Citation
12
TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
François Robinet1
Le 4 juin 2024, une quarantaine d’historiens et de chercheurs (dont l’auteur
de ces lignes) faisait paraître une tribune intitulée « “Rwanda Classified”,
une faillite journalistique ?2 ». Il était reproché à l’enquête conduite par le
réseau international de journalistes Forbidden Stories de faire « la promotion
d’auteurs controversés et de groupes de pression rassemblant des prêcheurs
de haine, des complotistes et des négationnistes notoires du génocide des
Tutsis ». Le dossier publié par ce collectif de journalistes se voyait accusé
de véhiculer des thèses constituant « le fonds de commerce des réseaux
complotistes et des auteurs négationnistes du génocide des Tutsi » et de
valoriser la parole d’« auteurs négationnistes patentés »3.
Comment cinquante journalistes de dix-sept grands médias internationaux ontils pu s’adonner à une telle opération de manipulation de l’opinion ? Comment
ont-ils pu ignorer près de trente ans de production de savoirs sur le génocide
commis contre les Tutsi ? Comment en sont-ils venus à présenter comme
fiables plusieurs sources proches des milieux négationnistes ? Les auteurs de
la tribune insistent à raison sur la méconnaissance persistante du sujet et sur
les failles méthodologiques de cette enquête. Nous pensons pour notre part
que, pour comprendre la prégnance du négationnisme du génocide des Tutsi
dans nos sociétés contemporaines, il est crucial d’historiciser cette idéologie,
ce « système de pensée » (selon la définition de Henry Rousso4), et de réinscrire
ce négationnisme singulier dans le temps long de l’histoire du Rwanda.
Dans la continuité des travaux d’Yves Ternon, Marie Fierens, Hélène
Dumas et Jean-Pierre Chrétien, nous proposons de revisiter les corpus
négationnistes pour mieux en cerner la genèse et les acteurs et d’analyser
les thèses déployées ainsi que leurs reconfigurations les plus récentes5.
1
2
3
4
5
Historien, maître de conférences à l‘université de Versailles–Saint-Quentin-en-Yvelines, membre du Centre d‘histoire culturelle des sociétés contemporaines, Visiting Associate Professor (2024-2026) à New York University (NYU).
« “Rwanda Classified”, une faillite journalistique ? », Le Point, 4 juin 2024, en ligne https://urlr.me/1qf6Z
(consulté le 16 janvier 2025).
Ibid.
Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy (1944-1987), Paris, Seuil, 1987, p. 166 (édition actualisée, Paris, Seuil, 1990).
Yves Ternon, « Génocide des Tutsi au Rwanda : émergence d’un négationnisme », Revue d’histoire de la
Shoah, n° 181, octobre 2004, p. 363-375 ; Marie Fierens, Le Négationnisme du génocide des Tutsi au Rwanda,
311
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
Fondé sur la connaissance de nombreux fonds d’archives publics et privés,
en France et au Rwanda, et sur une relecture de l’historiographie, cet article
interroge les liens entre négation du génocide et complotisme antitutsi6.
Il décrypte les formes de négation, d’inversion des responsabilités
et de confusionnisme (entendu ici comme un effort d’entretien de la
confusion dans les esprits afin de gêner l’analyse objective des faits) qui
se déploient durant le temps même du génocide et dans la période qui
le suit immédiatement7. Il analyse enfin certaines des reconfigurations
les plus récentes du négationnisme, les acteurs et les scènes (politique,
médiatique, juridique) qui favorisent son expression.
Avant le génocide : racisme, antitutsisme et complotisme
Comprendre la genèse du négationnisme exige de s’intéresser aux premières
années de la République rwandaise. Entre 1959 et 1962, après plusieurs
décennies de domination coloniale, le temps politique rwandais s’accélère :
renversement de la monarchie, mise en place d’un régime républicain dominé
par une nouvelle élite hutu, indépendance du pays : cette période qualifiée
de « révolution sociale » aboutit à l’affirmation d’un nouveau régime, la
Première République rwandaise8. L’antitutsisme constitue dès cette époque
un des socles idéologiques de la nouvelle république.
