C’est une crise qui dure depuis trois décennies, répètent quasiment tous les protagonistes. Mais en réalité, les racines de la conflictualité dans cette partie de la RDC remontent à bien plus loin. Peut-on parler d’un seul conflit, ou de plusieurs conflits entremêlés ? Contrairement aux discours dominants, tout ne peut être réduit à la seule question minière, comme le suggèrent certaines autorités à Kinshasa, ni à la problématique de la discrimination anti-tutsie, souvent avancée par Kigali.
La réalité est plus complexe. Elle repose sur des dynamiques croisées, anciennes, souvent superposées, qui se renforcent mutuellement. L’objectif ici n’est pas de refaire l’histoire, mais d’offrir des clés de compréhension sur les tensions actuelles dans les Kivu. Pour cela, nous avons confronté des sources issues de l’actualité, de travaux historiques et d’experts de terrain. Nous pouvons identifier au moins six facteurs majeurs qui structurent cette crise. Ils sont interconnectés, parfois enchevêtrés, et participent tous à l’intensification ou à la persistance des violences.
Démographie et politisation de la question de l’identité
La région des deux Kivu est au cœur d’une dynamique démographique exceptionnelle. Comme l’explique le géographe français Roland Pourtier, cette zone bénéficie des bienfaits de l’altitude sous l’équateur. «
La fraîcheur y éloigne la mouche tsé-tsé, ce qui favorise à la fois l’agriculture et l’élevage bovin. Cela a attiré depuis longtemps des populations agricoles et pastorales », dit-il. Résultat : les Kivu comptent aujourd’hui parmi les zones les plus densément peuplées d’Afrique.
À cette densité naturelle s’ajoute une histoire migratoire complexe, notamment celle des populations banyarwanda. Selon Filip Reyntjens, spécialiste des Grands Lacs, certaines de ces populations ont migré depuis le sud-ouest du Rwanda dès le XVIII
e siècle. Elles ont ainsi les mêmes droits à la nationalité congolaise que d’autres groupes présents de longue date, comme les Bashi ou les Banande.
Une autre dimension à prendre en compte est mise en exergue par le géographe Jean-Pierre Chrétien qui rappelle qu’à partir des années 1930, les autorités belges ont favorisé un flux migratoire important des Rwandais dans la région, notamment au nord-ouest du lac Kivu. Jason Stearns, chercheur au Center on International Cooperation de l’université de New York, où il dirige le groupe de recherche sur le Congo, précise que plus de 150 000 personnes venues du territoire rwandais ont été transférées entre 1928 et 1956, principalement pour répondre aux besoins de main-d'œuvre dans les exploitations minières et agricoles européennes, en particulier dans le territoire de Masisi, où la population locale Hunde refusait souvent de travailler pour les colons.
Au fil du temps, les chiffres se sont révélés significatifs : au Masisi, la densité est passée de 12 habitants/km
2 en 1940 à 111 habitants/km
2 en 1990, et le cheptel bovin de 21 000 têtes en 1959 à 113 000 en 1983, selon diverses sources. Cette croissance rapide a provoqué une forte pression sur les terres, rendant les rivalités plus vives.
Les premières tensions à caractère politique sont apparues dès 1958, lors des élections municipales. Certains leaders locaux ont alors refusé le droit de vote aux migrants installés pendant la colonisation, pourtant légalement citoyens. Sous Mobutu (1965-1997), des nominations d’administrateurs extérieurs ont parfois permis de calmer temporairement les rivalités.
Mais c’est à partir de 1991, avec l’annonce d’un recensement national, que les tensions se sont ravivées. Kinshasa a laissé entendre que les « transplantés » coloniaux ne seraient pas reconnus comme citoyens zaïrois. Des violences ont alors éclaté, notamment contre des centres de recensement dans le Masisi. Elles se sont poursuivies jusqu’en 1993, avant de s’aggraver après 1994, avec l’arrivée de 1,5 million de réfugiés hutus du Rwanda, dont certains anciens militaires du régime de Juvénal Habyarimana (1973-1994). Cette arrivée a bouleversé les équilibres locaux, y compris entre les Hutus et les Tutsis congolais.
