Fiche du document numéro 8883

Num
8883
Date
Vendredi 11 octobre 1991
Amj
Auteur
Fichier
Taille
213264
Pages
24
Urlorg
Titre
Rapport de la mission effectuée par Eric Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, au Rwanda, du 12 au 20 août 1991
Nom cité
Nom cité
Type
Rapport
Langue
FR
Citation
RAPPORT DE LA MISSION EFFECTUEE PAR ERIC GILLET,
AVOCAT AU BARREAU DE BRUXELLES,
AU RWANDA,

DU 12 AU 20 AOUT 1991.

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I. INTRODUCTION
La mission que j'ai effectuée au Rwanda au cours de ce mois d'août 1991 relevait du
"projet d'assistance judiciaire aux prisonniers politiques rwandais".
Il convient de rappeler les objectifs du projet, tels qu'ils se présentaient à la veille de
la mission :
1° Rencontrer trois détenus, l'un d'eux étant à la prison de Nyanza, les deux
autres à la prison centrale de Kigali, dans le but de s'enquérir de l'instruction de leur
dossier, des progrès de la procédure, de leurs conditions de détention, et, le cas
échéant, avec leur accord, d'assurer leur défense devant la juridiction saisie, aux
côtés ou non d'avocats rwandais.
2° Evaluer les conditions dans lesquelles s'est exercée, et s'exerce, la
représentation des accusés en justice. Pour ce faire, rencontrer plusieurs avocats
rwandais. Ce deuxième objectif impliquait l'évaluation des moyens de renforcer la
représentation en justice pour l'avenir.
3° Rencontrer d'anciens détenus, pour s'enquérir de leurs conditions de
détention, de l'existence et des progrès des procédures qui seraient éventuellement
encore poursuivies à leur charge; s'enquérir également des suites juridiques et
matérielles de leur détention, notamment du point de vue de leur emploi.


Recueillir certaines informations ou confirmations d'informations quant à la
situation actuelle de personnes détenues ou l'ayant été.
II. RESUME CHRONOLOGIQUE
Je suis arrivé à Kigali le 13 août en milieu de journée. J'avais dès avant mon
départ pris rendez-vous avec Monsieur Creusen, premier secrétaire de l'ambassade
de Belgique. Je l'ai rencontré dès mon arrivée, après quoi je me suis rendu au
cabinet de Me Stanislas Mbonampeka.
Le lendemain, mercredi 14 août, j'ai entamé mes contacts, essentiellement
par téléphone, avec les personnes dont la liste m'avait été fournie à Bruxelles,
anciens détenus ou proches de détenus actuels, de même qu'avec d'autres avocats
rwandais.
Ma première rencontre eut lieu avec Monsieur Ruhatana Ignace, l'ancien
directeur des projets au Ministère du Plan, ancien détenu. J'ai tenté d'atteindre le
ministre de la Justice, Monsieur Sylvestre Nzanzimana. Celui-ci était toutefois
indisponible, étant retenu au Conseil National de Développement (CND) comme
porte-parole du gouvernement sur le projet de loi sur la presse.
J'ai rencontré ce soir-là Monsieur Bonaventure Niyibizi, qui m'avait été
renseigné comme proche de Monsieur Vincent Rwabukwisi, rédacteur en chef de
Kanguka, que je devais rencontrer en prison à Nyanza. Ce contact fut tout à fait
chaleureux. Bonaventure fut une source de renseignements et un compagnon à la
fois précieux et amical pendant toute ma mission.

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Le lendemain 15 août était jour de congé. J'ai néanmoins poursuivi mes
rencontres. J'ai obtenu ce jour-là un rendez-vous pour le lendemain 16 août, à 9h30,
avec le commandant Bariyanga Alphonse, directeur général du service pénitentiaire.
J'avais choisi de procéder par lui pour obtenir l'autorisation du ministre de la
Justice d'assurer la représentation en justice des trois détenus faisant l'objet du
premier objectif de ma mission, autorisation requise par l'article 81, alinéa 2, du code
de procédure civile et commerciale.
"Article 81.- Sous réserve des exceptions prévues par le présent code ou par

d'autres dispositions particulières, les avocats régulièrement inscrits au
barreau national sont seuls qualifiés pour représenter ou assister les parties
en justice.
Les avocats étrangers, non inscrits au barreau du Rwanda, ne peuvent y
plaider qu'avec l'autorisation préalable du Garde des Sceaux, Ministre de la
justice.
Exceptionnellement, les auditeurs des requêtes peuvent aussi défendre la
partie incapable de se défendre et de se faire représenter".
Cette rencontre fut courtoise. Le commandant Bariyanga m'a prié d'introduire
une demande écrite, adressée au ministre, et de la faire enregistrer formellement par
le secrétariat général du ministère, ce que je fis immédiatement. L'autorisation
ministérielle m'a été délivrée l'après-midi même à l'hôtel.
Je me suis ainsi rendu le samedi 17 août à la prison de Nyanza, où j'ai
rencontré Monsieur Rwabukwisi Vincent. Au retour, je me suis arrêté à Gitarama, où
j'ai rencontré deux anciens détenus.
Le dimanche 18 août fut surtout consacré à entrer en contact avec les avocats
rwandais, ce qui a débouché sur un dîner-réunion le soir et sur des échanges
particulièrement fructueux avec ces avocats les lundi et mardi 19 et 20 aoùt.
La matinée du lundi 19 fut consacrée à la visite de Nyirigira Jean-Bosco à la
prison centrale de Kigali. Je devais y rencontrer également Rumongi Patrick. Celui-ci
y était toutefois inconnu (voy. infra).
Les dernières vingt-quatre heures de la mission ont été surtout consacrées à
rencontrer plusieurs avocats.

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III. ENTRETIENS AVEC LES AVOCATS RWANDAIS
Me Mbonampeka Stanislas
me Mbonampeka m'a relaté les circonstances de son intervention dans les
procès du mois de janvier. Il a fait l'objet de menaces dans les heures précédant le
procès, notamment dans la nuit, par le moyen d'appels téléphoniques anonymes. Il a
estimé, comme Me Ngango, ne pas pouvoir se rendre à l'audience, l'atmosphère y
étant en outre particulièrement tendue. Il intervenait en principe pour Munyambaraga
Narcisse et Rugema Donatien. Il a fait porter à ses clients, au cours de l'audience,
une lettre qu'il a confiée à Filip Reyntjens, expliquant à ceux-ci les raisons pour
lesquelles il estimait ne pas pouvoir assurer leur défense. Les clients et Monsieur
Reyntjens ont sollicité une remise, qui ne fut pas accordée.
Certains observateurs ont établi un rapport entre ces incidents et l'occupation
de la ville de Ruhengeri par le Front patriotique rwandais au cours de la même
semaine.
Me Mbonampeka se dit encore actuellement le conseil de Munyambaraga
Narcisse et de Rugema Donatien. Il en a des nouvelles régulièrement, par les visites
qu'il leur rend. Ces visites ont lieu de préférence le mardi pour les avocats, suivant
un accord avec l'administration pénitentiaire. En cas d'urgence, elles peuvent avoir
lieu à tout moment. Les proches et amis - apparemment sans restriction lors de mon
séjour à Kigali - peuvent rendre visite aux condamnés tous les vendredis. Il s'agit de
visites où les condamnés rencontrent collectivement les visiteurs. J'ai rencontré
certains de ceux-ci, qui se disaient satisfaits des conditions de visite.
Me Nbonampeka assurant l'assistance à Munyambaraga Narcisse et à
Rugema Donatien, j'ai estimé ne pas devoir accorder de priorité à les rencontrer.
Me Mbonampeka est encore intervenu pour deux militaires au mois de juillet.
Il a assuré seul leur défense.
Pour mémoire, Me Johan Scheers, avocat au barreau de Bruxelles, est
intervenu aux côtés de Me Bangagatare pour défendre Monsieur Sabakunzi,
également au mois de juillet (voir le compte-rendu de ce procès notamment dans
Kinyamateka, n°1.349, Nyakanga, I, 1991).
C'est avec Me Mbonampeka que j'ai abordé pour la première fois la situation
de Monsieur Rwabukwisi Vincent. Celui-ci, libéré au mois de mai sous conditions, fut
à nouveau emprisonné pour n'avoir pas respecté ces conditions.
Me Nbonampeka est également intervenu pour monsieur Hangimana. L'affaire
a été plaidée et prise en délibéré. Le Procureur a requis trois ans et huit mois de
détention (Monsieur Hangimana a été condamné, à deux ans de détention et à
45.000 FRW d'amende et 150.000 FRW de dommages et intérêts. Il a interjetté
appel et a bénéficié à la fin du mois de septembre d'une mesure de libération
provisoire).

