sr
Joseph, Sr Jacques, Sr Immaculée, Sr Alphonse et Sr Philippe.
Arrivée des Sœurs à Zanzibar
Les Sœurs qui étaient parties en bateau de Marseille le 12 juin1894, arrivèrent à Zanzibar le 1er juillet. Le 5
juillet elles visitent la ville et y trouvent beaucoup de plaisir :
“Nous traversons une contrée magnifique… On nous montre le temple des adorateurs du feu ; à gauche, le
cimetière allemand ; plus loin, une quantité de petites maisons nègres, mieux faites que les gourbis arabes ;
on nous dit que les pauvres noirs qui les habitent, sont tous des esclaves, qu’il y a encore à peu près 60 000
esclaves à Zanzibar et ils se vendent tous les jours dans les maisons.”19
Les Sœurs se trouvent dans le centre le plus important de la traite du XIXe siècle. On vient de leur signaler
deux choses. La grande quantité d’esclaves qu’il y a dans un quartier de la ville et que chaque jour ils sont
vendus dans les maisons. Leur phrase laconique, sans commentaire, peut surprendre, si on ne connaît pas les
directives de prudence données par Lavigerie à ses missionnaires face aux esclavagistes arabes et noirs. Leur
force était trop dangereuse pour les attaquer de front. Le Cardinal pensait que sans des relations de bonne
amitié avec eux, tout établissement durable de la Mission serait impossible dans une grande partie de
l’Afrique équatoriale. Il conseillait aux missionnaires de chercher avec eux une certaine amitié et de ne pas
trop parler de l’esclavage :
“Il faut donc, mon cher Enfant, jusqu’à nouvel ordre :
1º - Vivre avec eux politiquement, c’est-à-dire ne pas leur faire une opposition directe visible comme font les
Anglais à Oujiji.

2º. - Se servir de leur intermédiaire pour les ravitaillements, alors même que l’on saurait devoir payer plus
cher.
3º. - Ne rien dire extérieurement contre l’esclavage ; affirmer, au contraire, que vous ne vous mêlez ni de
politique, ni de guerre, mais seulement de religion.
4º. - Éviter de s’établir là où ils sont établis eux-mêmes d’une manière permanente.
C’est la règle de conduite que je vous trace, pour vos missions.
Quant à moi, je fais mon profit de tout ce que vous m’avez écrit comme de ce que m’ont écrit les Pères du
Tanganyika. Je me suis empressé d’en informer le roi des Belges qui en était déjà lui-même partiellement
saisi par ses explorateurs. Je lui déclare que l’intérieur de l’Afrique équatoriale nous sera, de nouveau
prochainement fermé si l’on n’en balaye pas les marchands arabes esclavagistes et je le prie de provoquer, à
cet égard, une action décisive de l’Angleterre auprès de Saïd-Bargash.”20
Il faut commencer par gagner la confiance des populations indigènes pour arriver à leur inspirer plus tard
l’horreur profonde du fléau dont elles sont elles-mêmes les victimes. Pour cela, il recommandait d’acheter le
plus grand nombre d’enfants possible. Son projet était de rassembler des enfants et de les former pour qu’ils
deviennent des apôtres dans leur propre pays. C’est une tactique pour travailler à la destruction de
l’esclavage, une stratégie plus lente, mais très efficace :
“Pour le moment, contentez-vous de racheter des enfants, que vous élèverez, de racheter même les esclaves
adultes, si vous en trouvez l’occasion, pour en faire vos aides, vos serviteurs et vos néophytes. Traitez-les
alors avec une grande bonté, de façon à gagner leur cœur et à ce que l’on voit bien que vous les considérez
comme des frères et non comme des esclaves. Rappelez-vous, en effet, qu’à dater du moment où ils sont
entre vos mains, l’esclavage est fini pour eux ; et si vous avez des mesures de coercition ou de châtiment à
prendre à leur égard, faites-le non comme envers des esclaves, mais comme envers des enfants ou des frères
dont on ne veut que le bien spirituel et temporel.”21
Les fondations dans le Vicariat apostolique du Tanganyika
Aussitôt arrivées, les Sœurs se mettent à l’œuvre dans les refuges et orphelinats qui les attendaient, comme
nous le relatent les diaires de 1896 et suivants. Nous n’avons rien trouvé de spécial en lien direct avec
l’esclavage dans les diaires de 1894-1895. C’est à partir de 1896 que nous notons plusieurs faits relatés par
les Sœurs. En général, nous avons retrouvé presque les mêmes expériences dans les différents postes de
l’Afrique noire. Partout nous retrouvons le travail des Sœurs auprès des femmes, des jeunes filles et des
enfants (garçons et filles) dont la majorité est composée d’anciens esclaves. Les activités sont multiples et
variées. Nous avons choisi quelques faits saillants parmi une multitude :
Karema
1 mai 1896 : Deux enfants esclaves se présentent à la porte des Sœurs, à la recherche de leur mère qui n’est
pas au centre. Elles ont fait deux jours de marche et ont passé la nuit dans la forêt.
“Entrée de deux enfants esclaves qui se sont sauvés de chez leurs maîtres pour venir ici chercher leur mère.
Hélas ! Pauvre mère, où est-elle ? C’est en vain qu’on cherche d’après les noms qu’elles donnent. Elles ont
dû voyager deux jours pour venir ici, et la nuit, elles ont couché dans la forêt. Les deux enfants ne se lassent
pas de nous contempler. Le soir, nous les avons prises à l’église pour la prière en commun et voyant le
crucifix au-dessus du maître-autel, elles demandent quel est cet homme là-bas ; de même les lumières et le
chant les étonnent et elles demandent qui est mort que tout le monde crie comme cela. Elles imitent tout ce
qu’elles voient faire aux autres, et au lieu de porter la main à l’épaule, elles la portent sur le dos, ce qui
amuse bien les enfants. Les pauvres petites sont ravies de tout ce qu’elles voient et paraissent pleines de
bonne volonté.”22

