Citation
13 juin 2000
Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
En attente de jugement par le TPIR
Il existe encore des milliers d’individus accusés d’avoir orchestré le génocide au Rwanda en 1994 qui
sont toujours en liberté ou qui n’ont pas encore été jugés. Avec chaque année qui passe, le besoin de
traduire ces hommes et ces femmes en justice se fait plus pressant. C’est le quatrième numéro de la
publication d’African Rights qui met en lumière les accusations faites par des témoins, des survivants
et des participants aux tueries. Le but des Bulletins d’accusation est de tenter d’accélérer la procédure
judiciaire en encourageant ou en appuyant les enquêtes.
Emmanuel Bagambiki, qui était le préfet de Cyangugu durant le génocide du Rwanda de 1994,
est en détention mais il n’a pas encore été jugé. Il a été arrêté à Lomé, au Togo le 5 juin 1998 et il
attend d’être jugé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). S’il est vrai que le retard
apporté au procès de Bagambiki est comparable à celui d’autres dossiers en attente auprès du TPIR, et
certes compréhensible étant donné l’énormité de la tâche qui confronte l’institution, il est néanmoins
regrettable. Bagambiki est un personnage de premier plan qui est communément considéré avoir
planifié, encouragé et exécuté le génocide de Cyangugu.
En sa qualité de préfet, Bagambiki était l’autorité première de la région. Il n’a certes pas pris
part aux massacres mais il est estimé les avoir ordonnés. S’il est indéniable qu’il n’a fait aucun effort
pour tenter de protéger la vie des Tutsis et certains Hutus ciblés qui vivaient dans sa région, il est plus
difficile de découvrir le détail des crimes allégués contre lui. La majeure partie des informations à ce
sujet est uniquement connue de ses acolytes et autres détenus avec lesquels il se réunissait à huis clos
pour tramer ses plans diaboliques. En particulier, le lieutenant Samuel Imanishimwe, commandant en
chef de Cyangugu lors du génocide, a souvent été observé aux côtés de Bagambiki et il est dit avoir
collaboré étroitement avec lui dans l’exécution du massacre. Imanishimwe, appréhendé à Mombasa, au
Kenya le 11 août 1997, est lui aussi détenu à Arusha dans l’attente de son procès.
Les recherches d’African Rights montrent que Bagambiki fut directement et indirectement
responsable de plusieurs massacres et tueries à Cyangugu. Il se peut que ceux-ci ne soient qu’une
partie de ses crimes de 1994, mais à eux seuls ils constituent de très graves accusations. Des survivants
et divers individus soupçonnés de génocide sont prêts à témoigner contre l’ancien préfet. Nous
espérons que les récits qu’ils font des déclarations et des actions pro-génocide de Bagambiki aideront
la quête de preuves à son encontre par le TPIR. Il est important que son rôle exact soit établi au plus
tôt, non seulement pour satisfaire la soif de justice des survivants mais aussi parce qu’il est pertinent
pour des dossiers constitués contre nombre d’autres suspects de génocide, y compris des détenus
incarcérés au Rwanda ou à Arusha.
Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
Résumé
Au moment de sa nomination au poste de préfet de Cyangugu, Emmanuel Bagambiki était déjà très
connu. En sa qualité de préfet de Kigali rural de 1990 à 1992, il avait organisé les massacres
systématiques de Tutsis à Bugesera en mars 1992, massacres qui avaient fait l’objet d’un battage
médiatique à l’échelle nationale et internationale. L’annonce de sa nomination à Cyangugu provoqua
les protestations des parties politiques d’opposition et des journaux indépendants, qui l’avaient
surnommé le “criminel de Bugesera”. Hélas, les protestations n’eurent aucun effet ; il prit les rênes de
Cyangugu en juillet 1992.
Bagambiki est originaire du secteur de Bumazi, dans la commune de Gisuma à Cyangugu.
Pendant nombre d’années, il a travaillé comme enseignant avant de rejoindre le service de
renseignements du cabinet du président Juvénal Habyarimana. De là, il s’est hissé à divers postes de
haut rang au sein des autorités locales. Il a été sous-préfet de Gisenyi puis préfet de Gitarama, de
Kigali rural avant d’être transféré à Cyangugu.
La première indication publique du fait qu’Emmanuel Bagambiki allait soutenir le génocide
en 1994 fut sa décision de fermer la frontière rwando-zaïroise dès le 7 avril 1994. Cette démarche
bloquait une issue possible pour les Tutsis de Cyangugu. Bien qu’il ait eu les forces de sécurité locales
à sa disposition, Bagambiki ne fit rien pour décourager les attaques des Tutsis par les miliciens,
attaques qui commencèrent peu après la mort du président Habyarimana. Au lieu de cela, il ordonna
aux Tutsis de se rassembler dans les églises, les écoles et les stades, leur promettant qu’ils y seraient
protégés. Des fonctionnaires au service de Bagambiki assurèrent le transfert des Tutsis terrorisés dans
des églises et des bâtiments publics. Une fois rendus, les réfugiés durent faire face à des conditions de
plus en plus difficiles car les autorités les privèrent d’eau et ne firent aucun effort pour leur fournir des
vivres ou des médicaments pour les blessés. Parfois, Bagambiki a certes désigné des gendarmes
chargés de “protéger” les réfugiés, mais ce sont ces mêmes gendarmes qui allaient devenir leurs
bourreaux une fois les tueries entamées. Les agissements de Bagambiki ont préparé le terrain pour une
série de massacres au cours desquels des milliers de personnes trouvèrent la mort.
Dans l’ensemble, d’après les témoignages, Bagambiki n’assistait pas aux tueries mais à
plusieurs reprises des massacres ont eu lieu aussitôt après sa visite. Dans son comportement et ses
discours, le préfet faisait preuve d’un mépris total pour le sort des réfugiés, fermant les yeux sur les
massacres. Il n’a nullement tenté de disperser les milliers d’interahamwe et de civils armés qui
assiégeaient les paroisses, les terrains de foot et les écoles où les réfugiés s’étaient entassés. A d’autres
occasions, il a mis carte sur table quant à ses intentions en désignant tel ou tel individu pour une
exécution publique ou en rencontrant des miliciens en catimini.
A l’issue du génocide, Bagambiki s’est d’abord enfui au Zaïre puis au Kenya, avant de se
rendre au Togo où il fut appréhendé sur mandat d’arrêt du TPIR.
Emmanuel Bagambiki est accusé, entre autres, des crimes suivants :
• Avoir incité la population de Bugarama à la violence.
• Avoir forcé les réfugiés à quitter la cathédrale de Cyangugu et les avoir séquestrés au stade de
Kamarampaka.
• Avoir pris part à la sélection d’hommes et garçons tutsis au stade Kamarampaka qui furent ensuite
enlevés et tués et avoir donné ordre aux soldats de procéder aux tueries.
• Avoir consulté la milice qui avait attaqué la paroisse de Nyamasheke et avoir accédé à leurs
exigences. Avoir relevé de leurs fonctions les gendarmes qui protégeaient les réfugiés de la
paroisse et les avoir remplacés par d’autres qui, par la suite, perpétrèrent un massacre.
• Ne pas avoir répondu aux appels au secours de la paroisse de Mibilizi lors du massacre du 18 avril.
• Avoir soudoyé un ancien soldat pour qu’il prenne la tête d’une deuxième massacre ciblant les
hommes et les garçons réfugiés dans la paroisse le 20 avril.
• Avoir ignoré le sort des réfugiés du terrain de foot de Gashirabwoba, lesquels furent massacrés peu
après sa visite.
