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« Descente » sur Abidjan
7 novembre. Au matin, moins de vingt-quatre heures après le bombardement à Bouaké de son régiment, le RICM (Régiment d'infanterie et de chars de marine), le colonel Destremau reçoit l'ordre de « descendre » sur Abidjan dans les plus brefs délais. La métropole est en proie à un accès de violence sans précédent. A l'appel du leader des « jeunes patriotes », Charles Blé Goudé, des dizaines de milliers de personnes ont investi la rue, pillant et détruisant les symboles de la présence française, attaquant et brutalisant les Français et tous ceux qui ont la peau « claire ».
Dans la nuit du 7 au 8, son détachement, 300 hommes à bord d'une cinquantaine de véhicules blindés, atteint Abidjan. « Mes instructions étaient de rallier et de tenir l'hôtel Ivoire, un des points de regroupement choisi par l'état-major de Licorne pour procéder aux évacuations des ressortissants français et européens des quartiers au nord de la lagune », explique le colonel Destremau. Après avoir fait le plein d'essence au 43e Bima, le détachement met le cap sur le quartier de Cocody, où se trouve l'hôtel. Il commet une invraisemblable erreur d'orientation. En pleine nuit, la colonne de blindés s'égare et se retrouve face à la résidence du président Gbagbo : « Au lieu de tourner à gauche, notre guide situé à l'avant a fait un tout-droit et nous nous sommes retrouvés devant le palais présidentiel », raconte le colonel.
Après avoir demandé son chemin à un officier des forces ivoiriennes, le détachement parvient, vers 5 h 30, sur l'esplanade de l'hôtel Ivoire, à moins d'un kilomètre de là. Mais la rumeur d'un coup d'Etat contre le Président ivoirien a été lancée. Entretenue par les médias pro-Gbagbo, elle draine une foule toujours plus nombreuse devant l'hôtel. « Nous avons vu arriver les soldats français à l'aube, confirme un responsable de l'établissement. Ce déploiement massif de forces nous a étonnés. La veille, Licorne avait évacué quelques étrangers par hélicoptère sans problème, alors pourquoi débarquer avec autant de chars et d'hommes ? » Pour l'armée française, l'Ivoire, avec sa large esplanade qui permet de poser des hélicoptères et son accès arrière sur la lagune, est le lieu idoine pour procéder aux évacuations qui se multiplient depuis le 6 novembre.
Installation à l'hôtel Ivoire
Les hommes du colonel Destremau s'installent dans les chambres des étages inférieurs. Et découvrent, disent-ils, que les étages supérieurs (la tour en compte vingt-deux) sont occupés à plein temps par « de multiples habitants ». Selon une source bien informée à Abidjan, le conseiller pour les affaires de défense du président Gbagbo, Kadet Bertin, mais aussi l'ancien ministre de la Défense, Moïse Lida Kouassi, y ont leurs bureaux. Le « général de la jeunesse », Charles Blé Goudé, la bête noire des Français, en a fait son QG. Le vingt et unième étage est réservé à des « conseillers techniques » étrangers : 46 Israéliens chargés de gérer les écoutes téléphoniques pour le compte de Laurent Gbagbo. Les Français rebroussent chemin.
Première manifestation
8 novembre. Vers 11 heures, le directeur de cabinet du Président et son porte-parole rencontrent à l'hôtel Ivoire le colonel Destremau. Ce dernier leur explique que sa mission se limite aux évacuations, mais ne les convainc pas. « Notre présence devait gêner les occupants permanents de l'Ivoire, donc le pouvoir », estime, a posteriori, l'officier français. La journée se passe sans problème majeur, malgré un premier épisode tendu. En fin de matinée, un petit groupe, qui tentait de s'infiltrer derrière le cordon de sécurité dressé par Licorne autour de l'hôtel, est repoussé par des tirs d'intimidation (« en l'air », dit le colonel). Au fil des heures, à l'appel de la télévision et de la radio, des milliers de patriotes se massent devant l'hôtel. « La politique, ce n'est pas mon truc, témoigne l'un d'entre eux. Mais quand j'ai entendu l'appel de Blé Goudé à la mi-journée, j'ai tout laissé en plan pour me rendre devant l'hôtel. La Nation était en danger ! »
Selon le colonel Destremau, la foule est alors « disciplinée, parfaitement encadrée par les leaders des patriotes et par des membres des forces de sécurité en civil ». « Nous lancions des slogans pour notre Président, pour la patrie et contre Chirac. Il y avait même des groupes qui chantaient des chants religieux. Nous n'étions pas armés », raconte Koné. Ce que confirme le colonel Destremau : « La foule était violente verbalement, mais les jeunes ne jetaient pas de cailloux, ne tentaient pas de franchir les barbelés que nous avions dressés et nous ne distinguions pas d'armes automatiques. » Le RICM a installé au 6e étage des tireurs d'élite.