9 mai 1896 : Les Sœurs assistent à une scène bien saisissante. Deux petites esclaves qui s’étaient échappées
de chez leurs maîtres refusent de retourner chez ces derniers qui viennent les réclamer. Elles préfèrent mourir
dans la cour des Sœurs que de regarder ces méchants maîtres dans les yeux.
“Nous avons été témoins ce matin d’une bien triste scène. Les maîtres des deux enfants qui s’étaient sauvées
et refugiées chez nous sont venus les chercher. Ils avaient eu soin d’apporter un mouton et une chèvre en
cadeaux aux missionnaires afin de se les rendre favorables. Monseigneur a répondu que si ces enfants
voulaient retourner d’elles-mêmes, il les laisserait partir, mais qu’il ne les contraindrait pas. Le médecin
catéchiste est venu les chercher afin qu’elles aillent dire à ces hommes qu’elles voulaient rester ici, mais les
pauvres petites refusèrent absolument de le suivre et vinrent au couvent se réfugier dans notre maison ; le
munyapara vint aussi les rassurer, leur disant qu’il a donné beaucoup d’étoffes à leurs maîtres, mais
inutilement. ‘Tuez-nous ici, disaient-elles, mais nous ne voulons pas partir.’ Quelque temps après,
Monseigneur vint les rassurer, leur disant qu’il avait donné beaucoup d’étoffe à leurs anciens maîtres et
qu’elles resteraient à la mission. Leur joie fut bien grande.”23
Les Sœurs continuent leur dévouement auprès des esclaves dans tous les postes où elles en trouvent. À
Baudoinville (Moba) où elles sont arrivées en 1895, elles vont racheter quelques esclaves elles-mêmes. Et
comme nous le voyons dans les diaires, elles ne s’occupent pas seulement des esclaves noirs, rachetés ou
venus d’eux-mêmes, mais aussi de tout enfant dans le besoin. Écoutons ce que les diaires nous racontent :
Baudoinville (Moba, RDC)
27 février 1897 : “On nous amène une petite sauvagesse n’ayant pour tout vêtement qu’un lambeau de
chiffon qui cache à peine sa nudité, son corps est couvert de poussière, ses cheveux sales et crasseux. Notre
Mère appelle une des enfants pour aller la baigner à la rivière et lui couper les cheveux. Toutes les enfants
veulent la porter sur leur dos ; au retour, notre Mère lui donne une étoffe neuve, un peu d’huile pour se
frotter, puis la petite est conduite en triomphe au barza et admise parmi les autres fillettes qui lui prodiguent
leurs meilleurs soins. La petite Kalwa, elle porte ainsi ce nom, est brillante de propreté. La mère étant morte,
son père n’en prenait aucun soin, et c’est pourquoi on nous l’a confiée.”24
C’est ainsi qu’elles vont aussi accueillir deux enfants d’un chef arabe tué lors d’une expédition :
9 juillet 1897 : Arrivée des deux enfants d’un chef arabe tué lors d’une expédition : une jeune fille, Lénora,
et un petit garçon de 2 ans.
“Le Commandant Deberghe nous envoie deux enfants : leur père était un chef arabe des bords du Tanganika
qui avait été tué dans une expédition ; sa veuve et ses enfants ont été recueillis par les Belges. La jeune fille
qui se nomme Lenora est très intelligente ; le premier jour de son arrivée elle a appris à faire le signe de la
croix. L’autre est un petit garçon d’environ deux ans, qui ne sait pas encore parler ; c’est le plus jeune du
barza.”25
Ainsi tous les enfants sont regroupés dans le même centre. Grâce aux Sœurs, enfants d’esclaves ou esclaves
eux-mêmes et enfants de maîtres vont désormais habiter ensemble dans la paix et la confiance, suivant la
même éducation et grandissant dans les mêmes valeurs. Ils apprennent ensemble qu’ils sont frères et sœurs,
car enfants d’un même Père. Y a-t-il meilleur moyen de lutter contre l’esclavagisme ?
Les fondations dans le Vicariat apostolique de l’Ounyanyembe
Bien que la première caravane soit arrivée à Oushirombo en 1894, nous n’avons rien trouvé dans les diaires
d’avant 1897. Y a-t-il eu perte de ces documents ? Nous ne le savons pas. Ce qui frappe dans cette région,
c’est la provenance des esclaves que les Sœurs reçoivent. Parfois ce sont des prisonnières de guerre achetées
par les Pères, d’autres fois des enfants amenés par des officiers (entre autres protestants) ou encore des
enfants retirés à leurs parents par punition, par des officiers allemands. À ce propos écoutons les diaires :

