Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Citation
Commission de la défense nationale et des forces armées
Mercredi 16 avril 2014
Séance de 10 heures 30
Compte rendu n° 44
Présidence de Mme Patricia Adam, présidente
— Audition, ouverte à la presse, de M. Hubert Védrine sur la politique de la France au Rwanda 2
La séance est ouverte à dix heures trente.
Mme la présidente Patricia Adam. Nous avons eu affaire à une polémique navrante à l’occasion de la commémoration du génocide au Rwanda. Le Premier ministre et le ministre de la Défense se sont largement exprimés sur le sujet. M. Le Drian a notamment adressé un message aux armées.
Il ne nous appartient pas d’examiner à nouveau en détail ce douloureux épisode : cela a été fait de manière très sérieuse en 1998 par une mission d’information de l’Assemblée nationale, présidée par Paul Quilès, et dont Pierre Brana et Bernard Cazeneuve étaient les rapporteurs. Chacun peut se référer à ce rapport, en particulier à la troisième partie, qui analyse minutieusement l’action de l’armée française au Rwanda.
Pour autant, il m’a paru nécessaire de répondre aux accusations injustes portées contre nos armées, tant de la part du régime rwandais que de certains commentateurs parisiens. Je vous remercie, monsieur Védrine, d’avoir accepté mon invitation. Vous étiez à l’époque secrétaire général de la présidence de la République, et vous avez d’ailleurs été entendu à ce titre par la mission d’information.
M. Hubert Védrine. Merci, madame la présidente, de votre invitation et de l’occasion qui m’est ainsi donnée de m’exprimer devant la commission de la Défense. Les avis que je vais exposer n’engagent, bien sûr, que moi.
Lorsqu’une controverse atteint un tel degré de violence – le mot « polémique » est trop faible –, il est nécessaire de chercher à en comprendre les raisons. Elle n’a rien de commun avec les interrogations légitimes qui ont pu exister, hier, sur la réunification allemande, la guerre du Golfe et les conflits en ex-Yougoslavie, ou qui s’expriment, aujourd’hui, à propos des crises au Mali et en République centrafricaine (RCA). Les accusations lancées périodiquement contre la France et la Belgique par le président Kagame sont proprement monstrueuses : « complicité de génocide », voire « participation directe au génocide » dans le cas de la France.
On ne peut pas comprendre la politique de la France au Rwanda sans remonter à 1990. À cette date, le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame lança une attaque sur le Rwanda à partir de l’Ouganda, avec l’appui de l’armée ougandaise. Ce soutien n’a d’ailleurs jamais été contesté par le président ougandais Yoweri Museveni. Les rangs du FPR étaient composés de Tutsis – ethnie minoritaire du Rwanda – qui avaient dû fuir les massacres perpétrés contre eux au moment de l’indépendance du pays en 1962. Les Belges avaient laissé le Congo, le Rwanda et le Burundi dans un état de chaos complet. Ces trois pays s’étaient alors tournés vers la France et avaient demandé à faire partie de l’ensemble francophone. Le général du Gaulle avait accepté et, depuis lors, tous les présidents et gouvernements français successifs ont entretenu des relations avec le Rwanda.
Avant les années 1990, le Rwanda n’était pas spécialement un pays à problèmes : on parlait même, de manière un peu optimiste, de la « Suisse de l’Afrique ». Certes, il y avait la question des réfugiés tutsis, qu’aucun dirigeant hutu n’avait réglée. Mais il n’était nullement question à l’époque de « régime génocidaire » : ces tendances sont apparues beaucoup plus tard, en réaction aux attaques du FPR.
Le président Mitterrand connaissait bien l’Afrique et savait très bien que des massacres avaient été commis au Rwanda en 1962. Il jugea immédiatement que l’attaque du FPR allait déclencher une guerre civile, qui ne pouvait être que meurtrière : jamais les Hutus majoritaires – 85 % de la population rwandaise – ne se laisseraient faire. Le devoir de la France était d’arrêter cet engrenage. La France n’était pas liée au Rwanda par un accord de défense contraignant tel qu’elle en avait signé avec d’autres États africains. Mais, compte tenu de son engagement en faveur de la stabilité dans cette partie de l’Afrique, qui va du Sénégal à Djibouti, elle ne pouvait pas se montrer défaillante au Rwanda : il en allait de la crédibilité de sa parole et de sa politique.
Du reste, tenant ce même raisonnement, le président Mitterrand avait décidé antérieurement d’une intervention au Tchad, sans que cela suscite de polémique. En 1981, la Libye contrôlait la quasi-totalité de ce pays. En quelques années, notamment grâce à l’opération Épervier, la France parvint à faire reculer les forces libyennes. Le seul prix à payer – somme toute léger – pour qu’elles parachèvent leur retrait fut une rencontre avec le colonel Kadhafi, organisée en Crète par le président grec Andréas Papandréou. D’une manière analogue, le président Mitterrand avait jugé qu’on ne pouvait pas laisser l’Irak absorber le Koweït sans réagir.
En 1990, la France accorda donc son soutien militaire à l’armée rwandaise, qui était incapable de défendre la frontière avec l’Ouganda. Et elle considéra que cela lui donnait le droit d’exiger du régime hutu qu’il partage le pouvoir, qu’il règle la question des réfugiés tutsis et qu’il respecte les droits de l’Homme. Mais celui-ci ne l’entendait pas ainsi. La France réitéra ses pressions. La mission d’information conduite par MM. Quilès, Cazeneuve et Brana – ce dernier a signé le rapport à l’époque, mais s’en est désolidarisé depuis – a recueilli de nombreux témoignages précis sur ce point : les ministres, ministres délégués, directeurs et ambassadeurs successifs n’ont cessé de rappeler au gouvernement de Kigali que le soutien de la France était conditionnel et qu’il lui faudrait accepter, à terme, un partage du pouvoir. Cet aspect de la politique de la France n’est jamais rappelé par les polémistes, qui présentent l’enchaînement des événements de manière très confuse et se concentrent uniquement sur 1994. Loin de soutenir le régime, la France lui tordait le bras.
