Fiche du document numéro 35078

Num
35078
Date
Dimanche 18 mai 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
137577
Pages
4
Urlorg
Sur titre
Afrique(s)
Titre
Rwanda : les vérités oubliées à propos des Grands Lacs se rappellent à l’ancien colon
Sous titre
La récente rupture diplomatique entre la Belgique et le Rwanda fait remonter de vieilles rancœurs historiques. Parmi celles-ci, le fait que le colonisateur belge aurait sciemment voulu couper Kigali d’une partie de son territoire, située dans le Nord-Kivu. De récents travaux tendent à prouver que cette accusation est tout à fait fondée.
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« Go to hell ! » (« Allez au diable ! ») : le discours
prononcé en avril par le président Paul
Kagame à la veille des commémorations du génocide de
1994 au Rwanda a marqué les esprits. Le Rwanda reproche
à la Belgique d’avoir incité les États membres de l’Union
européenne à décréter des sanctions contre lui (prises à
l’unanimité le 17 mars). Ces accusations ont entraîné la
rupture des relations diplomatiques entre les deux pays.

À tel point que lorsque le ministre belge des affaires
étrangères, Michel Prévôt, s’est rendu en Afrique centrale
durant le week-end du 1er mai (Ouganda, Burundi,
République démocratique du Congo), il a soigneusement
contourné un pays où il n’avait d’ailleurs pas été invité.

Surtout, le passé est remonté à la surface : le colonisateur
belge est accusé d’avoir voulu réduire le Rwanda à n’être
qu’un « petit pays », à son image, s’efforçant aussi de
diviser une population naguère unie. Cette affirmation se
base-t-elle sur des faits historiques ?

Il faut rappeler, en effet, que les citoyens de la Belgique, un
petit pays industrieux qui n’a déclaré son indépendance
qu’en 1830, ont dû s’incliner devant l’ambition de Léopold
II, leur deuxième roi. Ce dernier, incompris de ses
compatriotes, partageait le rêve des milieux dirigeants de
l’époque et répétait comme une antienne : « Il faut que la
Belgique elle aussi ait une colonie. » Cette ambition le
conduit, après avoir rêvé des Philippines et de l’Indonésie,
à soutenir le projet de l’explorateur Stanley, qui avait
échoué à convaincre la couronne d’Angleterre de financer
son expédition en Afrique centrale.

Léopold II, « sa » colonie et le partage des Grands
Lacs



Au début de son périple, entamé en Afrique de l’Est, Henry
Morton Stanley évite cependant de pénétrer dans deux
royaumes que les Arabes de la côte, caravaniers et
esclavagistes, lui avaient décrits comme particulièrement
inhospitaliers : le Rwanda et le Burundi. L’explorateur,
bénéficiant de l’affaiblissement des populations du centre
de l’Afrique provoqué par la traite négrière, s’empare de
territoires tels que l’empire Lunda et l’ancien royaume
Kongo.

C’est à l’issue de la conférence de Berlin (1884-1885) que le
roi des Belges fait établir une carte précisant les frontières
de « sa » colonie, une propriété privée qui allait devenir
l’État indépendant du Congo (EIC). Le document est
immédiatement contesté : les Britanniques estiment avoir
été lésés lors du tracé de la frontière du Katanga, où un
morceau du territoire zambien d’aujourd’hui, riche en
gisements de cuivre, a été incorporé dans l’EIC.

En outre, au nord-est de la future colonie, une partie du
territoire est revendiquée par deux autres puissances
coloniales : la Grande Bretagne, qui a l’ambition de relier
Le Caire au Cap, et l’Allemagne, qui a envoyé le comte Von
Götzen explorer la région des Grands Lacs et prendre
contact avec le Mwami (le roi) du Rwanda.

Par la suite, l’Afrique orientale allemande s’est étendue
sur les territoires du Burundi, une partie de la Tanzanie et
du Rwanda, des régions jusque-là réputées hostiles aux
Européens. Il a fallu attendre 1910 pour que des
conventions soient signées entre les États rivaux, la
Belgique acceptant de céder une partie de l’Ouganda
d’alors aux Britanniques en échange du territoire
katangais, dont elle connaissait déjà les richesses, tandis
qu’un accord était conclu avec l’Allemagne à propos du
Rwanda.