Oushirombo :
01-08-1897: Un officier protestant amène deux petites filles qu’il avait rachetées :
“Un officier qui nous avait été annoncé est arrivé. Toute la mission est allée au-devant de lui pour le saluer à
l’entrée du village chrétien. Il nous a confié deux petites filles qu’il avait rachetées. Le dimanche, quoique
protestant, il a assisté à la grand-messe et a tâché d’imiter tous les mouvements qu’il a vu faire autour de lui.
Il est resté trois jours. Nous espérons que les autorités du pays nous demeureront favorables et protégeront
nos œuvres.”26
06-03-1898 : Le Père Van der Burgt amène quinze petites filles et femmes. “Ce sont des pauvres petites qui
ont été prises à la guerre par les soldats et ont beaucoup souffert en route. Petites et faibles qu’elles sont,
elles portaient les cartouchières des soldats. Le Père Van der Burgt les a achetées et amenées avec lui
jusqu’ici ; Le voyage était très long et pénible, plusieurs sont mortes en chemin. Nous ferons notre possible
pour bien soigner les quinze qui restent, mais il y en a qui probablement ne se remettront pas.”27
21-10-1898 : “Vers les 10 heures, la caravane si longtemps désirée arrive à notre grande joie ; Sr Pierre et Sr
Marc sont bien fatiguées. La dernière est portée en hamac, ce qui nous effraie un peu. Sr Antoine a été très
bien tout le long du voyage. Les Sœurs amènent quatre femmes et trois enfants parmi lesquelles se trouve
une petite princesse que les Allemands ont enlevée à son père par punition et qu’ils ont ensuite donnée aux
Missionnaires.”28
Par beaucoup d’autres faits, les diaires nous font communier à la vie de nos Sœurs dans leur mission.
Soulignons ici qu’avant toute autre activité, les Sœurs se donnent à l’apprentissage de la langue locale.
Aussitôt qu’elles connaissent un minimum de la langue locale, elles se mettent avec grand enthousiasme au
service des femmes et des enfants qui leur sont confiés. Elles soignent tous les malades qui viennent à la
mission et sillonnent les villages pour soigner ceux qui ne peuvent pas se déplacer jusqu’à la mission. Elles
préparent plusieurs personnes au baptême (femmes, jeunes filles, enfants, garçons et filles), donnent des
cours de couture, enseignent à faire la cuisine, la propreté et préparent les jeunes filles au mariage. Après le
mariage, elles continuent à accompagner les jeunes foyers. Dans les récits très vivants relatés dans les
diaires, on goûte à la proximité qui existe entre les Sœurs et les personnes dont elles s’occupent comme des
mères. C’est frappant de voir qu’elles prient avec les enfants et prennent quelques récréations ensemble le
soir. Les Sœurs vivent les recommandations que leur a données Mère Marie Salomé sur le rôle de mère et
d’éducatrice qu’elles ont auprès des enfants qui leur sont confiées.29
Les maisons vont rapidement se multiplier dans le vicariat apostolique de Tanganyika et en Afrique
équatoriale : Ouganda, Kenya, Zambie, Kasongo, Malawi et ailleurs. Dans tous les postes, les Sœurs
s’adonnent aux mêmes œuvres et suivent fidèlement les mêmes recommandations dans leur engagement
auprès des victimes de l’esclavage.
1907 : Arrivée des Sœurs à Tabora
Tabora s’était développé depuis 1850, comme un centre commercial d’esclaves. Voyons ce que nous raconte
Sr. Marie Léocadie sur cet événement.30 Lorsque les Sœurs arrivent en 1907, l’esclavage battait son plein.
En 1910, le gouvernement allemand décréta que tous les enfants nés d’esclaves seraient désormais libres. Il
était convenu qu’en l’an 1920, tous seraient libres et que tous les esclaves recevraient du gouvernement
anglais leur feuille de libération.
Lorsque les Sœurs arrivèrent, elles trouvèrent un groupe de femmes et d’enfants esclaves rachetés par les
Pères, en prévision de l’établissement des Sœurs dans le pays. Ces femmes et ces enfants étaient confiés à la
surveillance d’une femme chrétienne, Marie Claire, que les Pères avaient fait venir d’une ancienne Mission
de la côte - Bagamoyo - pour cette fonction.
La plupart de ces femmes et enfants étaient originaires de l’Urundi… et avaient été emmenés à Tabora
enchaînés. Au moment de l’arrivée des Sœurs, les marchés publics d’esclaves étaient prohibés, mais