En 1993 commença pour notre pays une période de cohabitation. La politique engagée au Rwanda fut alors endossée par le Premier ministre Édouard Balladur, le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé et le ministre de la Défense François Léotard. Ils estimèrent que la France était dans son rôle en essayant de tuer dans l’œuf cette guerre civile. À cet égard, il est faux de dire que la France ne se rendait pas compte des risques : c’est, au contraire, parce qu’elle en était consciente dès l’origine qu’elle était intervenue, seule. Alain Juppé s’engagea beaucoup, notamment dans la négociation de la série des accords d’Arusha. Le processus aboutit en 1993 : le gouvernement rwandais – le président Habyarimana ayant été dépossédé d’une partie de ses attributions au profit d’un gouvernement de transition où siégeaient des opposants – et le FPR signèrent un accord politique sur le partage du pouvoir, assorti d’un calendrier, certes assez vague. Le texte comprenait également un engagement à régler la question des réfugiés. L’accord n’avait pas été facile à obtenir. C’est un sentiment de soulagement, voire de fierté, qui dominait alors : grâce à son engagement précoce sous François Mitterrand, poursuivi sous la cohabitation, la France pensait avoir réussi.
Ensuite, nous entrâmes dans la phase complexe de mise en œuvre des accords d’Arusha : dans chacun des deux camps, certains groupes refusaient le compromis. La France a peut-être d’ailleurs sous-estimé la violence de ces groupes à l’époque. Néanmoins, les négociations reprirent. Toutes les parties semblaient d’accord : même Paul Kagame écrivit alors au président Mitterrand pour le remercier. Le climat était donc à l’optimisme lorsqu’intervinrent deux attentats, qui touchèrent successivement les présidents burundais et rwandais. On oublie souvent le premier : bien qu’il se soit passé des événements dramatiques au Burundi, personne ne s’y intéresse vraiment, car on n’y trouve rien qui permette d’accuser la France. Pourtant, ce premier assassinat, perpétré à l’automne 1993 par des putschistes tutsis, ne fit qu’accroître la violence des Hutus au pouvoir à Kigali, qui ne voulaient rien lâcher. Quant au président rwandais et au nouveau président burundais, il fut abattu au retour d’une négociation qui avait bien progressé à Arusha.
Les massacres commencèrent immédiatement après et prirent vite des proportions énormes. La France fut la première, par la voix d’Alain Juppé, à les qualifier de génocide. Le président Mitterrand demanda immédiatement ce que l’on pouvait faire. Mais, hormis quelques coopérants techniques, la France avait retiré ses troupes et n’avait plus les moyens de réagir. La diplomatie française rechercha alors des appuis, notamment au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais aucun pays important – ni les États-Unis, traumatisés par le lynchage d’une trentaine de marines en Somalie, ni le Royaume-Uni, ni aucun autre européen, ni aucun grand État africain – ne voulut faire quoi que ce soit. Alain Juppé estima très vite que l’on ne pouvait pas rester sans rien faire. Le président Mitterrand était plutôt d’accord avec lui. Mais le ministère de la Défense – tant François Léotard lui-même que l’état-major – était très réticent : une intervention semblait trop compliquée, voire impraticable, y compris pour des raisons logistiques ; d’autre part, il était très risqué d’intervenir en pleine guerre civile. Cela devrait suffire à réfuter la thèse de ceux qui dénoncent une connivence, voire une complicité, entre l’armée française et le pouvoir hutu.
Cependant, la situation devint tellement atroce que le président Mitterrand finit par juger que la France ne pouvait pas ne pas intervenir, même si personne d’autre n’était prêt à le faire. Il arbitra donc en faveur du ministère des Affaires étrangères. Édouard Balladur s’inclina, mais demanda que l’intervention soit limitée dans le temps et couverte par une résolution du Conseil de sécurité, ce à quoi le président Mitterrand donna évidemment son accord. La France obtint cette résolution. L’opération Turquoise n’a donc pas été une lubie française, encore moins une intervention de l’état-major pour soutenir ses prétendus « complices » au Rwanda. Si tel avait été l’objectif, la France aurait pu envoyer immédiatement une opération de forces spéciales pour exfiltrer tel ou tel. Or cela a été une intervention humanitaire légitime et légale, sous chapitre VII, qui n’a eu lieu qu’au bout de plusieurs semaines, après que la soi-disant communauté internationale eut fait la preuve de son inexistence. La France s’était résignée à y aller seule.
Il est très frappant que la France, seul pays au monde à avoir décelé le potentiel dangereux de l’attaque de 1990, à s’être engagé politiquement pour forcer les Hutus et les Tutsis à partager le pouvoir – de nombreux diplomates, notamment belges et américains, ont alors salué son action – et à avoir envoyé, peut-être tard, des forces sur le terrain en 1994 pour tenter de limiter les horreurs de la guerre civile et sauver des vies, est aussi le seul contre lequel ont eu lieu des attaques de cette violence, dont nous venons de connaître un nouvel épisode. Par contraste, la politique d’abstention des autres États – dont certains ont présenté des excuses, centrée sur 1994 alors qu’ils auraient dû s’excuser de leur passivité depuis 1990 ! – n’a guère fait l’objet de polémiques.
La France a fait l’objet de critiques dès 1994, mais elles n’ont pas eu alors le caractère violent qu’elles ont pris par la suite. Au début des massacres, la France a tenté de sauver les accords d’Arusha et a gardé, à cette fin, le contact avec tous les protagonistes. Cela contrariait les intentions du FPR, en phase conquérante. Par la suite, en tant que ministre des Affaires étrangères, j’ai rencontré deux fois M. Kagame, une première fois lors d’une tournée en Afrique centrale – Rwanda, Burundi, Ouganda, Tanzanie – en 2001, une seconde fois, l’année suivante, avec mon collègue britannique Jack Straw. Or, si les Rwandais ajoutaient un tant soit peu de foi à ce qu’ils avancent aujourd’hui, il est évident que le président Kagame ne m’aurait jamais reçu, même pour discuter durement. Je lui ai dit que les événements qu’avait traversés son pays étaient abominables, que les allégations sur l’implication de la France étaient évidemment fausses, que nous devions regarder vers l’avenir et que la France n’avait nullement pour politique de l’empêcher de reconstruire et de développer son pays. Nous avons pu discuter sur ces bases. Selon moi, il n’avait pas encore besoin d’instrumentaliser la situation et d’orchestrer une vaste contre-attaque en accusant la France.
À bien y regarder, la controverse sur le rôle de la France ressurgit à des moments précis. M. Kagame a tout d’abord réagi lorsque le juge Bruguière est arrivé à la conclusion qu’il avait commandité l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Il a toujours existé deux thèses concernant les coupables : soit les extrémistes hutus ont éliminé leur propre président, parce qu’ils ne voulaient pas partager le pouvoir et lui reprochaient d’avoir cédé aux pressions de la France ; soit c’est, au contraire, le FPR de Paul Kagame, qui entendait conquérir tout le pouvoir pour lui-même et non pas de le partager. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un attentat contre les accords d’Arusha et contre la politique de la France. L’instruction du juge Bruguière a été contestée par la suite, mais c’est en réaction que le régime de Kigali a éprouvé le besoin de faire rédiger le rapport Mucyo, qui rejette toutes les fautes sur les autorités politiques et militaires françaises. Plus récemment, c’est la nouvelle mise en cause du rôle de M. Kagame dans l’attentat contre le président Habyarimana par des anciens proches qui explique à mon avis les attaques dont la France fait l’objet aujourd’hui. Cet attentat est un point central.