Filip Reyntjens note que ces arrivées ont accentué les fractures et complexifié les identités : «
Les Banyarwanda étaient vus comme un groupe unique, mais après 1994, ils se sont redécouverts Hutu ou Tutsi. » Dans cette zone, il parle d' «
identités variables », souvent manipulées par des «
entrepreneurs de l’insécurité », qui peuvent aussi être des acteurs économiques. Cette démographie instable continue d’être un facteur de crise encore aujourd’hui. Selon la Commission des mouvements de population (CMP), 2,7 millions de personnes ont été déplacées au Nord-Kivu et 1,7 million au Sud-Kivu depuis janvier 2025, à cause du conflit en cours.
Le foncier dans les Kivu : une source directe de conflit ?
Depuis la reprise des hostilités en 2024 et l’avancée du groupe armé AFC/M23 vers Goma (chef-lieu de la province du Nord-Kivu), des retours massifs ont été observés dans les zones rurales. Alors que près de 700 000 déplacés vivaient dans une centaine de sites autour de Goma en novembre 2024, seuls cinq de ces sites abritaient encore environ 1 800 personnes en février 2025. «
Beaucoup ont été contraints de retourner dans leurs villages, souvent pour découvrir leurs terres occupées par d'autres civils, par des groupes armés, voire détruites. Ce phénomène accroît fortement les risques de violences intercommunautaires, surtout dans des zones où les services essentiels sont absents », selon l’Unicef.
L’accès à la terre est l’un des facteurs clés – mais souvent sous-estimé – de tensions et de conflits. Des experts expliquent que l’enjeu foncier ne se limite pas à la question de l’occupation physique des terres : il renvoie à des systèmes juridiques concurrents, à des pratiques coutumières enchevêtrées dans des régimes législatifs étatiques, et à une histoire de déplacements et de retours forcés, expliquent des experts.
Le chercheur Christoph Vogel souligne que l’enjeu foncier est indéniable, mais reste insuffisamment pris en compte. Ce n’est pas seulement une question de population ou de démographie, mais aussi de gouvernance. La superposition du droit coutumier et du droit étatique a généré des revendications conflictuelles : certains exigent un accès à la terre pour la cultiver, d’autres pour y faire paître leur bétail, tandis que d'autres encore revendiquent un droit de propriété formel. «
Le système formaliste étatique n’est pas aligné au système coutumier », résume-t-il, rappelant que l’ambiguïté des rôles entre pouvoir coutumier et autorité publique alimente les tensions.
Le professeur Filip Reyntjens, quant à lui, élargit l’analyse : «
Le problème foncier ne se limite pas aux Kivu. Il faut inclure les conflits entre pasteurs et agriculteurs. » Il évoque l’Ituri (nord-est de la RDC), où les rivalités entre Hema (éleveurs) et Lendu (agriculteurs) ont précédé l’indépendance. «
Il faut un espace par vache. Cela crée des conflits d’usage entre ceux qui cultivent et ceux qui élèvent. »
L’évolution historique de la législation foncière est également un facteur important. Avant la colonisation, le droit foncier était oral, basé sur les traditions. Les colons ont introduit un nouveau système pour libérer les terres en faveur des plantations. Puis, sous Mobutu, de nouvelles lois ont encore changé les règles. Chaque réforme du régime foncier crée de nouveaux déséquilibres. Enfin, en Afrique centrale, explique Filip Reyntjens, la terre a une valeur économique et symbolique forte. Contrairement à l’Europe, où une part importante de la population n’est plus liée à l’agriculture, la majorité des Congolais vivent encore de la terre, en agriculture de subsistance. Ainsi, chaque fois que le statut juridique de la terre est modifié ou contesté, cela peut provoquer des conflits sociaux majeurs.
Le minier : une équation entre économie, insécurité et rivalités régionales
Dans les provinces du Nord et Sud-Kivu, les minerais stratégiques – or, coltan, étain et tantale – sont aussi au cœur des tensions persistantes. Loin d’être le seul facteur des conflits, ils alimentent toutefois une économie parallèle puissante, qui profite à une mosaïque d’acteurs : groupes armés, réseaux de contrebande, opérateurs économiques locaux et étrangers.