clandestinement ce marché se pratiquait toujours. Lorsque les Sœurs se trouvèrent bien installées dans leur
maison, toute la maisonnée sous la direction de Marie Claire fut transplantée chez les Sœurs : 40 femmes et
fillettes.
Dans les diaires de la communauté, nous trouvons bien d’autres faits intéressants, dont voici quelques-uns :
“Le maître d’une esclave réfugiée chez nous depuis quelque temps, tourne autour de la Mission, mais
Nyanagemi lui a fait savoir que jamais elle ne retournerait chez lui. Aujourd’hui, l’individu en question entre
chez nous, et prétend qu’il n’en sortira pas seul ; alors s’engage entre l’esclave et lui une émouvante
discussion, mais l’esclave a soin de se tenir loin pour éviter les coups. “Non, jamais dit-elle, je ne retournerai
avec toi ; tu m’as cassé les dents avec ton bâton, tu m’en feras encore d’autres ; je veux rester ici, et
continuer de m’instruire, tue-moi ici si tu veux, mais je ne te suivrai pas.” Après plusieurs heures de
pourparlers, voyant qu’il n’y gagnait rien, et que même s’il réussissait à emmener son esclave, elle se
sauverait de nouveau, le maître demande que nous l’achetions. Nyanagemi sait que les exigences de son
maître sont au-dessus de nos pauvres ressources, aussi c’est elle qui fixe le prix de vente, et nous l’entendons
répéter : “Non, c’est trop cher pour moi, trente-cinq francs c’est assez”. Encouragées par l’énergie de notre
héroïne, nous ne pouvons résister au bonheur d’arracher une telle âme à Satan, et, confiantes en la
Providence qui vient toujours au secours de ses Missionnaires, nous délivrons la pauvre captive qui ne sait
comment nous remercier.”31 (Tabora 2 octobre 1908)
“Une esclave, réfugiée chez nous depuis quelques jours, est forcée de suivre son maître qui lui promet de la
conduire à la justice, sans doute pour la décider à quitter notre maison, mais arrivée à la grande route,
l’esclave voulant monter vers la station et le maître s’y opposant, une scène vraiment émouvante a lieu à cinq
mètres de chez nous : la pauvre patiente est rouée de coups de poing par son jeune maître qui la jette par terre
et la piétine sans aucune pitié. Chaque fois que la pauvre femme veut se relever et rebrousser chemin, la
même scène recommence. Pauvres femmes, traitées ici avec plus de brutalité que les bêtes de somme dans
nos pays, et n’ayant ni la consolation de notre sainte religion, ni les espérances d’une vie meilleure !”32
Dans les diaires de 1909, nous trouvons deux faits intéressants qui montrent une évolution dans le rachat des
esclaves et un certain droit qui leur est reconnu.
“Une vieille esclave, sœur d’une catéchumène du village, et depuis quelques jours chez nous, est réclamée
par ses maîtres. L’affaire va au boma et le Révérend Père Supérieur nous conseille de tenter un autre moyen
de rachat qui consistera, non pas à verser immédiatement la somme exigée par le maître, mais à laisser
l’esclave se racheter elle-même par une certaine somme, fruit de son travail, qu’elle versera à ses maîtres
chaque mois. Cette proposition adoptée par les trois partis, nous sourit autant qu’à notre pauvre victime, car
non seulement elle oblige l’esclave à travailler, mais surtout à rester chez nous au moins dix mois avant
d’avoir sa feuille de libération, laps de temps pendant lequel les rachetés pourront suivre les instructions et
connaître notre sainte religion, pour avoir le désir de persévérer dans leur catéchuménat.”33 (Tabora, 23
janvier 1909)
Une petite évolution : Un certain droit à la justice reconnu aux esclaves. “Une pauvre jeune femme frappée
par son maître est venue hier se réfugier chez nous ; aujourd’hui, nous l’envoyons avec la surveillante
déposer plainte à la justice. La pauvre esclave doit retourner chez son maître, condamné à lui payer cinq
roupies ; elle reçoit un écrit qui lui permettra, à la prochaine scène de ce genre, de se rendre au boma où elle
recevra sa feuille de délivrance.”34 (Tabora 10 février 1909)
III - 1897 : Les SMNDA au Soudan français
Le 19 mars, de 1897, Mère Marie Salomé, recevait une lettre du Père Hacquard, pour demander l’envoi de
Sœurs au Soudan :
“Après avoir entretenu Monseigneur Livinhac de l’état des missions au Soudan, Sa Grandeur a jugé opportun
de compléter dès cette année, le personnel des ouvriers évangéliques, par l’adjonction des Sœurs
Missionnaires… Il m’a autorisé à faire auprès de vous une première démarche pour solliciter l’envoi de