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Emmanuel Bagambiki
• Avoir abandonné les Tutsis de Kadasomwa alors qu’ils étaient encerclés par des tueurs armés.
• Avoir envoyé le chef des interahamwe de Cyangugu à la paroisse de Nkanka et au centre de soins
adjacent, en réponse à un appel au secours durant un massacre.
• Avoir transféré les réfugiés dans un camp de Nyarushishi et les avoir mis en danger.
Bugarama – Pour montrer l’exemple, le 8 avril
Dès que les tueries ont commencé, Emmanuel Bagambiki et le Lt. Samuel Imanishimwe se rendirent à
la commune de Bugarama pour monter une campagne en faveur du génocide. Le 8 avril, les deux
hommes visitèrent Riziculture, une entreprise de culture de riz à Bugarama. C’était le berceau du
génocidaire le plus connu de Cyangugu, John Yusufu Munyakazi1, riche riziculteur et chef d’une
coopérative locale de culture et de vente de riz. C’était un sol fertile. A cette époque, Baudouin Nkusi,
aujourd’hui incarcéré en connexion avec le génocide, était gardien des locaux de Riziculture.
Le 8 avril, entre 8 h 30 et 9 heures, j’ai vu Bagambiki dans une Pajero. Il était accompagné du
commandant d’armée, Imanishimwe, dans une voiture pareille. Ils sont arrivés dans le bâtiment où
j’étais. J’étais avec quelques employés de Riziculture dont Muderwa, Firmin Bayingana ; nous étions
au nombre de neuf. A la sortie du véhicule et après nous avoir salués, Bagambiki a demandé s’il y avait
des Tutsis parmi nous. Nous avons tous répondu qu’il n’y en avait pas, à part l’épouse de notre
directeur, Karara. “S’il y a par hasard quelqu’un d’autre, qu’il ne vous échappe pas !”, Bagambiki avait
ordonné.
Imanishimwe a alors décidé de montrer l’exemple aux hommes.
Dès que Bagambiki a dit ça, Samuel, le commandant, a demandé à l’un des gendarmes à bord de son
véhicule d’enlever son uniforme militaire, dont le béret rouge, en lui disant : “Enlève notre uniforme.”
Le gendarme s’est donc débarrassé du béret, de la chemise, du pantalon ainsi que des bottines, et il était
arrêté en T-shirt et en caleçon. Samuel l’a ensuite tué en lui tirant trois balles dans la tête de son
revolver. Le gendarme mourut sur le coup et ils ont demandé un grand sac à un paysan. Ils l’ont mis
dans le sac, en pliant ses pieds. Le corps du gendarme a été emmené en voiture par Samuel et jeté au
pompage d’eau de Rusizi. Bagambiki est resté avec nous et nous a dit : “Voici l’exemple qui doit servir
de base.” Quand Samuel est revenu, lui et Bagambiki s’en sont allés vers la ville de Bugarama.
Les hommes avaient accompli leur mission, comme le confirme Nkusi.
Le coup de main dans le génocide à Bugarama par le commandant Imanishimwe et le préfet Bagambiki
a encouragé les tueries parce que le lendemain, 9 avril, les travailleurs à l’usine de ciment à Bugarama,
CIMERWA, avaient commencé à se montrer menaçants.
La plupart des employés tutsis de CIMERWA, et plusieurs ouvriers hutus jugés politiquement
peu fiables, furent tués lors d’un massacre le 16 avril.
Pour des détails sur le rôle de Yusufu dans le génocide, voir African Rights, John Yusufu Munyakazi: Un
génocidaire devenu Réfugié, Témoin du Génocide, No 6, juin 1997. Yusufu, incriminé par le TPIR, vit dans la
République Démocratique du Congo.
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Refuge interdit – Cathédrale de Cyangugu, le 15 avril
Dès le début du génocide, les Tutsis de Kamembe, principale ville commerciale de Cyangugu, sont
allés à la cathédrale de Cyangugu, regagnant ainsi ceux des secteurs voisins qui y avaient trouvé
refuge quelques semaines plus. Les réfugiés firent l’objet d’attaques, donnant ainsi à Bagambiki un
prétexte pour les transférer au stade voisin de Kamarampaka en arguant que c’était pour leur sécurité.
L’évêque Ntihinyurwa, craignant que la cathédrale ne soit endommagée lors des attaques, voulait aussi
que les réfugiés partent. Le 15 avril, Bagambiki, accompagné du Lt. Samuel Imanishimwe, d’autres
soldats et de Mgr. Ntihinyurwa, rendit visite aux réfugiés. Judith Mukankubito, 40 ans, est originaire
de la commune de Cyimbogo. Les craintes qu’elle éprouva alors allaient s’avérer prophétiques.
Songeant à ce que Bagambiki avait fait à Bugesera, nous nous sommes dit que c’était sa chance de faire
quelque chose de similaire. Nous avons préféré dire : “Non, nous ne voulons pas quitter cet endroit !”
Avec un rire ironique, il avait répliqué : “Si vous ne voulez pas, c’est votre affaire.” D’après sa
réponse, nous avons senti qu’il allait donner le feu vert aux assassins, voire les envoyer sur ce lieu afin
qu’ils accomplissent “leur travail.” Nous nous sommes tous tournés vers l’évêque, qui nous a dit : “Il
ne vous arrivera rien. Les autorités sont déterminées à vous protéger. Je vous remets entre leurs mains”.
D’après Marie-Claire Byukusenge, native de Mururu à Cyimbogo, ils n’avaient guère de
choix.
Avec des fusils pointés sur nous, le Lt. Samuel nous avait fait entourer.
Sur le chemin du stade, les réfugiés entonnèrent des chansons funèbres.
Massacre sélectif – Stade de Kamarampaka , avril-mai
Des milliers de Tutsis se rassemblèrent au stade de Kamarampaka en avril 1994, en plus de ceux qui y
furent transférés de la cathédrale. Le nombre de réfugiés augmentait tous les jours. Ils continuèrent
d’affluer de Kamembe et des communes environnantes jusqu’à la mi-mai. Nombre d’entre eux se
rendirent au stade de leur propre gré, après avoir été attaqués dans leur foyer, dans la brousse ou après
avoir assisté à des massacres à grande échelle ailleurs. D’autres y furent amenés par les forces
génocidaires. Nombre d’entre eux arrivèrent avec d’horribles blessures.
Jean-Bosco Masudi est un soldat ex-FAR natif de la commune de Cyimbogo. Il comptait
parmi les hommes chargés de garder le barrage routier de Gatandara le 16 avril, lorsqu’ils reçurent la
visite de Bagambiki, d’Imanishimwe et d’un sous-préfet, Théodore Munyangabe.
Une grande foule de gens de Mutongo et Mururu était arrivée à Gatandara vers 13 heures sur
l’invitation de Bagambiki, Munyangabe et Lt. Imanishimwe. Ils avaient tenu une réunion ce matin-là,
pendant laquelle ils avaient décidé de retirer quelques gens du stade. Bagambiki est arrivé à notre
barrage à 13 h 30, il était dans sa Pajero avec le sous-préfet, Théodore Munyangabe. Le Lt.
Imanishimwe suivait avec quelques militaires dans sa camionnette rouge Hilux. Bagambiki lui-même
nous avait demandé de venir au stade, en disant “c’est là que nous allons nous réunir.” Nous sommes
donc allés au stade et y sommes arrivés en même temps que les autorités. Ils nous ont rassemblés sur
une sorte de pelouse, juste derrière le podium du stade. On entendait les voix des Tutsis à l’intérieur. Le
préfet, Bagambiki, nous a dit qu’il nous avait amenés là-bas pour tuer les Tutsis. Il a pris un bout de
papier et l’a étudié pendant quelques secondes. Ensuite il a dit : “Attendez qu’on aille chercher
quelqu’un de la paroisse de Cyangugu !” Celle-ci était seulement à quelques mètres du stade.