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J'ai abordé également avec lui la situation des employés et des fonctionnaires
licenciés ou démis d'office durant leur détention ou juste après celle-ci. Nous avons
eu une discussion sur l'interprétation de l'article 30 du code du travail relatif au
contrat d'emploi dans les entreprises privées. Cette disposition prévoit que la
détention sans condamnation est une des causes de suspension du contrat d'emploi,
mais non de rupture. Me Kbonampeka est d'avis que les licenciements qui ont eu
lieu pendant cette période sont manifestement illégaux.
L'article 30 du Code du travail est ainsi formulé "30.- Sont suspensifs du
contrat de travail 1. à 9. (.. );
10. L'incarcération du travailleur non suivie de condamnation;
11. La force majeure qui a pour effet d'empêcher de façon temporaire l'une
des parties de remplir ses obligations." "31.- Les périodes de suspension de
contrat visées aux alinéas 1 et 2 de l'article 30 (N.D.L.R. : la fermeture de
l'établissement par suite du départ de l'employeur sous les drapeaux;
l'absence du travailleur pendant la durée du service militaire), ci-dessus ne
sont pas considérées comme temps de service effectif pour 1a détermination
de l'ancienneté de travail dans l'entreprise.
32. - Les périodes de suspension de contrat visées aux alinéas 1, 2 et 9 de
l'article 30 ci-dessus (N.D.L.R. : le 9 c'est l'absence du travailleur à
l'occasion des congés payés) ne sont pas considérés comme temps de
service effectif pour 1a détermination du droit aux congés payés.
33.- Dans chacun des cas de suspension prévu aux alinéas 1, 2, 3, 10 et 11
(c'est moi qui souligne) de l'article 30 cidessus, l'employeur est tenu de
verser au travailleur, dans la limite normale du préavis, une indemnité égale
au montant de sa rémunération pendant l'absence. Dans le cas d'un contrat
à durée déterminée, la limite du contrat à prendre en considération est celle
fixée dans les conditions prévues pour les contrats à durée indéterminée.
34.- Il ne peut être mis fin par l'employeur à un contrat suspendu, que
lorsque la cause de la suspension a disparu, et moyennant les préavis
réglementaires".
Il en va de même, dit Me Mbonampeka, pour les démissions d'office dans la
fonction publique. Celles-ci devraient faire l'objet de recours en annulation devant le
Conseil d'Etat. De même, comme en Belgique, une action en réparation du
dommage causé par les licenciements et les démissions d'office est envisageable.
Aucune procédure n'est engagée (j'apprendrai par après qu'il existe une
exception, en la personne de Monsieur Ruhatana Ignace, voy. infra). Me
Mbonampeka estime que la solution que les cours et tribunaux réserveront à ces
litiges est évidente. Il me dit que dans les procès de ce genre qu'il a rencontrés par
le passé - non politiques, faut-il le préciser -, des condamnations de l'Etat et des
employeurs ont été obtenues, qui ont été exécutées. Il n'a pas fait d'évaluation des
chances de procédures qui seraient introduites actuellement à la suite des
événements de l'année dernière.

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Nous avons enfin évoqué la question des réquisitions et ventes forcées de
biens, surtout au détriment de commerçants et d'hommes d'affaires. Me
Mbonampeka m'a appris que le produit des ventes est transféré sur un compte de
l'Etat, où il est disponible pour les anciens propriétaires. Le problème, pour ceux-ci,
réside dans les conditions des ventes, puisque celles-ci se sont faites d'une
manière telle que leur produit fut négligeable par rapport à la valeur réelle des
biens. D'autres me diront plus tard que la plupart des ventes ont eu lieu au profit de
ceux à l'initiative ou par l'intermédiaire desquels elles ont eu lieu. Des actions en
justice devraient être introduites en réparation des dommages que ces ventes ont
causés.
Aucune procédure de ce type n'a à sa connaissance - et à la mienne au vu
des informations recueillies ultérieurement - été entamée.
Me Mutalikanwa Félicien, Mutaqwera Frédéric et Ranqira Arthur
J'ai fait la connaissance le 15 août de Me Mutalikanwa Félicien, ancien
détenu. Il a repris son activité d'avocat. Me Mutalikanwa, comme la plupart des
autres, est diplômé de l'Université nationale du Rwanda (licence en droit).
Il m'a fait part, comme d'autres, de certaines difficultés rencontrées dans
l'exercice de sa profession, comme le refus de certains huissiers ou d'adversaires
condamnés en justice au bénéfice de ses clients, d'exécuter les condamnations en
justice, celles-ci ayant été obtenues par un avocat prétendûment Inkotanyi.
Me Mutalikanwa a organisé à ma demande une réunion le dimanche 18 aoùt
dans la soirée, avec son frère Mutagwera Frédéric, avocat également, de même
qu'avec Rangira Arthur. Tous deux, comme Mutalikanwa, sont d'anciens détenus.
Cette réunion a surtout porté sur le projet d'établir une collaboration entre
avocats rwandais et avocats belges, sous les formes les plus diverses .
interventions à leurs côtés dans des procès; fourniture de documentation; aide à la
recherche juridique en vue de la rédaction de conclusions, mémoires, etc., devant
servir dans des procédures en cours.
Tous les trois m'ont paru des avocats très compétents, aimant leur métier et
décidés à le poursuivre. Ils font partie des avocats rwandais qui estiment qu'il y a lieu
d'utiliser toutes les procédures instituées par le droit rwandais pour faire valoir les
droits de leurs clients victimes de détentions ou de suites de détentions.
Ces avocats restent actuellement éloignés des jeux politiques qui
commencent à se développer. J'ai en effet constaté que plusieurs avocats se sont
engagés dans les nouveaux partis politiques autorisés par la nouvelles Constitution :
Me Mbonampeka et Mugabo au Parti Libéral, Me Ngango au P.S.D., .
...
A noter un autre nom d'avocat, celui de Kamananga Ignace, collaborateur
direct de Mutalikanwa. Ils travaillent dans le même cabinet. Me Kamananga est le
conseil du journaliste Kalinganire.

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Me Nganqo Félicien
Lundi 19 aoùt, j'ai rencontré Me Ngango Félicien. Celui-ci fut le conseil
notamment de Monsieur Ruhatana Ignace. Cet entretien ne fut pas très intéressant,
quoique tout à fait courtois, Me Ngango s'étant montré très sensible au fait que j'aie
souhaité le rencontrer.
Me Ngango semblait n'être pas disposé à parler trop. Peutêtre était-il rendu
prudent par son récent engagement politique.
Me Ngango Félicien est le vice-président de l'association rwandaise des droits
de l'homme (ARDHO), dont le Procureur général Nkubito (voy. infra) est le président.
Me Hitiyise Pascal
Me Hitiyise Pascal travaille avec le bureau social urbain de Caritas Catholica .il a eu
la chance d'échapper à la détention, contrairement à Me Nkongori Laurent. Ce
dernier est l'avocat attitré du bureau social urbain, dans le cadre de l'assistance
juridique mise en oeuvre par le bureau social.
C'est en 1984 que le bureau social urbain a informellement commencé à assurer une
assistance juridique aux personnes démunies. Le projet a démarré officiellement en
1987. Me Nkongori Laurent consacre à peu près un mi-temps au projet, réparti en
permanences et en suivis de procédures, notamment des plaidoiries.
Me Nkongori Laurent fut arrêté au mois d'octobre 1990. Me Hitiyise Pascal l'a
remplacé pendant sa détention. C'est pendant cette période que le bureau social
urbain a décidé d'étendre le projet aux prisonniers politiques démunis. Toutes les
personnes prises en charge à la suite de cette extension ont été libérées aux mois
de mars et avril. Dès sa libération, Me Nkongori Laurent a repris ses fonctions. Il y a
actuellement plus ou moins cent vingt dossiers en cours.
Me Hitiyise Pascal m'a invité à visiter son cabinet, ce que je fis. Nous avons
créé un excellent contact, qui mériterait sans nul doute d'être approfondi.
Il m'a également fait rencontrer Monsieur René Aebischer, de nationalité
suisse, conseiller du bureau social urbain. Celui-ci m'a parlé d'autres projets que
celui de l'assistance juridique, sans rapport toutefois avec les détenus. Pour
information, le directeur du bureau social urbain est Monsieur Munyaneza.
IV. RENCONTRES AVEC D'ANCIENS DÉTENUS
Ruhatana Ignace
Monsieur Ruhatana Ignace fut directeur au ministère du Plan. Il a été jugé au cours
des procès des mois de janvier et février, acquitté et libéré début février 1991. Je
l'ai rencontré dès le mercredi 14 août.