6
7
8
Villeurbanne, Golias, 2009 ; Hélène Dumas, « L’histoire des vaincus. Négationnisme du génocide des Tutsi du
Rwanda », Revue d’histoire de la Shoah, n° 190, mars 2009, p. 285-347 ; Hélène Dumas, « Banalisation, révision
et négation : la “réécriture“ de l’histoire du génocide des Tutsi », Esprit, n° 364, 2010, p. 85-102 ; Jean-Pierre
Chrétien, Le Défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi, Paris, Karthala, coll. « Les Afriques », 2012 [1997].
L’étude de ces relations a fait l’objet d’une première communication en novembre 2019 à l’occasion d’une
table-ronde intitulée « Les génocides : génocide des Juifs et génocide des Tutsi du Rwanda » (en ligne https://
webtv.univ-lille.fr/video/10683/table-ronde-%C2%AB-les-genocides-genocide-des-juifs-et-genocide-des-tutsidu-rwanda-%C2%BB – consultée le 16 janvier 2025) organisée lors du lancement du Réseau de recherche sur le
racisme et l’antisémitisme. Quelques mois plus tard, nous avons contribué à la série de podcasts produite par
David Servenay et réalisée par Thomas Dutter, « Mécaniques du complotisme, saison 8 : « Rwanda, le génocide
des Tutsi et la conspiration » (en ligne : https://www.radiofrance.fr/franceculture/a-decouvrir-mecaniques-ducomplotisme-saison-8-rwanda-le-genocide-des-tutsi-et-la-conspiration-9585384 – consultée le 16 janvier 2025).
L’essentiel du corpus exploité dans cet article est constitué de textes négationnistes rendus publics et assez
aisément accessibles dans les centres de documentation français et rwandais ainsi qu’en ligne au sein des
archives numériques du TPIR (https://ucr.irmct.org/ – consultée le 16 janvier 2025) ou de la base de données
des archives de Jacques Morel (https://francegenocidetutsi.org/ – consultée le 16 janvier 2025). Leur mise en
perspective a été facilitée par la connaissance de nombreux fonds d’archives de chercheurs ou de militants
accessibles en France (fonds Hervé-Deguine et Jean-Carbonare, conservés à La Contemporaine – Bibliothèque,
archives, musée des mondes contemporains, à Nanterre ; fonds Jean-Pierre-Chrétien, au Mémorial de la Shoah ;
fonds José-Kagabo conservé au musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne).
À la suite de l’agression de Dominique Mbonyumutwa, sous-chef et représentant du PARMEHUTU, le
1er novembre 1959, incendies, pillages et assassinats visant des Tutsi se répandent au sein de plusieurs
chefferies du Rwanda. Si le nombre précis des victimes reste incertain (sans doute plusieurs centaines de
personnes), le mouvement de violence conduit au remplacement de nombreux chefs et sous-chefs tutsi par
des Hutu et génère l’exil de plusieurs milliers de Rwandais tutsi vers les pays étrangers : Jean-Pierre Chrétien
et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2014, p. 107-139.
312
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1959-1990 : les Tutsi, une population considérée comme menaçante
pour la « révolution sociale »
Parmi les textes de référence chers aux élites politiques et intellectuelles
rwandaises membres du parti unique au pouvoir, le Parmehutu9, il est
difficile de ne pas mentionner le « Manifeste des Bahutu », l’une des pierres
angulaires de l’antitutsisme au Rwanda10. Ce texte accuse en effet les Tutsi
d’opprimer les Hutu depuis des siècles et d’exercer un monopole politique,
économique, social et culturel sur la société rwandaise : le principal acquis
de la « révolution sociale » est, pour ces nouvelles élites, d’avoir mis fin à ce
monopole dont il faudrait à tout prix empêcher le retour11.
Les mêmes considèrent qu’une menace existentielle pèserait sur la
« révolution sociale » : les nostalgiques de la royauté refuseraient les acquis
de la révolution et fomenteraient, depuis l’étranger, le retour au pouvoir
des Tutsi. S’il existe effectivement des forces de contestation de la jeune
République rwandaise chez certains exilés tutsi, la propagande officielle
amplifie cette menace : elle dénonce la mobilisation des Tutsi de l’étranger
pour déstabiliser le régime et désigne les Tutsi de l’intérieur comme les
complices de ceux qui tentent des incursions depuis l’étranger.