Bagambiki est allé là-bas, suivi par Imanishimwe. Ils sont revenus avec un homme d’affaires connu
sous le nom de “Gapfumu” [Jean Marie-Vianney Habimana2], un Tutsi, et entourés par les militaires.
Bagambiki nous a dit : “Nous allons à l’intérieur du stade pour faire sortir quelques gens. Allez à la
brigade de la gendarmerie à Rusizi et nous vous y retrouverons. Dépêchez-vous et attendez-nous là-
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Gapfumu, riche homme d’affaires, était particulièrement visé. L’abbé Oscar Nkundayezu, prêtre à la paroisse
de Cyangugu, avait fait de son mieux pour le protéger, lui et beaucoup d’autres Tutsis.
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bas.” 3
Le 16 avril, vers 15 heures, Bagambiki, accompagné du Lt. Imanishimwe et des autorités
locales, s’est adressé aux réfugiés. Il leur a promis de collaborer avec la Croix-Rouge pour leur fournir
des vivres, des médicaments, pour les abriter de la pluie et pour veiller à ce qu’ils disposent de
sanitaires adéquats. Cette promesse de veiller aux besoins matériels des réfugiés ne fut qu’un
mensonge. La seule aide qu’ils reçurent vint du père Oscar Nkundayezu et de Sr. Népomscène de la
paroisse de Cyangugu. La dernière remarque du préfet ne leur laissa aucun doute quant au but de leur
incarcération dans le stade. Marie-Claire Byukusenge se rappelle clairement du discours de
Bagambiki.
“Nous allons appeler les gens que la population accuse de communiquer avec le FPR à l’aide de la
radio, et de possessions illégales d’armes.”
Boniface Musoni, 36 ans, paysan et éleveur de Muhari à Kamembe, avait été évacué de la
paroisse de Cyangugu. Lui aussi entendit la menace du préfet.
Le préfet avait donné un discours, en disant : “Nous avons une liste de gens qui ont été accusés de
possessions d’armes et d’avoir des contacts de radio avec les Inkotanyi. Nous voulons vous débarrasser
de ces gens pour que vous ayez la paix.” Il avait commencé à lire les noms. Si je me rappelle bien, la
première personne à répondre était l’homme d’affaires Benoît Sibomana. Muni de son chapelet, il avait
dit au préfet : “Je sais que vous allez nous tuer” tout en lui montrant le chapelet. “Ceci est la seule arme
que j’ai, malgré vos accusations.” Il a demandé aux autres gens dans le stade de prier pour lui. Ils ont
pris plus ou moins vingt personnes ce jour-là. 4
Le Lt. Imanishimwe a alors lu les noms de 24 hommes et d’une femme devant être enlevés ;
18 personnes répondirent à l’appel. Les victimes avaient été soigneusement sélectionnées ; il s’agissait
d’hommes instruits—enseignants et fonctionnaires—ou de négociants. Le soldat Jean-Bosco Masudi
explique que les hommes furent amenés à la brigade de la gendarmerie de Rusizi[au barrage routier
de Gatandara]. La femme parvint à s’échapper mais les 17 hommes tutsis furent abattus à Gatandara,
à environ un kilomètre du stade, en présence de Bagambiki.
Ils nous ont rejoints vers 17 heures sur la route en dessous de la brigade. La Hilux était pleine de gens ;
17 prisonniers gardés par les militaires. Quand ils sont arrivés, un Tutsi nommé Apiani avait essayé de
sauter de la camionnette ; Imanishimwe l’a abattu d’une balle avec son revolver. Nous avons saisi les
autres Tutsis. J’utilisais une machette.
Bagambiki était certainement présent à ce massacre. Il accompagnait les cadavres, qui étaient
conduits dans la même camionnette et jetés dans les latrines chez Gapfumu à Mutongo.
Le Lt. Imanishimwe retourna au stade à 20 heures en quête des hommes restants, mais ils
étaient déjà partis pour gagner Bukavu. 20 autres hommes furent enlevés le 17 avril. Les enlèvements
des hommes instruits et riches se poursuivirent tout au long d’avril et de mai.
Théodore Nyilinkwaya, 29 ans, était enseignant à Winteko, Cyimbogo. Le 12 mai, trois jours
après son arrivée au stade, des soldats lurent une nouvelle liste d’hommes “recherchés à des fins
d’interrogation”. Ils se mirent dans une colère noire lorsque personne ne répondit à l’appel.
Ils ont appelé tous les hommes à sortir et à se mettre en rang. Ils regardaient de très près les visages,
cherchant les instruits et ceux qui “paraissaient” riches. Ils ont demandé à entre vingt et trente hommes
de se mettre à côté. Personne ne pouvait refuser parce que les ordres étaient donnés sous la menace de
fusils. Ils ont été envoyés à Gatandara et tués par la milice avec des machettes.
L’un des hommes dont la tête était jugée valoir “son pesant d’or”, selon les propos de Berthe
Mukamusoni5, était Georges Nkusi, le substitut du procureur de la république de Cyangugu. L’opinion
Témoignage recueilli le 23 juin 1999.
Témoignage recueilli le 24 juin 1999.
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Témoignage recueilli le 23 novembre 1995.
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Emmanuel Bagambiki
politique de Nkusi et l’approche qu’il adoptait dans son travail l’avaient à plusieurs reprises opposé à
Bagambiki par le passé. Il avait même été jusqu’à faire arrêter le chef des interahamwe, John Yusufu
Munyakazi, contrairement aux souhaits de Bagambiki. Craignant que Bagambiki ne se serve du
génocide pour régler le compte de ses ennemis politiques, Nkusi décida de se réfugier au stade. Les
réfugiés tentèrent de le protéger, le déguisant en femme, mais il fut finalement démasqué et assassiné.
Le massacre sélectif prit fin lorsque le Col. Innocent Bavugamenshi fut nommé commandant
de la gendarmerie de la préfecture Cyangugu en mai. A cette date, nombre des réfugiés avaient été
transférés de force par Bagambiki dans un camp à Nyarushishi (voir plus loin).
Complice de la milice à la paroisse de Nyamasheke, du 13 au 17 avril
Le 11 avril, l’adjoint de Bagambiki, Gérard Terebura, se servit de véhicules officiels et en emprunta
d’autres pour collecter les Tutsis éparpillés aux quatre coins de Rwesero, la sous-région dont il était le
sous-préfet. Terebura emmena les Tutsis dans la paroisse catholique de Nyamasheke, commune de
Kagano. Deux jours plus tard, un grand nombre de civils et d’interahamwe armés jusqu’aux dents—y
compris des femmes et des enfants—attaquèrent la paroisse. Les gendarmes en poste à la paroisse
étaient résolument décidés à protéger les réfugiés. Tandis que les réfugiés ripostaient avec des pierres,
les gendarmes tirèrent sur la foule d’assassins et tuèrent trois d’entre eux. Les miliciens battirent en
retraite, mais menacèrent de revenir. Lorsque la violence commença, le curé de la paroisse, le père
Ubald Rugirangoga, avait téléphoné au préfet et à l’évêque Ntihinyurwa pour demander de l’aide. Si
l’évêque arriva avant le plus fort de l’attaque, Bagambiki n’arriva que deux heures et demie plus tard,
une fois l’incident terminé.
