Précédemment, nous avons vu que le Falcon 50 du président Habyarimana a été touché sous l'aile gauche, impliquant des tirs depuis la zone de Kanombe et non celle de Masaka. Constatation que renforcent de multiples témoignages acoustiques. Ces éléments disculpent en partie l'APR/FPR : alors même que le dispositif de sécurité est renforcé autour de camp militaire de Kanombe, rendant très incertaine une tentative d'infiltration d'un commando de l'APR/FPR dans ladite zone. ``En partie'' seulement, car dans le domaine militaire, l'audace est souvent payante et les combattants rebelles n'ont eu de cesse, d'octobre 1990 à avril 1994, de prouver qu'ils étaient audacieux.
Cette semaine, nous poursuivons donc notre enquête afin de démontrer plus avant en quoi l'hypothèse de la culpabilité de l'APR/FPR dans cet attentat manque de consistance, en soulignant notamment les multiples incohérences de cette hypothèse.
>> À lire : une histoire du génocide rwandais (#1) : contexte historique et intentions
>> Lire aussi : une histoire du génocide rwandais (#2) : l'attentat du 6 avril 1994
Le capitaine Barril
La veuve du président Habyarimana charge le capitaine Paul Barril d'enquêter sur la mort de son époux. Paul Barril, ex-gendarme, figure emblématique du GIGN – controversé y compris par ses pairs. Sicaire de l'Élysée pour les uns, alors que Mitterrand s'évertue à nier. Présenté comme l'archétype du ``barbouze'' par des médias finalement assez loin du compte, ignorant que les ``services'' n'apprécient pas ce genre de personnages plus instables qu'efficaces, à l'ego anti-discret.
Barril est un électron libre qui agit d'abord pour son compte, attiré par la soif d'aventure et d'épopées héroïques.
Le capitaine Paul Barril agit-il pour son compte ou est-il commissionné par une officine du renseignement français, sur ordre d'une autorité politique suprême ? Même s'il a probablement des contacts avec des gens du renseignement du fait de sa carrière passée (en particulier dans l'antiterrorisme), l'auteur de ces lignes est convaincu que Barril est un électron libre qui agit d'abord pour son compte, attiré par la soif d'aventure et d'épopées héroïques.
Quoi qu'il en soit, le 28 juin 1994, le capitaine Barril fait un gros coup médiatique. Il annonce au journal télévisé d'Antenne 2 qu'il détient les preuves de la culpabilité du FPR : ``boîte noire'' du Falcon 50, enregistrements avec la tour de contrôle de l'aéroport de Kigali, et surtout, les tubes des missiles ``SA-7'' qui ``ont'' servi à l'attentat du 6 avril 1994. Ceux-ci auraient été retrouvés peu après la date fatidique, sur la colline de Masaka. À ce moment là, selon la théorie de Barril, ils désignent l'APR/FPR. Le postulat est simple : si des tubes de Strela/Igla ont été découverts dans la zone de Masaka, alors que les FAR ne disposent pas – en théorie – de SATCP, c'est que le FPR a attaqué depuis cet endroit. CQFD.
Des missiles sol-air au CND ?
Toutefois, même sans pouvoir, à l'époque, examiner aisément les restes de l'avion qui discréditent l'idée du tir depuis Masaka, même sans recouper les témoignages des militaires belges et français dans le secteur, il est une incohérence qui tend à innocenter l'APR/FPR. Selon ceux qui incriminent ce dernier, une unité spéciale aurait été chargée de cette mission, le ``Commando Network''. Pour la mener à bien, les missiles auraient été acheminés depuis Mulindi, quartier-général de l'APR. De là, ils auraient donc été transportés jusqu'au complexe du Conseil National de Développement (CND), l'ancien Parlement rwandais. Rappelons qu'au CND, non loin de l'aéroport, est alors implanté un bataillon de l'APR. Il tient garnison ici dans le cadre des accords d'Arusha. Ses hommes assurent la protection des responsables du FPR logés et qui travaillent dans la capitale. Aussi bien des Tutsis que quelques Hutus modérés. En fin d'après-midi, les missiles auraient été chargés à bord d'un véhicule, puis, les terroristes du Commando Network auraient pris la direction de Masaka...
Le bataillon APR en garnison au CND était donc sous haute surveillance d'une compagnie tunisienne de la Minuar.
Admettons que des membres de l'APR soient parvenus à amener les missiles de Mulindi jusqu'au CND. Ce, en dépit des multiples contrôles de la mission des Nations unies (la Minuar) chargée de veiller à ce que les accords d'Arusha soient mis en œuvre dans de bonnes conditions de sécurité. Le bataillon APR en garnison au CND était donc sous haute surveillance d'une compagnie tunisienne de la Minuar. Pour empêcher tout débordement de la part de l'APR – il y en avait eu -, une herse est installée à l'entrée du complexe. Pour de nombreux militaires belges intégrés dans le KIBAT (Bataillon de Kigali de la Minuar), jamais l'APR n'aurait pu amener de SATCP au CND. Encore moins les y en sortir.