Dans ce contexte où antitutsisme et complotisme imprègnent l’idéologie des
cercles dirigeants de la nouvelle République, les deux régimes successifs
(Première République de 1961 à 1973, Deuxième République de 1973 à
1994) pratiquent la discrimination ethnique. Une politique de quota (dite
« politique d’équilibre régional et ethnique ») restreint l’accès des Tutsi à
l’école secondaire et à certains emplois. Ces cercles dirigeants revitalisent,
au gré des circonstances, une propagande antitutsi qui présente ces derniers
comme fourbes, menteurs, cruels et violents, autant de stéréotypes introduits
dans le pays quelques décennies plus tôt par les colonisateurs12. Les autorités
de la Première République encouragent aussi des pogroms contre les Tutsi
et s’emploient à occulter la nature politique des massacres : ainsi, en 19631964, à Gikongoro, des massacres génocidaires sont perpétrés et présentés
par les plus hautes autorités du pays comme des actions de représailles
spontanées conduites par une population civile en colère soucieuse de
préserver les acquis de la « révolution sociale »13.
9
10
11
12
13
Le Parti du mouvement de l’émancipation hutu est officiellement fondé en 1959. Il devient parti unique en
1965.
Chrétien et Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide, op. cit., p. 126-132.
« Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda [Manifeste des Bahutu] », 24 mars 1957, in
Félix Nkundabagenzi, Rwanda politique. Les dossiers du C.R.I.S.P., Bruxelles, Centre de recherche et d’information socio-politiques, 1962, p. 23 et p. 68-75.
Chrétien et Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide, op. cit., p. 69-103.
Marcel Kabanda, « Rwanda, les massacres de 1963. Le témoignage de D.-G. Vuillemin », in C. Deslaurier et
313
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
L’historien Florent Piton constate que la rhétorique déployée par les autorités
en 1964 peut, à bien des égards, être considérée comme annonciatrice
de celle qui sera mobilisée par les négationnistes trente ans plus tard14.
À l’antitutsisme et au complotisme s’ajoute un certain confusionnisme
encouragé par les responsables politiques rwandais qui cherchent à occulter
les faits pour préserver l’image du régime. Les autorités de l’époque, tels
le président de la République Grégoire Kayibanda ou le président de
l’Assemblée nationale, Anastase Makuza, dénoncent ainsi les « terroristes
tutsi », la « terreur », la « sauvagerie », la « barbarie » des assaillants tout
en insistant sur la « vigilance » et le « sang-froid » des autorités locales15.
Pour les autorités rwandaises, il n’y a eu aucun génocide à Gikongoro et les
accusations relayées par la grande presse internationale sont considérées
comme le fruit de la propagande des Inyenzi16.
Guerre civile et reconfiguration des discours antitutsi
Alors que les discours antitutsi des autorités rwandaises sont plus rares
pendant la Deuxième République, ils se voient réactivés par les extrémistes
du régime dans le contexte de la guerre civile qui débute en octobre 1990.
Plusieurs titres de la presse écrite rwandaise (Kangura, L’Écho des mille
collines, La Médaille Nyiramacibiri) véhiculent des stéréotypes racistes déjà
bien décrits par l’historiographie à la suite de l’enquête fondatrice dirigée
par Jean-Pierre Chrétien sur les médias extrémistes : la publication par le
bimensuel Kangura en décembre 1990 du texte désormais célèbre « Les dix
commandements des Bahutu » incarne ce déferlement de propos et d’images
racistes au sein de la sphère publique rwandaise17.
Dès octobre 1990, les Tutsi de l’intérieur sont suspectés de soutenir le Front
patriotique rwandais (FPR) en lui fournissant des hommes, de l’argent ou
des cachettes pour les armes. Ces accusations s’agrègent à l’imaginaire
complotiste antitutsi : ainsi, en 1990, Kangura publie une lettre datée du 6 août
1962 composée de dix-neuf articles qui appartiennent à un supposé plan de
14
15
16
17
D. Juhé-Beaulaton (dir.), Afrique, terre d’histoire, Paris, Karthala, 2007, p. 415-434.
Florent Piton, Le Génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, La Découverte, 2018, p. 49.