Depuis vingt ans que dure la polémique sur le rôle de la France, des réponses ont été apportées à quasi toutes les interrogations – légitimes – qui ont été posées. La mission d’information menée par M. Quilès – acceptée par le Premier ministre Lionel Jospin, avec mon accord et celui du ministre de la Défense Alain Richard – a obtenu la déclassification de milliers de pages de documents secret défense et recueilli de très nombreux témoignages. Il est très important que ce travail ait eu lieu. Or, ceux qui attaquent la France ne tiennent nullement compte des résultats de cette enquête : ils ne prennent même pas la peine de les contester ; ils font comme s’ils n’avaient jamais existé.
J’en ai déjà donné un exemple : on continue à lire et à entendre que "la France a soutenu un régime qui préparait un génocide". Encore une fois, la France ne soutenait pas le régime hutu : elle lui tordait le bras. À mesure que les troupes de Paul Kagame avançaient, un état d’esprit génocidaire se développait chez les Hutus du Rwanda : ils se disaient que les Tutsis viendraient reprendre les terres et le bétail qu’on leur avait pris en 1962 ; la peur s’installait et se transformait en haine ; le voisin devenait l’ennemi, accusé d’appartenir à une cinquième colonne. C’était un enchaînement diabolique. Et, contrairement à ce que disent ses détracteurs, la France était pleinement consciente de cette situation : depuis 1990, elle tentait d’enrayer ce processus. C’était même une course de vitesse entre la France et les forces de haine. La France n’a cessé de faire pression pour parvenir aux accords d’Arusha, qui constituaient, en principe, la réponse politique au problème. Les auteurs des attaques ne citent presque jamais les accords d’Arusha ! Ils ne s’intéressent pas non plus au parcours de M. Kagame avant 1990, ni aux raisons pour lesquelles l’Ouganda le soutenait, ni à ce qui s’est passé depuis 1994.
Certains en France, notamment dans le monde militaire, avaient développé une interprétation que je n’ai jamais partagée : le conflit entre l’Ouganda et le Rwanda s’expliquerait par des rivalités franco-britanniques ou franco-américaines, du type de la crise de Fachoda. Je pense plutôt que le président Museveni soutenait Paul Kagame parce que, d’une part, il lui devait beaucoup – Kagame lui avait prêté main-forte dans le maquis – et que, d’autre part, il commençait à le trouver encombrant en Ouganda et préférait le voir partir et prendre le pouvoir à Kigali. Par ailleurs, les Américains et les Israéliens soutenaient l’Ouganda non pas par hostilité à la France, mais parce qu’ils en avaient besoin comme base arrière contre le régime islamiste de Khartoum – cet engagement américain de long terme a d’ailleurs abouti récemment à la création problématique du Soudan du Sud. Ils ne voyaient pas d’objection à aider M. Kagame, dans la mesure où le président Museveni le leur demandait. Les polémistes anti français ne donnent jamais ces informations non plus.
Ils n’évoquent pas davantage ce qui s’est passé après 1994. Les journalistes qui se font les procureurs de l’action de la France ne sont d’ailleurs pas des spécialistes de l’Afrique. À une ou deux exceptions près, la presse française n’a jamais relayé les jugements rendus en Espagne à propos du Rwanda, il y a quatre ou cinq ans. La justice espagnole a eu à en connaître, car plusieurs jeunes espagnols membres d’ONG avaient été assassinés dans les zones libérées par le FPR. Une des conclusions des juges est que le FPR a déstabilisé délibérément le Rwanda depuis l’Ouganda : il aurait fait assassiner des Hutus en plusieurs endroits pour susciter des pogroms locaux contre les Tutsis, ce qui justifiait qu’il intervienne pour les protéger. D’autre part, après le génocide, le Rwanda et l’Ouganda sont intervenus au Kivu, d’abord pour poursuivre et éliminer les génocidaires, puis pour accaparer les richesses de cette province. Les deux pays se sont ensuite disputé le contrôle des mines. Une situation chaotique s’est installée. L’ONU et les ONG anglo-saxonnes estiment que ces troubles et leurs conséquences – famine, épidémies – ont fait trois à cinq millions de morts. Mais les auteurs de controverses anti-françaises n’en disent pas un mot.
Dans la période plus récente, des anciens compagnons d’armes tutsis de M. Kagame, qui avaient exercé le pouvoir à Kigali, se sont éloignés de lui. Dans la presse africaine, on peut lire que M. Kagame en a déjà fait éliminer plusieurs, non pas seulement parce qu’ils étaient devenus des opposants, mais parce qu’ils affirmaient que c’est lui qui avait commandité l’attentat contre le président Habyarimana. Il a ainsi fait assassiner en Afrique du Sud, il y a quelques semaines, l’ancien chef des services rwandais. Les autorités de Kigali ont presque revendiqué ce meurtre, en déclarant que les personnes qui s’attaquaient au Rwanda s’exposaient à certaines conséquences. M. Kagame a aussi tenté de faire tuer l’ancien chef d’état-major des armées du Rwanda, lui aussi réfugié en Afrique du Sud : ce dernier a survécu aux trois balles qu’il a reçues dans le ventre, mais a été victime d’une nouvelle tentative de meurtre. Très en colère, le président Jacob Zuma a rappelé une partie des diplomates sud-africains en poste à Kigali. Il y a aujourd’hui une crise aiguë entre l’Afrique du Sud et le Rwanda. Mais jamais ceux qui animent les controverses ne font état du point de vue des Africains – Congolais, Tanzaniens, Sud-Africains – sur le Rwanda. Seul les intéresse ce qui permet d’instruire un procès à charge contre la France.