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Il fut détenu pendant la même période que la plupart des autres prévenus, en
tant que "complice intellectuel de l'intérieur" du FPR, celui-ci ayant repris à son
compte certaines thèses politiques et économiques dissidentes de Monsieur
Ruhatana.
Il a été démis de ses fonctions au cours de sa détention, par un arrêté
présidentiel numéro 1055/10 du 28 décembre 1990, avec effet rétroactif au 22
octobre. Il a introduit le 5 août 1991 un recours gracieux contre cet arrêté, selon les
termes duquel il demande formellement à être repris dans les cadres de
l'administration centrale à partir du 22 octobre 1990. Ce recours est qualifié de
demande gracieuse. En vertu de la loi rwandaise, il s'agit d'une étape
précontentieuse, analogue d'ailleurs à celle qui existe en droit belge. Elle enclenche
en effet un mécanisme de "décision administrative implicite de refus". Si l'autorité en l'occurrence le président de la République - s'abstient de prendre une décision
dans un délai de trois mois qui prend cours lors de l'envoi de la demande, il est
censé avoir rejeté celle-ci. Ce rejet constitue un acte administratif qui peut faire
l'objet d'un recours en annulation au Conseil d'État.
Monsieur Ruhatana s'attend à devoir introduire un tel recours, dont il a déjà
préparé le texte, dont il m'a d'ailleurs remis une version manuscrite non encore
discutée avec son avocat.
Monsieur Ruhatana m'a signalé qu'il se pourrait que le gouvernement
invoque devant le Conseil d'Etat l'irrecevabilité de recours introduits contre des
refus de réintégration de fonctionnaires démis d'office, se fondant sur le fait que
ces démissions seraient des "faits du Prince", qui échappent à la censure des
juridictions. Il s'agit d'ur équivalent de ce que l'on appelle en droit français et en
droit belge la théorie de "l'acte de gouvernement", c'est-à-dire un acte qui
revêtirait une importance politique telle qu'il devrait échapper à la censure des
juridictions. Ce débat, s'il est soulevé, méritera assurément un appui juridique des
avocats rompus à l'argumentation relative à cette théorie. Il s'agit certainement d'un
domaine où une aide extérieure pourrait être apportée aux personnes concernées
elles-mêmes ou à leurs avocat rwandais.
Monsieur Ruhatana m'a signalé que plusieurs personnes de se:
connaissances hésitaient à le suivre. Il m'a fait part lors de notre premier entretien
de son souhait de créer une association regroupant ce: personnes pour leur donner
une force collective. Lorsque je l'ai revu quelques heures avant mon départ du
Rwanda, il m'a expliqué que ce projet avait progressé durant le week-end, sous la
forme de la création d'une association "SOS Chômage" (dont l'objet social serait
d'ailleurs étends. à toutes les situations de chômage).
Monsieur Bonaventure Niyibizi
Monsieur Niyibizi Bonaventure fut arrêté le 26 octobre 1990 à l'aéroport, au
départ d'un voyage professionnel à Nairobi. Il fut accusé de s'enfuir du pays et de
partir pour participer à une réunion avec les Inkotanyi. Il avait en effet voyagé dans le
passé à plusieurs reprises pour des raisons professionnelles, en Ouganda, au
Burundi, en Côte d'Ivoire et en Tanzanie. Il était accusé d'avoir préparé l'agression
des rebelles de longue date.

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Il fut libéré en mars. Il n'a pas perdu son emploi, compte tenu de la qualité de
son employeur, l'USAID. Il dit toutefois qu'on le poursuit autrement, notamment en lui
réclamant des arriérés d'impôts qu'il n'a jamais dû payer en tant que faisant partie du
personnel diplomatique. On le menace de saisir ses biens. D'autres membres du
personnel de l'USAID, qui n'ont pas été détenus, se trouvent pourtant dans la même
situation juridique que lui, et n'ont fait l'objet d'aucune mesure dans ce sens.
Il craint aussi, d'après des informations parvenues de l'administration, que
celle-ci lui retire une parcelle de terrain qui lui ut accordée à Kigali en vue d'y
construire une maison. Il perdrait ainsi tous les frais déjà engagés dans la mise en
valeur de cette parcelle, et il a peu d'espoir quant à la possibilité de faire
reconnaître ses droits en justice.
Il est actuellement toujours considéré comme suspect. I1 estime que la
vigilance est de mise à son égard.
Monsieur Rudahunqa Louis
J'ai rencontré Monsieur Rudahunga Louis à Gitarama, sur le chemin du
retour de la prison de Nyanza, le samedi 17 aoùt. Monsieur Rudahunga Louis
travaille à l'imprimerie de Kabgayi.
Le 5 octobre, avant midi, le téléphone a été coupé chez Monsieur
Rudahunga (Il est propriétaire de sa maison; d'autres, qui ne sont que locataires, et
par conséquent pas abonnés, ont échappé aux coupures pour cette raison). Il
apprendra plus tard que des fusillades avaient éclaté à Kigali dans la nuit du 4 au 5
et que des arrestations massives avaient eu lieu.
Le même jour, vers 11h30, il y a eu une perquisition par des militaires,
conduite par le président du tribunal de première instance, mais sans mandat de
perquisition. Il était accompagné du Procureur de Gitarama. La perquisition n'a pas
donné de résultat. Elle s'est poursuivie au bureau à l'imprimerie. Pas de résultat
non plus. Louis Rudahunga a été relâché. Il est rentré à la maison.
Il a été arrêté le 6 octobre, en revenant de chez une amie à Gitarama. Il fut
détenu au Parquet. C'est le chef du service de renseignements qui est venu
l'arrêter. Il a été conduit à la prison centrale de Gitarama.
La détention s'est passée dans une cave de la prison, sans lumière, sans
eau, sans accès aux toilettes, sans couvertures. Les surveillants battaient les
détenus comme ils le voulaient.
Outre Louis, il y avait déjà quatre prisonniers, venus de Ruhango. Louis
faisait donc partie d'un deuxième lot, composé également de Kamanzi Innocent,
agro-économiste de l'université de LAVAL, travaillant sur le projet agronomique de
Gitarama (PAG). Il y avait également Pierre Gakumba, beau-frère de Narcisse
Munyambaraga et de Laurent Nkusi, professeur à l'université nationale du Rwanda.
Tous Tutsi, de même que Rwabuyonza, juge à Nyanza, et sa soeur cadette. A ces
prisonniers, se sont ajoutés Silas Hategekimana, ancien inspecteur du commerce à
Gitarama (un Hutu), et Télésphore Kayinamura, chimiste, professeur à Kabgayi.