Dès qu’il gagna Nyamasheke, Bagambiki tint une réunion avec les miliciens dans le bureau
communal de Kagano. Il soutint avoir négocié un accord avec eux pour préserver la paix mais les
conditions imposées par les miliciens étaient sûres d’amoindrir les chances de survie des réfugiés. Les
miliciens exigèrent le désarmement des réfugiés ; la fouille de la chambre du père Rugirangoga pour
voir s’il y cachait des armes à feux ; le transfert des gendarmes et le confinement des réfugiés en un
seul endroit. Selon les propos d’Yves Songa : “C’est comme si on nous avait livrés pieds et poings liés
aux meurtriers.”6 Le préfet fit la sourde oreille aux craintes des réfugiés. Il leur dit : “La population n’a
rien contre vous. C’est simplement que les habitants ont faim.” Il tint ces propos alors même que les
corps de maints réfugiés abattus peu de temps avant son arrivée jonchaient encore le sol non loin de là
et il pouvait voir que d’autres étaient blessés.
Conscient du danger et de son impuissance, le père Rugirangoga partit, en disant à Bagambiki
qu’il plaçait les réfugiés “entre les mains des autorités”. Bagambiki ordonna aussitôt le transfert des
gendarmes qui avaient défendu la paroisse. Ils furent remplacés par les gendarmes qui se trouvaient à
la paroisse de Kirambo au moment du massacre des Tutsis. L’évêque Ntihinyurwa partit au bout de
deux jours, accompagné d’autres ecclésiastiques qui avaient aidé les réfugiés. Après leur départ, les
réfugiés savaient qu’ils n’avaient plus aucune chance d’échapper à la mort.
Les réfugiés continuèrent de repousser les assauts de moindre envergure. Mais le vendredi 15
avril, confrontés à une offensive menée par des interahamwe bien armés des communes de Kagano,
Kirambo, Gafunzo, Karengera et Gatare—aidés par des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants et
par les nouveaux gendarmes—ils ne purent faire face. Gaëtan Kabanda, paysan du secteur Butambara
à Kagano, décrit le carnage.
L’invasion avait commencé vers 13 h 30. Nous étions entourés par beaucoup de gens qui étaient venus
pour nous tuer—de Kirambo, Gatare, Gafunzo et Kagano. Ils étaient accompagnés par les réservistes
avec des fusils. Tous les policiers communaux de Kagano étaient là-bas. Les gendarmes avaient rejoint
les tueurs. Nous étions en face de cette armée qui avait tout ce qu’il fallait pour tuer—fusils, grenades,
machettes etc. On avait vraiment l’impression que la population toute entière de ces quatre communes
nous avait déclaré une guerre indiscutable. On entendait le son des tam-tams invitant la population à
venir prendre part à l’attaque.
Les réfugiés étaient au nombre de 7.000 environ. La plupart d’entre eux furent tués par les
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Témoignage recueilli le 11 Novembre 1995.
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balles des policiers communaux et des gendarmes, qui étaient sous les ordres de Bagambiki.
Ils ont tiré et tiré, visant spécialement les hommes qui lançaient des pierres. Leurs tirs avaient
occasionné des explosions de sang sur toute la place. Ils essayaient de forcer leur chemin à l’intérieur et
nous essayions de les empêcher d’entrer. Ils ont réussi à entrer aux environs de 16:00 heures, moment
au bout duquel ils avaient tué un nombre important d’hommes.
Ils étaient entrés avec beaucoup de colère et beaucoup d’armes—lances, épées, machettes et
massues. Une fois à l’intérieur, ils n’ont pas utilisé de fusils et de grenades. Les hommes qui avaient
opposé la résistance ont été les premiers à être exterminés. Les femmes et les enfants s’étaient assis sur
le sol et priaient. J’avais demandé à ma femme de sortir parce que je pensais que nous serions mieux
dans la cour. Ils tiraient partout—à droite, à gauche et au centre. J’ai perdu la tête et j’ai fui, laissant ma
femme derrière. Ma femme m’a couru après. Je suis entré précipitamment dans l’une des maisons. Elle
s’y est précipitée. Je me suis rué immédiatement dans le plafond. Lorsque ma femme a essayé de
grimper tant bien que mal après moi, mon enfant et elle ont tous les deux été atteints par une lance. Les
tueurs ne m’ont pas suivi dans le plafond ; ils pillaient ma femme morte.
A l’intérieur du faux-plafond, Gaëtan découvrit deux autres hommes et une centaine de
femmes et de jeunes filles. Les attaquants versèrent alors de l’essence sur la maison et y mirent le feu.
Plus tard, ce soir-là, ils partirent et Gaëtan descendit du faux-plafond et découvrit des monceaux de
cadavres. Lui et quelques autres se rendirent dans l’église pour y rejoindre les 4.000 réfugiés qui
avaient eu la vie sauve ce jour-là, tandis que les tueurs se concentraient sur le pillage des victimes.
Toutefois, les forces génocidaires revinrent bientôt, le 16 avril, pour achever leur besogne. Athanase
Hodari, originaire de Rambira à Kagano, perdit sa femme et cinq de ses six enfants le 15 avril. Son
sixième enfant allait périr le 16.
Ils sont revenus vers 14 heures. Ils ont demandé aux femmes et aux enfants de sortir, en leur assurant
qu’on ne leur ferait pas de mal. Dès qu’ils sont sortis, ils ont été tués avec des machettes. [Ensuite] ils
sont entrés à l’intérieur de l’église, tuant avec des fusils et des grenades. Ils avaient amené des
bouteilles remplies d’essence et de sable. Ils ont mis le feu aux bouteilles et les ont lancées dans
l’église. Il y a eu une grande explosion. L’église est grande et bâtie avec des briques solides. Donc elle
n’a pas brûlé, mais la fumée était devenue insupportable. L’église était remplie de fumée de fusils et
d’odeur de sang. Vers 17 heures, j’ai perdu conscience et je suis tombé sur les cadavres. J’ai repris
conscience vers 19 heures. Il n’y avait à peu près qu’une centaine de survivants. 7
Les tueurs revinrent à l’église le dimanche pour abattre les réfugiés restants.
Complicité dans les massacres – Paroisse de Mibilizi, du 18 au 30 avril
A partir du 7 avril, des vagues de réfugiés des communes de Cyimbogo, Nyakabuye et Gishoma
déferlèrent sur la paroisse catholique de Mibilizi dans la commune Cyimbogo, nombre d’entre eux
étant blessés. Ils furent accueillis, nourris et réconfortés par les prêtres de la paroisse. Il y eut de
nombreuses escarmouches entre le 8 et le 18 avril, qui firent plusieurs blessés parmi les réfugiés.
L’eau fut coupée et les réfugiés qui tentèrent de sortir pour s’en procurer à l’extérieur furent tués. La
milice locale, sous le commandement d’un homme d’affaires et du trésorier de la branche de
Cyangugu du MRND, Edouard Bandetse, attaquèrent la paroisse le 12, blessant trois personnes. Les
prêtres aidèrent à organiser l’autodéfense des réfugiés et ils forcèrent les interahamwe à battre en
retraite. Ils revinrent le 13, accompagnés de miliciens en provenance de Gishoma et armés de fusils et
de grenades. Une fois encore, les réfugiés, uniquement armés de pierres, leur tinrent tête.
Mais le 18 avril, les réfugiés furent écrasés par une foule gigantesque de miliciens bien armés
venant de plusieurs communes et épaulés par des soldats et les gendarmes qui étaient supposés
protéger la paroisse. Soldats, gendarmes, interahamwe et civils organisèrent de concert un assaut qui
débuta vers 10 heures. Le curé de la paroisse, le père Joseph Boneza, téléphona au bureau de la
préfecture pour demander de l’aide. Bagambiki reçut le message alors qu’il présidait une réunion
préfectorale sur la sécurité à laquelle assistaient ses adjoints, bourgmestres, représentants des partis
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Témoignage recueilli le 7 mars 1995.