S’agissant de l’assassinat du président Habyarimana lui-même, quelques journaux seulement – dont Marianne – ont relayé des éléments qui mettent en cause M. Kagame, en donnant notamment la parole à des témoins qui affirment avoir participé à l’attentat. J’ignore s’ils disent vrai et je ne dispose, pour ma part, d’aucun élément qui me permette de trancher entre les deux thèses. Je note simplement que certaines accusations sont reprises sans fin, alors que d’autres ne le sont jamais. Aujourd’hui, le président Kagame est moins soutenu, notamment par les Américains ; il doit faire face à davantage de critiques et à une opposition qui s’organise ; les affaires d’assassinats que je viens d’évoquer sont de plus en plus connues, notamment en Afrique. Selon moi, si M. Kagame s’en prend violemment à la France aujourd’hui, c’est parce qu’il est à nouveau mis en cause dans l’attentat contre le président Habyarimana. Mme Carla Del Ponte, ancienne procureure du tribunal pénal international pour le Rwanda a expliqué plusieurs fois – mais cela n’a pas l’air d’intéresser grand monde à Paris – que M. Kagame l’a soutenue tant qu’elle a enquêté sur le génocide : il l’encourageait à rechercher des preuves de l’implication de la France. Mais, dès qu’elle a commencé à vouloir enquêter sur les crimes commis par le FPR, M. Kagame a fait mettre fin à ses fonctions. Elle est alors allée voir le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, qui lui a répondu qu’il n’y pouvait rien. Selon Mme Del Ponte, s’il s’avérait que M. Kagame était le commanditaire de l’attentat contre le président Habyarimana, cela modifierait radicalement l’explication la plus répandue des événements au Rwanda de 1990 à 1994.
Quel bilan peut-on tirer ? La France a-t-elle commis des erreurs ? Sans doute mais ce ne sont pas celles que dénoncent les procureurs autoproclamés qui veulent démontrer que la France est coupable, et qu’elle cache la vérité. Ils ne tiennent aucun compte de la très grande quantité de documents secret ou confidentiel défense qui ont été déclassifiés à la demande de la mission Quilès. Ils ne s’intéressent pas non plus à ce que pourraient contenir les archives belges et américaines, voire celles de l’Ouganda ou du FPR, si elles existent. C’est une stratégie du soupçon. Avant d’être monstrueuses, les accusations portées contre la France sont fausses.
Rien n’empêche cependant de s’interroger sur les éventuelles erreurs commises par la France. En 1990, le président Mitterrand aurait pu dire : « Peu importe. » Après tout, la France n’avait aucun intérêt stratégique au Rwanda et cela aurait pu lui être égal que le pays fût gouverné par tel ou tel. Cependant, cela aurait été à l’encontre du rôle stabilisateur français en Afrique de l’Ouest et centrale, et la France ne pouvait pas laisser passivement débuter une guerre civile, sans même parler de l’idéologie de "l’ingérence" alors prégnante. Il y aurait eu des massacres, car les Hutus n’auraient pas laissé le FPR prendre le pouvoir sans rien faire. Que se serait-il passé si le président de la République avait réagi de manière cynique, c’est-à-dire en ne faisant rien ? Il y aurait certainement eu des protestations sur le moment, mais sans doute pas la controverse franco-française à laquelle nous assistons dans la durée. Je pose là une question brutale, mais aucune interrogation n’est interdite dès lors qu’elle s’appuie sur des faits historiques, et non sur des accusations sans fondement.
Deuxième question : après le succès qu’a représenté la signature des accords d’Arusha, n’avons-nous pas péché par excès d’optimisme, en pensant qu’ils s’appliqueraient sans trop de difficultés ? N’avons-nous pas sous-estimé la violence et la détermination tant des extrémistes hutus, qui ne voulaient pas lâcher le pouvoir, que de M. Kagame, qui voulait le prendre à tout prix pour lui seul ? Peut-être ne connaissions-nous pas suffisamment alors son histoire et sa personnalité ? Nous pouvons légitimement nous poser ces questions.
Concernant l’opération Turquoise, je ne vois pas ce que l’on peut reprocher à la France : la décision d’intervenir a été prise non par Paris de manière unilatérale, mais par le Conseil de sécurité. De plus, en intervenant dans une guerre civile, nous prenions nécessairement le risque que des atrocités se produisent alors même que nous étions présents sur le terrain. Ceux qui ont dit ensuite : « Vous auriez dû les empêcher ! », ne savent pas ce qu’est de mener une guerre, a fortiori d’intervenir dans une guerre civile, qui n’a rien à voir avec une aimable opération de "maintien de la paix".
Je le répète : la France a été le seul pays à percevoir les risques au Rwanda dès 1990 et à s’engager en 1993 puis en 1994, et c’est le seul pays qui est traîné dans la boue aujourd’hui. D’ailleurs notre réplique n’est pas à la mesure des attaques, notamment parce que nous n’osons pas aller jusqu’au bout du raisonnement et rechercher les raisons profondes de la virulence de M. Kagame vitale pour lui. Paradoxalement, nombre de ceux qui dénoncent aujourd’hui l’attitude de la France étaient, historiquement, favorables à l’ingérence au nom des droits de l’Homme, et insistaient sur le rôle universel de la France à cet égard – c’est un courant de pensée tout à fait respectable dans son point de départ. Or, la France a fait tout ce qu’elle a pu, notamment en conduisant une intervention humanitaire sous chapitre VII, mais elle a échoué, et une partie de son opinion médiatique se retourne aujourd’hui contre elle. On ne peut qu’en conclure que la France devrait désormais être très réticente à l’égard de toute idée d’intervention dans d’autres conflits. La forme qu’a pris la controverse sur le Rwanda risque donc de mener – je le dis à regret – à une forme d’isolationnisme, de « ponce-pilatisme » ou d’autoparalysie. Je n’ai jamais été un militant de l’ingérence. Pour autant, la France ne peut pas s’interdire d’intervenir dans certains cas, si les conditions sont réunies et qu’il n’existe pas d’autre solution.
M. François de Rugy. Merci pour votre intervention, monsieur le ministre. Sans tomber dans l’autoflagellation, il est légitime de se poser certaines questions. Selon vous, la presse française n’analyse guère le rôle des autres forces en présence. Cependant, en tant que responsables politiques français, nous nous intéressons avant tout à la politique menée par la France, à l’époque comme aujourd’hui.
La menace d’un plan génocidaire avait-elle été identifiée par la France avant l’assassinat du président Habyarimana ? Avez-vous eu des informations sur ce point dans les fonctions que vous occupiez à l’époque ?
Vous avez rappelé l’objectif humanitaire de l’opération Turquoise. Mais une zone d’ombre demeure : des membres du gouvernement rwandais responsables du génocide ont-ils pu être évacués vers le Zaïre via la zone contrôlée par les forces françaises ?
Vous avez été ministre des Affaires étrangères quelques années après les faits. Pourrait-il être utile, selon vous, de déclassifier d’autres documents que ceux qui l’ont été à la demande de la mission Quilès, en particulier des archives diplomatiques françaises, le cas échéant pour faire taire certaines rumeurs ?
