A Uvira, les wazalendos, «patriotes» en swahili, semblent contents. La délégation gouvernementale dépêchée en urgence dans cette ville de plus d’un million d’habitants aurait
«entendu» leurs
«revendications», a déclaré ce week-end un porte-parole de ces miliciens, considérés depuis deux ans comme des réservistes de l’armée, mais issus en réalité des innombrables groupes armés qui pullulent dans l’est de la république démocratique du Congo (RDC).
Depuis que la guerre a repris en novembre 2022 sur les franges orientales de cet immense pays, grand comme quatre fois la France, ces wazalendos en effet sont devenus les supplétifs d’une armée, pourtant régulièrement défaite. Les forces armées congolaises, les FARDC, et leurs alliés n’ont jamais pu renverser le rapport de force face à un mouvement rebelle, l’AFC-M23, soutenu par le petit Rwanda voisin, qui depuis le début de l’année a réussi à conquérir à l’est un territoire de 30 000 km² en prenant le contrôle d’une grande partie des deux provinces mitoyennes du Nord-Kivu et du Sud-Kivu.
Depuis la chute de Bukavu, capitale du Sud-Kivu, le 16 février, Uvira, situé à l’extrémité méridionale du Sud-Kivu, à la frontière avec le Burundi, est ainsi devenu le dernier bastion important de cette région encore aux mains des alliés gouvernementaux. Mais ce ne sont pas ces échecs répétés qui justifient les
«revendications» des wazalendos en ce mois de septembre.
Dans cette ville posée au bord du lac Tanganyika, l’arrivée massive d’hommes en armes fuyant l’AFC-M23 a certes souvent généré des tensions avec les habitants mais aussi entre wazalendos et FARDC qui se rejettent la responsabilité de la défaite. Début septembre, cette tension est cependant montée d’un cran. Les wazalendos sont massivement descendus dans la rue, provoquant une flambée de violences et de menaces haineuses inédites.
«Calmer les esprits»
Leur colère et leurs
«revendications» concernent la nomination à la tête des opérations militaires d’un officier, le général Olivier Gasita arrivé en ville le 1
er septembre en tant que commandant en chef adjoint de la 33
e région militaire. Dès l’annonce de cette affectation, les wazalendos ont dressé des barrages, multipliant les menaces et les intimidations, avant d’organiser le 8 septembre une manifestation, vite réprimée, qui aurait fait au moins deux morts. Et c’est pour
«calmer les esprits» dans cette ville stratégique, que le vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur, Jaquemain Shabani, s’est déplacé en personne en fin de semaine, depuis Kinshasa.
Officiellement, les wazalendos accusent le général Olivier Gasita d’être responsable de la chute de Goma, capitale du Nord-Kivu, en janvier, puis de celle de Bukavu mi-février. Mais personne n’est dupe des vraies raisons de l’hostilité affichée face à ce haut gradé, réputé pourtant loyal et hostile aux forces rebelles.
«C’est n’importe quoi ! Gasita n’était pas à Goma lors de la chute de la ville. Et il fut le dernier officier à quitter Bukavu, après avoir vainement tenté de contenir la progression des rebelles, s’indigne un habitant d’Uvira contacté par
Libération. La vraie raison, on la connaît. Le seul tort de Gasita aux yeux des Wazalendos, est d’être Tutsi. Un Banyamulenge, comme on appelle chez nous, les Tutsis du Sud-Kivu.»
Les pancartes brandies lors de la manifestation du 8 juillet à Uvira, semblent confirmer ce jugement :
«Gasita, Uvira ne veut pas toi, rentre chez toi», pouvait-on y lire.
«Chez toi» signifiant bien sûr, au Rwanda. Pourtant Gasita est né et a grandi à Uvira.
«C’est pire dans les campagnes»
Même si un calme précaire est depuis revenu en ville, leur mutinerie n’a rien d’anodin.
«Ce sont en réalité, les wazalendos qui font la loi à Uvira. Bien avant ce mouvement de colère, ils avaient déjà érigé des barrages pour taxer les habitants, en fonction de leur ethnie. En toute impunité. Car à Uvira, il n’y a plus de police, ni même de justice. Le parquet ne fonctionne plus depuis plusieurs mois. Or ces miliciens sont violemment anti-Tutsis», soupire l’habitant de Uvira précédemment cité. Un universitaire qui préfère parler sous anonymat.
«A Uvira, les Tutsis limitent désormais leurs déplacements. Mais c’est pire dans les campagnes ; sur les hauts plateaux où des drones envoyés depuis le Burundi voisin bombardent régulièrement les villages», ajoute-t-il. La lettre confidentielle
Africa Intelligence a confirmé début septembre que l’aéroport de Bujumbura, la capitale du Burundi, située sur la rive opposée du lac Tanganyika, est devenu
«un hub discret pour acheminer des armes et des renforts» au profit des forces progouvernementales.