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Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
politiques et divers ecclésiastiques, dont l’évêque Ntihinyurwa. Le sous-préfet chargé des affaires
économiques et techniques, Théodore Munyangabe, y assistait également. D’après Munyangabe,
l’évêque Ntihinyurwa suggéra de suspendre la réunion et qu’une délégation, menée par Bagambiki, se
rende à Mibilizi. Bagambiki rejeta la suggestion, déclarant qu’il “ne pouvait pas s’y rendre et
abandonner ainsi une réunion d’une importance vitale”.8 Il fut décidé d’envoyer Munyangabe; le
représentant de la gendarmerie présent à la réunion, le Lt. Harerimana; Edouard Bandetse et Pierre
Kwitonda, pour représenter respectivement le parti de Habyarimana, le MRND et le parti d’opposition,
le MDR. Bien que l’appel à l’aide de Mibilizi ait été émis à 10 h30, Munyangabe soutient que lui et
Kwitonda n’atteignirent la paroisse que vers 15 heures car ils furent retardés par l’absence de signature
de leur bon d’essence par Bagambiki. Leur véhicule, explique-t-il, tomba en panne d’essence, ce qui
les contraignit à revenir à pied à la réunion pour rectifier la situation.
J’avais commencé à avoir mes doutes sur le préfet à partir de ce moment. Avait-il vraiment oublié de
signer le bon, ou l’avait-t-il fait sciemment dans l’intention de nous retarder ? Je ne peux pas répondre à
cette question, mais c’est tout à fait possible. Bagambiki était un homme très malin et très rusé,
quelqu’un qui se montrait bon sans l’être.
Entre-temps, dit-il, Bandetse était parti tout seul pour se rendre à Mibilizi.
Kwitonda et moi sommes arrivés à la paroisse à 15 heures. Je pensais que j’allais trouver les gendarmes
que le Lt. Harerimana était supposé avoir envoyés là-bas, mais je me trompais. Avant d’arriver à la
paroisse, nous avons dépassé en voiture une foule de près 5 000 personnes, munie de différentes armes,
en route pour aller attaquer les réfugiés à Mibilizi. On a dû arriver à la paroisse en même temps que les
attaquants.
Comme le confirme de nombreux survivants, Munyangabe a ensuite parlé au père Boneza et a
suggéré que certains réfugiés sortent pour parler aux miliciens. Il dit qu’il avait tout juste réussi à
convaincre la milice du besoin de pourparlers quand Bandetse est arrivé en jeep, accompagné d’un
inspecteur des douanes armé d’un fusil.
A la vue de Bandetse, tous les interahamwe ont poussé des cris de joie, comme des enfants qui
accueillaient leur père. L’inspecteur de douane Ngagi, a tiré de son fusil plusieurs coups en l’air, mais
dans la direction des Tutsis, comme un signal de départ. Chacun autour de moi s’est rué pour attaquer
la paroisse et les réfugiés à l’intérieur. Je suis parti pour Ngoro où j’ai trouvé le chauffeur et Kwitonda
et nous sommes immédiatement partis pour Kamembe. Il était aux environs de 16 h 30.
Munyangabe raconte avoir téléphoné à Bagambiki dès qu’il arriva à Kamembe.
J’ai insisté sur le rôle criminel de Bandetse, qui, non seulement était parti avant nous pour préparer les
tueurs, mais aussi était arrivé à la paroisse pour donner le signal, à l’aide de son compagnon Ngagi. J’ai
donc bien signifié le rôle criminel de Bandetse à Bagambiki. J’accuse Bagambiki de n’avoir pris
aucune mesure contre Bandetse malgré mon rapport. J’ai bien suivi et j’ai découvert qu’il n’avait pris
aucune mesure. J’ai été également surpris qu’il n’ait pris aucune mesure contre la gendarmerie. Il m’a
dit lui-même qu’il avait appris qu’aucun gendarme n’avait été envoyé là-bas, malgré les promesses du
Lt. Harerimana.
Virginie Uwanyirigira, 52 ans, était infirmière et habitait près de la paroisse. Elle s’y était
réfugiée avec sa famille le 7 avril. Personne ne nie le rôle crucial joué par Bandetse, mais le récit de
certains survivants , comme Virginie, jette le doute sur les propos de Munyangabe lorsqu’il prétend ne
pas avoir pris part au massacre.
Aux environs de 10 heures le 18 avril, les interahamwe sont revenus en très grand nombre, plus que les
autres fois, et plus menaçants, avec les gendarmes et les militaires aussi. Les combats ont commencé et
les hommes et jeunes gens nous ont défendus. L’abbé Boneza avait pris le microphone et encourageait
chacun à s’aider les uns les autres dans le combat et disait de crier et d’hurler afin de faire peur aux
8
Témoignage recueilli le 22 juin 1999.
8
Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
interahamwe. Tout le monde avait participé au combat à part nous les vieilles femmes et les vieux. Ce
qui nous a vraiment fait mal, c’est l’attitude des gendarmes qui étaient supposés nous protéger. Ce jourlà, ils ont tourné leurs fusils contre nous, facilitant ainsi la tâche des interahamwe. Après le retrait de
ces tueurs sanguinaires, nos hommes sont restés dehors pour vérifier qu’ils ne revenaient pas.
Cependant, cet après-midi-là, les interahamwe sont revenus accompagnés de Théodore
Munyagabe, le sous-préfet. Il nous a demandé de retourner dans la concession du presbytère pour qu’il
essaie d’être l’intermédiaire entre les interahamwe et nous. Il paraissait qu’ils s’étaient plaints à lui que
nous les avions provoqués. Dès que nos hommes furent à l’intérieur de la cour du presbytère, le souspréfet et son assistant, Kwitonda, ont donné le signal pour que les interahamwe avancent et
commencent à tirer sur nous, nous jetant des grenades, tranchant la gorge à quiconque essayait de se
sauver et même exécutant les autres en coupant leurs têtes.
La seule raison pour laquelle certains d’entre nous ont été épargnés, c’est la gourmandise des
interahamwe ; une fois qu’ils ont tué à satiété, ils sont allés piller le couvent des sœurs de St François
d’Assise. Les assassins les plus virulents en avaient assez aussi quand ils ont vu ce qui se passait, et ils
sont allés rejoindre le pillage. C’est la seule chose qui les a empêché de tuer le reste d’entre nous ce
jour-là.
Catherine Kanyundo, 64 ans, originaire du secteur de Mibilizi, comptait parmi les premiers
arrivants à la paroisse. Elle décrit le 18 avril comme “un jour véritablement catastrophique.”
Les interahamwe de toutes les communes étaient venus. Commençant vers 10 heures, ils nous ont lancé
des grenades, beaucoup de grenades. Il y avait de grandes explosions qui laissaient à leur suite
beaucoup de gens morts. Ils avaient des fusils, ainsi que des grenades. Nous n’avions aucun moyen
pour nous défendre. Personne ne pouvait penser à s’échapper. Les tueurs avaient complètement
encerclé la paroisse. Quatre gendarmes avaient été envoyés par le préfet, mais ce n’était pas pour nous
protéger. Au contraire, c’était pour s’assurer qu’on ne puisse s’échapper. Ils ont tué jusqu’à midi. Ils
sont revenus dans l’après-midi et il y a eu de grandes fusillades.