quelques religieuses qui feraient partie de la première caravane partant en octobre. Il en faudrait au moins
quatre pour le premier départ… au cas inespéré où vous pourriez disposer d’un plus grand nombre de Sœurs
aptes à être envoyées au Soudan, je vous serai reconnaissant de me le dire, car elles auraient leur place tout
indiquée dans d’autres fonctions pour lesquelles j’aurai à prendre des arrangements avec le gouverneur…”
La Congrégation accepte, et la première caravane part avec des Sœurs pour fonder deux communautés : une
à Kati pour l’Hôpital militaire et une autre à Ségou pour commencer leur apostolat auprès des malades et des
fillettes rachetés de l’esclavage.35 L’année 1897 est donc marquée par l’envoi de la première caravane des
Sœurs au Soudan français. Le récit d’une des Sœurs qui en faisait partie, Sr Théophane, nous aidera à suivre
leurs pas.
Le 25 octobre, huit Sœurs embarquent à Marseille avec trois Pères et deux frères ; ils arrivent à Dakar le 25
novembre. Un petit train les conduit à Saint Louis. Le 10 novembre, ils prennent un vapeur qui remonte le
Sénégal. Les trois derniers jours jusqu’à Kayes doivent être effectués en chalands car les eaux ne sont pas
assez profondes. Le voyage continue en train, puis à cheval pour les missionnaires et les Sœurs en deux
“voitures Lefèvre”, véritables boîtes en fer montées sur deux roues. Le 17 décembre, la caravane arrive à
Kati, où restèrent quatre Sœurs. Les autres continueront le voyage jusqu`à Ségou. Arrivées le 27 décembre,
elles trouvent une maison toute prête, faite de briques cuites et avec un toit de chaume. Déjà 20 enfants les
attendaient, toutes captives des Touaregs :
“Le R. P. Hacquard, voulant remercier la sainte Vierge de notre heureux voyage, avait promis de racheter si
possible huit fillettes esclaves, qui seraient comme des “ex voto” vivants. La chose se fit dès les premiers
jours. C’était par bandes que l’on aurait pu acheter ces pauvres esclaves, si on avait les ressources
suffisantes. Au marché, ils figuraient à côté des moutons et des poules !”
“Au moment de l’hivernage, les enfants étaient une quarantaine environ. Depuis la prise de Sikasso, une
dizaine de petites filles esclaves avaient été données par des officiers revenant de cette expédition.”
En octobre 1898, une seconde caravane partie de Marseille à destination du Soudan, le 25 octobre, arrivait à
Kati le 27 décembre. Les Sœurs sont destinées à l’hôpital militaire de Kati. Les journées des Sœurs se
passent entièrement à l’hôpital et la maison reste sous la seule garde du cuisinier. Au bout d’un mois une
sœur arrive de Ségou pour les aider.
“Un jour, le docteur nous fait cadeau de 8 petites filles emmenées captives de Bobo-Dioulasso. La présence
de Sœur de l’Annonciation nous fut alors précieuse. Sans elle, nous n’aurions pas pu accepter ces enfants,
chères prémisses de notre Mission”.
Nous trouvons ici une donnée intéressante. Il est rare que l’origine de captive soit connue et encore moins
signalée. Revenons aux diaires des communautés du Soudan.
Kati, 1898
4 mai : “Le soir, nous sommes témoins d’une scène déroutante. La famille des captifs qui s’était réfugiée à la
mission a été retrouvée par son maître. Celui-ci est allé chez le commandant pour réclamer ses esclaves et,
après avoir passé toute une nuit au poste, ils sont obligés de retourner avec leur maître. Une petite fille
profite pour s’évader et vient se réfugier près de nous : mais hélas, nous sommes obligées de la laisser
partir…”36
5 mai : “Une captive et sa fille se sauvent parce que leur maître veut les vendre. Elles se réfugient chez les
Sœurs37…
6 mai : Ce matin, nous trouvons la captive chez nous, mais comme nous ne pouvons pas la garder, nous lui
faisons dire de partir. Pauvres gens ! Quelle triste existence ! Et quelle peine pour nous de ne pouvoir
accueillir ceux qui nous montrent tant de confiance !” Les Sœurs reçoivent souvent des petites filles
envoyées par les missionnaires de Tombouctou pendant le mois de mai.38

Ségou, 1898-1899
31 décembre : “Aujourd’hui le R. P. Hacquard achète un petit garçon pour 32,50f. ; c’est afin de remercier
Dieu du bon voyage que nous avons fait ; il lui donne le nom de Charles.”39
3 janvier : “On nous amène 6 petites filles rachetées par la mission depuis quelque temps déjà et placées, en
nous attendant, dans une famille catéchumène sous la surveillance des Pères Missionnai­res.”40
7 janvier : “Dans la matinée, on nous amène une petite fille d’environ cinq ans pour nous la vendre. Le R. P.
Hacquard l’achète et la laisse chez nous à notre grande satisfaction. Ce bon Père voulant remercier la Ste
Vierge de notre heureux voyage a cru ne pouvoir mieux faire que de lui offrir en ex-voto vivant en
promettant de racheter huit captives. La fillette d’aujourd’hui est la première. Elle a d’abord peur de nous ;
nous lui mettons un morceau d’étoffe autour des reins, ce qui commence à la rassurer, puis nous la
conduisons au travail avec nos fillettes qui portent de la terre pour la construction des cases.”41
28 février : “Une petite fille du village de Liberté est allée trouver le R. Père Hacquard, en le priant de la
faire entrer chez nous. Celui-ci, après avoir pris des informations, dédommage son maître et nous amène
l’enfant le soir. Nous avons donné à celle-ci le nom de Marie-Marguerite.”42
1er février : “Une jeune veuve captive a été rachetée avec son enfant âgé d’environ trois mois ; elle demeure
dans la maison des catéchumènes. Nous lui donnons un morceau d’étoffe pour elle et son enfant et deux
médailles.”43
Kati, 1900
1er avril : Des Européens qui doivent rentrer en France ont promis de confier plusieurs captifs aux Sœurs.44
10 avril : “Une captive de 15 ans vient se réfugier chez nous. Elle nous supplie de la garder chez nous disant
que son maître ne cesse de la frapper. Le Commandant accorde à cette pauvre petite ce qu’elle demande. Elle
reste avec nous, ce qui élève à neuf le nombre de nos petites protégées.”45
24 mai : “Deux esclaves de Ségou maltraitées par leurs maîtres viennent se réfugier chez nous. Nous les
acceptons avec l’autorisation du Commandant. Nous les instruisons dans notre sainte religion.”46
18 août : “Madame Vimard qui, depuis quelque temps ,avait chez elle une petite Touareg que le lieutenant
Uriez, son neveu, lui avait amenée de Tombouctou, vient offrir aujourd’hui cette enfant à notre Mère qui
l’accepte bien volontiers.”47
IV. Implication des Sœurs de l’Afrique du nord dans la lutte contre l’esclavage
Au Sud algérien, les esclaves avaient été introduits jusqu’à la fin du XIXe siècle. La principale région
d’importation était le Mzab. Malgré son interdiction, par l’autorité française en 1883, une contrebande
réduite subsistait.48 Des faits recueillis dans les diaires de Ghardaïa, où les Sœurs sont présentes depuis
1892, reflètent l’importance de cette ville comme centre récepteur et centre de vente d’esclaves.
Ghardaïa, 1894
18 février : N’ayant pas reçu les diaires du début de l’année de ce poste, les Sœurs donnent des nouvelles
parvenues à la maison mère à travers une lettre du 21-01-1893. Cette lettre donne des détails sur la vie du
poste. Selon cette lettre, les Sœurs sont en contact avec des esclaves noires. Elles entendent souvent des
récits atroces, des atrocités vécues par quelques esclaves libérés, avant l’arrivée des Français : massacre des
esclaves au marché, boucherie déshumanisante de jeunes gens... Elles connaissent aussi les mauvais
traitements que subissent ceux qui sont encore sous le joug de l’esclavage. Nous donnons quelques bribes de
cette lettre :
“…les chaînes avec lesquelles on attachait les esclaves sont encore sur le marché ; elles ont au moins trois
mètres de long et sont grosses et pesantes comme des chaînes de pont… ces nègres jouissent encore plus du

