Citation
``JE rentre préparer l'apocalypse...'' Cette déclaration fut effectuée publiquement par le colonel Bagosora (ancien élève de l'Ecole de guerre en France et proche du général-président Habyarimana), le 8 janvier 1993, quittant les pourparlers d'Arusha amorcés entre la dictature en place à Kigali, le Front patriotique rwandais, les dirigeants des partis hutu d'opposition. Des micros et des caméras ont enregistré son propos. Un peu plus d'un an après, le colonel avait atteint son but: ``l'apocalypse'' se déchaînait. Soigneusement planifiée. Elle fera près d'un million de martyrs - démocrates hutu et familles tutsi - sur une population de sept millions et demi d'habitants. Une démence meurtrière à l'état pur, rappelant la folie de meurtres ayant saisi le peuple turc (là aussi son gouvernement aidant) lors du génocide arménien. Bien sûr, aussi, l'extermination des tziganes et des juifs par les nazis allemands et leurs complices des pays occupés, à commencer par la France pétainiste.
« Il n'y a plus de diables en enfer; ils sont tous au Rwanda », gémissait un prêtre belge rapatrié sur Bruxelles, à la fin d'avril 1994. La tuerie avait commencé le 7 du mois, après que, la veille au soir, le Falcon 50 (un « cadeau » de son ami François Mitterrand) transportant le président Juvénal Habyarimana, ait été abattu (20 h 30 locales) par deux roquettes. Le signal pour un carnage « politico-ethniste » à partir de listes établies à l'avance à travers tout le pays. Tous comptes faits, le terme « démence » utilisé ci-dessus ne convient pas. L'extermination a été voulue et méticuleusement planifiée au plus haut niveau de l'Etat. Si « démence » il y a, elle ne concernera que la partie de la population rwandaise alors aspirée par une rage de sang qui, au niveau de sa préparation, n'a rien de spontanée. Les dirigeants du pays ont alors, eux, le regard froid et calculateur.
Qui sont les tueurs? Les interahamwe, miliciens du MRND, l'ancien parti unique, et de son allié CDR. Les soldats des FAR (Forces armées rwandaises), l'armée du régime en place. Mais aussi, et d'abord, l'appareil d'Etat: gouvernement, préfets, bourgmestres et échelons subalternes... Derrière eux, des milliers de personnes, acteurs délibérés du carnage ou contraints à y prendre part contre leur gré, par peur.
Présent dans les régions de Byumba et de Kibungo, en avril-mai 1994, j'ai pu recueillir plusieurs témoignages qui interdisent tout jugement catégorique sur la signification du mot « justice ». Dans tel endroit, un chef de famille hutu cache dans son grenier ses voisins tutsi, prenant ainsi non seulement un risque personnel, mais aussi pour ses enfants. Pour ne pas être suspecté, il s'est parfois montré non loin de là, machette à la main, participant au massacre des tutsi d'une « colline » voisine. Aujourd'hui, certains survivants peuvent attester avoir été sauvés par lui, d'autres témoigner qu'il fut massacreur.
Femmes et enfants découpés vivants
Autre récit entendu : dans cette partie du Rwanda (est du territoire), les mariages « mixtes » (hutu-tutsi) étaient relativement fréquents. Au point que les génocidaires, commandés là par Jean-Gabriel Gatete, y avaient inventé un mot inédit, les « Hutsi », pour désigner les enfants issus de ces couples. Lorsque le père était hutu, on réunissait ses enfants et son épouse autour de lui; puis on lui donnait une machette. S'il refusait, femme et enfants étaient découpés vivants devant lui avant que le coup mortel ne lui soit enfin donné. S'il acceptait, il tuait lui-même et survivait... Certains hommes ayant ainsi assassiné leurs proches ont, par la suite, fui au Zaïre lorsque les forces libératrices du FPR approchaient. Ils figurent parmi les 700.000 réfugiés revenus au Rwanda ou parmi les 200.000 « disparus »: morts, cachés dans la brousse zaïroise ou passés dans des pays voisins (Tanzanie, Centrafrique ou Angola).
Le Rwanda renaît peut-être de sa tourmente. Il se reconstruit en tant que pays. Ses plaies demanderont plus d'une génération pour se cicatriser. Il est un pays ensanglanté, écorché à vif, méfiant vis-à-vis des donneurs de leçons extérieurs. Le dialogue doit pourtant se rétablir. Ce qui suppose des efforts de compréhension des deux côtés. En particulier de la France, si longtemps complaisante, pour ne pas dire plus, avec le régime qui aboutit au génocide d'avril-juillet 1994. Encore faut-il pour cela admettre la vérité.
JEAN CHATAIN