Anastase Makuza, « Agression suicide des terroristes tutsi », discours prononcé à Bruxelles, 26 février 1964, cité
dans Antoine Mugesera, Les Conditions de vie des Tutsi au Rwanda de 1959 à 1990, Kigali et Toulouse, Éditions
Izuba, 2014, p. 319-325 ; Grégoire Kayibanda, « Message du président Grégoire Kayibanda aux réfugiés rwandais », 11 mars 1964, Rwanda, Carrefour d’Afrique, n° 31, mars 1964, en ligne : https://francegenocidetutsi.org/
Kayibanda11mars1964.html.fr (consulté le 16 janvier 2025).
Ce terme qui signifie « cafards », « cancrelats », qualifie durant les années 1960 les combattants tutsi qui attaqueraient durant la nuit. Par extension, il désigne progressivement, dans les discours extrémistes, l’ensemble
des Tutsi.
Jean-Pierre Chrétien, Les Médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, p. 24-42.
314
12
colonisation tutsi de la région des Grands Lacs18. Il s’agit d’un faux, d’une lettre
conçue par des extrémistes hutu rwandais pour diaboliser les Tutsi. Dans celleci, un Tutsi explique comment manipuler les Hutu afin de reconquérir le pouvoir :
Puisque nous sommes numériquement faibles au Kivu et que nous,
pendant les élections de 1960, avons réussi d’une façon très magistrale
à nous fixer au pouvoir en nous servant de la naïveté bantoue et que
d’autre part notre malignité a été découverte un peu plus tard par
les Congolais, tout Mututsi de quel[que] région qui soit est tenu à
appliquer le plan ci-dessous et d’y présenter une très large diffusion
dans les milieux tutsi [du] district des Volcans. […]
Puisque nous ne pouvons pas remplacer les élus hutu, faisons-en des
amis. Offrons-leur quelques cadeaux et surtout de la bière, afin de leur
tirer les vers du nez. Offrons-leur nos filles et au besoin, marions-les
à eux. Les Bahutu résisteront difficilement à leur beauté angélique19.
Ce montage provocateur, qui a commencé à circuler dans les années 1960,
réapparaît dans le contexte rwandais de novembre 1990. Il témoigne d’un
profond racisme à l’encontre des Tutsi autour d’accusations répétées par la
suite ad nauseam : culture du mensonge, recours à la beauté des femmes tutsi
à des fins de manipulation des Hutu et des étrangers, projet de renversement
de la Deuxième République au profit de la monarchie, autant de stéréotypes
très présents à l’époque dans les médias extrémistes et qui imprègnent
durablement les représentations et l’imaginaire des Rwandais.
Cibler, désigner, exclure
Durant cette même période, les attentats qui touchent le pays sont
systématiquement attribués par les autorités proches du MRND – le parti du
président Juvénal Habyarimana – au FPR et à ceux qui sont considérés comme
ses complices (les Ibiyitso) alors même qu’ils sont le plus souvent commis par des
extrémistes proches du pouvoir. Désignation de l’ennemi, diabolisation de celuici, renversement des responsabilités vont alors ici de pair au sein d’un ensemble
de discours qui associent mensonges, fausses informations et rumeurs et visent
aussi bien le FPR que les civils tutsi de la diaspora et de l’intérieur20.
18
19
20
Ibid. p. 34-35.
Ibid.