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Une nouvelle perquisition a eu lieu chez Louis Rudahunga le 18 octobre.
Environ une semaine après l'arrestation, la prison a reçu la visite du CICR.
Cette visite, comme d'autres visites ultérieures, a eu pour résultat quelques
améliorations des conditions de détention.
La prison a ensuite reçu, le 16 octobre la visite du consul de Suisse à Kigali.
Le 12 octobre, l'on avait retiré Louis de la prison et on l'avait conduit au
camp militaire à 15 heures. Il a été torturé et est tombé dans le coma. J'ai pu
constater moi-même que son corps est encore, à l'heure actuelle, couvert
d'hématomes. Les actes de torture ont été commis par cinq militaires, qui voulaient
qu'il admette qu'il connaissait des caches d'armes et qu'il leur remette des
documents relatifs à l'attaque des Inkotanyi. En outre, l'on voulait lui faire avouer
qu'on avait trouvé chez lui le livre intitulé "1973-1988 : le Général-Major
Habyarimana : Quinze ans de dictature et de tyrannie", de Barahinyura et lui faire
avouer ses relations à l'intérieur et à l'extérieur du pays avec les réfugiés (car il
avait, pendant les vacances, reçu beaucoup de visites).
Il a été ramené à la prison à 17h30, où il est resté sans soins jusqu'au 17
octobre. Il m'a remis la fiche médicale le concernant, qui atteste ce qui précède.
La Croix Rouge est ensuite venue chaque mois. L'on évitait les contacts
entre elle et certains détenus. En plus d'une couverture, ils ont finalement obtenu
du matériel pour effectuer leur toilette. En outre, un peu moins de matraque, un peu
plus de haricots.
Le régime alimentaire dans la prison était le suivant (identique dans toutes
les prisons du Rwanda, ce que je pus vérifier) matin : haricots, avec un peu de
bouillie de sorgho. Vers 15 heures petite boule de pâte de manioc avec de "l'eau
aux haricots".
Deux mois après le début de la détention, grâce à la Croix Rouge, les
prisonniers ont eu droit à trente minutes de soleil par jour. Ils étaient devenus jaunes
tant la pigmentation de la peau était abîmée.
Le nombre de prisonniers s'est élevé jusqu'à cent quatrevingt personnes dans
un endroit prévu pour quarante-huit. Il y eut, en tout, jusqu'à six cents quatre-vingt
personnes en comptant ceux qui se trouvaient à la cave et à l'extérieur (exposés,
quant à eux, contrairement à ceux qui se trouvaient dans la cave, à toutes les
intempéries).
Vers la fin de l'année, la Croix Rouge est parvenue à les mettre en contact
avec les familles.
C'est à ce moment que la prison a reçu la visite des Supérieurs majeurs des
congrégations religieuses du Rwanda (ASUMA). Ceux-ci n'ont toutefois pas eu de
contact avec les prisonniers.
Puis, il y eut la visite d'un prêtre franciscain yougoslave, Vieco. Il a apporté
diverses choses pour les prisonniers, qu'on a refusé de leur donner.

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Enfin, il y a eu la visite d'une délégation de RhénaniePalatinat, le 25 février
avant midi.
Durant toute la détention, il n'y a pas eu d'interrogatoire, sauf pour Gakunzi et
Ramanzi, que Filip Reyntjens demandait à voir.
Le 25 février, on a conduit Louis Rudahunga au magasin de l'imprimerie, où
on lui a fait découvrir des balles qu'il avait prétendument cachées, de même qu'un
pistolet. Louis Rudahunga a refusé de signer la déposition. Il s'agissait
manifestement d'un coup monté, qu'il m'a décrit dans tous ses détails. Le 28
février, certains ouvriers ont dénoncé leurs collègues qui avaient participé au coup
monté.
Le 12 mars, il a reçu en prison la visite de l'évêque de Kabgayi (qui est en
réalité son employeur, puisque l'imprimerie appartient au diocèse de Kabgayi).
Il a été libéré le 25 mars, en même temps que les autres, et a repris son
travail le 3 avril. Il faut relever qu'il est comptable chargé de l'administration du
personnel. Une partie du personnel s'est opposée à la reprise du travail. C'est le
directeur de l'imprimerie, de nationalité suisse, qui a imposé sa décision. Bien
qu'ayant repris son travail, il n'a pas de passeport.
Il avait comme avocat-conseil Mugabo pio (que j'ai essayé à plusieurs
reprises de rencontrer à Kigali, en vain, celui-ci étant, comme d'autres, très occupé
par les réunions des nouveaux partis qui se tenaient cette semaine là). On a refusé
à Me Mugabo de rencontrer son client en prison, de même qu'on a refusé d'afficher
la liste des avocats qui pouvaient être consultés.
L'épouse de Rudahunga Louis est infirmière à Kabgayi. Elle n'a pas eu
encore à subir de répercussions de la situation dans sa vie professionnelle. Son fils
en revanche, a "inopinément" échoué dans sa deuxième année du séminaire.
Il m'a ensuite dit quelques mots de Kamanzi. Après sa libération, celui-ci a
été muté à Kibuye, région hostile aux Tutsi. Il a refusé, et fut démis de ses
fonctions pour insubordination. Il vient de trouver un emploi dans une ONG
française.
Sa femme, Thaciana Mukakalisa, employée au chef-lieu de la préfecture de
Gitarama - où elle est responsable de la formation -, vient d'être mutée pour Butare,
à la commune urbaine de Ngoma. Elle devait quitter Gitarama le 17 août, jour où
j'ai rencontré Rudahunga Louis. Kamanzi travaillant actuellement à Kigali, sa
femme est restée seule, et fut à plusieurs reprises harcelée chez elle par des
militaires, dont l'intention était semble-t-il de la violer. En outre, le couple disposait
d'une maison mise à sa disposition par le gouvernement. Cette maison a été retirée
à l'épouse de Kamanzi, qui n'a pas pu trouver de nouveau logement car personne
ne veut louer de logements à de prétendus Inkotanyi, jusqu'au moment où un
organisme de volontaires hollandais a mis une maison à sa disposition jusqu'à sa
mutation à Butare.

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J'ai récemment appris de sa part
- Beaucoup de téléphones d'anciens détenus restent hors
d'usage;
- Beaucoup de passeports d'anciens détenus et de membres de leur famille
restent saisis;
Le ministre de l'Enseignement primaire et secondaire a fait une déclaration à la
radio le 9 septembre, concernant le réengagement des seignants sortis de prison et
la réadmission des élèves chassés des écoles. La procédure à suivre est très
compliquée. Il faut Dligatoirement et personnellement écrire au ministre sous le
couvert de tous les échelons administratifs subalternes.
Il m'a encore écrit depuis lors. Je garde le contact. Carina Murekezi
J'ai également rencontré, par hasard, à Gitarama, un personnage plus
particulier : Carina Murekezi (fils de Murekezi Vianney) Il est né en 1960 et est
originaire de Nyamabuye (Gitarama).
Il fut arrêté le 4 avril 1986 et détenu jusqu'au 30 avril 1991. Il a passé la
quasi intégralité de sa détention au cachot (quatre ans à Ruhengeri et un an à la
prison centrale de Kigali).
Il a reçu la visite du CICR à la prison de Kigali au mois de juin 1990.
Carina Murekezi a résidé plusieurs années à Bujumbura. Il ait accusé de faire
partie des services secrets et d'espionnage du undi. Il a été condamné de ce chef
par la Cour de Sûreté de l'Etat 30 avril 1990, à dix ans de prison. Il a été élargi par
un arrêté deàce présidentielle du 18 avril 1991 (référence 325/05). Il fut libéré _e 30
avril.
Le gouvernement lui a refusé l'assistance d'un avocat pendant toute sa détention et
son procès devant la Cour de Sûreté de l'Etat.
En prison, il a rencontré Kayumba Sano, condamné à dix ans de prison. Libéré en
même temps que lui, il est à Goma.
Il a également rencontré Ndayambaje Innocent, universitaire à Butare, condamné à
cinq ans de prison pour multipartisme. Il est actuellement libre et est à Bujumbura.
A sa sortie de prison Carina Murekezi a fait une déclaration dans Umuranga (le
numéro spécial qui a suivi le numéro 31), sur le fait qu'il a été torturé pendant sa
détention (il m'a montré quelques séquelles, notamment à peu près tous ses ongles
arrachés), car l'on a tenté de lui faire faire des fausses déclarations sur l'affaire
Mayuya (pour charger d'autres personnes). L'on a tiré sur lui en prison, sans
succès, car on voulait l'éliminer. Cela s'est passé dans la nuit du 14 avril 1989.
Depuis qu'il a fait cette déclaration dans Umuranga, Carina Murekezi a reçu la
visite du directeur de l'Orinfor et du représentant local de l'Orinfor à Gitarama, qui
voulaient obtenir de lui un démenti, qu'il a refusé (on lui promettait en échange un
emploi ou de l'argent). Cela s'est passé au début du mois de juin 1991.

