Citation
Paris, le 24 février 1993
Monsieur Jean AUROUX
Président du groupe socialiste
Assemblée nationale
Monsieur,
J'ai lu avec intérêt votre lettre du 18 février dernier, relative à mon
petit dossier sur le Rwanda. Je vous en remercie très sincèrement, car
jusqu'à ces derniers jours le milieu politique de notre pays m'a semblé
lourdement silencieux sur une situation où pourtant la France est très
engagée. Dans une interview récemment donnée à la presse locale,
l'ambassadeur de France au Burundi, le pays voisin, le notait très bien. Je le
cite :
“Sincèrement, je dirais que l'opinion française n'est pas du tout sensibilisée aux problèmes du Rwanda [...] C'est par crainte d'une crise gouvernementale que le gouvernement belge a été obligé de retirer ses hommes. Je n'ai même pas eu connaissance qu'au parlement français, il y a eu des interventions des parlementaires pour ou contre l'intervention française au Rwanda. Si elles ont eu lieu, elles ont été très discrètes." (Le Renouveau du Burundi, 18.2.1993, p.1 et 4)
Cela étant je ne peux partager l'hypothèse optimiste que vous me
rappelez sur le rôle bénéfique de notre politique actuelle dans ce pays et je
pense que la vigilance des démocrates est en défaut ou en sommeil.
La question la plus évidente est celle de l'objectif de la présence
militaire française (actuellement quatre compagnies et un "Détachement
d'assistance militaire et d'instruction"). Deux explications sont
alternativement avancées: ou bien la protection des ressortissants français
(soit actuellement près d'un militaire pour deux civils à protéger); ou bien
la défense de la “stabilité dans la région” (interview de l'ambassadeur de
France à Kigali au journal Rwanda rushya, août 1991, p. 10) ou encore la
défense d'un “équilibre” (un terme qui évoque immédiatement au Rwanda
la loi de la majorité ethnique exprimée en quotas raciaux telle qu'elle a
fonctionné durant plus de vingt ans), voire l'appui à la négociation et à une
démocratisation pacifique, comme vous-même le suggérez dans votre lettre.
Pourquoi ces multiples discours? Sinon pour éluder le fait que l'accord de
cessez-le-feu conclus à Arusha le 12 juillet 192 par le gouvernement
rwandais et le FPR stipulait dans son article 2 "le retrait de toutes les troupes étrangères" à partir de la mise en place des observateurs neutres (les
officiers sénégalais, nigérians et zimbabwéns), à l'exception des coopérants
militaires prévus par des accords antérieurs,et que par conséquent seules les
quelques dizaines d'instructeurs pouvaient rester au Rwanda.
Cela étant, la langue de bois officielle ne peut dissimuler tout ce que
recouvre la notion bien connue de conseillers militaires, quand leur
présence s'accompagne de fournitures massives d'armes (des grenades,
omniprésentes aujourd'hui au Rwanda, à une artillerie plus sophistiquée)
et d'une autorité auprès de l'Etat-major, comme l'a révélé l'affaire du
lieutenant-colonel Chollet en février 1992 (quand les partis démocratiques
de Kigali ont protesté contre le fait -je cite- que "nos troupes sont mises sous
les ordres d'un Français”).
Mais, au risque de surprendre, je dirais que le plus choquant dans la
politique de notre pays au Rwanda ne réside pas dans cette présence
militaire, susceptible de prendre plusieurs significations, selon les
orientations et les pratiques qu'elle pourrait être amenée à appuyer ou à
décourager, mais précisément dans l'option qu'elle se trouve cautionner,
celle de la faction extrémiste incarnée par le pouvoir du général
Habyarimana, un "grand démocrate”, "bon élève de La Baule" paraît-il, qui,
à la suite d'un coup d'Etat et de l'élimination physique des leaders du
régime précédent (les compagnons de l'ancien président Kayibanda) règne
sur ce pays depuis vingt ans.
