Fiche du document numéro 35188

Num
35188
Date
Mercredi 11 juin 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
692412
Pages
5
Urlorg
Titre
L’affaire Dulcie September, révélatrice des relations troubles entre la France et l’Afrique du Sud durant l’apartheid
Sous titre
Trente-sept ans après l’assassinat non élucidé de la représentante de l’ANC à Paris, la justice française a débouté sa famille, mardi, d’une plainte contre l’Etat pour « déni de justice » et « fautes lourdes ».
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Dulcie September, représentante du Congrès national africain (ANC) en France, à Paris, le 17 août 1985. PIERRE VERDY / AFP

Cinq balles tirées dans la tête à bout portant. Un calibre 22 muni d’un silencieux. Et une mare de sang qui macule le palier du quatrième étage d’un immeuble parisien. Ce matin du 29 mars 1988, une femme vient de s’effondrer au 28 de la rue des Petites-Ecuries. Dulcie September, 52 ans, était la représentante du Congrès national africain (ANC) à Paris, le visage de la lutte anti-apartheid. Elle avait engagé la clé dans la serrure de la porte de son bureau quand les tueurs l’ont surprise. Du travail de pro.

Trente-sept ans plus tard, l’assassinat reste un mystère. Mardi 10 juin, la justice a débouté la famille de la militante, en appel, d’une plainte contre l’Etat pour « déni de justice » et « fautes lourdes ». « L’impunité semble avoir gain de cause », a commenté l’avocat de la famille de Dulcie September, Yves Laurin, qui dénonce une « enquête bâclée » après la mort de la militante. En 2019 déjà, la famille avait tenté de faire rouvrir le dossier en déposant une plainte pour « crime d’apartheid », imprescriptible. Sans succès.

Refermée en 1992, l’enquête officielle n’a jamais vraiment progressé. Le commanditaire, pourtant, ne fait guère de doute. Dans son non-lieu, la juge Claudine Forkel estimait déjà « acquis » que l’assassinat « s’est situé dans le projet visant à éliminer ou intimider les responsables de l’ANC en Europe », sans pouvoir en dire plus. Six ans plus tard, devant la commission vérité et réconciliation (CVR) en Afrique du Sud, deux anciens hauts responsables des services de renseignement sud-africains assuraient qu’une cellule clandestine, le Civil Cooperation Bureau (CCB), avait supervisé l’opération.



L’affaire débute néanmoins sur une étrangeté : Dulcie September est un cas unique. Au début des années 1980, alors que les émeutes se multiplient dans les townships, des cadres de l’ANC sont assassinés dans les pays limitrophes de l’Afrique du Sud. A Londres et Bruxelles, les bureaux du mouvement sont également visés. Mais jamais l’un de ses représentants n’avait été tué en dehors du continent africain, alors qu’à partir du milieu des années 1980, les contacts entre une frange « éclairée » de la minorité blanche et l’ANC se multiplient.

Plaque tournante



« C’était lent, mais des canaux de communication étaient ouverts. Notre sentiment est que Dulcie a été assassinée parce qu’elle travaillait sur une question sensible. Et le fait qu’on n’ait toujours pas de réponse trente-sept ans plus tard confirme que ça l’est toujours », assure Michael Arendse, le neveu de la militante. Avant son assassinat, Dulcie September s’intéressait à la coopération militaire entre la France et l’Afrique du Sud, en violation de l’embargo imposé par les Nations unies.


Un peu plus de dix ans plus tôt, l’Afrique du Sud est devenue un Etat paria après la répression des émeutes de Soweto, en juin 1976. En 1977, la France, proche de Pretoria – qui incarne un rempart au communisme dans le cadre de la guerre froide –, finit par approuver l’embargo sur les armes à destination du régime d’apartheid, accusé de crimes contre l’humanité. Après son élection en 1981, le président socialiste François Mitterrand autorise l’ANC à établir une représentation à Paris.

Mais derrière cette nouvelle façade, rien ne change. Les services sud-africains ont fait de Paris la plaque tournante de leurs achats d’armement clandestins. Tout au long des années 1980, le quatrième étage de l’ambassade sud-africaine en France est occupé par une trentaine d’employés d’Armscor, l’organisme étatique chargé de gérer les programmes d’armement.