Une frontière naturelle facile à défendre



Le Mwami du Rwanda, Yuhi IV Musinga, assurait être
originaire du Nord-Kivu, dans ce qui était devenu l’État
indépendant du Congo et où la toponymie de plusieurs
lieux était établie en kinyarwanda, la langue locale. C’est à
Nyanza, capitale du royaume du Rwanda, que le Mwami
accepte finalement de recevoir les émissaires allemands
accompagnés d’une escorte lourdement armée.

Par la suite, l’établissement des frontières se révèle
problématique : le tracé de celles du Burundi et de la
Tanzanie passe au milieu du lac Tanganyika et, dans le cas
du Rwanda, la frontière part de la rivière Ruzizi (par
laquelle le lac Kivu se jette dans le lac Tanganyika) pour
aboutir, au nord, en un point situé à égale distance des
villes de Gisenyi (aujourd’hui Rubavu au Rwanda) et Goma,
aujourd’hui capitale du Nord-Kivu en République
démocratique du Congo (RDC).

L’historien congolais Tshibangu Kalala (auteur de La
République du Congo et ses 11 frontières internationales,
éditions Bruylandt, 2023) rappelle que le roi Léopold aurait
souhaité que la frontière traverse le royaume du Rwanda,
ce qui aurait coupé le pays actuel en deux. Mais le
souverain se heurte au gouvernement belge de l’époque. Ce
dernier se rallie à la thèse allemande, fondée sur le respect
de l’unité politique et de l’intégrité territoriale du
royaume, qui soutenait l’idée d’une frontière naturelle
facile à défendre.

Hutus et Tutsis partie intégrante du peuple congolais



Aux yeux du Mwami, cependant, cette frontière, tracée par
des étrangers qui s’imposent grâce à la Force publique
congolaise, l’armée de l’époque, composée de soldats
congolais dirigés par des officiers belges, est factice,
artificielle. Tshibangu rappelle que, comme le Mwami ne
souhaite pas que ses sujets soient arbitrairement séparés, il
est décidé que ces derniers, dans un délai de six mois,
quitteront les territoires dévolus à l’État indépendant du
Congo pour regagner le royaume du Rwanda avec leurs
biens et leurs troupeaux.

Prenant le contrôle de ce qui allait devenir le Nord-Kivu,
des militaires belges, dont le commandant Émile Derche,
confirment que la région limitée au nord par la rivière
Rutshuru et au sud par la ligne des volcans était occupée
jusque-là par des chefs et sous-chefs tutsis qui
reconnaissaient l’autorité du roi Musinga. Mais le militaire
relève aussi deux points importants : « Les autorités
territoriales [belges] ont saisi toutes les occasions d’abaisser
l’autorité des chefs watutsi afin d’augmenter celle des chefs
bahutu. » Derche précise aussi que les « Watutsi », peuple
de pasteurs, recherchaient les bons pâturages jusqu’aux
rives du lac Victoria mais qu’ils ne s’aventuraient pas plus
loin.

De plus, le capitaine note que les « indigènes de race [sic]
bahutu passant sous [leur] administration se dirent très
heureux de relever de l’administration belge dans l’espoir
d’être enfin délivrés de la tyrannie des chefs et sous-chefs de
race watutsi qui, sous prétexte d’imposition, commettaient
des exactions de toute nature sur les populations bahutu
conquises par les Watutsi ». Aux yeux de l’historien
Tshibanda, ces remarques signifient aussi que des Hutus
habitant dans la région frontalière du Nord-Kivu font
partie intégrante du peuple congolais depuis 1911.

Le témoignage de Jean Derscheid, un biologiste oublié



Quelques évidences découlent de ces observations glanées
dans des écrits remontant au début du siècle dernier : il
apparaît que des populations d’origine rwandaise, Tutsis et
Hutus, vivaient déjà au Congo à l’époque coloniale et
qu’elles y pratiquaient leurs activités respectives, l’élevage
et l’agriculture.

On sait par ailleurs que dans l’est du Congo, comme au
Rwanda et au Burundi, l’autorité belge de l’époque avait
creusé la division entre les Tutsis et les Hutus. Dans un
premier temps, le pouvoir colonial s’est appuyé sur une
élite tutsie convertie au catholicisme à la suite du Mwami,
avant de l’abandonner à la veille de l’indépendance (en
1962) au bénéfice des Hutus, présentés comme plus dociles
et surtout majoritaires en nombre.

Un autre témoignage, longtemps demeuré sous le boisseau
et reconstitué par André Possot, un universitaire belge,
rappelle également la politique de l’époque. Le document,
sous forme de notes et d’observations détaillées, émane de
Jean Derscheid, un biologiste né en 1901, descendant d’une
famille de notables bruxellois (son père était pneumologue
et a fondé une clinique qui porte toujours son nom).