M. Joaquim Pueyo. Merci de votre exposé, monsieur le ministre. Vous avez rappelé l’histoire des conflits entre les Hutus et les Tutsis, notamment les massacres de 1962 et de 1972, qui permettent de mieux comprendre ce qui s’est passé en 1994.
Dans une tribune parue dans Le Monde du 8 avril, l’association Survie a posé un certain nombre de questions assez brutales : la France a-t-elle livré des munitions aux forces armées rwandaises après le début du génocide ? Les troupes françaises auraient-elles pu arrêter les auteurs du génocide plutôt que de les orienter vers le Zaïre ? Pour éclaircir ces points, Survie réclame la levée du secret défense, ce qu’avait déjà obtenu la mission Quilès - qui a fait un excellent travail.
Les politiques ont tout dit sur la question du Rwanda. Vingt ans après les faits, ne serait-il pas temps qu’ils se taisent et qu’ils laissent travailler les historiens, afin que cesse la controverse ?
Mme Marie Récalde. Je souscris à l’intégralité de vos remarques, monsieur le ministre. J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer en ce sens.
Avant que le président Kagame fasse les déclarations que nous connaissons, le groupe d’amitié France-Rwanda, que je préside, avait reçu l’ambassadeur du Rwanda à Paris. Celui-ci nous avait alors fait part du souhait de son pays de renforcer ses relations économiques et militaires avec la France, plus encore que cela n’était le cas depuis 2010. Il disait regretter que les entreprises françaises n’investissent pas davantage au Rwanda et ne répondent pas plus souvent aux appels d’offres sur le marché rwandais, sans doute par méconnaissance de ce que le pays était devenu : le taux de croissance y était de 8 % ; le taux d’alphabétisation avait dépassé les objectifs du Millénaire ; l’industrie et les exportations agroalimentaires étaient en plein essor ; le pays était couvert à 80 % par la fibre optique, conformément à l’engagement pris par le président Kagame.
Nous avons été surpris que M. Kagame profère ces accusations insoutenables et indécentes à la veille des commémorations – auxquelles je devais me rendre avec la garde des Sceaux – et au moment même où son pays demandait à développer ses liens économiques et militaires avec la France. Certes, il avait déjà tenu de tels propos il y a dix ans, mais les relations s’étaient améliorées depuis. Pourquoi, d’après vous, a-t-il attaqué la France à ce moment précis ? Il apparaît comme celui qui a « sorti le Rwanda de la misère ». Voit-il, dans les éléments que vous avez mentionnés, une menace pour sa place en Afrique ?
M. Olivier Audibert Troin. Merci, monsieur le ministre, de vos explications. Les conclusions de la mission Quilès ne laissaient a priori aucune place aux accusations proférées par le président Kagame. Dans l’ensemble, la classe politique française a réagi de manière plutôt modérée, et elle a fait corps autour du Gouvernement. Cependant, certaines déclarations ont surpris, en particulier celle du Mouvement des jeunes socialistes (MJS), qui a dénoncé dans le refus de se rendre aux commémorations à Kigali une « erreur indigne de la France », tout en précisant que notre pays « ne reconnaît pas son implication dans le génocide des Tutsis au Rwanda, qui est pourtant établie par les historiens ». De tels propos mériteraient d’être démentis.
Vingt ans après les faits, existe-t-il des éléments nouveaux – on évoque notamment des livraisons d’armes – qui pourraient étayer les accusations portées contre la France ? Que recherche M. Kagame aujourd’hui ? Comment arriver à renouer les fils du dialogue avec le Rwanda ?
Au moment où les États-Unis se tournent vers le continent asiatique et où la France apparaît de plus en plus seule sur le continent africain – nous le voyons au Mali et en RCA –, quelles leçons tirer pour l’avenir ?
M. Christophe Guilloteau. Ces événements ont eu lieu à une époque compliquée pour la France, notamment du fait de la cohabitation. Pourquoi les voix s’élèvent-elles maintenant ? Dans Jeune Afrique, Guillaume Ancel, ancien capitaine de l’armée française, explique que la France est intervenue au Rwanda non pour des raisons humanitaires, mais pour soutenir le pouvoir hutu. Ces accusations sont-elles fondées ? Pourquoi n’ont-elles pas suscité de réaction ? Certes, le ministre de la Défense a clairement dédouané l’armée française, et la garde des Sceaux a légitimement refusé de se rendre aux commémorations à Kigali, compte tenu de la gravité des accusations portées par le président Kagame. Néanmoins, nous avons l’impression qu’il existe une forme d’omerta sur ce dossier.
M. Michel Voisin. J’ai été membre de la mission d’information présidée par M. Quilès et je me suis rendu au Rwanda en 1994, au moment du génocide. Les accusations portées contre l’opération Turquoise sont scandaleuses : des gamins de vingt ans ont accompli leur devoir dans des conditions épouvantables – j’en parle encore avec des sanglots dans la voix ; ils sont probablement encore très marqués par ce qu’ils ont vécu. Pourquoi les plaintes déposées contre le journaliste Patrick de Saint-Exupéry par l’association France Turquoise - dont je suis membre - n’ont-elles jamais abouti ?
En 1993, sous la pression des autres pays occidentaux, la France et la Belgique ont retiré leurs parachutistes du Rwanda. En ce qui concerne la France, il s’agissait de deux compagnies basées à Kigali, qui étaient susceptibles d’assurer la sécurité du pays. Cet épisode a sans doute eu son importance.
Par ailleurs, il se dit que des Occidentaux étaient aux côtés de M. Kagame lorsqu’il se trouvait dans le maquis en Ouganda. Y a-t-il des éléments nouveaux sur ce point ?
Enfin, la France avait conclu un accord de coopération militaire avec le Rwanda. Les militaires français qui formaient l’armée rwandaise régulière utilisaient donc du matériel français.
M. Charles de La Verpillière. Monsieur le ministre, vous avez très bien expliqué pourquoi le président Kagame trouve intérêt à lancer des accusations contre la France en ce moment. Mais quelles sont les motivations de ceux qui relaient ces accusations en France ? S’agit-il de journalistes en mal de copie, qui font dans le sensationnalisme ? Ou bien existe-t-il une explication plus politique ? Certains groupes y auraient-ils intérêt ?
M. Philippe Meunier. La crise rwandaise s’est déroulée dans la décennie qui a suivi la chute du mur de Berlin. Il convient de se demander à qui profite le crime : l’assassinat du président rwandais, puis la déstabilisation du Congo après la prise de pouvoir par M. Kagame. Qui a armé celui-ci ? Où a-t-il été formé ?