Les Français encerclés
9 novembre. L'ambiance change du tout au tout. Toujours aussi compacte, la foule comporte plus d'hommes, dont certains armés, dit le colonel. « Près du siège de la télévision, la RTI, j'ai vu des patriotes armés de kalachnikovs qui faisaient la navette avec l'hôtel Ivoire », confirme un jeune Ivoirien, qui réside à deux pas de là. « Vers 11 heures, un responsable de la manifestation nous a lancé une sorte d'ultimatum : nous devions vider les lieux en début d'après-midi. J'ai compris que ce que nous avions vécu depuis vingt-quatre heures n'allait pas durer », dit l'officier français.
Les responsables politiques français sont convaincus que le régime de Gbagbo souhaitait susciter un massacre pour disqualifier les forces françaises et obtenir leur départ du pays, alors que le président sud-africain, Thabo Mbeki, était à Abidjan pour une tentative de médiation. Encerclés par des milliers de personnes, les hommes du RICM sont pris au piège. Le colonel Destremau s'inquiète : son détachement est « équipé pour des combats de haute intensité », pas pour des opérations de maintien de l'ordre. Il ne dispose ni de gaz lacrymogène, ni de grenades assourdissantes, encore moins de balles en caoutchouc. Une heure avant l'affrontement, il reçoit néanmoins le soutien d'une dizaine de membres des forces spéciales françaises, les COS, équipés de balles en caoutchouc.
Des négociations s'engagent entre l'état-major français et les forces ivoiriennes pour permettre aux marsouins du RICM d'évacuer les lieux avant de se replier sur l'hôtel du Golfe, situé à proximité. Selon une bonne source à Abidjan, qui a intercepté les communications au sein de la police ivoirienne, « certains officiers ivoiriens font alors état de l'inquiétude des Français, qui affirment qu'en cas de débordement, ils seront obligés d'utiliser des balles réelles, les seules dont ils disposent ».
Les Ivoiriens enlèvent les barbelés
Vers 15 h 30, un détachement de la gendarmerie ivoirienne, commandé par le colonel Georges Guiai Bi-Poin, arrive sur les lieux avec un escadron, armé de kalachnikovs et de grenades lacrymogènes. « Pour moi, c'est un soulagement, confie le colonel Destremau. Ces hommes vont pouvoir éloigner la foule, et créer un corridor permettant à mes blindés de quitter l'Ivoire. » Toutefois, « à ma grande surprise, le déploiement des gendarmes ivoiriens va, au contraire, provoquer la rupture de notre dispositif de sécurité. Ils enlèvent les barbelés, et la foule avance lentement vers mes hommes. Je dis alors au colonel ivoirien : "Nous allons tout droit vers des affrontements et mes hommes ne disposent pas de moyens non létaux !" » Un manifestant confirme : « Je suis retourné à l'Ivoire vers 16 heures et, à mon grand étonnement, les barbelés avaient disparu. Des manifestants s'amusaient à toucher le canon des blindés français, d'autres mettaient même leur tête dedans... »
Dans le Courrier d'Abidjan (quotidien proche de l'épouse du chef de l'Etat) du 17 novembre, l'officier ivoirien, qui a refusé de répondre aux questions de Libération, a indiqué : « La foule était assez proche du dispositif du régiment français... J'ai réuni les éléments de police et de gendarmerie pour (la) repousser. [...] On n'arrivait pas à éloigner cette foule qui, de plus en plus, était débordante. [...] » Vers 16 h 30, appelé par ses hommes, le colonel Destremau interrompt ses négociations avec l'officier ivoirien, et sort de l'hôtel : « Sur ma gauche, trois de nos véhicules étaient déjà immergés dans la foule. Je m'apprête alors à donner l'ordre aux forces spéciales de faire usage de leurs armes non létales, quand un manifestant grimpe sur un de mes chars et arme la mitrailleuse 7-62. Un de mes lieutenants fait un tir d'intimidation dans sa direction, l'individu redescend aussitôt du blindé. » Selon l'officier, et contrairement à ce qu'avait affirmé Paris (qui s'est souvent contredit), cet homme n'aurait pas été mortellement touché.