Depuis octobre 1990 la minorité tutsi qui vit encore à l'intérieur du
pays et aussi (ce qu'on oublie trop souvent) les démocrates ou simplement
des gens issus des régions du centre et du sud, traités de "complices" des
“cancrelats” (surnom donné aux rebelles du FPR), ont été victimes d'une
série de violences, d'assassinats et de pogromes, dont le déroulement est
toujours le même. Des militants de la mouvance de M. Habyarimana (c'est-
à-dire des Jeunesses armées de l'ancien parti unique MRND qu'il préside, le
parti ultra-raciste CDR créé pour la cause en mars 1992 et des "escadrons de
la mort” dirigés par ses proches, dénoncés par une mission parlementaire
flamande en septembre 1992) programment, provoquent et exécutent ces
tueries avec la complicité de certaines autorités locales et de militaires. Et
ensuite on fait croire, en français, aux Européens naïfs ou cyniques qui n'ont
pas suivi (ou feint de ne pas suivre) la propagande meurtrière développée
en kinyarwanda, qu'il s'agissait de simples flambées de la "colère populaire"
des "Hutu effrayés par le retour des féodaux tutsi”.
Chacune de ces vagues de violence est comme par hasard
déclenchée à un moment crucial de la démocratisation et des négocations
d'Arusha: massacres du Bugesera en mars 1992 à la veille de la formation
d'un gouvernement de coalition MRND-partis démocratiques; tueries de
Kibuye le 20 août 1992 au lendemain de la signature d'un protocole d'accord
sur la transition démocratique, et surtout déchaînements de novembre,
décembre et janvier en réaction aux accords réalisés à Arusha sur un
gouvernement de transition tripartite (MRND-coalition démocratique
FPR). Ces massacres ont été déclenchés à la suite d'un discours tenu le 15
novembre à Ruhengeri par le président Habyarimana, traitant de chiffon de
papier les accords d'Arusha, et, le 22 novembre, d'un discours ultra-raciste
tenu par un dignitaire du régime, membre du comité central du MRND, à
Gisenyi, dans la préfecture du Chef de la nation, invitant la population à
jeter les Tutsi dans la rivière Nyabarongo pour que leurs cadavres
remontent vers l'Ethiopie! La fantasmagorie raciale des ‘Bantous et des
Hamites" dans toute son horreur.
Le rapport de 355 pages publié en décembre 1992 par l'Association
pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques à Kigali
décrit avec une rigueur exemplaire la série de ces crises. Le rapport de la
Commission internationale sur les violations des droits de l'homme au
Rwanda qui sortira au début de mars viendra compléter cette sinistre
chronique des massacres annoncés.
Or qu'a fait et dit la France officielle face à cette dégradation? Paris a
exprimé sa "préoccupation" et souhaité, sans rien dénoncer, que la raison
prévale. Il a fallu un an pour que le génocide des éleveurs Bagogwe perpétré
en janvier-février 1991 par des militaires des camps de Mukamira et de
Mutura au nord, dans la région du président, soit connu. Donc ni les
“instructeurs” français ni l'ambassadeur de France n'avaient entendu parler
de rien? Au contraire, Paris a dénoncé dans les 24 heures des "massacres de
civils’ commis par le FPR lors de sa récente attaque de février, y compris des
massacres qui, d'après des sources indépendantes, se sont déjà révélé être
des inventions calculées de la propagande militaire rwandaise. On aura du
mal à empêcher quiconque d'y voir deux poids, deux mesures.
En fait, depuis la fin de 1990, l'extrême droite rwandaise s'emploie,
non sans succès à impliquer la République française dans ses intrigues
d'arrière garde et dans son idéologie raciste. En décembre 1990 le périodique
officieux Kangura, promoteur du parti CDR et dont l'orientation a été
qualifiée à juste titre de “hitlérienne” par des libéraux belges, publia un
numéro qui contenait un véritable appel à la ‘purification ethnique”
(dirait-on aujourd'hui) sous forme de “Dix commandements du Hutu"
condamnant toute relation sociale, professionnelle ou matrimoniale entre
Hutu et Tutsi. Or ce même numéro avait l'audace de faire figurer en
dernière page un portrait de François Mitterrand, accompagné du
commentaire suivant: "Un véritable ami du Rwanda. Inshuti nyanshuti
uyibona mu byago” (le véritable ami, tu le trouves dans les difficultés"). Si
une telle récupération avait été entreprise dans un organe de Belgrade lié à
l'extrême droit serbe, n'aurait-elle pas suscité quelque réaction?