Jean Derscheid, scientifique aimant l’aventure, s’embarque
pour le Congo dans les années 1920 avec pour mission de
mettre en œuvre un autre projet royal : Albert I ,
successeur de Léopold II et auréolé de la résistance
opposée aux Allemands durant la Première Guerre
mondiale, souhaite créer au Congo un office de protection
de la nature et dégager un vaste espace dans le nord du
Kivu.

Le « parc Albert », devenu aujourd’hui le parc des Virunga,
est le premier du genre en Afrique. Cette vaste étendue de
780 000 hectares est convoitée par les populations
riveraines qui manquent de terres cultivables. Après avoir
accueilli des Hutus au lendemain du génocide des Tutsis
en 1994, elle abrite désormais les rebelles du M23 et, plus
au nord, des islamistes venus d’Ouganda, les Allied
Democratic Forces (ADF).

L’unité culturelle du peuple rwandais



Durant des années, André Possot a reconstitué la
biographie de Derscheid. Il a fait le portrait d’un
scientifique passionné par l’histoire des Grands Lacs,
intéressé par la faune et la flore, mais essayant aussi d’en
savoir plus sur les populations locales. À l’époque,
Derscheid, esprit libre et intellectuel inclassable, n’avait
pas hésité à se démarquer des vues de l’Église, ce qui avait
suscité l’animosité de ses supérieurs ou collègues, le plus
souvent flamands et catholiques.

Noircissant des dizaines de carnets de notes, Derscheid
n’était pas seulement un spécialiste des ressources
naturelles : il s’était intéressé aux citoyens rwandophones,
avait suivi de près les démêlés qui mettaient aux prises le
colonisateur belge et le Mwami Musinga et, dans ses notes,
le scientifique révèle que le roi du Rwanda avait fini par
être écarté car il était suspecté de collusion avec les
Allemands, tout simplement parce que ces derniers
respectaient davantage son autorité.

Dans la biographie consacrée à Derscheid, André Possot
explique que le biologiste belge, observateur averti et
lucide, était souvent en contradiction avec le vicaire
apostolique, Mgr Classe. Ce dernier, considéré comme une
référence par l’autorité coloniale, mettait l’accent sur la
division entre Hutus et Tutsis et a longtemps imposé cette
vision antagoniste.

André Possot relève que le scientifique dissident, récusé
par l’élite coloniale, se passionnait pour les lignages. Il
retraçait leur évolution, relevant les points de convergence
entre Hutus et Tutsis. Il a été pratiquement le seul à
démontrer à son époque la probabilité de la thèse qui est
aujourd’hui défendue par Kigali, à savoir l’unité culturelle
du peuple rwandais. Esprit libre et dissident, caractère
difficile aussi, Derscheid finit par être remplacé par des
fonctionnaires plus conformes aux vues officielles, et il est
obligé de regagner la métropole.

Une autre version de la réalité du Rwanda



À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, ce chercheur
non conventionnel a veillé à rapatrier en Belgique des
dizaines de malles qui contenaient ses notes scientifiques
sur la faune et la flore du Kivu, mais aussi ses observations
à propos des rapports réels entre Tutsis et Hutus, sujet de
tant de controverses. Ces documents ont été numérisés à
l’université de Gainsville, en Floride, et seul le professeur
français René Lemarchand, auteur de plusieurs ouvrages
universitaires sur le Rwanda et le Burundi, s’est soucié de
les consulter.

En Belgique, il a fallu attendre les années 2000 pour que le
musée de l’Afrique à Tervuren entame l’inventaire des
malles du chercheur oublié et qu’un auteur indépendant
comme Possot se charge de revisiter des notes ramenées
du terrain. Il en ressort une autre version de la réalité du
Rwanda colonial, mais aussi le portrait d’un homme qui, à
la fin de la Deuxième Guerre mondiale, finit sa vie
tragiquement, décapité par les Allemands pour s’être
engagé dans la résistance.

Lorsque le président Paul Kagame invective les Belges, les
accuse d’avoir contribué à diviser les Rwandais·es et d’avoir
sous-estimé l’ancienneté de la présence de rwandophones
au Kivu, ses contradicteurs, au-delà des joutes
diplomatiques, devraient aussi relire quelques auteurs non
conventionnels.

Colette Braeckman (Afrique XXI)
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024