bienfait de la domination française, puisque c’est elle qui les a délivrés de l’esclavage. Plusieurs ont pu
former des familles et vivent en liberté ; ce sont les plus heureux ; d’autres sont restés au service de leurs
anciens maîtres et, bien que leur sort soit très adouci, néanmoins, ils ont encore à souffrir de l’avarice de
leurs maîtres qui ne leur donnent pour toute nourriture qu’une poignée de dattes ou d’orge… Que Dieu
daigne recevoir nos souffrances de chaque jour et même nos vies pour leur salut.49”
21 novembre1899 : “Une pauvre négresse entre aujourd’hui à l’hôpital. Comme elle est un peu maboule et
presque nue, elle excite la pitié de notre Mère qui lui donne un peu d’étoffe pour se couvrir. Mais la femme
repousse le cadeau en disant : ‘Je ne veux pas de cette étoffe : tu l’as achetée avec mon argent et elle n’est
même pas jolie !’ Cette négresse a été vendue par son mari au Kaïd de Malika ; celui-ci s’est emparé de tout
l’avoir de cette pauvre femme : il lui a pris bijoux, vêtements, etc. et l’a renvoyée ensuite. La peine de
Yamina a causé sa folie ; aujourd’hui, elle a une idée fixe : elle s’imagine que notre Mère est la cousine du
Kaïd, que tous deux se sont partagé son bien, et qu’ils en jouissent maintenant ; aussi elle dit que nous lui
devons asile et assistance car après tout, ce n’est que sur ses propres revenus que nous prendrons ce qui est
nécessaire pour son entretien.”50
Une Négresse capturée au Soudan Français
Qui est Mabrouka ? Son histoire a été racontée par une sœur anonyme, dans un petit fascicule édité à
l’imprimerie de la Maison Mère de Saint Charles des Religieuses Missionnaire de N. D. A. : “Mabrouka,
Histoire d’une petite négresse”. La brochure, sans date nous raconte son histoire. Elle avait été capturée au
sud Soudan Français par des Touaregs, lorsqu’elle avait 8 ou 9 ans et rachetée, par les Pères qui l’ont ensuite
amenée aux Sœurs de Ghardaïa. “Lorsqu’elle arriva, elle ne savait ni le français ni l’arabe ; son regard
révélait une intelligence espiègle, mais au même temps son attitude trahissait une vive impression de
crainte… nous ne sûmes pourquoi elle avait peur que longtemps après, lorsque Mabrouka put s’exprimer en
français et fût assez familiarisée avec nous… L’enfant avait simplement peur d’être mangée.”
Mabrouka raconta aux Sœurs ses origines et sa première enfance. Sa capture par les Touaregs, le long
voyage sur un chameau jusqu’au marché d’esclaves, son séjour chez trois maîtres différents. Chez le dernier,
elle resta plus de temps et fut très maltraitée. Des missionnaires qui voyageaient dans la région la rachètent et
la conduisent chez les Sœurs. Nous la retrouvons dans les diaires de la communauté de Marseille en 1899.

V - Implication des Sœurs en Europe dans la lutte contre l’esclavage
Dans des diaires des maisons d’Europe, nous trouvons la présence d’esclaves domestiques, originaires de
l’Afrique Noire. Dans le premier cas, il s’agit d’esclaves amenés par des expatriés et dans le second, il s’agit
de ceux qui sont introduits par des esclavagistes. Les faits recueillis, nous montrent que les Sœurs sont très
sensibles aux problèmes de l’esclavage partout où il se trouve, suivant les enseignements et l’exemple du
Cardinal. Enseignements que Mère Marie Salomé rappelle à ses filles lorsqu’elle leur dit :
“Il avait un cœur vaste comme le monde, où toutes les souffrances, toutes les faiblesses, toutes les misères
humaines trouvaient un asile et un défenseur ; et comme il avait débuté dans sa carrière apostolique par aller
au secours des chrétiens maltraités de l’Orient, il l’a poursuivie en créant une triple milice destinée à
évangéliser et à moraliser les populations infidèles de l’Afrique ; il l’a couronnée en épuisant ses dernières
forces dans sa croisade contre l’esclavage”.51
Les diaires de la communauté de Lyon de 1894, racontent un fait révélateur. Ils nous révèlent plusieurs faits
intéressants à noter : la présence d’esclaves domestiques africains en Europe, amenés d’Afrique par des
Européens lorsqu’ils retournent au pays d’origine, et une des conséquences de l’esclavage domestique, en
France : l’abandon de l’esclave malade à son sort lorsqu’il ne peut plus servir ses maîtres, et la sensibilité des
Sœurs aux problèmes de l’esclavage.