Le Rwanda occupe une position stratégique au cœur du continent africain. Il a adopté l’anglais comme langue officielle. Lors d’une mission du groupe d’amitié France-Rwanda à Kigali, nous avons vu Tony Blair sortir d’un ministère. Le ministre nous a alors expliqué que l’intéressé conseillait le président Kagame et le gouvernement rwandais.
M. Patrick Labaune. Vous estimez, monsieur le ministre, que la France doit maintenant s’interroger sur l’opportunité d’intervenir militairement. Ne risquons-nous pas, dans une dizaine d’années, d’assister à des polémiques sur un « génocide commis par la France en RCA » ?
Vous avez relevé certaines erreurs qu’a pu commettre la France au Rwanda. N’avons-nous pas également péché par « occidentalocentrisme », en sous-estimant les clivages entre ethnies et la résurgence du phénomène tribal ?
M. Hubert Védrine. Selon mon analyse, les Hutus n’avaient pas de plan génocidaire au début de la crise, en 1990. En existait-il un en 1994 ? Le tribunal pénal international pour le Rwanda a estimé qu’il ne disposait pas d’éléments suffisants pour conclure en ce sens. Ce qui ne l’a pas empêché de condamner certains prévenus pour leur comportement individuel. Donc, ce qui est tenu pour acquis par une partie des procureurs de la France n’est pas établi.
En revanche, à mesure que le Rwanda s’enfonçait dans la guerre civile et que le FPR progressait, une réaction génocidaire folle s’est développée partout : dans les villages, les Hutus craignaient que les Tutsis ne viennent reprendre les terres. Pour certains, cet état d’esprit a été favorisé par la hiérarchisation ethnico-sociale entre Tutsis et Hutus imposée par les colonisateurs allemands puis belges. Il est vrai que les massacres de 1962 n’avaient pas eu qu’une dimension ethnique : ils avaient été aussi, dans une certaine mesure, une « révolte de sans-culottes ».
Dès l’origine, la France a eu conscience des risques de guerre civile et de massacres de masse. Si tel n’avait pas été le cas, son engagement n’aurait pas eu de sens. Je rappelle qu’il ne s’agissait pas seulement d’une intervention classique visant à stopper l’attaque en provenance de l’Ouganda : la France a exercé des pressions pour parvenir aux accords d’Arusha. Elle l’a fait parce qu’elle mesurait pleinement les menaces qui pesaient sur le pays tant que la question ethnico-politique ne serait pas réglée.
L’opération Turquoise a fait l’objet de très nombreuses critiques, leurs auteurs oubliant tous qu’elle avait été décidée par le Conseil de sécurité. Personne n’ayant voulu intervenir avant, l’opération n’a commencé qu’au bout de plusieurs semaines. Les troupes françaises ont été déployées à partir du Zaïre, avec le soutien logistique des Américains. Comme dans toutes les guerres civiles, la situation sur le terrain était d’une confusion extrême. Dans ce cas de figure, il peut se produire des abominations à un ou deux kilomètres de l’endroit où se trouvent les soldats. C’est un risque à courir.
Il est très probable que des génocidaires ont fui vers le Zaïre en passant par la zone de sécurité mise en place par la France au sud-ouest du Rwanda. Mais la plupart d’entre eux avaient sans doute quitté le pays plus tôt : pourquoi auraient-ils attendu des semaines pour passer par là alors que toutes les frontières étaient de véritables passoires ? À l’exception de celle avec l’Ouganda, qui était tenue par l’armée ougandaise, fournisseur d’armes du FPR. Mais les témoignages des militaires français sont formels : des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes ordinaires, Hutus ou Tutsis, sont sorties par la zone de sécurité. Il était impensable que les soldats contrôlent ces sorties !
Quoi qu’il en soit, l’opération Turquoise ne peut pas être présentée comme ayant été conçue pour exfiltrer des génocidaires. Encore une fois, si tel avait été l’objectif, la France n’aurait pas attendu plusieurs semaines : elle aurait monté immédiatement une opération de forces spéciales, comme elle ou d’autres pays ont pu le faire ailleurs dans le passé.
Cela peut avoir un intérêt de déclassifier d’autres documents que ceux qui l’ont été à la demande de la mission Quilès – à laquelle je rends hommage –, mais seulement dans le cadre d’une démarche d’ensemble visant à mieux comprendre les événements. Si on le fait en réponse à une stratégie du soupçon, qui consiste à accuser uniquement la France, sans tenir compte des informations révélées, cela ne fera progresser en rien la recherche de la vérité historique. Paul Quilès avait écrit il y a quelques années au secrétaire général des Nations unies pour lui suggérer de créer une grande commission internationale, qui aurait pour tâche de rassembler les travaux réalisés en France, en Belgique et aux États-Unis, en associant si possible les Ougandais et quelques autres pays africains. Ce serait un bon moyen de « sortir par le haut », loin des règlements de comptes et des jugements a priori.
La France a livré des armes à l’armée rwandaise à partir de 1990 pour lui permettre de tenir le choc face aux attaques du FPR et de l’armée ougandaise. Elle considérait qu’il fallait bloquer l’offensive militaire pour imposer un compromis politique. Sans cela, elle n’aurait disposé d’aucun levier pour engager la négociation des accords d’Arusha. Cela n’a donc pas de sens de dénoncer ces livraisons d’armes sur un ton outragé, ni de les présenter comme une politique conduite en sous-main. Personne ne les a jamais niées ! Quoi qu’il en soit, les armes fournies à l’armée rwandaise n’ont pas servi au génocide. Même les détracteurs les plus virulents de la France n’ont pas osé affirmer cela.
De nombreux historiens se sont déjà engagés dans le débat, mais ce sont le plus souvent des militants. Le génocide est tellement atroce que ceux qui l’étudient en sont bouleversés – je peux le comprendre –, mais cela ne dispense pas de chercher la vérité historique.
M. Joaquim Pueyo. Je parle plutôt des véritables historiens, qui adoptent une démarche scientifique.
M. Hubert Védrine. Ils seront les bienvenus ! Mais sans doute faut-il laisser passer encore un peu de temps. La grande commission proposée par Paul Quilès rassemblerait des archives provenant de tous les protagonistes et pourrait faire appel à des historiens, qui ne seraient d’ailleurs pas nécessairement des spécialistes de l’Afrique. Quoi qu’il advienne, les politiques continueront à parler, à commencer par M. Kagame lui-même.