Le gouverneur du Sud-Kivu, Jean-Jacques Purusi, a affirmé devant la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française qu’au moins 1 600 entreprises exploitaient illégalement les ressources minières dans sa province, quand il est arrivé à sa tête. Selon lui, environ 750 000 kilogrammes d’or sont extraits tous les six mois, puis dirigés vers le Rwanda où ils sont raffinés. Il évoque un système alimenté par la corruption, dans lequel les capitaux circulent en liquide à travers la frontière. En réponse, la province a suspendu les activités minières (arrêté du 18 juillet 2023), supprimé 147 taxes, réduit la fiscalité de 80% à 26%, et imposé des mesures de bancarisation. Ces réformes ont porté les recettes mensuelles de la province de 500 000 à 1,75 million de dollars américains dès le premier mois. Ces efforts sont à relativiser avec l’arrivée de l’AFC/M23 dans la région qui a nommé une administration parallèle et ses propres règles.
Face aux accusations, le Rwanda rejette toute implication dans l’exploitation illégale des minerais congolais. Son ambassadeur, François Nkulikiyimfura, affirme que le Rwanda possède ses propres ressources minières et qu’il n’a pas besoin de s’approvisionner à Rubaya (Nord-Kivu). Il soutient que son pays fait preuve de transparence, avec un accord signé en juin 2024 avec l’Union européenne sur la traçabilité des minerais. Il rappelle également les investissements dans des infrastructures locales, comme la fonderie d’étain (2018), la raffinerie d’or (2019) et celle de tantale (2024), qui accueillent des opérateurs venus d’Afrique et d’Europe pour traiter leurs minerais légalement.
Pour le spécialiste de la question Christoph Vogel, dans cette zone, l’or reste le minerai le plus structurant des conflits, notamment en raison de sa haute valeur, de sa facilité de transport et de sa non-traçabilité une fois fondu. L’ancien membre de l’équipe du groupe d’experts de l’ONU pour la RDC, Zobel Behalal, souligne quant à lui que, malgré la guerre, les flux de minerais ne s’arrêtent jamais : «
Le marché ne connaît pas la guerre. » Il alerte également sur les failles des systèmes de traçabilité actuels, souvent limités à une vérification documentaire, et appelle à privilégier la coopération régionale et des accords économiques équilibrés pour transformer une économie de guerre en économie légale.
La question des FDLR : une source majeure de tensions sécuritaires et diplomatiques
Les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) sont un groupe armé hutu rwandais créé en 2000, dont une partie des membres sont issus des milices et de l’armée impliquées dans le génocide des Tutsis en 1994. Ce groupe est considéré par l’ONU comme l’un des plus importants groupes armés étrangers opérant sur le territoire congolais. Les FDLR sont régulièrement mentionnées dans les rapports du Conseil de sécurité de l’ONU et du Bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH) pour leur implication dans de graves violations des droits humains : meurtres, violences sexuelles, enlèvements, déplacements forcés principalement sur le sol congolais.
Selon François Nkulikiyimfura, ambassadeur du Rwanda en France, le Rwanda a subi plus de trente attaques depuis 1997, dont plus de vingt entre 2018 et 2025, qu’il attribue aux FDLR. Il affirme que la présence continue de ces combattants en RDC représente une menace persistante pour la sécurité de son pays, et accuse Kinshasa de tolérer ou même de collaborer avec ce groupe, une accusation que les autorités congolaises rejettent.
Face aux pressions internationales, notamment de la part des États-Unis, en novembre 2023, le général Sylvain Ekenge, porte-parole des Forces armées de la RDC (FARDC), a annoncé l’interdiction stricte de tout contact entre les militaires congolais et les FDLR. Cette décision intervenait peu après les visites à Kinshasa et à Kigali de Avril Haines, directrice du renseignement national américain (DNI), dans un contexte où Washington pousse à une désescalade entre la RDC et le Rwanda. En juin 2024, Robert A. Wood, ambassadeur américain à l’ONU, avait déjà demandé à la RDC de rompre tout lien avec les FDLR, et au Rwanda de cesser son appui à l’AFC/M23.