En enquêtant à partir de 1989 sur un contrat de vente d’armes suspect, une juge française constate par ailleurs que l’Office français d’exportation de matériels aéronautiques (Ofema) a reçu une trentaine de virements d’un compte luxembourgeois détenu par des intérêts sud-africains. Membre du Conseil de sécurité de l’ONU, « la France a joué le rôle du flic ripou », résume Hennie van Vuuren, le responsable sud-africain de l’ONG Open Secrets, qui a révélé l’étendue des activités d’Armscor à Paris.

C’est dans ce contexte que Dulcie September arrive à Paris, en 1984. Née en 1935 dans une banlieue du Cap, l’enseignante métisse qui avait rejoint un groupe de militants inspiré de la révolution chinoise s’est exilée en 1973 après cinq ans de prison suivis d’une stricte assignation à résidence qui lui interdit de recevoir ses proches. Arrivée à Londres, elle rejoint l’ANC et participe à des réunions à Lusaka, en Zambie, où se trouve la direction du mouvement. Nelson Mandela est encore le matricule 46664 de la prison de Robben Island.

« Terrain vague »



En France, elle est chargée de gonfler les rangs d’un mouvement anti-apartheid encore modeste. Dulcie September répond à toutes les sollicitations militantes pour alerter sur le sort des Sud-Africains noirs, mais pas seulement. « De toute évidence, compte tenu des liens entre la France et l’Afrique du Sud, Dulcie a été choisie parce qu’elle était digne de confiance et très disciplinée. Il ne fait aucun doute qu’elle menait des activités de renseignement », assure l’ancienne diplomate Barbara Masekela, nommée ambassadrice de l’Afrique du Sud en France après l’élection de Nelson Mandela, en 1994.

Sur certaines notes griffonnées par la militante apparaissent les noms de grandes entreprises françaises d’armement, comme Thomson-CSF, ou celui du spécialiste du nucléaire, Framatome. Puis des flèches : « radars », « missiles », « coopération nucléaire »… Les mois passant, Dulcie September étoffe son réseau dans le monde syndical. Certains l’alertent, comme ces syndicalistes d’une filiale de la Snecma qui lui expliquent, peu avant sa mort, que la société est sur le point de vendre à l’Afrique du Sud une technologie d’analyse d’images satellites qui permettrait de détecter les camps de l’ANC.

« A chaque fois qu’on sollicitait les autorités, on nous répondait qu’il s’agissait d’affaires privées et que le gouvernement ne pouvait pas empêcher les entreprises de commercer », se souvient Jacqueline Dérens, amie de Dulcie September à Paris. Au même moment, pourtant, les échanges s’organisent au sommet de l’Etat. Dans une note déclassifiée de l’armée sud-africaine datée de juillet 1987, les services de renseignement de Pretoria indiquent que Pierre Léthier, chef de cabinet du patron de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), leur a proposé de livrer à l’Afrique du Sud « trois ou quatre modèles de tests » du nouveau missile antiaérien français, le Mistral, fabriqué par la société Matra.



Pour contourner l’embargo, Pierre Léthier propose à l’Afrique du Sud une solution clés en main : acheter les missiles à un pays tiers, comme le Zaïre, en échange d’« une commission de 10 % à Mobutu et au ministre de la défense du Zaïre ». Le document, exhumé par Hennie van Vuuren, de l’ONG Open Secrets, offre un aperçu unique du degré de collaboration entre les services de renseignement français et leurs homologues sud-africains.

Jacqueline Dérens se souvient avoir été approchée par un homme se présentant comme un syndicaliste de Matra, probablement à l’hiver 1987 : « J’avais été interloquée parce qu’il n’avait pas voulu me rencontrer au siège de la CGT. Il m’avait donné rendez-vous sur un terrain vague où il avait été très énigmatique, évoquant des commandes militaires qui partaient vers l’Afrique du Sud. J’avais trouvé ça très romanesque. »

« Règlement de comptes »



Un an plus tard, l’« affaire des Mistral » s’ébruite dans la presse, qui évoque une sulfureuse vente de missile sol-air français au Congo-Brazzaville. La présidence française éteint l’incendie en assurant qu’une enquête a déjà été ouverte. Le scandale est étouffé alors que Matra a déjà encaissé un virement du véritable destinataire : l’Afrique du Sud. Mais du propre aveu de Jean-Christophe Mitterrand, conseiller de son père président, à la tête de la cellule africaine de l’Elysée, l’affaire, l’une des plus explosives du septennat, a bien failli lui « péter à la figure », comme le rapportent les journalistes Antoine Glaser et Stephen Smith dans leur livre Ces messieurs Afrique.

