Fiche du document numéro 35005

Num
35005
Date
Vendredi 11 avril 2025
Amj
Auteur
Fichier
Taille
801784
Pages
9
Urlorg
Sur titre
Mémoire
Titre
« Ces biais racistes ont coûté la vie à des milliers de personnes » [Interview de Jessica Mwiza]
Sous titre
Jessica Mwiza, doctorante en sociologie à l’université CUNY de New York, lutte contre la négation du génocide des Tutsi. Pour Tenoua, elle revient sur les discours négationnistes et leur diffusion, sur les pièges identitaires et les liens entre cette mémoire et le combat contre l’antisémitisme.
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Type
Page web
Langue
FR
Citation
Mémorial du génocide à Kigali, Rwanda – cc www.travelmag.com

Longtemps, Jessica Mwiza a tenu à distance l’histoire du génocide des Tutsi qui lui a arraché ses grands‐parents. Elle a un an et demi en 1994, vit dans le sud de la France avec son grand frère, son père français et sa mère rwandaise. « C’était juste une boule de traumas », confie‐t‐elle. « Ma mère en est aussi morte par ricochet. Mon enfance, c’était une ambiance de mort et de silence. »

Après le génocide, sa mère retourne au Rwanda, devenu une terre‐cimetière. Elle en reviendra brisée. En France, il lui arrive de demander à ses enfants de se cacher, de peur que des Hutus ne ne viennent les tuer. Les fêlures psychiques finissent par ronger son corps ; elle meurt quand Jessica a neuf ans.

En 2014, Jessica se rend pour la première fois au Rwanda, à l’occasion de la vingtième commémoration du génocide, dans le cadre d’une délégation d’activistes antiracistes où elle représente le Mouvement des Jeunes Socialistes. « C’est un voyage qui s’est fait en réaction à la décision de la France d’annuler sa participation aux hommages à la suite du rappel par le Rwanda de la responsabilité de la France pendant le génocide. Nous, on voulait porter la voix d’une jeunesse concernée par le travail de mémoire, la lutte contre la négation de l’Histoire », précise‐t‐elle.

Aujourd’hui, elle combat le négationnisme qui se propage jusque dans des cercles dits cultivés, où l’on parle souvent encore de « génocide rwandais » ou de « massacres interethniques », ou dans certains médias prestigieux, qui déroulent le tapis rouge à ceux qui inversent les responsabilités. Comme cette recension hagiographique, publiée dans la très chic New York Review of Books, de l’essai de la journaliste Judi Rever, qualifiée par Conspiracy Watch de « révisionniste du génocide des Tutsi », affirmant au mépris du savoir historique que le FPR – l’armée qui a mis fin au génocide des Tutsi – aurait participé à ce même génocide.

Par ses articles, ses posts informés et tranchants sur les réseaux sociaux, Jessica Mwiza démonte les rouages de l’idéologie négationniste. Elle fait siens ces mots de Pierre Vidal‐Naquet, tirés des Assassins de la mémoire : « Est-ce à dire qu’il faut capituler devant la négation ? Glisser peu à peu dans un monde où tout se vaut, l’historien et le faussaire, le fantasme et la réalité, le massacre et l’accident de voiture ? Il ne suffit pas dans cette affaire d’avoir globalement raison, il faut inlassablement travailler. »

Quelles formes prend aujourd’hui le négationnisme du génocide des Tutsi ? Est-ce qu’il repose toujours sur des grilles de lecture racistes anciennes, ou s’est-il transformé ?

Il existe plusieurs théories négationnistes. La première, c’est celle qui nie totalement l’existence du génocide. Par exemple, Charles Onana, qui se présente comme politologue, publie régulièrement des contenus affirmant que le génocide n’a jamais eu lieu.