«Et ce, malgré les différents processus de paix engagées à Doha et à Washington», précise la lettre.
Reste que la stigmatisation des Tutsis congolais a fini par inquiéter jusqu’aux autorités provinciales. Dans un courrier officiel daté du 6 septembre, et adressé au président Félix Tshisekedi, le gouvernorat de la ville souligne vouloir
«lancer une alerte» après avoir appris que plusieurs Tutsis se sont vu interdire de s’approvisionner en eau aux robinets publics de certains quartiers.
Quinze jours auparavant, le 25 août, l’enterrement du colonel Patrick Gisore et de sa femme, tous deux morts dans le crash d’un petit avion une dizaine de jours auparavant, avait été empêché par des wazalendos en colère. Lesquels ont mitraillé le bus qui transportait les proches des défunts en les accusant d’être des
«infiltrés». Officier également réputé loyal, le colonel Gisore était lui aussi un Tutsi, originaire de la région.
Discours de haine
Plus inquiétant encore, depuis mercredi, un audio incendiaire a été abondamment reproduit sur les réseaux sociaux et les chaînes YouTube congolaises : un ultimatum qui donne dix jours aux Banyamulenge pour quitter la région.
«L’expulsion de Gasita n’est pas une solution. Il y a beaucoup de Gasita à Uvira […]. La véritable solution à Uvira est le départ de tous les Tutsis. Nous ne voulons plus de Tutsis à Uvira. Nous lançons une opération pour renvoyer les Tutsis au Rwanda», y entend-on en kiswahili.
«Il ne faut pas prendre ce message à la légère», s’inquiète Felix Ndahinda, un chercheur congolais installé aux Pays-Bas, devenu spécialiste des discours de haine dans l’Afrique des Grands Lacs.
«L’auteur de ce message anonyme fait ouvertement référence aux massacres contre les Banyamulenge en 1996. En menaçant de recommencer. Et aujourd’hui avec les réseaux sociaux, les chaînes YouTube, cet audio a déjà atteint un public très large», ajoute encore le chercheur, qui pointe la responsabilité de certains responsables au sein du régime de Kinshasa qui ont alimenté ces discours de haine,
«faisant des Tutsis et du Rwanda la cause de tous les problèmes de l’est du pays».
Plusieurs officiers tutsis ont déjà été tués, en raison de leur faciès. En décembre 2021, le major Joseph Kaminzobe a été lapidé, puis brûlé encore vivant après avoir été extrait d’un convoi militaire par une foule en colère. En novembre 2023, c’est le capitaine Patrick Gisaro Rukatura qui a été lynché
«et même en partie mangé» selon l’un de ses proches, par des Wazalendos à Goma.
En réalité la stigmatisation des Tutsis congolais a des racines anciennes. Certains la font remonter au génocide des Tutsis en 1994 au Rwanda et à l’arrivée dans la région de l’armée génocidaire en fuite. Laquelle en s’implantant de l’autre côté de la frontière aurait contaminé les esprits avec des discours de haine. Mais pour d’autres, le phénomène est encore plus ancien, la minorité tutsie ayant régulièrement été marginalisée depuis l’indépendance. Reste que selon le rapport d’un collectif d’avocats belges, français et congolais, publié la semaine dernière, les attaques visant les Tutsis ont réellement repris depuis 2017, et n’ont fait que s’amplifier avec l’émergence du mouvement rebelle AFC-M23.
A Kinshasa, le régime minimise souvent ces dérives. Dans l’opposition cependant, certaines voix, encore bien rares, ont dénoncé cette flambée de haine anti-tutsie. Dimanche, Olivier Kamitatu, proche collaborateur de l’opposant Moise Katumbi, mais qui vit aujourd’hui en exil, a ainsi fustigé sur X
«les ultimatums scandaleux de certains chefs de guerre wazalendos, appelant à l’exclusion des Tutsis».
On ignore encore de quelle façon la délégation du ministre de l’Intérieur a entendu
«les revendications» des wazalendos. Le général Gasita, lui, est invisible. A-t-il été rapidement exfiltré, comme l’affirment certains ? Se trouve-t-il encore en ville, à l’hôtel Suzana, sous la protection de soldats burundais dont l’armée est alliée au régime de Kinshasa ?
Vendredi, un nouveau coup dur a frappé les FARDC dans cette ville : le général Daniel Mwaku Mbuluku, commandant des opérations militaires et donc le supérieur immédiat de Gasita, a été terrassé par
«un tragique malaise», selon un communiqué. Avec un officier en fuite ou caché, et un autre décédé, le haut commandant d’Uvira se trouve soudain ainsi provisoirement décapité. Alors que les négociations de paix s’enlisent et que la guerre continue. Dans un climat qui semble désormais propice aux discours de haine.