Peu de temps avant sa mort, Dulcie September avait demandé à l’un des responsables du bureau de l’ANC à Londres de venir à Paris. « Il y avait une question délicate à régler. Elle a dit se sentir menacée. Mais tout cela paraissait tellement paranoïaque, je l’ai ignorée. J’ai pensé qu’elle exagérait un peu », a confessé Aziz Pahad, l’un des responsables du bureau de Londres, devenu vice-ministre des affaires étrangères en 1994. Plus tard, il évoquera, sans en fournir de preuve, un possible lien avec la coopération nucléaire entre la France et l’Afrique du Sud.

Dès 1985, dans une note, Dulcie September estime « évident » que son bureau et son appartement sont sur écoute. Jacqueline Dérens se souvient également que la militante avait été agressée dans le métro avant sa mort et assure qu’elle avait demandé une protection. Après l’assassinat, le ministre de l’intérieur, Charles Pasqua, soutient que Dulcie September « n’a jamais demandé la protection », même si elle s’est rendue au ministère des affaires étrangères quinze jours plus tôt. Quant au cabinet du premier ministre, Jacques Chirac, il met en doute les informations des services français qui désignent l’Afrique du Sud et évoque, comme Pretoria, la piste d’un « règlement de comptes » interne à l’ANC.



A l’Elysée, François Mitterrand pointe la responsabilité de Pretoria, avant de se montrer plus mesuré. Il écarte de possibles sanctions économiques et refuse de congédier l’ambassadeur d’Afrique du Sud en France. Dans un document déclassifié du 19 mars 1989, les services de renseignement sud-africains se félicitent que leurs relations avec leurs homologues français aient été « excellentes récemment ».

Lors de la CVR, en 1998, Eugene de Kock, ancien chef d’une unité secrète de la police, condamné à deux cent douze ans de prison pour 89 crimes et délits, a assuré que deux hommes appartenant à la garde présidentielle des Comores ont appuyé sur la gâchette. Celle-ci est alors le royaume de Bob Denard. Mercenaire étroitement lié aux réseaux élyséens en Afrique, il a également bénéficié de la protection de Pretoria, qui a installé aux Comores une station d’écoute afin de surveiller les activités de l’ANC en Zambie et en Tanzanie.

Dossier détruit



Une piste similaire était apparue, sans aboutir, au cours de l’instruction française. Mais alors que l’enquête s’enlise au début des années 1990, à l’Elysée, l’ère post-apartheid s’organise. Libéré en 1990, Nelson Mandela a rendu visite au président François Mitterand. Avec son association France Libertés, sa femme, Danielle, s’est rapprochée de Winnie Mandela. Nommée ambassadrice en 1994, Barbara Masekela se souvient clairement de sa feuille de route : « Ma priorité était d’ouvrir un nouveau chapitre avec la France, comme nous le faisions avec toutes les puissances qui avaient secrètement commercé avec l’apartheid. »

Dans la perspective de l’ouverture des travaux de la CVR, elle tentera bien d’obtenir une copie de l’enquête sur la mort de Dulcie September. Mais les enquêteurs sud-africains venus en France se contenteront d’une copie non traduite de l’ordonnance de non-lieu. « Ils voulaient que l’enquête soit close et qu’elle le reste », commente Barbara Masekela. Depuis, le dossier ainsi que tous les scellés de l’affaire ont été détruits.



Pour les proches de Dulcie September, le dernier espoir se trouve en Afrique du Sud. En avril, un tribunal de Johannesburg a accepté de requalifier en crime d’apartheid l’enlèvement et le meurtre de quatre membres d’un mouvement étudiant anti-apartheid en 1982. Quarante-trois ans après les faits, deux meurtriers présumés vont être jugés. La décision ouvre la voie à d’autres procédures. Alors que de nombreuses familles de victimes de l’apartheid réclament encore justice, une unité spéciale d’investigation mène en Afrique du Sud de nouvelles auditions autour de cet assassinat toujours irrésolu. Les proches de Dulcie September souhaitent la mise en place d’une coopération judiciaire entre les deux pays.

Mathilde Boussion
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024