Plus récemment, notre Président a reçu une lettre ouverte
accompagnée d'une pétition de 700 Rwandais le remerciant de son appui.
Les promoteurs de cette manifestation de gratitude se flattaient il y a peu à
Kigali d'avoir reçu en retour les remerciements personnels de François
Mitterrand. Or la date d'envoi de cette pétition et la personnalité de son
expéditeur auraient dû inciter à la réserve. Ce courrier datait en effet du 20
août, au moment même où les extrémiste de la CDR organisaient des
massacres de Tutsi à Kibuye. En outre l'expéditeur, bénéficiaire ensuite des
remerciements de notre Président en septembre, n'était autre que M. Jean-
Bosco Barayagwiza, Directeur des Affaires politiques au Ministère des
Affaires étrangères, un fidèle de M. Habyarimana qui avait participé aux
premières négociations avec le FPR avant d'en être écarté par le nouveau
Premier ministre à cause de ses positions extrémistes. En effet Monsieur
Barayagwiza était un des principaux dirigeants de la CDR. Je suis étonné que
le Président de la République ait pu être piégé de la sorte. Comme je ne
doute pas de de la hauteur de vues de Monsieur Mitterrrand, je
m'interroge, je dois le dire, sur la qualité des informations qu'il a pu
recevoir en cette occasion sur la situation intérieure du Rwanda.
Dernier épisode, le fantasme inlassablement répété par les
extrémistes de Kigali, à savoir "le plan de domination tutsi-hima sur la
région des grands lacs" (véritable Protocole des Sages de Sion à l'Africaine)
qui serait mené par le président Museveni d'Ouganda et qui expliquerait
tous les malheurs de l'honnête régime de Kigali, est repris tel quel par les
services de renseignement français pour expliquer la rupture du cessez-le-
feu par le FPR le 7 février dernier (voir Le Monde du 17 février).
Devant tout cela, Monsieur, il est difficile de ne pas s'inquièter, voire s'indigner, car c'est de l'avenir de toute une région qu'il s'agit. À force de s'entêter dans une vision raciale et de vouloir réduire, selon un schématisme idéologiquement très douteux, le débat politique de ce pays à un simple antagonisme "ethnique" entre Tutsi et Hutu, on joue une carte qui ne peut mener qu'à la violence et au chaos. Il y a une dizaine de jours, les partis démocratiques, où se retrouvent Hutu et Tutsi, ont mis l'accent sur la responsabilité de "la politique raciste, régionaliste belliciste et dictatoriale" du président Habyarimana. La Belgique, amie traditionnelle du régime, a dénoncé, par la bouche de son ministre des Affaires étrangères, “l'accablante responsabilité du régime Habyarimana”. Puis, il y a quelques jours, c'est le tour du Canada, autre ancien ami du régime. Quel intérêt aurait donc notre pays à cautionner une stratégie qui porte en germe un nouveau Libéria et à soutenir un régime usé jusqu'à la corde et totalement deshonoré? Notre ambition est-elle d'être la dernière béquille d'un fascisme africain? J'avoue que je ne comprends pas...
Je sais, Monsieur, que le parti socialiste, auquel je suis loin d'être
indifférent, a beaucoup d'autres souci que cette lointaine affaire africaine.
Mais je crains que cette situation ne fasse écho à d'autres du même genre où
l'Afrique aurait mieux à attendre de nous. Il n'est jamais trop tard pour
réfléchir, au parti socialiste et ailleurs, sur des perspectives plus
encourageantes, tant pour nos amis africains que pour l'image des Français
dans le monde.
Jean-Pierre CHRETIEN