Quant au sympathique ambassadeur du Rwanda à Paris, il ne semblait guère au courant des intentions de son président ! Pourtant, l’interview que celui-ci a donnée à Jeune Afrique n’a pas été improvisée. L’ambassadeur fait son métier : il espère tourner la page, regarder vers l’avenir. Tant mieux. Mais je ne suis pas sûr que son discours soit encore valable aujourd’hui. Voyons comment tout cela se décante. Selon moi, le président Kagame se sent en danger dès qu’un juge occidental ou, pire, un de ses anciens compagnons d’armes tutsi affirme qu’il est responsable de l’attentat contre le président Habyarimana. C’est un point fondamental : dans un cas, M. Kagame est intervenu pour arrêter le génocide ; dans l’autre, il est arrivé au pouvoir à la faveur du génocide. Cette hypothèse est d’ailleurs tellement affreuse que la France n’ose pas la formuler quand elle se défend – plus ou moins bien – des accusations portées contre elle. Tant que les anciens proches de M. Kagame continueront à le mettre en cause, il éprouvera le besoin d’accuser la France, pour faire diversion. Il y parvient assez bien en France, mais pas en Afrique, où les déclarations de ces personnalités rencontrent un large écho. Encore une fois, nous devrions nous intéresser à ce que les Africains pensent de la politique du Rwanda, tant du côté francophone – les Congolais sont violemment opposés à M. Kagame, en raison de son action au Kivu et de sa tentative de prise de pouvoir à Kinshasa – que du côté anglophone – les Sud-Africains et les Tanzaniens sont eux aussi très critiques à son égard.
Que faire pour améliorer les relations entre la France et le Rwanda ? Si l’on parvient à circonscrire cette controverse terrible, peut-être pourra-t-on continuer à travailler avec les Rwandais en RCA, voire à avancer sur quelques dossiers bilatéraux. Peut-être faudrait-il que la France renonce à répliquer point par point aux accusations rwandaises en échange d’un geste de M. Kagame, qui pourrait par exemple déclarer caduc le rapport Mucyo. Ce n’est pas évident. Quant aux rivalités du type de la crise de Fachoda, ce sont des inventions, même si le Rwanda a aujourd’hui une attitude vengeresse à l’égard de la France, qui se manifeste notamment dans sa politique linguistique.
Je conviens que M. Kagame gère bien son pays, même si c’est de façon despotique. Compte tenu de ce qu’a vécu la population, on ne peut que souhaiter que le Rwanda se redresse et se tourne vers l’avenir. Les chiffres que vous avez cités, madame Récalde, sont encourageants. Et c’est tant mieux.
Dans l’idéal, il faudrait que M. Kagame fasse un geste à l’égard de ses opposants. Dans la période qui a suivi sa prise de pouvoir en 1994, il avait autour de lui, outre les Tutsis du FPR, des Tutsis de l’intérieur et des Hutus que la France avait réussi à détacher du président Habyarimana au cours des années précédentes – ce que les critiques ne rappellent jamais. Le jeu politique était donc plus ouvert. Si M. Kagame se sent aujourd’hui menacé, il peut élargir à nouveau sa base politique. En revanche, s’il pense que sa réussite économique suffit à le dispenser de tout geste politique, les perspectives seront bien moins favorables, y compris pour la relation bilatérale.
Je ne réagirai pas à la déclaration des Jeunes Socialistes : leur crédibilité en tant qu’historiens est faible !
À mon sens, il n’y a aucun élément nouveau dans les accusations portées aujourd’hui contre la France, si ce n’est dans les termes employés par M. Kagame : il dénonce une « participation directe » de notre pays au génocide. Auparavant déjà, certains relais de M. Kagame avaient imputé aux militaires français des crimes monstrueux, comme le fait d’avoir précipité des civils du haut des hélicoptères.
S’agissant de la période de 1990 à 1993, il n’y a rien de nouveau : les accusateurs escamotent les efforts de la France pour stopper la guerre civile et le succès des accords d’Arusha. Pour ce qui est de 1994, les éléments à charge sont les mêmes : la France aurait continué à soutenir le régime après l’assassinat du président Habyarimana. Cependant, on oublie souvent que, avant l’attentat, ce président était affaibli et que la France travaillait avec un gouvernement intérimaire où siégeaient des opposants. On dénonce donc souvent des relations qui étaient en réalité entretenues avec des adversaires de M. Habyarimana ! Mais les commentateurs retiennent rarement ces détails compliqués.
Par ailleurs, après l’attentat, la France a caressé l’espoir de sauver les accords d’Arusha. Elle a donc essayé de remettre autour de la table les mêmes protagonistes : les partisans de M. Habyarimana, les autres Hutus, les Tutsis de l’intérieur et le FPR. Les contacts se sont poursuivis pendant quelques jours. Les détracteurs en infèrent que la France était de mèche avec les futurs génocidaires. Avec le recul, c’était une illusion de vouloir préserver le compromis d’Arusha, mais cela ne justifie pas que l’on transforme aussi grossièrement les faits.
Les propos du capitaine Ancel ont été démentis par celui qui était son commandant pendant l’opération Turquoise : le capitaine n’avait pas connaissance des éléments de la mission au poste où il se trouvait. Le général Lafourcade a également répondu en ce sens. Le capitaine Ancel a développé sa propre interprétation vue du terrain, que l’on peut comprendre compte tenu du traumatisme vécu, mais qui est erronée quant au contenu de la mission. L’opération Turquoise a été déclenchée fin juin, au bout de plusieurs semaines. Il aurait été absurde, à ce moment-là, de donner l’ordre de reprendre Kigali au FPR pour remettre en place le gouvernement hutu. D’autant qu’il n’y avait plus de gouvernement à cette date. Si la France s’était engagée aux côtés d’un camp contre l’autre – ce qu’elle n’a pas fait –, elle aurait envoyé immédiatement des parachutistes prendre le contrôle de Kigali.
La France avait en effet rapatrié ses troupes parce qu’elle pensait avoir réussi en arrachant les accords d’Arusha. M. Kagame lui-même a écrit alors au président Mitterrand pour le remercier – sans doute était-ce feint. Nous n’avons laissé sur place qu’une poignée de coopérants techniques. Cela aurait peut-être changé la donne si les compagnies de parachutistes françaises et belges s’étaient encore trouvées sur le terrain au moment de l’attentat. On peut imaginer un scénario dans lequel ces deux forces, mandatées par l’ONU, auraient pris le contrôle de Kigali en attendant une solution.
L’accord de coopération militaire entre la France et le Rwanda n’était pas contraignant : il ne s’agissait pas d’un accord de défense assorti d’une clause de soutien automatique. Néanmoins, en 1990, le président Mitterrand a jugé nécessaire d’intervenir, pour préserver la crédibilité de la France comme garant de la stabilité dans l’ensemble de la région.
