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Vingt ans après le massacre de plus de 800 000 Tutsis et Hutus modérés au « pays des mille collines », soldats français et rwandais patrouillent côte à côte dans les rues de Bangui, la capitale de la Centrafrique. Sur place, le haut commandement de l’opération Sangaris ne tarit pas d’éloges à l’égard des hommes de Paul Kagamé, au pouvoir à Kigali depuis l’été 1994. Aux yeux des Français, les Rwandais constituent même le contingent le plus fiable, avec celui du Burundi, au sein de la force panafricaine (la Misca) déployée dans cette ancienne colonie française.
Mais ce n’est pas tout. Au Mali, autre théâtre d’une intervention française, c’est un général rwandais, Jean-Bosco Kazura, qui commande la force des Nations unies chargée du processus de stabilisation. Sacrée ruse de l’Histoire : à Bamako, ce membre de la première heure du mouvement rebelle de Kagamé, le Front patriotique rwandais (FPR), combattu vivement par la France de 1990 à 1993, a croisé le général Grégoire de Saint-Quentin, alors patron de l’opération Serval. Cet officier était en poste à Kigali le 6 avril 1994, quand l’avion du président Juvénal Habyarimana fut abattu par un missile, déclenchant dans les heures qui suivirent le grand massacre. Saint-Quentin fut même l’un des tout premiers témoins à se rendre sur les lieux du crash.
Avant de prendre son poste à Bamako, le général Jean-Bosco Kazura a été reçu à Paris. « Quand je l’ai croisé dans les couloirs du Quai d’Orsay, j’en ai eu la chair de poule, raconte un diplomate. Le temps a permis de cicatriser les plaies et, désormais, nous pouvons travailler main dans la main avec les Rwandais. » La réconciliation par les armes, c’est la manière pour le moins inattendue qu’ont trouvée Paris et Kigali pour aller de l’avant. Auparavant, en février 2010, le président Nicolas Sarkozy s’était rendu au Rwanda pour sceller la réconciliation politique entre les deux anciens adversaires, pointant « l’aveuglement » des autorités françaises au début des années 90, incapables de déceler « la dimension génocidaire du gouvernement du président assassiné ».
Tollé. On revenait de très loin. En 2006, après que le juge Jean-Louis Bruguière a lancé des mandats d’arrêt contre plusieurs proches de Paul Kagamé dans l’enquête sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, Kigali ripostait en rompant les relations diplomatiques. Deux ans plus tard, une commission rwandaise accusait les plus hauts responsables français de l’époque (Edouard Balladur, Alain Juppé, Hubert Védrine) de « complicité dans la préparation et l’exécution du génocide ». Kigali assurait aussi avoir des preuves de l’implication de militaires français dans des exactions contre des civils au Rwanda, notamment des viols. Tollé chez les responsables mis en cause qui s’indignèrent aussi du peu d’empressement manifesté, selon eux, par le président Sarkozy et son ministre des Affaires étrangères de l’époque, Bernard Kouchner, pour les défendre.
Après une plainte déposée par des associations sur l’affaire des viols présumés, une information judiciaire est en cours à Paris, et la poignée de responsables politiques et militaires incriminés publiquement restent vigilants sur la suite des événements. « S’il n’y a pas eu d’intentionnalité du côté des gouvernants français, des signaux d’alarme avaient été émis à propos de ce qui se préparait : la France savait et elle a laissé faire », estime le politologue Jean-François Bayart. Les vétérans du Rwanda gardent, pour leur part, « un fort sentiment d’injustice », confie l’un d’entre eux, toujours d’active : « On a eu le sentiment d’avoir été instrumentalisés dans un jeu politique qui nous dépassait et d’être accusés de faits que nous n’avons pas commis. » Pour sortir de cette impasse, la spécialiste du Rwanda Claudine Vidal plaide pour l’ouverture des archives militaires à Paris. Mais sans grand espoir d’être entendue.
Au-delà de ces accusations douloureuses jetées par Kigali, reste chez les militaires français le souvenir cuisant d’une mission intenable lancée à l’été 1994 avec le feu vert de l’ONU, l’opération militaro-humanitaire Turquoise. « Nous devions d’un côté sauver les Tutsis qui pouvaient encore l’être tout en empêchant le massacre des Hutus pourchassés par le FPR », rappelle cet officier. Selon un haut responsable à Paris, proche du monde militaire, « il n’y a pas de syndrome rwandais au sein des armées, comme il y a eu un syndrome algérien ». Mais, depuis le Rwanda, « tous les militaires sont hantés par l’idée de se retrouver confrontés à des massacres interethniques massifs dans une opération africaine », ajoute l’ancien de l’opération Turquoise, qui a servi et redouté un temps le pire en Côte-d’Ivoire dans les années 2000. « Depuis le Rwanda, l’armée française est obnubilée par les conditions de son engagement », relève l’africaniste Jean-François Bayart.
« Ironie ». La tragédie rwandaise n’a pas inhibé l’exécutif français vis-à-vis de l’Afrique, comme le prouvent les interventions lancées au Mali et en Centrafrique en moins d’un an par le président François Hollande. « L’ironie du sort, confie un diplomate, c’est qu’on a invoqué à Paris un risque de génocide en Centrafrique, à la fois pour justifier notre opération et pour tenter de mobiliser l’opinion internationale, et finalement ce risque s’est avéré bien réel… » Un spectre que militaires français et rwandais s’efforcent de conjurer, ensemble cette fois.