12

Actuellement, Carina Murekezi n'est pas autorisé à quitter le Rwanda. Il n'a pas
trouvé d'emploi.
Sisi Evariste
Sisi Evariste est homme d'affaires. Il a une entreprise de papeterie-imprimerieemballage. Il fut détenu jusqu'au mois d'avril, avec une grande partie des membres
de son personnel et de sa famille.
Il a subi les manoeuvres infligées en général aux hommes d'affaires. Dès sa
mise en détention, sur requête du Parquet, la Banque commerciale du Rwanda a
bloqué ses comptes. Faisant de l'excès de zèle et allant au-delà de la requête du
Parquet, elle a également dénoncé ses lignes de crédit et demandé leur
remboursement. Elle a entrepris la procédure devant aboutir à la vente de ses biens.
Evariste Sisi a été libéré le 10 avril. Le 8 avril était intervenu un jugement autorisant
la vente. Il est parvenu à éviter celle-ci in extremis. Depuis lors, il a repris ses
affaires, mais n'a retrouvé sa ligne téléphonique qu'au cours de la semaine qui a
précédé mon arrivée au Rwanda. Il a remis son dossier à Me Bernard Maingain,
avocat au barreau de Bruxelles. Il va tenter de négocier amiablement avec la Banque
commerciale du Rwanda la reprise de ses lignes de crédit. Il subit toutefois encore
diverses vexations, comme le fait qu'il ne parvient pas à obtenir des licences
d'importation pour débloquer des marchandises en douane depuis plusieurs mois,
alors que la banque nationale délivre en principe les licences en quelques heures. Il
n'a donc aucune idée du moment où il pourra récupérer les marchandises, ni de l'état
dans lequel elles se trouvent. Son entreprise fonctionne actuellement tant bien que
mal.
Je l'ai rencontré à Bruxelles les 3 et 4 octobre. Il me dit avoir obtenu
entretemps la prorogation de ses licences d'importation.
V. RENCONTRES AVEC LES DÉTENUS
Rwabukwisi Vincent
J'ai rencontré Rwabukwisi Vincent à la prison de Nyanza le 17 aoùt, dans la
matinée (un samedi).
J'ai tout d'abord rencontré le directeur de la prison, l'adjudant chef François
Mugemangango.
Pour la facilité, j'appelerai Rwabukwisi par son surnom, Ravi (qui est
également son nom de plume). Ravi a été condamné par un arrêt de la Cour de
Sûreté de l'État le 22 octobre 1990, à quinze ans de prison sur la base de l'article
155 du code pénal, pour un interview au Kenya avec l'ancien roi. il était accusé
d'avoir rencontré "les ennemis du Rwanda". A ces quinze ans s'ajoutaient deux ans
de condamnation, avec sursis, sur la base de l'article 166 du code pénal, pour un
article publié dans Kanguka, qui traitait du problème des réfugiés et des problèmes
ethniques.

13

"Article 155.- Sera puni, en temps de guerre, de 1a peine de mort, en temps
de paix, d'un emprisonnement de 10 à 20 ans, tout individu qui, dans
l'intention de provoquer ou d'encourager une guerre, une entreprise armée
ou des mesures violentes contre la République, aura établi ou entretenu des
relations coupables avec un gouvernement ou une institution étrangers ou
avec leurs agents".
"Article 166.- Quiconque, soit par des discours tenus dans des réunions ou
lieux publics, soit par des écrits, des imprimés, des images ou emblémes
quelconques, affichés, distribués, vendus, mis en vente ou exposés au
regard du public, soit en répandant sciemment de faux bruits, aura soit
excité ou tenté d'exciter les populations contre les pouvoirs établis, soit
soulevé ou tenté de soulever les citoyens les uns contre les autres, soit
alarmé les populations et cherché ainsi à porter les troubles sur le territoire
de la République, sera puni d'un emprisonnement de 2 à 10 ans et d'une
amende de 2.000 à 100.000 frs ou de l'une de ces peines seulement, sans
préjudice des peines plus fortes prévues par d'autres dispositions du présent
code".
Il s'est pourvu en Cassation. La Cour de cassation a cassé l'arrêt le 18
décembre 1990, pour le motif que l'article 155 exige que l'on aie eu des
contacts avec un "gouvernement ou une institution étranger ou avec leurs
agents", ce qui ne pouvait pas être reproché à Ravi, car "les ennemis du
Rwanda" à l'étranger ne répondent pas à cette définition.
La Cour a également évoqué à elle la condamnation sur la base de l'article
166, alors que le pourvoi ne portait pas sur cette question. Ravi avait en effet omis
de le faire car il n'était condamné qu'avec sursis. La Cour a retenu qu'il n'y avait
pas eu intention de nuire.
L'avocat conseil de Ravi était me Mugabo Pio. Ravi semble avoir été déçu
par lui. Il prétend avoir introduit son pourvoi en Cassation sans Me Mugabo. Au
départ, il souhaitait ne plus consulter personne, les autres avocats nationaux étant,
selon ses dires, peureux. Il était intéressé par l'idée de l'intervention d'un avocat
étranger, et m'a confirmé sa volonté de me donner procuration. Je mentionne déjà
ici que j'ai donné une procuration conjointe à Me Mutalikanwa et son frère
Mutagwera pour rendre visite à Ravi en prison et s'enquérir des développements
ultérieurs de la procédure en mon nom.
La Cour de cassation a renvoyé l'affaire devant la Cour de sreté de l'Etat,
mais autrement composée. J'apprendrai quelques heures is tard du Procureur
général Nkubito, que si la Cour de Sûreté de .'Etat ne s'est pas encore réunie à
l'heure actuelle, c'est parce qu'elle disposerait pas de suffisamment de magistrats
pour répondre à l'exigence d'une composition différente.
Cette explication semble à son tour curieuse, si l'on se réfère aux articles 31 et
suivants du "Code de procédure, d'organisation et des compétences judiciaires". La
Cour est en effet constituée d'un Président, de quatre conseillers effectifs et de
quatre conseillers suppléants. Elle est présidée par le Président de la Cour d'appel
de Kigali ou son remplaçant. Chaque année, dans la première quinzaine du mois

14

de janvier, le Président de la République, sur proposition du Ministre de la justice,
désigne les conseillers près la Cour de Sûreté de l'Etat. En cas d'empêchement, un
conseiller effectif est remplacé par un conseiller suppléant désigné par tirage au
sort. La Cour de sûreté de l'Etat siège au nombre de cinq membres avec
l'assistance d'un greffier de la Cour d'appel de Kigali et le concours du ministère
public.
Or, l'on sait que les membres effectifs de la Cour ont été remplacés au début
de l'année 1991, conformément à la loi. En outre, ils ont des suppléants. Le seul
problème pourrait résulter de la présidence de la Cour de sûreté de l'Etat, qui n'a
apparemment pas de suppléant, sauf si l'on se reporte aux articles 14 et 15 du
même code, qui traite des Cours d'appel. En vertu de ces dispositions, chaque
Cour d'appel comprend un président et autant de vice-présidents et de conseillers
qu'il est nécessaire. En cas d'empêchement, le président est remplacé par un viceprésident et celui-ci par le conseiller le plus ancien dans l'ordre des nominations.
L'on pourrait donc parfaitement imaginer que le président de la Cour d'appel
soit remplacé par un de ses vice-présidents pour présider la Cour de sûreté de
l'Etat si celle-ci doit être autrement composée après un arrêt de la Cour de
cassation.
Ravi a été libéré au mois de mai, sous conditions : ne pas se placer à plus
de dix kilomètres de Nyanza, et se présenter une fois par ~maine chez le
Procureur. Il ne s'est pas présenté, car il était malade il dispose de certificats
médicaux); de plus il a écrit un article dans anguka, relatant sa détention. On
l'accuse actuellement, semble-t-il, 'avoir "voulu dresser la population contre le
pouvoir établi".
Ravi a donc été réincarcéré pour deux raisons : la mesure de suspension
conditionnelle a été levée. Il a été à nouveau placé en détention préventive,
puisque la condamnation du mois de septembre 1990 a été cassée. Il n'existe par
conséquent aucune condamnation à l'heure actuelle. Il serait en outre en détention
préventive pour l'inculpation relative à ce nouvel article publié dans Kanguka. Il
espère bénéficier d'un projet de loi d'amnistie qui serait en préparation (ce qui m'a
été confirmé par d'autres personnes, notamment le Procureur général Nkubito
Ravi m'a ensuite parlé de son journal. Celui-ci existe depuis 1987. C'est un
bimensuel, mais qui ne paraissait qu'une fois par mois. Son public était constitué de
la jeunesse, au départ. Ravi était seul. Des journalistes ont offert gratuitement leurs
services. L'on en est arrivé jusqu'à dix personnes rémunérées, le plus gros tirage
ayant été de vingt mille exemplaires (le numéro 42, saisi).
Ravi a effectué un séjour aux Etats Unis au mois de février 1990. Il s'agit
d'un voyage d'études pour se donner une formation de journaliste (il a visité
l'université du Colorado et plusieurs quotidiens).
Pendant son séjour, son journal a continué à fonctionner sans lui. Il était le
seul à s'être doté d'un système informatique de quatre ordinateurs, grâce à
l'intervention de "Rwanda carrefour service". Après son dernier emprisonnement, la
préfecture a tout réquisitionné et vendu, de même qu'une voiture Audi. De surcroît,