Vous me demandez quelles sont les motivations de ceux qui relaient les accusations en France ? De nombreuses personnes de bonne foi ont été traumatisées par le génocide rwandais, qu’elles se soient rendues dans le pays ou qu’elles aient une connaissance médiatique des événements. Mais cela ne suffit pas à expliquer ces attaques insensées. Sept ou huit journalistes se sont spécialisés dans la mise en accusation de la France. Dans chacun des organes de presse où ils travaillent, certains de leurs confrères, que je connais, sont en désaccord complet avec eux, mais ne se sont pas nécessairement mobilisés pour le dire. Quant aux autres journalistes, ils considèrent souvent que les affaires africaines sont trop complexes. La place est donc libre pour des accusateurs obsessionnels.
Certaines ONG ont systématiquement critiqué la politique de la France en Afrique, quoi qu’elle fasse, même si c’était à la demande des Africains. L’association Survie s’est en quelque sorte spécialisée dans cette dénonciation. C’est une ONG combattante, qui n’est pas connue pour son objectivité : pour elle c’est simple, tout ce que la France a fait en Afrique est mal. Ce qui ne signifie pas que toutes les questions qu’elle pose soient sans intérêt.
Dans le monde politique, personne ne croit vraiment aux accusations proférées contre la France. On les juge exagérées mais, s’agissant d’une affaire complexe et lointaine, beaucoup ont le sentiment diffus qu’« on a dû faire des choses pas bien quand même ». Pour parvenir à une vision claire, il est nécessaire d’entrer dans le détail de la chronologie et des vraies motivations des acteurs, comme j’ai tenté de le faire.
À qui la crise rwandaise a-t-elle profité ? Il n’y a pas eu d’organisateur. M. Kagame était mû par des intérêts personnels : issu d’une grande famille tutsie, il voulait venger les massacres de 1962, mais aussi prendre le pouvoir et l’exercer seul, comme on le voit aujourd’hui. Élément très brillant repéré par M. Museveni, c’est un calculateur froid, qui a toujours plusieurs coups d’avance et comprend bien les opinions publiques occidentales, en particulier française, belge et américaine – il s’est entouré de spécialistes de ces questions à Kigali. Il a été formé aux États-Unis, où il a gardé des contacts, notamment avec des militaires et des agents des services, mais il n’a pas été manipulé par les Américains dans le cadre d’un quelconque plan antifrançais. Les Américains, ainsi que les Israéliens et quelques autres, soutenaient M. Musevini pour disposer d’une base arrière contre le Soudan. Ils n’avaient pas d’autres intérêts. D’une manière générale, l’administration Clinton était indifférente à la question du Rwanda. Au niveau intermédiaire, plusieurs responsables du Département d’État ont salué l’action de la France entre 1990 et 1993. Un diplomate américain l’a d’ailleurs dit très clairement à la mission Quilès.
À l’instar de M. Museveni, M. Kagame joue le bon élève du FMI et se fait conseiller par des personnalités telles que Tony Blair. Et, tout en invitant les entreprises françaises à investir au Rwanda, il cherche à faire disparaître la langue française du pays. Même les responsables qui parlent bien français – par exemple l’excellente ministre des Affaires étrangères – font semblant de ne pas le comprendre. C’est un engrenage, mais ce n’est nullement une clé d’explication des événements depuis l’origine.
Je le redis : la France, seul pays à avoir décelé immédiatement les risques en 1990, à s’être engagé courageusement en 1993 et plus courageusement encore en 1994, est aussi le seul à être attaqué de la sorte. Cela doit nous inciter à une extrême prudence en ce qui concerne les interventions, même lorsque nous avons le Conseil de sécurité avec nous. Néanmoins, j’ai approuvé la décision du président Hollande d’envoyer des troupes au Mali : lorsqu’il existe un risque avéré, que tout le monde nous demande d’intervenir et que le Conseil de sécurité est d’accord, il est presque impossible à la France de ne pas agir.
En RCA, la France a obtenu là aussi un accord du Conseil de sécurité. Mais il s’agit d’une guerre civile féroce, et les moyens seront toujours insuffisants – même avec la mission que les Européens ont décidé d’envoyer en traînant des pieds – pour contrôler l’ensemble du pays. Nous courons donc de grands risques. Si des atrocités sont commises à proximité de zones où sont stationnés des soldats français, le même système accusatoire pourra être déclenché demain : on dira que la France « ne pouvait pas ne pas savoir » et on lui reprochera de n’avoir rien fait, etc.
Quant à la dimension ethnique ou tribale, nous la sous-estimons souvent : le politiquement correct fait que nous ne savons plus analyser les situations en ces termes. Or les journalistes qui reviennent de RCA décrivent un degré de haine effrayant. La situation est-elle contrôlable ? Est-il possible d’imposer des accords du type de ceux d’Arusha aux groupes en présence ? Cela ne peut marcher que si des responsables centrafricains engagent leurs propres forces. Mais ils risquent de ne pas contrôler grand-chose. Je termine donc sur une interrogation inquiète.
Mme la présidente Patricia Adam. Qu’en est-il de la tutelle, que vous avez évoquée ?
M. Hubert Védrine. La situation en RCA est si dangereuse que j’ai suggéré deux ou trois fois publiquement – cette proposition n’engage que moi – de recourir à la tutelle qui existe toujours dans la Charte des Nations unies. Il s’agirait de confier la gestion du pays à l’ONU, appuyée par l’Union africaine. On désignerait à cette fin une équipe, dirigée par un ou deux anciens présidents africains. La France continuerait à être présente, mais ne serait pas en première ligne politiquement. On m’a répliqué que toute idée de tutelle serait vexante pour les Africains. Cependant, c’est quasiment ce qui a été fait à Timor-Est. Il conviendrait de creuser cette piste, si l’on veut éviter que la France ne soit accusée un jour d’avoir commis ce qu’elle était venue empêcher.
Mme la présidente Patricia Adam. Merci, monsieur le ministre. Nous avons particulièrement apprécié votre éclairage.
La séance est levée à douze heures.
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Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Patricia Adam, M. Olivier Audibert Troin, M. Sylvain Berrios, M. Jean-Jacques Bridey, M. Jean-Jacques Candelier, M. Alain Chrétien, M. Lucien Degauchy, M. Philippe Folliot, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Christophe Guilloteau, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Labaune, M. Charles de La Verpillière, M. Gilbert Le Bris, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Alain Marleix, M. Philippe Meunier, M. Jacques Moignard, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Gwendal Rouillard, M. Alain Rousset, M. François de Rugy, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin
Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. Jérôme Lambert, M. Frédéric Lefebvre, M. Bruno Le Roux, M. Damien Meslot, Mme Sylvie Pichot
Assistait également à la réunion. - M. Hervé Gaymard