Pour gérer cette situation, une lueur d’espoir commençait à poindre fin 2024, dans le cadre du processus de Luanda. Un « Concept of Operations » (CONOPS) a été élaboré par les délégués de la RDC, du Rwanda et de l’Angola. Ce plan prévoit des opérations de neutralisation des FDLR, avec le soutien des pays de la région. Cependant, la mise en œuvre de ce plan reste incertaine, du fait des nombreuses fragilités politiques, diplomatiques et sécuritaires sur le terrain.
Selon divers rapports, ce groupe finance ses opérations à travers diverses activités illégales : commerce de bois de chauffe et du charbon de bois (Makala), enlèvements contre rançon et imposition de taxes dans les zones sous son contrôle.
Déficit de gouvernance et déliquescence de l’État : un terreau fertile pour les violences
L’un des éléments clés pour comprendre la persistance des conflits dans l’est de la République démocratique du Congo est la faiblesse structurelle de l’État congolais. Ce déficit de gouvernance ne se limite pas à un manque de moyens ou de ressources humaines. Il traduit une incapacité quasi chronique à exercer les fonctions de base attendues d’un État souverain. Le professeur Filip Reyntjens résume ainsi la situation : «
L’État congolais est juridiquement un État, mais empiriquement, il ne remplit pas les fonctions essentielles d’un État. »
Autrement dit, sur le papier, l’État existe, mais dans la réalité quotidienne, ses fonctions régaliennes – telles que le contrôle du territoire, la collecte des impôts ou la fourniture de services publics – sont largement défaillantes. Selon Reyntjens, cette absence de contrôle permet l’implantation durable de groupes armés, l’ingérence des armées étrangères sur le sol congolais et l’exploitation illégale des ressources naturelles par des acteurs locaux ou transnationaux. Il insiste : «
Tout cela ne serait pas possible si on avait un État même modérément fonctionnel. »
Ce repli de l’État à Kinshasa – voire son absence même dans certaines zones de la capitale – rend impossible une gouvernance cohérente sur un territoire aussi vaste et aussi fragmenté que celui de la RDC.
Cette délitescence de l’État alimente une perception selon laquelle la force devient la seule voie de protection et de survie, comme l’écrivait déjà en 2012 Jason Stearns, chercheur et auteur reconnu sur la région : «
Cette faiblesse renforce l’idée selon laquelle le recours à la force armée représente le seul moyen de protéger les biens et les libertés individuelles. »
Récits historiques et manipulations mémorielles : un conflit nourri par le passé
Au-delà des causes économiques, politiques ou sécuritaires, les récits historiques constituent un autre levier majeur de tension dans les Kivu. L’histoire y est non seulement mobilisée comme outil de légitimation, mais aussi réinterprétée pour servir des intérêts politiques et communautaires. Le chercheur Christoph Vogel souligne l’impact de ces récits : «
La réinterprétation de l’histoire, la manipulation basée sur les récits historiques, a aussi un impact sur comment se déroule le conflit aujourd’hui. » Cette manipulation peut prendre plusieurs formes : contestation des frontières héritées de la colonisation, mobilisation autour de récits victimaires, ou négation d’événements majeurs, comme le génocide de 1994. Chacun convoque « son histoire » pour justifier sa position actuelle, ce qui complique la recherche de compromis. Christoph Vogel poursuit : «
Il y a une mobilisation politique sur des récits plus ou moins acceptables. »
Cette instrumentalisation empêche souvent la résolution des conflits, même lorsque des solutions techniques ou économiques semblent à portée de main. Une décision sur la gestion minière, par exemple, peut être rejetée non pas pour son contenu, mais parce qu’elle ne prendrait pas en compte une injustice du passé, réelle ou supposée. Chaque camp porte ses blessures : «
Le RCD a tué mon père », dira l’un, «
les FDLR ont tué ma tante », dira l’autre. Cette logique rend le conflit perpétuel, car les mémoires s’affrontent autant que les armes.
Zobel Behalal, expert à la Global Initiative against Transnational Organized Crime (GI-TOC), souligne le danger de cette approche. «
Les causes profondes commencent où ? », s’interroge-t-il, en appelant à des solutions ancrées dans l’économique, qui permettent d’impliquer toutes les parties prenantes. Selon lui, l’économie peut structurer des solutions viables, là où la mémoire reste parfois un champ de bataille sans fin.