15

tout le stock de journaux, constituant un tirage de vingt mille exemplaires, a été
brûlé.
Comme l'on fait le tirage à crédit, Ravi se retrouvera à sa libération avec une
dette qu'il évalue à environ un million de francs rwandais (+/- 500 à 600.000,francs rwandais pour l'imprimerie Urwego, et 400.000,- francs rwandais pour
l'imprimerie scolaire du ministère de l'Enseignement).
Les ressources de Kanguka étaient constituées de publicité et de mécénat,
outre le produit des ventes.
Il y a, à mon sens, lieu d'examiner dans quelle mesure il serait possible de
trouver un financement qui permettrait à Ravi de recommencer son activité de
journaliste sur une base financière saine lorsqu'il sera libéré. Mon impression
générale sur ce personnage fut excellente. Il a fait preuve au cours de l'entretien
d'une détermination calme et sereine, m'affirmant qu'il était prêt à mourir si. ce
devait être le prix de la vérité journalistique. Il m'a fait l'effet de quelqu'un qui a la
vocation de journaliste, qui entend le faire sérieusement (puisqu'il est même allé
jusqu'à effectuer un voyage aux Etats Unis). Il est d'ailleurs manifestement
considéré par toutes les personnes que j'ai rencontrées comme le symbole d'une
presse libre et de bon aloi.
L'entretien à la prison s'est déroulé en présence du directeur. Celui-ci nous a
toutefois ménagé - sans doute involontairement - plusieurs minutes d'entretien en
tête-à-tête, ayant été appelé pour deux longs entretiens téléphoniques. Pour le
reste, Ravi semblait en bonne santé, pas trop atteint au moral.
En sortant de la prison de Nyanza, je me suis rendu directement chez le
Procureur général Nkubito Alphonse-Marie. Il est Procureur général près la Cour
d'appel à Nyabisindu et président de l'Association rwandaise des Droits de
l'Homme (ARDHO). Il va rendre visite aux détenus de Nyanza régulièrement.
Monsieur Nkubito était Procureur général à la Cour d'appel de Kigali, c'est-àdire, de droit Procureur général à la cour de sûreté de l'état et à la Cour militaire.
En sa qualité de Procureur général, il a présidé la "Commission de triage". Il
s'est évertué à ne reconnaître comme passibles de poursuites, que les détenus
pour lesquels il y avait un dossier contenant des preuves précises. Ces dossiers
étaient, faut-il le dire, très rares. Sa philosophie, dit-il, était de tenter de faire
respecter l'état de droit par le gouvernement. Il ne suffisait pas de dire que
quelqu'un avait eu des contacts avec les Inkotanyi, il fallait préciser quels contacts,
dans quelles circonstances, etc..
Il a travaillé pendant deux mois, du 7 octobre au 7 décembre environ, à la
prison de Kigali, de 8 heures du matin à 21h30. Il était véhiculé sous escorte,
puisqu'il sortait et rentrait pendant le couvre feu.
A la suite d'une dissension avec le Gouvernement sur le nombre de
personnes libérables par manque de charges, il fut muté au mois de décembre à
Nyanza, en permutation avec le Procureur général Nukama, actuel Procureur
général à Kigali.

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Il a pris ses fonctions le 27 janvier à Nyanza, après avoir pris malgré tout un
congé qui lui avait été refusé alors qu'il y avait pourtant droit. Il s'est vu refuser la
sortie vers le Burundi à un poste frontière de son ressort. Il n'a dù qu'à son énergie et
à quatre heures d'attente d'avoir finalement été autorisé à sortir.
Son épouse a perdu son emploi à la Banque nationale du Rwanda à Kigali,
après que sa mutation à Nyanza - pour suivre son mari - ait été accordée purs
annulée sans motif trois mois plus tard. Son épouse n'a pas rejoint Kigali après
l'annulation de cette mutation, de sorte qu'elle a été licenciée.
D'autres proches et amis de Nkubito ont eu à subir des vexations. Son petit
frère a échoué à l'école, alors qu'il n'avait jamais eu de problèmes auparavant. En sa
qualité de Procureur général, Monsieur Nkubito a à son tour réagi énergiquement.
Son petit frère a refait les examens et a réussi. Il en fut de même d'un ami, qui
cherchait à être recruté comme agent recenseur, qui a été refusé par le conseil
communal puis finalement accepté sur une nouvelle intervention énergique de
Monsieur Nkubito.
Ce dernier est également président de l'ARDHO. Cette association a reçu
l'autorisation ministérielle. Il me dit qu'il avait été sollicité pour intervenir en faveur de
la Ligue chrétienne des droits de l'homme qui ne parvenait pas à obtenir
l'autorisation ministérielle pour faire approuver ses statuts. Lui, en tant que Procureur
général, pouvait tenter de l'obtenir, mais il tenait à un projet personnel.
Il admet que le projet de la Ligue chrétienne des droits de l'homme datait de
1988. Le sien datait de 1990. Il a reçu l'autorisation deux jours avant le
déclenchement de la guerre. Tant lui-même que Me Ngango sont restés assez
discrets sur le fonctionnement de cette association, qui ne semble pas avoir eu la
possibilité - vu les événements ? - de manifester beaucoup d'activités.
Ravi est aujourd'hui libéré, depuis le 12 septembre. Il a rencontré
l'ambassadeur de Belgique. Sa libération est conditionnelle il doit rester dans sa
commune d'origine. I1 semble toutefois que, comme pour d'autres, les autorités
soient assez souples et admettent des déplacements. J'ai eu avec Ravi un
entretien téléphonique dont il ressortait qu'il était en bonne santé et qu'il éprouvait
effectivement des difficultés à rembourser ses dettes. Il me dit qu'il existerait un
projet de loi relatif à une amnistie prochaine. Ce projet de loi devrait être approuvé
par le Parlement dans les prochaines semaines.
Nyiriqira Jean-Bosco
J'ai rencontré Nyirigira Jean-Bosco à la prison centrale de Kigali le lundi 19
août.
Cet entretien s'est effectué dans le bureau du directeur (l'ancien directeur de
Nyanza, qui a précédé l'actuel, et avec lequel j'ai eu un entretien d'une demi heure
environ sur sa conception pénitentiaire. C'est lui qui, à Nyanza, grâce à l'aide d'une
ONG, qu'il avait sollicitée, a construit l'atelier de menuiserie et diverses
infrastructures).

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L'entretien avec Jean-Bosco s'est déroulé en anglais, celuici ne connaissant
pas le français.
Il a été arrêté le 23 octobre 1990, dans le nord-est. Il a été conduit à l'étatmajor à Kigali où il est resté un mois. Il y a été battu quotidiennement. Il a ensuite
été transféré à la prison centrale de Kigali, où il est resté deux mois au cachot.
Il a été interrogé au mois de mars par le Procureur, puis, deux semaines
avant notre entretien, par plusieurs officiers français, ce dont il était très mécontent.
Les interrogatoires se sont prolongés en trois séances de deux heures, répartis sur
trois jours. La participation d'officiers français à des interrogatoires m'a été
confirmée ultérieurement par un universitaire de Kigali, qui les a vus lui-même lors
d'une visite aux condamnés du mois de janvier un vendredi. Le lieu de
l'interrogatoire était, m'a-t-il dit, gardé par des soldats français. Tous les détenus
membres du F.P.R. ont été interrogés de cette manière.
Nyirigira Jean-Bosco se considère comme un prisonnier de guerre. Il a été
blessé au moment de son arrestation d'une balle dans le genou, blessure qui n'a
jamais été soignée.
Cette blessure s'est cicatrisée d'elle-même. Il a d'une manière générale
récupéré des mauvais traitements qu'il a reçus au début de sa détention. I1 m'a
parlé d'autres détenus, qui en auraient gardé des séquelles, comme des problèmes
de poumons, notamment le colonel Munegashuro (Mureganshuro ?), capturé en
avril et qui a été amené à la prison de Kigali en juillet.
Il m'a également parlé du lieutenant Kwefuga, qui a également été blessé
par balles, et de Jean-Paul Gasore, qui fut également battu. Il me dit que six
personnes sont encore détenues au camp militaire de Kigali, notamment le
lieutenant Ananya. Selon lui, le CICR n'a pas pu les rencontrer.
Il m'a donné une procuration pour assurer sa défense, n'ayant pas encore
d'avocat. J'ai également donné mandat à Mes Mutalikanwa et Mutagwera de suivre
sa situation de près à Kigali en mon nom.
Me Nutagwera m'a parlé, le 20 août, d'un combattant nommé Nusafili, et qui
aurait été assassiné au mois de novembre 1990 au moment où il devait recevoir la
visite du CICR au camp militaire de Kigali. Rumonqi Patrick
je devais également rencontrer Rumongi Patrick. J'en avais reçu l'autorisation
du ministre de la Justice. Il devait se trouver à la prison de Kigali. Toutefois, celui-ci
semblait inconnu à la prison, et ne pas faire non plus partie des fichiers relatifs aux
prisonniers qui avaient été détenus à Kigali et qui auraient été éventuellement
libérés. Nyirigira Jean-Bosco ne le connaissait pas. Me Nutagwera, qui
m'accompagnait lors de l'entretien avec lui, a poursuivi son enquête ultérieurement.
Patrick Rumongi était lui-même un combattant. Il serait passé par le camp militaire
de Kigali, où peut-être il serait encore, à moins qu'il n'ait subi le sort présumé de
Nusafili. L'on dit que l'armée aurait préféré faire disparaître certains prisonniers, qui