Les réfugiés qui s’étaient cachés à l’intérieur de l’église ne furent pas attaqués. Les personnes
qui avaient réussi à se glisser dans des salles dotées de portes métalliques verrouillables furent aussi
épargnées. C’est dans l’une de ces pièces que Catherine réussit à se cacher. Les tirs de fusil et les
grenades étaient dirigés sur ceux qui s’étaient rassemblés dans l’enceinte. Ceux qui s’étaient cachés
dans le presbytère et dans les classes furent traînés dehors puis tués à coup de machettes. Jacqueline
Nyiranzeyimana, 29 ans, institutrice originaire de Kagikongoro à Mibilizi, décrit la nature de la
“protection” que les gendarmes de Bagambiki étaient venus offrir aux réfugiés.
Les gendarmes avaient pris position, certains d’entre eux avaient même grimpé aux arbres. Ils ont
commencé à tirer sur les gens dans la cour. Vers 16 h 30, les interahamwe avaient envahi tout
l’établissement. On nous lançait des grenades. Après, les interahamwe sont revenus pour achever les
survivants.
Il est estimé qu’environ 1.500 réfugiés ont trouvé la mort le 18 avril. Il y eut un autre massacre
le 20 avril ; cette fois, le but était d’exterminer tous les hommes restants, tout particulièrement les
personnes instruites et aisées. Les hommes à la tête de l’attaque étaient les chefs de la milice de
Yusufu qui venaient de Bugarama, Tarake Aziz Makuza et Elieri. Ils arrivèrent avec une liste de 60
hommes qu’ils avaient l’intention d’abattre, mais ils ont tué plusieurs centaines d’hommes et de
garçons. L’un de ceux qui les épaula dans leur besogne est le Corporal Narcisse Kayibanda, 32 ans,
qui avait contribué à la formation de la milice de Yusufu avant le génocide. Il avait dû quitter l’armée
en raison d’une blessure et vivait chez lui à Gishoma. Il explique que le bourgmestre de Gishoma,
Jean-Chrysostome Nkubito, lui avait demandé de “les aider à exterminer les Tutsis”.
J’ai hésité à accepter le travail, car je ne voyais aucune raison pour retourner dans les forces armées.
C’est lors d’un entretien avec Bagambiki, organisé par Bandetse, qu’il fut incité à changer
d’avis. Ils retrouvèrent Bagambiki et Imanishimwe à l’hôtel Ituze de Kamembe. Kayibanda explique
qu’il connaissait Bagambiki depuis novembre 1992 et précise : “Vous pouvez être sûr que je le
connais bien.”
9
Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
Bandetse avait pris le préfet à part et lui avait dit : “Ce jeune homme a un fusil, mais il n’a aucune
cartouche. Mais nous avons vraiment besoin de son aide.” J’ai demandé si le préfet avait des grenades.
Il m’a demandé quel genre de grenades je savais utiliser et je lui ai répondu : “Les M26, je les ai
beaucoup utilisées quand j’étais au front.” Bagambiki est ensuite allé voir Imanishimwe et tous les deux
sont partis en Pajero. Bandetse m’avait dit : “Ce préfet est un homme bon. Il nous donne toute l’aide
dont nous avons besoin. Je vais lui demander de te donner une prime.”
A son retour, Imanishimwe donna à Kayibanda un sac à dos militaire qui contenait dix
grenades M26. Quelques minutes plus tard, ils furent rejoints par le préfet.
Bandetse lui a dit que nous avions ce dont nous avions besoin, en lui montrant le sac à dos que j’avais
mis entre mes pieds.
Kayibanda ne cacha pas son mécontentement lorsque Bagambiki proposa de le récompenser
par une bière. Il prétend lui avoir dit : “Je ne suis pas un gamin, qui travaille pour un verre de bière
alors que je suis continuellement dans le sang jusqu’aux genoux.”
Le préfet a demandé : “Est-ce que tu travailles pour toi-même ? Est-ce que la mort du président ne
signifie rien pour toi ?”
Finalement, ils se mirent d’accord sur une prime de 300.000 francs ; Bagambiki lui versa un
acompte de 50.000 francs. Ce sont les grenades fournies par Bagambiki et Imanishimwe qui
facilitèrent le massacre du 20 avril. Kayibanda reçut l’ordre de veiller tout particulièrement à ce qu’un
certain nombre de Tutsis influents trouvent la mort, y compris le mari de Virginie, Charles
Rwamukwaya, auxiliaire médical au dispensaire de Mibilizi. Kayibanda explique comment il respecta
ces consignes.
Je suis entré dans l’église avec mon revolver et j’ai fait sortir Charles. Comme je ne voulais pas
gaspiller mon coup, je l’ai remis aux paysans qui l’ont tué avec des massues. Ensuite nous sommes
entrés avec les gendarmes et d’autres paysans armés de grenades et nous avons tiré et lancé beaucoup
de grenades dans la foule de réfugiés. J’ai utilisé les grenades que Bagambiki m’avaient données. 9
Catherine a fait le récit des tueries du 20 avril.
Les interahamwe sont arrivés, armés de fusils. Ils étaient accompagnés par les militaires. Il y avait
même des enfants, certains âgés de quatorze ans. Les soldats et les tueurs adultes sont entrés dans
l’église et ont ordonné à tout le monde de sortir dans la cour, laquelle était encerclée d’interahamwe.
Cette fois, ils ont vidé aussi toutes les pièces, fermées ou pas. On a ordonné à tout le monde de
s’asseoir par terre. Nous étions complètement cernés par les miliciens.
Ils ont emmené toutes les personnes de sexe masculin de plus de deux ans. Ils s’intéressaient
particulièrement aux hommes qui avaient l’air d’être des étudiants ou des fonctionnaires, bref, tous les
hommes qui avaient l’air d’avoir reçu une éducation ou d’avoir de l’argent. Ils n’ont laissé que les
hommes très pauvres, ceux qui étaient déjà blessés et les tout petits bébés. Ils n’ont même pas épargné
les vieillards. Ils étaient tués à proximité. J’ai vu de mes propres yeux comment certains étaient
transpercés par une épée de la tête aux épaules. Ils ont pris aussi une femme, qui était enseignante.10
Après une trêve de dix jours, les choses ont encore empiré lorsqu’un groupe d’interahamwe en
provenance de Bugarama arriva le soir du 30 avril, sous les ordres de John Yusufu Munyakazi. Ils se
rendirent directement dans les salles où les réfugiés restants avaient tenté de s’abriter et s’emparèrent
de 70 à 100 hommes qu’ils avaient laissé de côté jusque-là, essentiellement du fait de leurs graves
blessures.
Bagambiki s’est rendu à Mibilizi en mai, une fois les massacres terminés, pour prendre part à
une réunion sur le marché de Bambiro concernant la réouverture de l’hôpital de Mibilizi. A la mi-mai,
9
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Témoignage recueilli les 22 et 23 juin 1999.
Témoignage recueilli le 15 février 1995.
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Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
Bagambiki conduisit les survivants de Mibilizi au camp de Nyarushishi.
