Citation
« Rapide déjeuner au mess des officiers, le capitaine Laurent, qui était l'année dernière au Rwanda, me rejoint pour me briefer sur un coin de table. Il me décrit avec ses mots incisifs ce ``petit pays'', son altitude moyenne dépassant les 1.500 mètres, son climat à part qui en fait une Afrique très particulière. Il insiste sur l’influence de la Suisse et de la Belgique, l'importance de l'aide qu'elles fournissent depuis des années à ce pays qui est à leur taille.
Un brief trop court sur les années de combat entre Hutus et Tutsis, sur l'appui que l'armée française apporte aux premiers, largement majoritaires dans ce pays et dont j'ai croisé plusieurs officiers en formation dans notre école d'artillerie à Draguignan. L'assassinat du président Habyarimana en début d'année, alors que la paix semblait enfin s'instaurer. Les massacres et la confusion qui s'en suivent, les ``rebelles'' tutsis, organisés dans le Front Patriotique Rwandais FPR, qui pénètrent en force par l'est du pays et les forces gouvernementales, - les Forces Armées Rwandaises FAR -, qui n'arrivent plus à résister et se replient en désordre vers le Zaïre à l'ouest. J’aurais aimé plus long et plus étoffé, comme nous le fait parfois le quai d’Orsay […] »
Extrait de: Ancel, Guillaume. « Vents sombres sur le lac Kivu. » TheBookEdition.
Ce passage du livre est basé sur le témoignage suivant : le capitaine Laurent
(c'est son prénom) m'a briefé avant mon départ pour l'opération Turquoise, avec un autre camarade du 68°régiment d'artillerie d'Afrique, le capitaine Pascal, parce qu'ils étaient intervenus tous les deux au Rwanda les années précédentes, il me semble en 1992 et 93.
À cette époque le 68
fait partie des seulement trois régiments d'artillerie professionnels d'une armée de terre encore largement basée sur le service national, avec le 11° RAMA (des troupes de marine) et le 35° RAP (parachutiste).
Officiers d'artillerie expérimentés, Laurent et Pascal étaient partis initialement pour faire de l'assistance militaire et de l'instruction au Rwanda, mais ils avaient été rattrapés par les événements.
Comme je n'ai pas assisté à ces épisodes, j'essaie de retranscrire autant que possible leur récit, qu'eux seuls pourraient compléter.
Une intervention directe et décisive dans les combats précédant le génocide
À au moins deux reprises, l'offensive du FPR avait complètement déstabilisé les forces armées gouvernementales (appelées FAR) et la situation semblait catastrophique pour le gouvernement Habyarimana. Si officiellement ces détachements français ne devaient faire que de l'assistance et de la formation, ils se sont vite retrouvés sur le terrain, non plus pour former mais bien pour encadrer directement l'unité d'artillerie que les soldats des FAR n'arrivaient pas à utiliser efficacement. Cette unité avait été équipée par la France, à ma connaissance de canons de 105 HM2, du matériel rustique mais très efficace, - c'est à dire meurtrier -, quand il était bien servi.
On a demandé à mes camarades de porter l'uniforme rwandais et suggéré, sans suite, de se peindre en noir pendant les engagements directs...
Leur récit était très clair sur le fait que les FAR étaient incapables de résister aux offensives du FPR, soldats bien entraînés et déterminés, tandis que les quelques équipes des forces spéciales françaises, - malgré leur grande qualité -, ne pouvaient s'opposer à leur force militaire. Ce sont donc ces dernières qui ont demandé de l'artillerie pour sa puissance de feu, même si elles ont souvent du mal à se souvenir de tout ce qui ne fait pas leur promotion, la guerre des clochers étant un élément clef de la culture militaire française.
Le FPR ne s'attendait pas à devoir affronter une telle arme. D'après mes camarades, les unités du FPR commettaient l'erreur de se regrouper, notamment la nuit, avant de reprendre l'offensive et constituaient dès lors une cible de choix pour une batterie d'artillerie bien servie qui sait raser la surface d'un terrain de football en quelques minutes. Des cibles groupées et localisées avec précision, des tirs d'efficacité (puissance de feu maximale sur un temps très court) et l'offensive du FPR a été littéralement brisée dans son élan par cette première intervention.