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étaient dans une condition physique imprésentable au CICR à la suite de tortures ou
de mauvais traitements.
Les recherches relatives à Rumongi Patrick se poursuivent à l'heure actuelle.
VI. PERTES D'EMPLOI
J'ai été consulté le dernier jour de ma mission par deux anciens cadres de la
Banque commerciale du Rwanda, Gatsinzi Canisius et Rayabo Jean-Baptiste. Le
premier était chef de service principal, le deuxième directeur d'agence.
Ils ont été appréhendés au mois d'octobre, libérés au mois de mars. Ils ont
subi en détention le sort des autres détenus (tabassage, etc.).
Leurs contrats d'emploi ont été résiliés par leur employeur. Il semble qu'ils
aient bénéficié de circonstances particulièrement malheureuses, car un certain
Monsieur Paquot, de nationalité belge, directeur général, qui avait refusé de signer
les lettres de licenciement pendant la détention, est parti à la retraite le 25 mars
1991. C'est quelques jours après que les lettres de licenciement ont été remises à
ces deux personnes. Pourtant, je devais me rendre compte ultérieurement que les
lettres en question (dont les copies m'ont été remises) portaient tout de même la
signature de Monsieur Paquot.
Ces licenciements. ont d'autres conséquences, notamment la perte d'un
emprunt hypothécaire finançant le logement de chacun d'eux. La banque réclamait
le solde du paiement, ce qu'ils sont incapables d'honorer. Ils s'attendent à une mise
en vente de leur maison.
Ils subsistent l'un et l'autre gràce à la rémunération de
leur épouse.
VII.OBSERVATIONS GENERALES
1.Sur la question des démissions d'office, l'on m'a expliqué que l'on avait
constaté que lorsque le chef de l'administration était originaire du nord du Rwanda, il
n'y avait pas de réintégration. Qu'en revanche, s'il était du sud, il y avait des
réintégrations, mais accompagnées de manoeuvres de mutation dans des endroits
impossibles (mutations à Ruhengeri ou à Gisenyi, de sorte que les fonctionnaires
concernés refusaient de prendre leurs nouvelles fonctions, les estimant trop
risquées et, soit démissionnaient, soit étaient démis d'office pour insubordination).
L'on a d'ailleurs constaté des manoeuvres semblables dans le secteur privé
(exemple : l'épouse du Procureur général Nkubito, voy. supra).
Pour ce qui concerne le secteur privé, j'ai pris connaissance de la circulaire
du gouvernement du 22 juin 1991, adressée notamment aux directeurs
d'établissements privés, et formulée comme il suit : "Quant aux travailleurs
contractuels libérés de prison, chaque employeur, tout en respectant
scrupuleusement le code du travail et les différents textes réglementaires qui 1e
complètent, doit examiner cas par cas et réintégrer ceux pour lesquels i1 a encore

19

entière confiance". Cette circulaire émane du ministre de la Fonction publique et de
la Formation professionnelle. Elle a été généralement ressentie comme une
instruction hypocrite, encourageant les employeurs privés à l'arbitraire. Ceci dit,
mon avis personnel est que, quelle qu'ait été l'intention réelle du Gouvernement, il
serait possible d'interpréter cette partie de la circulaire du 22 juin 1991 dans un
sens favorable aux employés licenciés. La circulaire insiste en effet sur le respect
scrupuleux du code du travail, parmi les dispositions duquel figure l'article 30, dont
il a été question ci-dessus lors de mon entretien avec Me Mbonampeka.
2. Quant aux réquisitions et ventes forcées, il faut constater que le discours
anticommerçant est porteur. Ceux-ci sont en effet présentés comme étant sans foi
ni loi, inféodés à l'argent, qu'ils font sortir du pays pour armer "les étrangers qui
attaquent le pays".
Ces mesures ont presque exclusivement frappé des hommes d'affaires
ayant fui ou se trouvant à l'étranger, qu'il faut dès lors considérer comme réfugiés,
dont les biens étaient par conséquent désormais disponibles dans l'intérêt général.
Il existe un scepticisme très répandu quant à l'efficacité de procès éventuels.
Les magistrats n'auraient pas l'indépendance nécessaire pour condamner l'Etat, la
preuve en étant la facilité avec laquelle ils ont autorisé les ventes forcées.
De surcroît, dit-on, l'Etat ne s'inclinera pas si d'aventure il était condamné,
alors que, précisément, il a justifié ses initiatives par la nécessité de reprendre aux
commerçants ce qu'ils ont volé au peuple. Il serait dès lors inconcevable de leur
rembourser sur les deniers publics, même si ce sont des proches des vendeurs qui
ont bénéficié d'achats à bas prix.
Selon certains, il y a également lieu d'être pessimiste quant à la perspective
que des avocats rwandais introduisent de telles procédures. Si des avocats
étrangers le font, ce sera bien pour les remous politiques que cela fera, sans plus.
Pour ma part, comme je l'ai signalé ci-dessus, j'ai rencontré des avocats qui se
disent prêts à introduire des procédures, estimant qu'il faut empêcher le
gouvernement de s'installer dans un sentiment d'impunité. Il faut d'ailleurs dire qu'un
raisonnement semblable est fait pour ce qui concerne les réintégrations dans
l'emploi.
Il semblerait qu'un certain nombre de gens attendent un changement de
régime pour introduire des procédures.
3. Quant aux avocats étrangers, ils auraient été mal perçus lorsque l'opinion
était unie derrière le gouvernement. Celle-ci est partagée aujourd'hui. Me Scheers,
par exemple, fut bien perçu parmi les opposants du régime. Mais de toutes façons,
m'a-t-on dit, tout le monde est intéressé car leur intervention rend le procès plus
délicat tant pour les juges que pour le gouvernement. On croit ainsi que l'intervention
d'un avocat étranger pourrait être la cause déterminante du jugement de réouverture
des débats dans l'affaire Sabakunzi.
Mes interlocuteurs ont toujours insisté sur l'importance de l'expression de
l'opinion internationale, par toutes les voies possibles: les médias, les ambassades,