Un document produit en décembre 1991 par une dizaine d’officiers des Forces armées rwandaises (FAR),
dont Théoneste Bagosora, définit l’ennemi comme « le Tutsi de l’intérieur ou de l’extérieur » : « L’ennemi se
subdivise en deux catégories : l’ennemi principal ; les partisans de l’ennemi. 1. L’ennemi principal est le Tutsi
de l’intérieur ou de l’extérieur extrémiste et nostalgique du pouvoir, qui n’a JAMAIS reconnu et NE reconnaît
315
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
De manière encore plus perverse, un historien, Ferdinand Nahimana, à la
tête de l’Office rwandais d’information (ORINFOR) depuis décembre 1990,
fait diffuser à plusieurs reprises à l’antenne de la radio publique, Radio
Rwanda, le 3 mars 1992, un communiqué émanant d’une mystérieuse
association de Nairobi. Celle-ci dénonce l’existence d’un tract faussement
attribué au Parti libéral, réputé proche du FPR, et qui viserait à préparer
une attaque contre vingt-deux personnalités hutu de la région21. Un cap est
franchi puisque dès le lendemain, les autorités locales organisent, avec le
soutien de la milice Interahamwe du MRND, le massacre de plus de trois
cents Tutsi. Comme en 1964, les massacres sont justifiés par la colère
du peuple qui se serait soulevé contre la menace des Tutsi de l’intérieur,
complices cette fois-ci du FPR. Les autorités masquent ainsi un crime
qu’elles ont elles-mêmes organisé en inscrivant ces tueries dans une forme
de normalité et en désignant le FPR et ses alliés supposés, ici le Parti libéral,
comme responsables des troubles dont souffre le pays.
Ainsi, d’octobre 1990 à avril 1994, les civils tutsi du Rwanda sont régulièrement
accusés par les extrémistes et par un grand nombre de cadres politiques du
régime d’être des complices du FPR. Autant de discours portés par les autorités
qui suscitent une méfiance, voire une peur, assez répandue dans le reste de
la population. Ces discours qui associent un conspirationnisme renouvelé et
un antitutsisme traditionnel enrichi de la diabolisation du FPR sont au cœur
de l’idéologie ethniste au Rwanda22 : ils contribuent grandement à dégrader
les liens sociaux, familiaux, entre collègues et à rendre possible le génocide23.
Le temps du génocide : mobiliser, déresponsabiliser, détruire
Les liens entre antitutsisme et complotisme se reconfigurent dans le contexte
du génocide afin de mobiliser la population au service de l’extermination et
de déresponsabiliser les extrémistes. Comme en 1964 et en 1992, la nature
21
22
23
PAS encore les réalités de la Révolution sociale de 1959, et qui veut reconquérir le pouvoir au RWANDA par
tous les moyens, y compris les armes. 2. Le partisan de l’ENI est toute personne qui apporte tout concours à
l’ENI principal. » André Guichaoua, Rwanda. De la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda
(1990-1994), Paris, La Découverte, 2010, annexe 7 : « La “Commission Bagosora” sur l’“ennemi” de décembre
1991 », p. 5, en ligne : https://urlr.me/3qQkr (consulté le 16 janvier 2025).
Chrétien et Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide, op. cit., p. 193-194.
Le complot dénoncé ici par les extrémistes et de nombreux cadres de l’ancien régime MRND est une adaptation de la dénonciation des « terroristes Inyenzi » qui avait cours dans les années 1960 : ils voient désormais
dans l’offensive du FPR une tentative de retour des « féodaux monarchistes », supposément incarnés par le
FPR qui, avec le soutien de l’Ouganda et des Tutsi de l’intérieur, chercherait à restaurer la monarchie.
Amélie Faucheux, « Massacrer dans l’intimité : la question des ruptures de liens sociaux et familiaux dans le
cas du génocide des Tutsis du Rwanda de 1994 », thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2019.
316
12
politique et organisée des massacres est niée, les responsabilités inversées
et le confusionnisme encouragé par des responsables politiques et militaires
rwandais qui trouvent de précieux relais à l’étranger auprès de certains
journalistes, intellectuels et hommes d’Église.
L’interprétation des responsabilités de l’attentat
Dès les premières heures qui suivent l’attentat contre le Falcon du président
Habyarimana, les extrémistes de la frange Hutu Power des partis politiques et
la Radio-Télévision libre des Mille Collines (RTLM) imposent une version des
faits qui accuse les Belges et le FPR d’être responsables de l’assassinat du
président24. Cette interprétation sème la peur, mobilise en masse miliciens et
civils pour « défendre le pays », jette le discrédit sur le FPR et affaiblit la Belgique
dont les militaires constituent alors l’essentiel des troupes de la Minuar25.