La fusillade éclate
Cependant, le coup de feu déclenche une fusillade, qui dure, selon le colonel Destremau, environ une minute. « L'ensemble de mes soldats fait des tirs, uniquement d'intimidation », assure l'officier, qui ajoute que seuls les hommes des COS, et non les tireurs d'élite du 6e, auraient visé certains manifestants avec leurs armes non létales. Un gendarme ivoirien, qui, au même moment, pousse un marsouin dans la foule des patriotes, est touché à la jambe par un tir des forces spéciales. « Je pense, sans en être sûr, que c'est en se retournant pour riposter qu'il a tué l'un de ses collègues. » Un autre groupe qui tente de s'infiltrer dans l'hôtel est également visé par les militaires des COS. A l'intérieur, des échauffourées éclatent entre gendarmes ivoiriens et soldats français. Sur l'esplanade, la foule fuit à toutes jambes. Dans la panique, de nombreux manifestants sont piétinés, certains étouffés. Devant l'hôtel gisent plusieurs personnes : le gendarme mortellement touché, une jeune femme blessée à l'épaule, une autre touchée sévèrement au visage par une grenade. La télévision montrera aussi les images d'une personne décapitée : « Mes hommes n'ont pu faire cela. Nous n'avions pas les armes pour infliger de telles blessures, se défend le colonel Destremau. Si nous avions tiré au canon dans la foule, ça aurait été le massacre ! » Les soldats de Licorne affirment avoir ramassé des douilles de kalachnikovs prouvant que des éléments dans la foule ont tiré sur eux.
Le colonel Destremau, qui ne déplore aucun blessé, ne donne pas de bilan précis côté ivoirien. « J'ai immédiatement donné l'ordre de rembarquement, argue-t-il, il fallait s'assurer que la foule ne revienne pas, qu'aucun de mes hommes n'allait être laissé à l'arrière, il aurait risqué se faire lyncher... » Le colonel Bi-Poin dit, pour sa part, « que les soldats de Licorne ont paniqué et le chef de corps a ordonné, en ma présence, de tirer directement et indistinctement dans la foule [...]. Tous ses hommes ont commencé à tirer. Mes hommes, qui étaient au contact des manifestants, se sont repliés. Un de mes éléments, qui n'a pas pu se replier vite, a été mortellement atteint par les militaires français ». Il affirme que ce sont les tireurs d'élite français qui ont décapité le « manifestant civil... L'incident s'est passé à cinq mètres de nous ». Le bilan de la fusillade reste, à ce jour, incertain. Le soir même, des sources médicales ivoiriennes ont fait état d'« au moins sept morts et de plusieurs dizaines de blessés ». La semaine dernière, le ministère français de la Défense a reconnu « un, peut-être deux morts » imputables à des tirs français.
Le colonel Destremau souhaite pouvoir témoigner devant une commission d'enquête, « pour l'honneur de mes soldats, qui se sont remarquablement bien comportés devant l'Ivoire, et parce que nous sommes en démocratie ». Et de regretter amèrement que ses unités n'aient pas disposé de caméras pour filmer l'épisode et prouver que ses marsouins n'ont pas tiré à balles réelles sur des Ivoiriens désarmés. La question reste ouverte. Parole française contre parole ivoirienne.
HOFNUNG Thomas