20

les ONG, l'intervention d'avocats dans des procès particuliers. Chaque fois que la
tension retombe, disent-ils, l'on se dit qu'il va y avoir des morts.
4. L'on m'a également parlé de prisonniers actuels
- Le journaliste Ngeze. Le pouvoir a utilisé son nom pour signer des articles qu'il
n'écrivait pas. Il a été emprisonné (1) à la suite d'un article qui a créé un incident
diplomatique avec le Burundi et même une fermeture momentanée de la frontière
(article publié dans Kangura). Sa détention serait la manière dont le gouvernement
s'est distancié de lui. Monsieur Ngeze proclamait en prison qu'il se reposait. Il est
peut-être en réalité plus en danger que d'autres, car
1° le moment est venu, ou en tout cas proche, où il ne servira plus à rien;
2° sa mort - ou son suicide - permettrait au gouvernement de se dédouaner par
rapport au contenu des articles, notamment vis-à-vis des pays limitrophes;
3° Monsieur Ngeze n'a aucune base de soutien. Il est originaire du Burundi, il n'a
pas de famille au Rwanda, il est musulman et certains de ses articles ont indisposé
ses co-religionnaires. Il est ainsi coupé de la seule base qu'il pouvait avoir. Il ne
serait même pas impossible que le choix même de Ngeze comme prête - nom ait
été le résultat d'un calcul gouvernemental. Lui-même est actuellement coincé, car il
est obligé de mettre son comportement au diapason de ses articles.
Pour ce qui concerne les militaires, l'opinion générale est qu'ils ont pour la
plupart été arrêtés sur la base de prétextes. L'on aurait profité de la guerre pour se
débarrasser d'eux car ils en savaient trop sur certains événements. on aurait alors
tenté de noyer leur mort dans les douze mille autres, sans doute programmées
avant même le début des hostilités, celles-ci ayant été attendues voire provoquées
par le gouvernement. L'instantanéité de la réaction internationale aurait fait échouer
le processus. Les militaires belges et français ont en effet débarqué accompagnés
de journalistes et de caméras. L'on découvrira, m'a-t-on dit, des charniers lorsqu'on
sera dans les conditions de le faire.
Le major Mutambuka commandait la zone nord-est au début de la guerre. Le
procès n'a rien révélé sur la manière dont les choses ont eu lieu. On a senti que la
défense elle-même était prudente, en ce compris son avocat, Me Mbonampeka,
comme si l'on sentait que la Cour et l'inculpé se jaugeaient sur la limite à ne pas
dépasser. Monsieur Mutambuka en saurait long sur la mort du colonnel Mayuya en
1988 (assassiné par un soldat. Les circonstances et les mobiles de ce crime n'ont
jamais été élucidés).
(1) Il se fait que Monsieur Ngeze a été libéré à la fin du mois de septembre, en
même temps que d'autres personnes (journalistes et officiers des Forces armées
rwandaises).

21

Le major Ngira commandait quant à lui la zone de Byumba. I1 aurait laissé
par incompétence les militaires rwandais se tirer les uns sur les autres. Il a été
emmené à la prison de Kigali dès son arrestation. Ce n'est que postérieurement,
alors qu'on y amenait des prisonniers de Byumba, menacée d'être prise par le
Front patriotique rwandais, que ces prisonniers ont raconté les atrocités commises
par le Major Ngira. Il y aurait eu une mise en scène d'agression de Byumba, qui a
justifié l'emprisonnement de beaucoup de gens, certains ayant été torturés pour
obtenir qu'ils révèlent de prétendues caches d'armes, puis exécutés
sommairement.
5. Selon certaines personnes que j'ai rencontrées, le gouvernement veut faire
durer la guerre, qu'il a d'ailleurs voulue. Les discussions en cours entre le
Gouvernement et le FPR témoigneraient de la volonté du premier de faire durer
celle-ci le plus longtemps possible. Pendant ce temps, le gouvernement obtient de
l'argent pour acheter des armes. L'on a constaté que la "Centrale", société
d'importations proche de la famille du Président, qui contrôlait une grande partie du
commerce de l'importation de diverses denrées, a disparu des listes de licences
depuis le mois de juin, et qu'elle se serait reconvertie dans le commerce des armes,
seul moyen pour faire sortir de l'argent du Rwanda et alimenter les comptes du
Président et des membres de sa famille à l'étranger. En effet, l'aide extérieure au
développement et à l'ajustement structurel est désormais contrôlée quant à son
utilisation interne. Le commerce des armes échappe à ce contrôle.
6. Certaines personnes semblaient surtout préoccupées par les rumeurs qui
vont en s'amplifiant, depuis le début du mois d'août, sur de nouveaux assassinats de
Tutsi dans le nord. Elles m'ont remis des témoignages à ce propos, convaincues qu'il
faut exiger une enquête internationale pour que l'on voie clair et surtout pour
empêcher la poursuite de ces assassinats. Les informations circulent mal à l'intérieur
du Rwanda à cause du quadrillage de l'armée dans le nord du pays et les
interdictions de circuler.

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CONCLUSIONS
1. Les violations des droits de l'homme constatées
Les procès et le droit à la vie et à l'intégrité physique et morale
Les détentions ont lieu sans inculpation. Les prisonniers ne sont pas informés
des charges qui pèsent contre eux. De nombreux prisonniers ont été maltraités.
Certains en gardent des séquelles.
Beaucoup de prisonniers n'ont pas eu accès à un avocat. Très peu de
prisonniers ont été entendu dans le cadre d'une instruction, cette dernière n'ayant
pas eu lieu, au point que tous se demandent comment des procès pourront avoir
lieu. L'interprétation générale est qu'aucune charge ne pèse réellement contre la
plupart des prisonniers et que le Gouvernement devra trouver un jour ou l'autre le
moyen de les libérer.
Il restera qu'ils auront été en détention préventive pendant un délai
inadmissible, et que tous auront eu à subir les graves conséquences d'une telle
détention, sur leur famille, leur entourage, leur emploi et leur santé.
Il apparaît donc clairement que le droit à un procès équitable par un juge impartial
et indépendant a systématiquement été violé. Les décisions de justice intervenues
dans les rares procès qui ont eu lieu n'ont fait que confirmer tant quant à leur
contenu que quant à la procédure dont elles étaient l'issue, que les procès ont été
tronqués et la magistrature soumise à des pressions inadmissibles.
Le droit au travail et au logement
Beaucoup de détenus ont perdu leur emploi, dans le secteur public comme dans le
secteur privé. Avec leur emploi, ils ont souvent perdu leur logement et ont les pires
difficultés pour retrouver un . logement.
Le Gouvernement ne semble pas prêt à modifier sa politique. Il continue à
encourager les entreprises privées à se séparer de leurs employés soit disant
Inkotanyi.
Le respect à la vie privée
De nombreuses familles ont été sciemment disloquées par des mutations d'emploi
intempestives.
Les proches des anciens détenus ont eu à subir diverses vexations, comme des
pertes d'emploi ou des problèmes de scolarité.
Le droit à l'information
Le droit à l'information est violé de plusieurs manières. I1 en va tout d'abord de
l'information quant à la situation des détenus, mais également de la répression d'un
certain nombre de journalistes qui sont accusés de complicité avec l'ennemi pour
avoir simplement voulu informer la population d'un certain nombre de faits.

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2. La situation Générale
La situation générale reste caractérisée par l'insécurité. Les anciens détenus sont
toujours considérés comme suspects. Ils craignent pour leur intégrité physique ou
leur liberté. Ceux qui ont gardé leur emploi ne sont pas encore surs que cela soit
définitif. Ceux qui l'ont perdu vivent dans une insécurité morale et matérielle qui les
affecte beaucoup.
Le multipartisme naissant suscite des espoirs, mais aussi beaucoup de scepticisme.
Les élections, bien que souhaitées, font peur, car elles risquent de confirmer l'équipe
dirigeante en lui donnant une légitimité démocratique, compte tenu des énormes
moyens de manipulation de la population dont dispose le Gouvernement.
3. L'orientation future du projet d'assistance Judiciaire
Il semble, surtout au vu de tout ce qui s'est passé pendant le mois de septembre,
que l'on s'éloigne de la perspective de procès. L'aspect "défense en justice"
pourrait ainsi s'avérer moins important dans les mois qui viennent.
En revanche, il reste bien entendu des gens en prison, dont il faudra suivre la
situation. Il va de soi que ceux qui n'auront pas bénéficié de l'amnistie, devront
bénéficier de notre part d'une attention renouvelée, attention qu'il faudra faire sentir
au Gouvernement, notamment par de nouvelles visites en prison
Les hommes d'affaires qui ont été victimes des événements semblent capables de
s'organiser pour tenter, par les voies politiques et judiciaires, de défendre leurs
intérêts. Il reste les anciens fonctionnaires et employés, qui sont beaucoup plus
démunis, et qui méritent, conjointement avec les avocats rwandais, que nous leur
accordions une assistance judiciaire concrète.
Enfin, une des raisons d'être principales de la poursuite du projet sera sans doute
de maintenir le Gouvernement sous les feux de l'attention internationale. Il s'agira
d'infirmer l'espoir du Gouvernement que cette attention ne s'émousse à la suite des
récentes libérations, dont le caractère provisoire doit être souligné, et de la publicité
faite autour des projets de la loi d'amnistie.
Eric Gillet,
le 11 octobre 1991.

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