La Minuar n'est pas seule à surveiller le bataillon de l'APR... Des yeux plus vigilants encore l'observent en permanence. Les yeux des membres de la Garde présidentielle qui ont, par ailleurs, l'habitude d'opérer en civil. Ils scrutent la moindre entrée, la moindre sortie depuis le CND. Coutumiers des sales coups, formés à la surveillance par des instructeurs fort compétents, il y a fort à parier qu'ils notent les moindres faits et gestes au CND, l'horaire d'arrivée, de départ, de retour, du moindre véhicule, le nombre de passagers visibles à l'aller et au retour. Peut-être même prennent-ils en photo tous ceux qui entrent et qui sortent afin de déterminer qui fait quoi et à quelle heure, combien de temps...
L'attention d'une partie des services de sécurité rwandais se focalise sur le CND. À partir de là, comment imaginer qu'un véhicule avec plusieurs hommes, avec des marquages susceptibles de le rendre anonyme ou de faciliter le passage d'éventuels barrages (certains parlent ainsi d'un véhicule de l'ONU !) sorte du CND sans attirer l'attention des hommes de la GP, sans même que ceux-ci ne le suivent (voiture ou motocyclette) dès lors que le fameux véhicule prend la direction de l'aéroport ? Cela ne tient pas la route.
Des commandos de l'APR/FPR stupides ?
Admettons malgré tout qu'un concours de circonstances l'autorise. La situation est désormais la suivante : le commando prend position dans une zone (d'où les missiles n'ont pas été tirés). Il abat le Falcon 50. Il quitte alors rapidement les lieux en prenant soin de ne surtout pas ramener les tubes lance-missiles, pièces à conviction à charge contre l'APR ! Nécessité de ne pas se faire prendre au retour avec les missiles, l'alerte étant donnée après l'attentat ? Admettons une fois de plus. Cependant, là aussi comment ne pas être dubitatif : les commandos sont audacieux à l'aller, prêts à prendre tous les risques pour accomplir une mission dangereuse, avec un risque non négligeable d'être arrêtés. Au retour, alors qu'ils ont de toute manière l'étiquette APR du CND et qu'ils seront nécessairement soupçonnés de l'attentat si les FAR les interceptent sur un itinéraire dans le secteur de Masaka, aucune prise de risque. Les tubes sont abandonnés sur place.
En résumé, un commando d'élite de l'APR/FPR, rompu à ne laisser aucune trace lors de ses infiltrations afin de ne pas être pisté, est malin dans un sens, stupide dans l'autre. Comme pour bien convaincre les observateurs que l'attaque s'est déroulée depuis Masaka, dans les secondes qui suivent la destruction du Falcon, le bataillon antiaérien implanté au camp de Kanombe ouvre le feu. Le caporal belge Pascal Voituron déclare à l'Auditorat, le 30 mai 1994 : «
Ensuite, j'ai vu des tirs de mitrailleuses provenant du camp de Kanombe, il s'agissait de tirs désordonnés, on voyait les traçantes partir dans le sens opposé de l'aéroport ». Le sens opposé de l'aéroport, c'est la direction de Masaka.
D'expérience, l'auteur de ces lignes appelle cela une belle mascarade.
Au passage, l'on se félicitera de la réaction particulièrement rapide des servants de ZPU-2 et ZPU-4 en batteries (celles dont parle le sergent Yves Teyssier, cf. le billet précédent), qui semblent localiser sans difficulté l'origine du tir tandis que les militaires français et belges, qui entendent ou même voient, ne réalisent pas immédiatement : d'aucuns pensent même à un tir accidentel, à l'explosion d'un dépôt de munitions à Kanombe... Les artilleurs du bataillon antiaérien (alors que l'ensemble des FAR est globalement évalué comme très médiocre à mauvais) percutent aussitôt et arrosent instinctivement. D'expérience, l'auteur de ces lignes appelle cela une belle mascarade.
Quelques jours avant le JT du 28 juin, en mai 1994, la Direction du renseignement militaire (DRM) française reçoit les photographies d'un SA-16, via le ministère de la Coopération. Les clichés auraient été pris les 6 ou 7 avril 1994 et pourraient représenter un des lanceurs utilisés. Cependant, comme le précise le ministère de la Défense : «
L'état-major des armées ne dispose pas d'éléments d'information spécifiques sur l'auteur et sur la date des prises de vues ni sur les circonstances dans lesquelles les photos ont été faites. » Dans la «
découverte » (réelle ou non) des tubes de Strela/Igla (des Strela n'ayant, de toute manière pas pu être utilisés en pleine nuit) sur Masaka, rien qui permette d'accuser catégoriquement le FPR. Au contraire !
Le prochain billet portera sur le message «
intercepté » par les FAR, dans lequel le FPR se féliciterait du succès de «
son opération » contre l'avion du président Habyarimana...
(*) Laurent Touchard travaille depuis de nombreuses années sur le terrorisme et l'histoire militaire. Il a collaboré à plusieurs ouvrages et certains de ses travaux sont utilisés par l'université Johns-Hopkins, aux États-Unis.