Voici le résumé d’un fait raconté le 21 octobre : Les Sœurs trouvent à Lyon une esclave abandonnée. Ses
maîtres l’avaient amenée de l’Île Maurice, en 1893. Elle n’avait pas pu s’adapter au climat et elle était
tombée gravement malade. Devenue inutile pour servir ses maîtres, ils l’avaient abandonnée. Les Sœurs
prennent en charge l’esclave, la soignent et à force d’insister auprès du Consul d’Angleterre, elles obtiennent
qu’elle puisse retourner gratuitement dans son pays. Deux mois après, la femme peut quitter la France, “que
le climat tuait lentement”, et retourner dans son pays comme femme libérée52.
Marseille
Les diaires de Marseille nous montrent la présence d’esclaves noirs dans cette ville. Dans les diaires de 1899
nous pouvons lire :
12 mai 1899 : “Sœur Eugène vient d’être investie d’une mission tout à fait apostolique auprès d’une négresse
bien digne d’intérêt. Decetta, mariée récemment, est une grande enfant bien capricieuse. Son mari est un
excellent nègre, amené par un officier de marine de Marseille où il est demeuré en service dans la famille de
l’officier…”53
24 septembre 1899 : “Toute la communauté va visiter le cimetière de Marseille… la négresse Mabrouka, qui
accompagne les Sœurs… attire l’attention de tous les passants qui reviennent sur leurs pas pour mieux la
considérer.”54
VI - Conclusion : Qu’est-ce que les faits relatés ci-dessus ont en commun ?
Dans tous les faits découverts, il y a une constance : dans tous leurs postes, les Sœurs ont les mêmes
engagements et suivent les mêmes directives. C’est ainsi que partout où elles sont, il existe de centres
d’accueil :
Les personnes accueillies viennent d’horizons différents : Soit les femmes et les enfants (garçons et filles)
qui habitent ces centres sont des esclaves rachetés par différentes personnes sur les marchés ou dans des
familles et qui sont amenés chez les Sœurs. Ce sont souvent des pères missionnaires d’Afrique, des pasteurs
protestants, des officiers militaires… Soit les personnes ainsi rachetées sont des esclaves qui fuient la cruauté
de leurs maîtres/maîtresses et qui sont rachetés par la suite dans les centres mêmes. On trouve aussi des
enfants non esclaves amenés par leurs parents pour être éduqués par les Sœurs et aussi des orphelins.
- Un accueil plein de bonté et d’attention : Dès leur arrivée, tous sont introduits au catéchuménat en vue du
baptême et suivent en même temps une éducation à un travail de qualité tout en les gardant proches de leurs
coutumes. Ainsi les femmes apprennent la couture, l’art culinaire, les travaux ménagers, la propreté… Quant
aux petits garçons, ils sont envoyés chez les pères pour leur éducation dès qu’ils ont l’âge d’apprentissage.
Les bases de l’Église d’Afrique sont ainsi posées.
- Une éducation intégrale : L’éducation des femmes et des jeunes filles revêt une grande importance aux
yeux de M. M. Salomé qui estime que c’est l’une des charges les plus élevées de la vie apostolique des
Sœurs, d’où l’importance qu’elle y attache :55
“Les Sœurs chargées de l’éducation des enfants tiennent la place des parents et à ce titre sont obligées de
faire pour les enfants tout ce qu’une bonne mère chrétienne fait pour ceux à qui elle a donné le jour. …Il ne
suffit pas de les former au travail et de les punir de leurs fautes ; il faut surtout s’appliquer à former le cœur
de ces pauvres enfants… (Leur apprendre comment on corrige ses défauts et on surmonte ses mauvaises
inclinations, et comment pour plaire à Dieu et gagner le ciel, il faut encore s’enrichir de vertus.)”56
- Et plus loin elle ajoute :
“De la bonne éducation d’un grand nombre de filles infidèles peut dépendre le succès de la Mission. Il
importe donc de ne pas négliger cette œuvre. L’éducation de nos orphelines est une des charges les plus
élevées de la vie apostolique des Sœurs. … Habituez-vous, mes bien chères Sœurs, à traiter ces enfants avec
charité, avec justice, avec une bonté ferme, aussi éloignée de la rigueur que de la faiblesse.”57

- Des bases solides pour une église naissante : Les jeunes femmes ainsi formées sont sollicitées en mariage
par les catéchistes formés chez les Pères missionnaires. Même après le mariage, les Sœurs continuent à
accompagner ces jeunes couples chrétiens. Ainsi naissent les premières familles chrétiennes, piliers de la
jeune Église africaine. Les diaires nous montrent le rôle important que jouent les catéchistes, ces apôtres à
qui le Cardinal attribue le succès de l’œuvre durable : “Les missionnaires devront donc être des initiateurs,
mais l’œuvre durable doit être accomplie par les Africains eux-mêmes devenus chrétiens et apôtres.”58
- Le respect des consignes reçues du fondateur : Comme déjà dit plus haut, les Sœurs sont très discrètes face
à l’esclavage et aux esclavagistes. Elles relatent simplement les atrocités dont elles sont très souvent témoins.
C’est en fidélité aux directives du Cardinal qu’elles gardent un silence qui étonne et qui peut parfois choquer.
Mais les informations qu’elles envoient sont utilisées pour la sensibilisation de l’opinion internationale sur
l’esclavage en Afrique. Le Cardinal nous donne ainsi un exemple éloquent de travail en réseau.