Omniprésente au sein des discours prononcés à l’époque par les autorités
du Gouvernement intérimaire rwandais (GIR), cette rhétorique se déploie
jusqu’au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, où le représentant permanent
du Rwanda, Jean-Damascène Bizimana, insiste sur la guerre et les
« massacres interethniques », sur le besoin d’un cessez-le-feu et, surtout,
sur la responsabilité de l’Ouganda dans l’« agression qui est à l’origine du
drame rwandais26 ». Mobilisée durant toute la période du génocide par les
extrémistes, cette rhétorique complotiste garantit la mobilisation de la
population en faveur de ce qui est présenté comme un effort de guerre
vital face à la progression de l’ennemi tutsi. Elle leur permet de justifier une
nouvelle fois les massacres, d’abord par une colère populaire spontanée, puis
par un réflexe d’autodéfense de la population27.
Les alliés à l’étranger : Barril et les complaisances médiatiques
Certains observateurs étrangers ne sont pas dupes et tentent d’emblée
de déconstruire la rumeur d’une responsabilité du FPR et des Belges dans
l’attentat. Le journaliste de Libération, Alain Frilet, écrit ainsi dès le 8 avril
1994 dans un article intitulé « Rwanda la paix civile détruite en plein vol » :
24
25
26
27
Apparu en 1993, le courant du Hutu Power regroupe la frange la plus extrémiste des partis politiques rwandais, celle qui adhère viscéralement à l’idéologie raciste favorable à la purification du pays par la destruction
des Tutsi et qui s’oppose aussi bien au processus de démocratisation qu’aux négociations d’Arusha. Chrétien
et Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide, op. cit., p. 197-202.
Sur les premiers jours du génocide, voir ibid., p. 213-220.
« Lettre du 16 mai 1994, adressée au président du Conseil de sécurité par le représentant permanent du
Rwanda auprès de l’organisation des Nations-Unies », 17 mai 1994, en ligne https://urlr.me/QJEFbc (consultée
le 16 janvier 2024).
Alison Des Forges (dir.), Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999,
p. 297-306.
317
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
Dès l’attentat connu, le soupçon s’est porté sur les quelque 200 rebelles
tutsi du FPR installés à Kigali depuis la signature des accords de paix
en août, à Arusha en Tanzanie. Coupables tout désignés d’un coup
d’État contre l’homme fort du régime, les rebelles tutsi, faisaiton remarquer hier dans la capitale rwandaise, ne pouvaient pas
matériellement réaliser un tel attentat depuis que leurs armes lourdes
ont été saisies par les militaires des Nations-Unies. Ils n’auraient aucun
intérêt aujourd’hui à interrompre de façon violente un processus de
transition qu’ils ont ardemment souhaité28.
Pourtant, plusieurs manœuvres médiatiques parviennent à diffuser ce récit à
l’étranger grâce au soutien d‘hommes d’Église, de journalistes, de responsables
politiques qui contribuent, à leur manière, à nier le génocide durant le temps
même de son exécution. Ainsi, en mai 1994, un bulletin de l’agence des Pères
Blancs à Bruxelles décrit la crise rwandaise en inversant les responsabilités et
en réactivant de nombreux stéréotypes sur les Tutsi :
En Europe, on se passionne pour la défense des minorités et on passe
l’éponge sur l’extermination de la majorité […]. Les Tutsi ont réussi à
inféoder, noyauté toutes les organisations internationales. Même la
presse et la Radio-Vatican […] où ils ont su placer des abbés rwandais
tutsi […] qui faussent toutes les informations avec une habileté
extraordinaire, orfèvre de la supercherie, fourbes et maîtres ès
intrigues ? De jolies filles tutsi rwandaises ont infiltré les organisations
humanitaires et conquis le terrain par leurs charmes inégalables […].
Un lobby international, les Juifs ou les Serbes de l’Afrique ! Vers une
démocratie à la Mao29…
Certains journalistes de la grande presse internationale relayent sans distance
des propos qui banalisent le génocide et confortent la narration portée par les
génocidaires sur la responsabilité du FPR dans l’attentat et sur des massacres
qui sont présentés comme une conséquence de la violence spontanée des
foules. Jean Hélène, du quotidien Le Monde, donne ainsi la parole au président
du Comité national de la milice Interahamwe, Robert Kajuga, sans que les
propos de ce dernier soient solidement contestés ou déconstruits :
28
29
Alain Frilet, « La paix civile détruite en plein vol », Libération, 8 avril 1994, p. 16-17.