Ensuite, il y a la théorie des « responsabilités partagées », selon laquelle les Tutsi auraient provoqué leur propre génocide. On la retrouve dans les débats autour de l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du Président Habyarimana. Pendant longtemps, la France, notamment à travers l’enquête du juge Bruguière, a soutenu l’idée que l’attentat avait été orchestré par le FPR. Cette théorie vise à faire croire que le génocide aurait été une réaction spontanée, une sorte de « folie populaire », effaçant ainsi la dimension planifiée du génocide et permettant d’accuser le FPR de l’avoir provoqué.

Il existe aussi la théorie du « double génocide », la plus inquiétante, sophistiquée et populaire des théories négationnistes. Elle vise à prétendre que, lorsque le FPR a libéré le Rwanda en mettant fin au génocide, il se serait ensuite vengé sur les génocidaires et leurs otages civils installés au Zaïre [appelé RDC depuis 1997] par la France lors de l’opération Turquoise. Pourtant, les faits montrent que le FPR condamnait les exécutions même lorsqu’elles visaient les assassins de leurs propres familles. Si un membre du FPR se vengeait, il était condamné à mort par ses propres frères d’armes afin de montrer au mouvement tout entier que la vengeance n’était pas une option.

Cette théorie du double génocide a été inventée par les génocidaires eux‐mêmes pour échapper à la justice internationale. Cette théorie possède une grande capacité d’adaptation aux différents contextes géopolitiques à travers les décennies. Juste après le génocide, on parlait d’un deuxième génocide contre les Hutu. Plus tard, c’est devenu un double génocide contre les « Bantous » au Congo , opposés aux « Nilotiques » – Tutsi et Hima – présentés comme les envahisseurs, les Juifs de l’Afrique. Ces récits s’inscrivent dans une très ancienne idéologie raciste anti‐tutsi issue de la colonisation belge du Rwanda, du Burundi et du Congo.

Cette vision est nourrie par une forme de négrophobie : pour un public extérieur peu informé, il est facile de croire que « les Africains s’entretuent », ou que nos victimes ont peut‐être mérité le sort qui leur fut réservé. Cela crée un brouillard général où toute violence s’équivaut et s’annule à la fois, avec l’idée que les Tutsi ont subi un génocide, mais qu’ils ont été génocidaires à leur tour. Ces théories s’appuient sur un goût général pour le complotisme. De nombreuses personnes aiment croire qu’il existe une « vérité cachée », une « contre‐histoire » à tout événement majeur. Le complotisme et le racisme sont de puissants carburants pour le négationnisme moderne.

Comment expliquer que, lors de l’enquête « Rwanda Classified » publiée en 2024, des médias prestigieux aient pu relayer la parole de négationnistes et de présumés génocidaires ? [Lire à ce propos la tribune publiée dans Le Point et Jeune Afrique dans laquelle des historiens reviennent sur les problèmes de cette enquête]. Ont-ils fait leur mea culpa sur leur traitement du génocide des Tutsi ? À l’époque, dans Le Monde, on pouvait lire qu’il s’agissait de « violences tribales »...

La réponse est en partie dans la question : il n’y a jamais eu de mea culpa, de réflexions pour se dire « regardons ce que nous avons fait, ce à quoi nous avons participé ».

On se situe dans un véritable continuum, qui remonte même à la période précédant le génocide. Dès les années soixante, si on lit certains câbles échangés à l’ONU, ou les articles du New York Times ou du journal Le Monde, on perçoit déjà une adhésion généralisée à l’idéologie hamitique [construction pseudo‐scientifique raciste développée au XIXe siècle] et raciste ainsi qu’une tendance à valider les narratifs des coupables ; que ce soit la Belgique, la France ou le Hutu Power. L’ensemble des médias reprenaient les informations des génocidaires et des complices sans esprit critique avant, pendant et après 1994. Les Tutsi étaient décrits comme grands, venus d’Éthiopie, ayant colonisé les Hutu… Le FPR était dépeint comme étranger (Ougandais, ou anglophone) et envahisseurs du Rwanda. Tout cet imaginaire colonial était relayé tel quel dans les médias ainsi que dans les mots des principaux responsables politiques et associatifs. Avec de très rares exceptions.

