Citation
La manière dont l’humanitaire Brauman (ancien patron de MSF), le journaliste Smith (de Libération) et la sociologue Vidal (de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales) dénoncent dans un article publié dans Esprit (1) la nature « criminelle » du régime rwandais : « une tyrannie » que des « milieux sectaires » et des ONG « réglées au diapason de Kigali » tentent de « draper dans un manteau de vertu », suscite un certain malaise. Malaise parce qu’on y ressent un arrière goût haineux de « règlements de comptes personnels » qui supprime toute possibilité d’objectivité. Ce sentiment « passionnel » où l’on reconnaît « l’engagement politique » pour la défense de la politique française au Rwanda de Vidal et Smith, place le débat à un niveau affectif et non scientifique.
Jean-Pierre Chrétien à montré comment ces passions constituaient un piège politique pour les spécialistes : « Cette sensibilité à la question dite hutu-tutsi a débordé en fait les frontières de l’ancien tuteur colonial, elle divise les spécialistes de la région et les associations qui s’y sont investies pour le meilleur ou pour le pire. » (2)
Cet article de Brauman-Smith-Vidal, « a pour objet de retracer comment, au Rwanda, le crime contre l’humanité est devenu une monnaie d’échange. » On reconnaît là l’argument essentiel de Stephen Smith qui expliquait déjà dans Libération la complaisance avec le régime de Kigali par « la peur du révisionnisme » (3). Mais s’ils désiraient sincèrement critiquer des dérives du FPR et non jeter un anathème sur un parti « ennemi de la France », ils s’y prendraient tout autrement.
Cet article est construit comme une condamnation irrévocable contre le chef de l’État rwandais et le régime de Kigali. Un réquisitoire implacable aurait été le bienvenu : la critique est salutaire et nécessaire. Mais les auteurs n’ont pas su garder ce cap et sont tombés dans le piège ethnique. Du fait de son outrance et de sa partialité, l’argumentation perd toute crédibilité. De plus, cet article se veut « dénonciateur ». Il cible autant les « milieux sectaires, pas seulement rwandais, pour lesquels critiquer le FPR revient à nier le génocide » que le FPR lui-même. Il veut dénoncer un « complot idéologique » qu’un lobby « pro-FPR » (c’est à dire pro-Tutsi) fomenterait aussi bien dans les associations humanitaires que les instances internationales. Leur principal argument consiste donc à dénoncer l’amalgame entre critique du régime et négationnisme « Vieille recette que cet amalgame, mais elle n’a rien perdu de son pouvoir d’intimidation », disent-ils. Mais cette argumentation est-elle même un amalgame qui interdit aux historiens de rétablir la vérité et de dénoncer de fausses accusations contre le FPR, sous peine d’être accusé de soutenir un « régime criminel ». Et cette intimidation est très efficace.
Le thème du complot pro-Tutsi est un des thèmes essentiels de Stephen Smith, insinué dans la plupart de ses articles, par exemple dans son « enquête sur la terreur tutsi » de 1996 : « les soldats de la paix et les gardiens des droits de l’Homme (...) n’ont pas jugé politiquement correct de dénoncer [le FPR] » (4). La communauté internationale souffrirait donc de la mode du « politiquement correct » au point de ne pas dénoncer sciemment un massacre de 100 000 personnes commis sous les yeux de ses enquêteurs ! Le thème du complot pro-Tutsi est repris dans Esprit. Ainsi, « les descriptions réalistes du Rwanda actuel ne parviennent pas à briser les conventions de silence imposées par l’insaisissable communauté internationale
». Marc Le Pape surenchérira dans l’article qui suit dans le même numéro d’Esprit, parlant du « privilège d’impunité de l’actuel pouvoir rwandais » (5). Bref, un complot pro-Tutsi, utilisant la « mémoire du génocide des Tutsi ». Celle-ci servirait de prétexte à Kigali pour développer un comportement criminel contre les Hutu. Elle obligerait les grandes puissances « à se rendre solidaires, aujourd’hui, des violences extrêmes commises à l’intérieur et à l’extérieur du Rwanda par les nouveaux dirigeants ». Mais ces auteurs ne donnent eux-mêmes que peu d’information sur ces violences, ils ne parlent que de prétendues « menaces ». Ces auteurs dénoncent donc la communauté internationale et les grandes puissances comme des complices du régime FPR, à la façon dont les Ibyitso étaient dénoncés par la propagande hutu. Cet argument du « complot pro-Tutsi » n’est pas nouveau !
Un réquisitoire unilatéral et partisan n’est pas crédible. Il découpe une réalité complexe à l’emporte pièce, à l’aide de convictions (ou d’insinuations) motivées politiquement. Il est incomplet, il manque trop d’éléments. En particulier, les « experts » Brauman, Smith et Vidal omettent toute la désinformation qui a été montée contre le FPR. Or, celle-ci est considérable et justifierait de prendre avec prudence et circonspection les accusations portées contre ce parti. Il faudrait sortir du schéma Hutu/Tutsi pour déboucher sur des analyses objectives dénuées de passion. Laissons aux dirigeants rwandais le droit à l’erreur et aux citoyens rwandais le soin de les critiquer. A eux de réclamer leurs droits de citoyens : l’égalité de tous devant la loi et pour cela de réussir la lutte contre la corruption. Ceci n’est pas spécifiquement rwandais. Ce qui l’est en revanche, c’est le problème de la justice, car après le génocide, il ne peut y avoir de réconciliation, de liberté, ni de démocratie, sans justice. Le Rwanda parviendra-t-il à rompre la spirale de l’impunité ? C’est là l’enjeu essentiel. Si les rescapés du génocide ont soif de justice, celle-ci est nécessaire pour tous les rwandais. (JPG)
Notes
1- Août septembre 2000.
2- Jean-Pierre Chrétien, Esprit, août septembre 2000.
3- Libération du 6 mars 1997.
4- Libération du 27 février 1996, « Rwanda : enquête sur la terreur tutsi »
5- Marc Le Pape, " L’exportation des massacres, du Rwanda au Congo-Zaïre "