Citation
Déclaration des vicaires apostoliques du Rwanda sur Karinga, le tambour emblème de la royauté du Rwanda.
Habituellement, c’est le drapeau qui symbolise une nation dont il porte les couleurs ou les emblèmes. Dans le Rwanda colonial et pré-colonial, comme du reste dans la plupart des anciens royaumes africains, c’est un tambour sacré qui remplissait cette fonction. Mais, du moment que le royaume du Rwanda était considéré comme propriété privée du roi et qu’il était géré ainsi, le tambour sacré symbolisait plus le pouvoir du roi et de sa dynastie que l’ensemble de la nation. Au Rwanda, le tambour royal avait d’autre particularité s qu’il convient de souligner ici pour mieux comprendre dans la suite la véritable portée des attaques que les leaders hutu mèneront contre Karinga et celle de la déclaration des vicaires apostoliques du Rwanda sur le même tambour.
Le protocole donnait la préséance au tambour royal sur le roi lui même. Le vrai détenteur du pouvoir, c’est le tambour. Le roi n’en est que le premier serviteur. En cas de guerre, le royaume n’est considéré comme vaincu ou perdu que si le tambour a été capturé par l’ennemi. Le royaume peut survivre à la perte d’un roi, mais pas à celle du tambour. C’était cela le Karinga du roi Mutara et de sa dynastie nyiginya. Il vivait caché à la cour, loin des regards indiscrets. Il n’apparaissait qu’aux grandes occasions. Quand Mutara consacra le Rwanda au Christ Roi par exemple, Karinga était porté en hamac devant lui. D’autres tambours étaient battus en son honneur. Il faisait l’objet d’une vénération et d’un culte de la part du Roi et de ses proches, notamment d’une partie des détenteurs du code ésotérique affectés spécialement au tambour(Abiru b’ingoma). Karinga portait comme trophées les organes génitaux des rois hutu naguère vaincus par la dynastie nyiginya dans le processus d’unification du Rwanda qui était encore inachevée quand les Européens firent irruption dans le pays. Karinga représentait donc une force traditionnelle, religieuse et mythique non négligeable pour la défense du trône et du royaume. Le tambour était tout.
Personne n’a jamais établi une relation de cause à effet entre les éloges que Mgr Bigirumwami prodigua à Karinga à l’occasion du jubilé d’argent du règne de Mutara et les attaques virulentes des leaders hutu contre ce tambour. Toujours est-il que, après les lamentables débats du C.S.P. du 12 juin 1958, les leaders hutu, Joseph Habyarimana Gitera en tête, orchestrèrent dans Kinyamateka, Temps Nouveaux d’Afrique et dans La Voix du Menu Peuple, une campagne tous azimuts contre Karinga. C’est Joseph Habyarimana Gitera qui animait le débat. Il lui contestait la valeur du symbole national, il dénonçait le culte païen qu’il recevait et voulait communiquer aux lecteurs le dégoût que lui inspiraient les étranges ornements de ce tambour sacré:
« Mourir et être inhumé est habituel: mais être châtré et servir d’ornement(au kalinga) dépasse l’entendement. ..Ceux auxquels on a spolié les tambours n’ont plus part au pouvoir. Ils sont là les restes de leurs pères, ils ont séché, ils pendent(sur le Karinga)…Et toi Gahutu, cela vous parait-il normal? les dépouilles de vos pères pendent et vous, vous êtes agenouillés pour adorer. »
Curieusement, Gitera ne fit l’objet d’aucune poursuite judiciaire. Signe que la monarchie était affaiblie ou qu’elle ne voulait pas faire de Joseph un héros en lui intentant un procès. Tant il est vrai que les milieux littéraires étaient trop habitués à ses discours incendiaires. Ils auraient pu se lasser de ses sorties contre karinga s’il n’avait décidé de porter le problème au niveau de la doctrine catholique et demandé au vicaire apostolique de kabgayi de donner un jugement de valeur sur le tambour royal. Dans une lettre datée du 27 octobre 1958 il écrivait à Monseigneur Perraudin en ces termes:
« Je dénonce et accuse devant l’autorité Épiscopale de son Excellence Mgr Perraudin, Vicaire Apostolique du Vicariat de Kabgayi, le Karinga hamito-rwandais résident à Nyanza, en son vicariat, et centre d’un culte idolâtrique notoire…Je me permet la respectueuse liberté de m’adresser à mon évêque, en sa qualité de Gardien et Défenseur de la doctrine du Christ, en ce Rwanda…Le Karinga hamito-rwandais, est centre d’un culte idolâtrique notoire. Il est « Inganji », le Karinga…tambour qui a triomphé sur tout les autres…Triomphera -t-il également sur l’Église du Christ au Rwanda? Jusqu’à présent, il semble que la conquête des batutsi est plus que Ex aequo ils sont presque partout les premiers. Leur soupir est partout unanime à vive l’indépendance, au civil, au religieux, dans les prêtres, les religieuses et les religieux. Et lesquels sont à la tête? Ceux dont les pères ou les les frères ou les cousins, ou les aïeux ou les grands pères, ou oncles sont les adorateurs fervents du karinga. »
La réponse à la lettre de Joseph ne viendra que dix mois après, dix mois au cours desquels le leader n’avait cessé d’aiguillonner le problème du Karinga. Elle vint sous forme d’une déclaration que les vicaires apostoliques du Rwanda, NN.SS. Aloys Bigirumwami et André Perraudin, firent le 29 août 1959 à la fin d’un synode à Nyakibanda:
« A plusieurs reprises, disent-ils, on a demandé la pensée de l’Église sur Karinga ou Tambour royal. Voici la réponse à cette question:
1. Aux yeux de l’Église, le karinga ne peut être qu’un emblème; il ne peut pas être le dépositaire de l’autorité, l’autorité ne peut pas être dans un objet, mais seulement dans une personne.