Bénédiction officielle : le massacre du stade de foot de Gashirabwoba
Bagambiki rendit également visite aux Tutsis qui s’étaient réfugiés dans un terrain de football de
Gashirabwoba, commune de Gisuma. Entre 800 et 900 Tutsis s’y trouvaient rassemblés au début
d’avril, quand le préfet et le bourgmestre local, Fulgence Nsengumuremyi, arrivèrent. Le but de leur
visite n’a jamais été ouvertement déclaré, mais ce n’est certes pas une coïncidence que dans les
minutes qui suivirent le départ de Bagambiki, des soldats de Cyangugu et des interahamwe lancèrent
une attaque sur le stade. L’inaction totale du préfet vis-à-vis des tueurs indique clairement qu’il
approuvait leurs agissements. Virginie Musabyemariya compte parmi les très rares survivants du
carnage. Virginie et sa famille avaient voyagé longuement pour gagner le stade, quittant leur domicile
dans la cellule Kimpundu, commune de Karengera. Sa famille périt dans le massacre. Elle estime le
nombre de survivants à 18 ; 16 d’entre eux furent tués par la suite, lorsque des soldats les incitèrent à
quitter leur cachette en leur promettant “qu’il n’y aurait plus de massacres”. Virginie s’en tira avec de
graves blessures à la tête et aux épaules.11
Bagambiki abandonne les victimes d’un massacre à Kadasomwa
Kadasomwa, situé près du marché de Kamembe, fut le théâtre d’un autre massacre au cours duquel on
rapporte qu’Emmanuel Bagambiki et le Lt. Samuel Imanishimwe se seraient une fois de plus entraidés.
Un groupe de 290 réfugiés—147 hommes et 143 femmes—étaient en route pour la paroisse de
Cyangugu lorsqu’il tombèrent dans un guet-apens tendu par des soldats en avril12 à Kadasomwa. Le Lt.
Imanishimwe menaça de tous les tuer, puis il leur ordonna “de s’asseoir et de se compter”. Laissant
deux soldats pour monter la garde afin que personne ne puisse s’échapper, Imanishimwe quitta les
lieux dans sa camionnette Hilux. Il revint ensuite avec Bagambiki, qui se contenta de survoler du
regard le groupe qui était sur le point d’être abattu avant de les abandonner à leur terrible sort. Il est
impossible qu’il n’est pas eu conscience du fait que des miliciens rôdaient dans les parages. Félix
Rwaburinzi, 44 ans, tailleur de Kamembe originaire de Cyimbogo, raconte leur calvaire.
Aux environs de 13 heures, Samuel est arrivé avec Emmanuel Bagambiki. Bagambiki est descendu de
sa voiture, nous a regardés et s’est retourné. Bagambiki et les trois militaires sont montés à bord du
véhicule. Aussitôt nous avons vu que nous étions entourés de milliers d’assassins. Ils étaient cachés aux
alentours de la brousse, attendant le signal de Samuel et de Bagambiki, ou même leur bénédiction.
Nous nous sommes éparpillés. Nous avons essayé de grimper sur une pente, pendant qu’on nous
attaquait avec des machettes. On me coupait à la machette au niveau du cou et on me frappait de
plusieurs coups de matraques, jusqu’à ce que je m’écroule parmi les cadavres. Quand j’ai repris
conscience vers 15 heures, j’ai essayé de me lever, mais c’était difficile parce qu’il y avait des cadavres
sur moi. Soudain j’ai entendu un véhicule s’arrêter à proximité, transportant des prisonniers pour
enterrer les cadavres. Ils jetaient les cadavres dans les tombes communales et mettaient ceux qui étaient
encore vivants de côté.13
Environ 30 hommes et 100 femmes survécurent au massacre.
Intervention en faveur des tueurs à la paroisse et au centre de soins de
Nkanka, le 18 avril
Nombre des Tutsis de Kamembe et de la commune de Gisuma se rassemblèrent dans la paroisse
catholique de Nkanka, près du bureau communal de Kamembe. Ils occupaient l’école primaire, le
presbytère et le centre de soins. Sous prétexte qu’ils avaient des fusils, le bourgmestre, Napoleon
Témoignage recueilli le 14 février1995.
African Rights n’a pu établir la date précise des tueries de Kadasomwa.
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Témoignage recueilli le 22 novembre 1995.
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Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
Mubiligi, ordonna à deux policiers communaux de fouiller les réfugiés ; les quelques machettes et les
couteaux qu’ils avaient avec eux pour se défendre furent confisqués.
Le 18 avril, il y avait environ 1.000 réfugiés dans la paroisse. Aux alentours de 9 h 30, une
foule gigantesque armée de machettes, de lances, de massues et d’épées déferla sur la paroisse et prit
position dans la forêt tout autour de l’école primaire. La foule venait de Kamembe, de Gisuma et de
Gafunzo. Un policier communal, Casimir Gatera, explique que lorsqu’il vit cette cohue menaçante se
diriger vers l’école primaire, il décida de téléphoner au bourgmestre, pour l’avertir du massacre
imminent. Le bourgmestre assistait à une réunion sur la sécurité organisée par Bagambiki au bureau de
la préfecture. Gatera prétend que Bagambiki prit le téléphone et lui dit simplement : “Dis-leur de se
calmer.”
Bagambiki m’a dit : “Je t’enverrai mon représentant pour savoir ce qu’ils veulent. Le bourgmestre n’est
pas disponible en ce moment, mais il reviendra après la réunion.”
Le représentant de Bagambiki arriva peu après.
J’ai vu la jeep Suzuki se diriger vers la paroisse avec un militaire et Christophe Nyandwi, le chef des
interahamwe de Cyangugu. Je suis allé vers Nyandwi et le militaire et j’ai demandé au premier : “Es-tu
venu ici comme représentant du préfet ?” “Oui” m’avait-t-il répondu. Nyandwi d’un air maussade avait
poursuivi : “Ces gens ont fichu notre plan en l’air.” J’étais surpris quand le représentant du préfet
n’était personne d’autre que Nyandwi, qui n’avait même pas demandé aux interahamwe d’arrêter les
tueries. Le militaire avait un fusil et des grenades. Je suis retourné dans le bureau et j’ai vu la jeep de
Nyandwi se rediriger en ville. Quelques secondes après, j’ai entendu des grenades exploser du côté de
Nkanda. J’entendais aussi des coups de feu. Pas longtemps après, notre bourgmestre est arrivé. Je l’ai
accompagné sur le lieu. Nous sommes arrivés là-bas après l’attaque, mais les interahamwe étaient
encore sur scène. Le bourgmestre a confirmé que la personne à qui j’avais parlé au téléphone était en
effet le préfet, Bagambiki.14
Emmanuel Kamonyo, le sous-préfet chargé des affaires sociales et culturelles, souligne les
liens étroits qui existaient entre Bagambiki et Nyandwi durant le génocide.
Bagambiki tenait presque des réunions journalières dans son bureau avec Christophe Nyandwi, le chef
des interahamwe ; Baraberaho Bantariripa, un expert en agriculture et chef de la branche CDR15 locale.16
Le soldat laissé par le représentant de Bagambiki rejoignit les autres tueurs pour mettre la
paroisse à feu et à sang. Mais les survivants accusent aussi Gatera, actuellement emprisonné pour son
rôle dans le génocide, d’avoir activement participé au massacre. Béatrice Uzayisaba, 31 ans, était
enseignante à Kamembe. Elle a perdu son père, deux frères, son beau-père et une belle-soeur à
Nkanka. Ce matin-là, les réfugiés ont riposté avec des pierres et ils empêchèrent la paroisse d’être
envahie. Elle décrit comment les tueurs semblent avoir redoublé d’enthousiasme lorsque le
bourgmestre arriva vers 14 h 30 et parla avec Gatera et d’autres policiers communaux.
Ils ont parlé pendant 15 minutes, ensuite l’autobus du bourgmestre a démarré. Gatera et le policier
communal ont organisé les tueurs qui se sont tous dirigés vers le centre de santé.
Ils ont fait sortir les malades tutsis, leurs aides-soignants et les réfugiés, tuant une centaine de
personnes.
Ils ont été horriblement battus avec des machettes et des massues. On voyait ce carnage depuis l’école
primaire.17
Témoignage recueilli le 22 juin 1999.