En 1994, il y a eu une collusion quasi‐totale des grands médias avec l’appareil génocidaire. Sur le terrain ou plutôt à distance, des journalistes prenaient les tueurs comme fixeurs. Jusqu’au travail du reporter Patrick de Saint‐Exupéry, ce qui apparaissait dans les médias français était souvent assez catastrophique à quelques exceptions près, comme le démontre par exemple le travail de L’Humanité.

Il faut le dire : ce ne sont pas de simples erreurs ou aveuglements car ces biais racistes et complices ont coûté la vie à des milliers de personnes. Le génocide aurait pu être arrêté, il aurait même pu ne jamais commencer. Mais il y a eu tout un ensemble d’accointances permettant aux cerveaux du génocide de le planifier, de le financer puis de le masquer. Et beaucoup d’acteurs extérieurs ont choisi de détourner le regard face à cela, en acceptant le narratif des tueurs et des complices. Certains journalistes ont fait le déplacement pendant et après le génocide, mais le Rwanda était perçu comme un sujet lointain, secondaire. Il était courant d’estimer qu’on pouvait s’en détourner. C’est ce mélange de silence, de collusions et de confusions qui a rendu le crime possible.

La racialisation de statuts socio-économiques et leur transformation en identités figées (hutu/tutsi) par les colons européens furent le ciment idéologique du génocide. En quoi le travail sur ce sujet vous a-t-il conduit à une réflexion plus globale sur le danger des assignations et de l'obsession identitaires dans nos sociétés ?

C’est d’abord mon intérêt pour la lutte contre le racisme qui m’a amenée à étudier en profondeur l’histoire de mon pays et celle du génocide. Et en retour, ça a confirmé mon intuition : nos sociétés sont traversées par le même fléau identitaire et raciste.

À travers les débats et productions journalistiques francophones mais aussi anglophones, on observe cette manie d’ajouter systématiquement la question raciale Hutu et Tutsi à tout sujet politique. Pourtant, le Rwanda répète sans cesse qu’il n’a pas écarté ces identités pour des raisons autoritaires mais bien parce qu’elles n’avaient pas de fondement réel avant la colonisation ; elles ont été imposées, fixées et racialisées. Le Rwanda s’en est débarrassé afin de pouvoir avancer sur des bases saines et réellement égalitaires. Alors lorsque les journalistes ou politiques extérieurs appuient de manière un peu obsessionnelle sur des commentaires du type : « Ce gouvernement est Tutsi », « cette armée est Tutsi », « ce président est Tutsi », il faut comprendre que cela est absurde et dangereux. Une population entière cherche à se libérer d’une idéologie raciste, et des observateurs extérieurs, jour après jour, continuent à déployer cette même idéologie à travers leurs écrits. Quel est le but de cette fixation ? Pourquoi vouloir compter combien il y a de Tutsi dans le gouvernement rwandais ? Et souvent, l’idéologie est si profondément ancrée dans leurs esprits que les débats se fixent à travers de fausses informations. Les commentateurs oublient un peu rapidement par exemple qu’il y a d’anciens coupables ou complices de génocide dans de nombreuses instances dirigeantes de l’armée, de l’administration et des institutions publiques et politiques. La politique de réconciliation a même pu profondément heurté les rescapés ; le président leur a demandé de prendre sur eux – et insiste souvent sur le fait que la société entière repose sur leur courage et leur résilience – car c’était la seule solution pour reconstruire le pays.

D’un point de vue plus personnel, l’étude de ce sujet m’a libérée. Avant, je me posais mille questions : ayant grandi dans le Sud de la France, suis‐je noire, suis‐je blanche, suis‐je rwandaise, suis‐je française ? Je sais que certaines personnes passent leur vie entière à se débattre avec ces questions, à chercher comment se présenter au monde. Mais à un moment, je me suis dit : ça suffit, pour moi, ça ne veut plus rien dire.