« Le chaudron de l’Afrique centrale », Bulletin d’agence des Pères Blancs, mai 1994 (cité dans Chrétien, Le Défi
de l’ethnisme, op. cit., p. 71).
318
12
« C’est la population qui s’est fâchée, après la mort de notre
président ; difficile de dire qui est responsable des massacres. » Robert
Kajuga, président des milices Interahamwe, principales accusées
des tueries au Rwanda (qui ont fait, depuis le 6 avril, entre 100 000
et 200 000 morts), n’explique pas autrement ces massacres. Pour
cet homme de trente-trois ans, qui, dans le civil, gère une société
commerciale avec son frère, il n’y a « absolument rien d’organisé.
Tout est spontané ; les gens se sont défendus quand les rebelles du
Front patriotique rwandais ont attaqué ».
Les miliciens, selon lui, « sont chargés de la défense populaire ». […]
Aucun d’eux ne semble réaliser combien ces « champs de la mort »
rwandais scandalisent la communauté internationale. Mais ils « en
ont assez » de ces accusations de « génocide » et contre-attaquent :
« Pourquoi ne parle-t-on pas des carnages commis par le Front
patriotique rwandais ? Et chez vous, en Europe, il n’y a pas eu des
atrocités pendant la dernière guerre mondiale ? »30.
Plusieurs autres titres de presse français se font les relais de voix rwandaises
qui tentent de gêner la bonne compréhension des faits. Tel est le cas de
l’hebdomadaire Jeune Afrique, dont le fondateur Béchir Ben Yahmed est bien
introduit auprès de la famille Habyarimana31. L’hebdomadaire fondé en 1960
à Tunis propose dès le 14 avril 1994, un article de Sperancie Mutwe Karwera.
Présentée comme la correspondante du journal à Kigali, celle-ci est surtout
l’une des têtes pensantes de la propagande du MRND. Dans cet article, elle
défend la thèse d’une responsabilité du FPR et des Belges dans l’attentat du
6 avril 1994 et présente les massacres comme la conséquence de la colère
de foules assoiffées de vengeance32. Le 28 avril, l’hebdomadaire donne
longuement la parole à la famille Habyarimana qui livre son récit de l’attentat
du 6 avril : Agathe Habyarimana et ses enfants n’ont aucun doute sur le
fait que l’attentat « est l’œuvre du FPR en connivence avec des Belges ».
Ils insistent sur la responsabilité de l’Ouganda et considèrent également
les massacres comme une conséquence directe de la furie des civils et des
30
31
32
Jean Hélène, « En dépit de nombreux témoignages, le chef des milices rwandaises réfute les accusations de
génocide », Le Monde, 17 mai 1994, p. 26.
Après avoir été accueilli en famille à Kigali, Béchir Ben Yahmed est reçu par le président Habyarimana lors de
la visite de ce dernier à Paris le 18 octobre 1990 dans le contexte des débuts de la guerre civile. Bulletin quotidien de l’Agence rwandaise de presse, 18 octobre 1990, p. 2 ; Archives nationales du Rwanda, ORINFOR, 1990
09-10 ; « Lettre du ministre des Affaires étrangères et de la coopération internationale, Casimir Bizimungu au
secrétaire général des Services rwandais de renseignement », Kigali, 25 août 1990, Archives nationales du
Rwanda, Minaffet 215.
Sperancie Mutwe Karwera, « Ivres de vengeance », Jeune Afrique, 14 avril 1994, p. 15-17.
319
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
militaires après l’assassinat du président. Jeanne, la fille aînée du président
Habyarimana ajoute même : « les Tutsi regretteront mon père. […] Il est
toujours intervenu pour calmer les extrémistes hutu. Il n’est plus là. Voyez ce
qui se passe dans notre pays33. »
Également proche de la famille Habyarimana, l’ancien gendarme du GIGN
Paul Barril intervient, lui, dans le journal télévisé de France 2, le 28 juin
1994. Il affirme disposer de la boîte noire du Falcon 50 abattu durant la nuit
du 6 au 7 avril 1994. Il prétend aussi avoir eu accès aux enregistrements
des conversations avec la tour de contrôle, avoir reconnu des accents
« belges » et avoir vu des photos satellites indiquant une offensive du
FPR sur la frontière ougandaise, entamée dans les heures qui ont précédé
l’attentat. En cohérence parfaite avec les accusations de Radio Rwanda et
de la RTLM, ces insinuations lui permettent d’imputer la responsabilité des
massacres en cours aux Belges et au FPR. Il véhicule ainsi le même récit
que celui qui est porté par les extrémistes, par les génocidaires, par le chef
des milices Robert Kajuga dans Le Monde.