2. Il est indiffèrent, du point de vue religieux, que le Karinga soit l’emblème de la Nation, ou bien du pouvoir, ou bien de la royauté: c’est l’histoire et la volonté du pays qui peuvent nous dire exactement de quoi le karinga est directement l’emblème.
3. Comme pour tout emblème national, l’Église admet que les marques de respect ou même des cérémonies nationales aient lieu autour de Karinga. Il faudrait expliquer à ceux qui en auraient besoin, que ces marques de respect s’adressent à travers Karinga, à la nation et détenteur de l’autorité.
4. Si par contre, il s’y faisaient encore des cérémonies superstitieuses ou immorales, l’Église les condamne toutes, mais elle n’est pas chargé d’organiser une surveillance à ce propos. C’est une question de conscience de la part de ceux qui ont la garde officielle de ce emblème.
Si de dépouilles humaines entourent encore le Karinga, Elle juge convenable de les en ôter. »
Il est important de relever que la déclaration porte la signature de deux vicaires apostoliques. Pourtant, l’opinion publique fit vite d’en attribuer la paternité au seul Vicaire Apostolique de Kabgayi. Les progressistes lui en étaient reconnaissants, les monarchistes ne lui pardonnaient pas. Les raisons de cette fausse attribution sont compréhensibles. La demande n’avait pas été adressée qu’à Monseigneur Perraudin parce que le Karinga résidait sur le territoire de son vicariat, mais aussi parce que le requérant faisant plus confiance en lui qu’en son confrère de Nyundo dont l’attachement à la monarchie était de notoriété publique. Aux yeux des monarchistes, Monseigneur Bigirumwami, jusque là leur homme de confiance, ne pouvait pas parapher un écrit qui sapait la base de leur pouvoir. S’il l’a fait, c’est qu’il y était contraint par Mgr Perraudin. Dès lors Monseigneur Perraudin, les Missionnaires d’Afrique et les prêtres autochtones hutu furent définitivement rangés du cotés des leaders hutu, tandis que Monseigneur Bigirumwami et le clergé tutsi étaient censés avoir des atomes crochus avec la monarchie chancelante.
Dans leur lutte sans merci, les deux factions politiques rivales découvrirent une nouvelle arme: celle de recourir à Rome les uns pour présenter le vicaire apostolique de Kabgayi sous un mauvais jour, les autres pour le défendre. Ainsi au début du mois de décembre 1959, les partis démocrates réunis en congrès envoyaient au Pape Jean XXIII un télégramme dans lequel:
» Ils protestent énergiquement contre la campagne diffamatoire, prélude d’une persécution sanglante, ouverte contre son Excellence Mgr Perraudin et le clergé missionnaire, par le parti totalitaire dit Union Nationale Rwandaise(UNAR) . Le congrès déclare solennellement que cet éminent prélat est uniquement victime de son sens de la justice sociale, incompatibles avec les visés fantaisistes de l’UNAR, tendant à maintenir le régime oligarchique en vigueur et à monopoliser en sa faveur le patriotisme, les fonctions publiques et l’enseignement tout en brisant la liberté de conscience et tous les droits imprescriptibles de la personne humaine. »
Nous pensons, nous autre à la suite de Murego que, si les deux évêques ont fait la déclaration ensemble d’une manière conjointe, c’était « dans le soucis de lever l’équivoque et peut-être pour donner la preuve que l’Église était indépendante et se refusait effectivement à paraître comme l’instrument éventuel de qui que ce soit ». Ils le démontreront d’ailleurs en renvoyant dos à dos et l’UNAR et le Parti Social Hutu.
Source: Fortunatus Rudakemwa, L’évangélisation du Rwanda(1900- 1959), l’Harmattan, P. 2005, pp. 339-343.