Coalition pour la Défense de la République, la faction politique la plus extrémiste du pays.
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Témoignage recueilli le 21 juin 1999.
17
Témoignage recueilli le 20 avril 1995.
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Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
Ensuite, ils ont lancé des grenades en direction du presbytère, tuant presque tous les réfugiés
qui s’y cachaient. Une pluie diluvienne les dissuada de se rendre à l’école primaire où se tenaient la
majeure partie des réfugiés. La pluie continua jusqu’au crépuscule. Environ 500 réfugiés marchèrent
jusqu’à la cathédrale puis jusqu’au stade. Les réfugiés qui étaient restés sur place furent tués le
lendemain, le 19 avril. Les réfugiés du bureau communal de Kamembe furent aussi abattus ce jour-là.
Là encore, Casimir Gatera a été désigné comme l’un des principaux organisateurs du carnage.
Les réfugiés mis en danger au camp de Nyarushishi, le 25 juin
A partir de la mi-mai, les Tutsis qui avaient survécu aux massacres ayant enflammé Cyangugu, y
compris les survivants du stade, du bureau communal de Kamembe et de la paroisse de Mibilizi, furent
transférés dans un camp à Nyarushishi, commune de Nyakabuye. Méfiants des intentions de
Bagambiki, les réfugiés du stade de Kamarampaka refusèrent de monter à bord des autobus que
Bagambiki avait organisés pour assurer leur transport. Il leur promit qu’à Nyarushishi ils auraient
“plus de place et de meilleures conditions sanitaires”. Finalement, il s’emporta et, d’après Musoni, il
s’exclama : “De toutes façons, vous partirez !” Le transfert des réfugiés donna à Bagambiki l’occasion
de remarquer que certains des hommes recherchés étaient encore en vie. Théoneste Kayihura, 33 ans,
commerçant, se tenait près des deux bus organisés pour leur transport lorsqu’il entendit une
conversation entre Bagambiki et le Lt. Imanishimwe.
Bagambiki était assis sur le gazon et Lt. Samuel était là-bas avec lui, regardant les Tutsis monter dans
leur autobus. J’ai vu Bagambiki se tourner soudain vers Nshogoza, le vétérinaire de Kamembe, et dire à
Imanishimwe : “Tu insistais pour dire que tu ne pouvais pas le trouver, n’est-ce pas lui ?”. Ensuite il a
vu Mbembe, et a dit au militaire : “Ramène-moi celui-là.” Je n’avais aucun moyen pour avertir
Nshogoza à cause de la bousculade des gens montant dans le bus sous la clameur des sifflets des
militaires. J’ai décidé de retourner à l’intérieur du stade et j’y ai réussi. La façon dont le préfet avait fait
désigner les gens m’avait fait peur et augmenté mes craintes sur ce qui allait se passer à Nyarushishi.
Plus tard, j’ai appris que Nshogoza avait été tué, et que Mbembe du secteur Murangi avait été tué à
Gatandara.18
Boniface Musoni a quitté le stade à bord du même bus que Mbembe et Nshogoza, qu’il
connaissait tous les deux.
Je suis monté dans un bus conduit par Cyriaque Mangobe qui est mort récemment. Beaucoup de gens
m’y avaient rejoint, y compris Mbembe, un agent de la sécurité au bureau de la préfecture, et
Nshogoza, le vétérinaire de Kamembe, originaire de Butare. Quand nous avons atteint Nyarushishi,
nous sommes descendus de l’autobus avec les militaires qui étaient supposés veiller sur nous. Nshogoza
avait noué une serviette autour de sa tête. Au moment où il descendait du bus, l’un des militaires s’est
glissé derrière lui et lui a tiré une balle dans la tête. Il s’est écroulé, mort. Un autre militaire avait blessé
un homme de Gisuma avec une baïonnette, le piquant près de la clavicule. Je connaissais la victime de
vue.
Mbembe fut emmené, selon les ordres de Bagambiki.
Mbembe n’avait pas été autorisé à sortir de l’autobus. Je l’ai vu encore à l’intérieur quand le bus avait
fait demi-tour. Nous avons appris qu’il avait été emmené à Gatandara où il a été tué. Dans tous les cas
il a dû être tué puisqu’on ne l’a plus jamais revu. Ce même jour, j’ai aidé à l’enterrement de Nshogoza.
Nous l’avons enterré en bas du dispensaire à Nyarushishi.
Nyarushishi fut le seul camp de Cyangugu où furent amenés les survivants et nombre des
réfugiés s’y rendirent sous la menace et contre leur gré. Les survivants sont convaincus que le préfet
décida de les transférer du stade car, malgré les mesures préventives qu’il avait mis en place, le fait
que le stade se trouvait près de Bukavu au Zaïre faisait que le monde extérieur pouvait obtenir plus
facilement des renseignements sur le génocide. Bagambiki avait appris que certains des réfugiés du
18
Témoignage recueilli le 24 juin 1999.
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Bulletin d’Accusation No.4
Emmanuel Bagambiki
stade avaient réussi à s’enfuir, généralement en soudoyant les gendarmes, et à traverser la frontière
pour gagner Bukavu. De plus, les informations émises à propos de Nyarushishi, camp éloigné situé en
pleine campagne, seraient plus faciles à contrôler. Mais il ne fait non plus aucun doute que la décision
de rassembler les survivants des quatre coins de la région en un seul camp avait été prise en
préparation d’un massacre. Selon les propos d’un survivant, la stratégie de Bagambiki était de veiller
“à ce que nous ne laissions aucune trace”. Dès qu’ils atteignirent Nyarushishi, les réfugiés comprirent
que d’autres tourments les attendaient. Les conditions du camp étaient extrêmement pénibles. Il faisait
froid et humide ; les approvisionnements en vivres, en eau et en médicaments étaient rares ou
insuffisants. Pire encore, des interahamwe armés enlevait toute personne qui quittait le camp en quête
de vivres, d’eau ou de bois de chauffage.
A la fin de juin, les soldats français de l’Opération Turquoise envisagèrent de monter une
opération de sauvetage pour délivrer les Tutsis du camp. Afin d’empêcher cette éventualité, des
milliers d’interahamwe armés issus des diverses communes de Cyangugu se rassemblèrent à
Nyarushishi le 25 juin, le jour même où les soldats français débarquèrent dans la préfecture. Les
réfugiés furent sauvés parce que le Col. Innocent Bavugamenshi devança Bagambiki en envoyant un
grand nombre de gendarmes monter la garde au camp de très bonne heure le matin de l’arrivée des
soldats français. Bagambiki se rendit à Nyarushishi après l’arrivée au camp des soldats français. Les
interahamwe furent obligés de battre en retraite lorsqu’ils virent les légions de gendarmes. Judith
Mukankubito, ayant survécu au massacre du stade de Kamarampaka, décrit les efforts mis en oeuvre
par le préfet pour tenter de masquer la vérité.
Bagambiki a parlé aux Français. Ensuite il a vu l’un des survivants, quelqu’un qui s’appelait Kamatari.
Il lui a donné une accolade chaleureuse devant les Français qui ont été surpris de voir le préfet si
fraternel avec quelqu’un qu’il n’avait pas sauvé. Les Français se sont approchés de Kamatari, qui savait
bien parler le français, et lui ont posé des questions sur la vie que nous avons menée. Quand il a vu ça,
le préfet a dit à Kamatari, en Kinyarwanda : “Uvuge make dore nzi ko ujya uvuga menshi !”, ce qui
signifiait : “J’espère que tu leur diras peu !” Mais Kamatari leur a dit tout ce qui s’était passé.
14