Il semble que l'année suivante, 1993 vraisemblablement puisqu'ils m'ont affirmé avoir quitté le Rwanda après les accords d'Arusha, la situation se soit présentée de la même manière mais a failli très mal tourner. Offensive des unités du FPR, mes camarades déclenchent à nouveau des tirs terriblement efficaces avec leurs canons de 105. Mais là, ils sont avertis que des communications du FPR ont été interceptées et qu'elles diffusent les coordonnées de leur position. Ils n'ont eu que le temps de dégager de leur position avant qu'elle ne soit détruite par des tirs de contre-batterie du FPR, qui avait parfaitement tiré...les leçons de son échec précédent.
Leurs conclusions étaient que le FPR apprenait très vite, ne butait pas deux fois sur le même obstacle et que ce détachement « d'assistance » aurait eu la plus grande difficulté à arrêter une troisième fois leur offensive, qui se serait donc déroulée en 1994...
Dans le cadre d'une politique française au Rwanda encore inexpliquée
La plupart des historiens et journalistes d'investigation qui travaillent sur le Rwanda connaissent ces informations, mais je confirme l'implication directe d'éléments militaires français dans les combats contre le FPR dans les années précédant le génocide.
Comme l'a montré Olivier Lanotte dans La France au Rwanda (1990-1994), il est difficile de séparer la formation d'unités de combats et leur encadrement dès lors que les « formateurs » sont présents au moment des engagements opérationnels, le conseiller se transformant de fait en acteur.
De plus, mes camarades artilleurs désespéraient de former les FAR à l'art complexe de l'artillerie et s'inquiétaient du très fort décalage de niveau opérationnel avec les unités du FPR. Plusieurs officiers avaient suivi des stages à la très réputée école d'application de l'artillerie de Draguignan en France, mais le niveau d'une unité opérationnelle nécessite bien plus que de bons officiers et mes camarades étaient « désarmés » par le manque de professionnalisme de l'armée gouvernementale.
Sans intervention de leur part, l'artillerie rwandaise était inopérante et le succès du FPR quasiment assuré, sauf à engager directement des unités militaires françaises pour les arrêter. Leur implication personnelle
, qui était commanditée, correspondait donc à une étape intermédiaire entre une « assistance purement technique » et l'engagement en opération d'unités de combat françaises, et il apparaît surprenant que ce soit encore un sujet de discussion 20 ans après les faits.
Dans les années précédant cet engagement, une batterie d'artillerie du 68 (environ 150 pers qui forment une unité de combat) avait été engagée au Rwanda à deux reprises, alors qu'elle était prépositionnée en Centrafrique, mais je n'ai pas de souvenirs assez précis pour en faire ici le récit.
Mes camarades n'exprimaient aucun état d'âme sur cet engagement, même s'ils en parlaient peu puisqu'il était « couvert ». Il s'inscrivait dans le soutien au gouvernement légal (du président Habyarimana) de l'époque. Ils ne sont pas exprimés sur des exactions de ce régime et n'ont jamais fait état de miliciens, d'autant que leurs préoccupations étaient de former des professionnels, comme eux.
Cet engagement de « conseillers militaires » dans des combats directs contre le FPR avant le génocide n'est pas anodin.
Il illustre le niveau d'engagement des décideurs politiques qui l'ont autorisé et annonce leur détermination à peser coûte que coûte dans un drame qui a déjà commencé. En acceptant de telles prises de risques, à plusieurs reprises, ces décideurs politiques surinvestissaient dans un combat qui devenait inexorablement le leur.
Mais un combat caché, puisque ces mêmes responsables politiques sont toujours dans le déni 20 ans après les faits, sans doute parce qu'ils ne savent pas justifier une politique française au Rwanda qu'ils n'ont jamais expliquée, ni affichée.