Notes
1 Note de la rédaction : le terme “intéressés” désigne ici les marchands d’esclaves.
2 Note de la rédaction : hivernage.
3 Note de la rédaction : il s’agit des marins du bateau des missionnaires, sur le lac Tanganyika.
4 Note de la rédaction : il s’agit ici de Mgr Charbonnier, vicaire apostolique, décédé peu auparavant.
5 J. Grosjean : Lavigerie à ses missionnaires – Choix de textes, Rome 1979, page141
6 Idem, page 35, dernier paragraphe et pages suivantes
7 Sr Marie-José Dor et Marie-Aimé Jameault : Relecture de l’histoire de notre famille Smnda, p. 11
8 Idem page 11
9 Lavigerie Charles : Enseignements sur la vie religieuse et l’apostolat africain, St Charles de Kouba 1951,
pp. 78-81
10 Lavigerie Charles : Documents pour l’œuvre antiesclavagiste, Saint Cloud 1889, page 112
11 Sr Marie-André du Sacré-Cœur : ‘Histoire des Origines de la Congrégation des Sœurs Missionnaires de
Notre Dame d’Afrique’ St Charles de Kouba 1946, page 423
12 Idem, page 501-503
13 J. Grosjean : Lavigerie à ses missionnaires. Choix de textes, Rome 1979, page 147
14 Marie -André du Sacré-cœur : Sous le ciel d’Afrique Alsatia, Paris 1948, page 97
15 Marie Lorin : Après l’histoire de la Congrégation SMNDA 1974, page 4 dernier paragraphe
16 Mère Marie-Salomé : Recueil des lettres circulaires 1892-1915, page 15
17 Sr Marie-André du Sacré-Cœur : ‘Sous le ciel d’Afrique’, page 98
18 Idem page 98
19 Diaire SMNDA 1894, 5-7, p. 363
20 Lavigerie : Lettre au P. Livinhac, 10 février 1881, Instructions aux Missionnaires, Ed 1950, pp. 167-168
21 Idem pp. 167-168

22 Diaire Smnda 1896, p. 327
23 Id. p. 329
24 Diaire Smnda 1897, p. 416
25 Id p.420
26 Id p. 394
27 Diaire 1998, p. 216
28 Id. p. 399
29 Cf. Recueil des lettres circulaires, pp. 46-47 et 71-72
30 Doc L’esclavage à Tabora, Archives SMNDA MG
31 Diaire SMNDA 1908, p. 580
32 Id 1908, pp. 117-118
33 Diaire 1909, pp. 297s
34 Id. p. 299
35 Sr Marie- Andrée du Sacré-cœur : Histoire des origines de la congrégation, p.719.
36 Diaire 1898, p. 204
37 Id.
38 Id.
39 Id p. 84
40 Id p. 85
41 Id pp. 85-86
42 Id pp. 87-88
43 Id p. 88
44 Diaire 1900, p. 303
45 Id
46 Id p. 309
47 Id p. 443
48 François Renault : Lavigerie, l’esclavage africain et l’Europe, Boccard, Paris 1971 T.2 p. 11.
49 Diaire 1894, p. 71
50 Diaire 1899, pp. 443-444
51 Mère Marie Salomé : Recueil des lettres circulaires 1892-1915, page III
52 Diaire 1894, pp. 529-530

53 Diaire 1899, p. 246
54 Id. pp. 246 et 323
55 Mère Marie-Salomé : Recueil des lettres circulaires 1892-1915, p. 71
56 Id. p. 46
57 Id. p. 72
58 Lavigerie : Ordonnance au sujet des séminaires indigènes, 1874 (in Instructions aux missionnaires p. 250)

TABLE DES MATIÈRES
Préface
Avant Propos
Chapitre 1

Les textes du Cardinal

1. Lettre au directeur de la Sainte Enfance
2. Allocution au départ de la seconde caravane
3. Conférence de Saint-Sulpice à Paris
4. Discours du Prince’s Hall à Londres
5. Conférence de Ste-Gudule à Bruxelles
6. Lettre au Président des Catholiques Allemands
7. Lettre au Comité antiesclavagiste de Cologne
8. Conférence de l’église du Gesù à Rome
9. Allocution du vendredi saint 1889 à Alger
10. Lettre à Léopold II
11. Deuxième allocution de Saint-Sulpice
Chapitre 2 Les Pères Blancs et les Sœurs Blanches face à l’esclavagisme
Première partie : Les Pères missionnaires et l’esclavage
A* Présentation générale
B* Extraits de diaires
C* Lettre du Père Josset
Deuxième partie : Les Sœurs Missionnaires de N.D. d’Afrique
I

Naissance de la Congrégation

II Afrique centrale
III Afrique occidentale
IV Afrique du Nord
V Europe
VI Conclusion

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024