Aujourd’hui, je me considère comme française à 100 %, rwandaise à 100 %, femme noire, certainement. Mais jamais comme une Tutsi. Jamais. Même si mes grands‐parents ont été assassinés parce qu’ils étaient Tutsi, même si ma mère en est morte, indirectement. Je sais que certaines familles revendiquent cette identité sur le versant du retournement du stigmate : « Vous avez voulu nous exterminer, nous sommes là, nous sommes fiers ». Mais même dans ce cas‐là, il faut comprendre que c’est une prison mentale, on ne combat pas la haine avec le langage, les outils et le cadre théorique de la haine.

Certains historiens tissent des liens entre l’antitutsisme et l’antisémitisme, en évoquant deux racismes mélioratifs, fondées à la fois sur la déshumanisation et la construction d’un ennemi de l’intérieur duplice, arrogant. Que vous inspirent ces liens ? Ressentez-vous aussi une solidarité entre Juifs et Tutsi dans le combat antiraciste ?

Cette idée de « racisme mélioratif », c’est peut‐être la seule chose que je reprocherais à certains historiens et penseurs – même ceux qui protègent l’histoire du génocide des Tutsi. Il n’y a jamais un « bon racisme » à opposer à un « mauvais racisme ». Dès qu’on exotise ou qu’on fétichise une population, on la prépare à sa future destruction.

Les liens sont très profonds. Je pense que toutes les idéologies qui consistent à exclure un groupe de la catégorie humaine fonctionnent de la même manière : ça commence par les mots, par la propagande, et ça se termine par la mise à mort, suivie du négationnisme.

Mais il y a quelque chose de plus particulier dans le parallèle entre l’antisémitisme et l’antitutsisme, au‐delà du fait que les deux ont conduit à un génocide. Les idéologues du génocide contre les Tutsi étaient profondément antisémites, ils parlaient de « solution finale ». Par exemple, le premier président de la République du Rwanda, Grégoire Kayibanda, membre d’un parti raciste, le Parmehutu, était un fanatique d’Hitler. Les membres de l’armée génocidaire parlaient des Tutsi comme de l’ennemi du « vrai Hutu », dans un imaginaire et avec une rhétorique qui rappelle au mot près l’antisémitisme.

Il y a donc des convergences évidentes dans toutes les luttes antiracistes. Mais pour ce qui concerne les mémoires juive et Tutsi, on se comprend à un autre niveau. Parce que l’antitutsisme, c’est vraiment un copier‐coller de l’antisémitisme, avec d’autres particularités idéologiques, notamment la négrophobie et l’idéologie coloniale spécifiquement dirigée sur les Africains, mais cela reste le même fond.

Les solidarités sont presque charnelles. Quand on est issu d’une famille marquée par la Shoah ou par le génocide contre les Tutsi, quand on se lit, quand on s’écoute, c’est comme si on avait vécu la même chose.

Il y a un aspect qui est difficile à expliquer. Quand je suis allée à Auschwitz il y a deux ans, c’était comme visiter un mémorial au Rwanda. Inversement, j’ai accompagné des historiens spécialistes de la Shoah dans des lieux de mémoire au Rwanda. Et ils m’ont dit : « Mais c’est exactement la même chose. » Pour eux, les sites mémoriels de Nyamata ou de Murambi, cela aurait pu être des lieux d’extermination nazi.

Cette terrible histoire partagée a mené à une belle et désormais ancienne entraide. Nombre de mes aînés ont travaillé avec le Mémorial de la Shoah à Paris, non seulement pour commémorer, mais aussi pour traiter les archives, les documents liés au génocide contre les Tutsi. C’est ce genre d’entraide, vraiment fraternelle, qui illustre ce lien unique entre nos deux mémoires.

Propos recueillis par Ismaël El Bou‐Cottereau
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024