Ces initiatives sont d’autant plus efficaces que, durant les premières semaines,
les médias occidentaux évoquent rarement le génocide et associent le
plus souvent les massacres à une « guerre interethnique » liée à une
« haine atavique » entre les Hutu et les Tutsi34. De nombreuses productions
médiatiques renvoient dos à dos les uns et les autres et présentent les
bilans humains dramatiques comme une conséquence de la reprise de la
guerre civile, voire comme une énième catastrophe humanitaire africaine se
déroulant sur un continent présenté comme archaïque et barbare.
Ainsi, la négation du génocide se construit durant le temps même de
l’événement depuis le Rwanda mais aussi depuis New York, Paris ou Bruxelles.
Grâce à leur présence au sein de certains lieux stratégiques et à quelques
alliés influents, les proches du gouvernement intérimaire parviennent à faire
entendre leur rhétorique complotiste antitutsi et anti-FPR à l’étranger et à
imposer les thèmes de la colère populaire puis de l’autodéfense civile de la
population face au FPR. Le FPR est rendu responsable de tous les malheurs du
Rwanda, de l’échec des accords de paix d’Arusha à l’attentat contre l’avion
de Juvénal Habyarimana en passant par la perpétration des massacres.
33
34
Deux journalistes de Jeune Afrique ont pu rencontrer Agathe Habyarimana et ses enfants à Paris, le 21 avril
1994. Philippe Gaillard et Hamid Barrada, « Rwanda : l’attentat contre l’avion présidentiel. Le récit en direct de
la famille Habyarimana », Jeune Afrique, 28 avril 1994, p. 17-19.
François Robinet, Silences et récits. Les médias français à l’épreuve des conflits africains, Bry-sur-Marne, INA
Éditions, 2016. Nous y proposons une analyse des récits médiatiques produits en France durant le temps du
génocide.
320
12
Le temps de l’après : réviser, justifier, nier
À la suite du génocide, plusieurs groupes portent un discours négationniste,
fondé sur l’antitutsisme et la théorie de l’existence d’un complot tutsi pour
prendre le contrôle du Rwanda, voire de la région des Grands Lacs.
Complotisme et négation dans le temps de l’immédiat post-génocide
Ces discours se développent dès l’été 1994 dans un contexte d’exode du GIR,
des FAR et de près deux millions de civils vers les pays voisins (principalement
vers le Zaïre). Ce contexte est loin d’être neutre dans la réception des discours
de négation : en effet, durant la deuxième quinzaine du mois de juillet, alors que
le FPR vient de prendre les villes de Butare et de Kigali, les soldats français se
retrouvent à devoir gérer une gigantesque crise humanitaire liée au choléra qui
frappe les réfugiés et décime près de 30 000 personnes. Les récits médiatiques
dominants mettent alors en avant deux menaces qui pèseraient sur les
réfugiés : l’une, bien réelle, le choléra ; l’autre, fantasmée, l’avancée du FPR.
Double menace que seule l’armée française serait en mesure d’affronter, double
menace qui tend à effacer le génocide et à crédibiliser les discours anti-FPR.
Le 2 août 1994, vingt-neuf prêtres des diocèses du Rwanda réfugiés à Goma
décident d’adresser une lettre de six pages au pape Jean-Paul II. Ils souhaitent
l’alerter sur la catastrophe humanitaire en cours dont le FPR est une nouvelle
fois rendu seul responsable. Dans le même temps, l’existence du génocide
est contestée : il serait le fruit d’un « complot international bien calculé » à la
suite « d’une campagne hélas malicieuse et mensongère du FPR » :
Cette guerre a fait beaucoup de victimes innocentes dont notre
Président de la République […] et de nombreux prêtres, religieux
et religieuses et ouvriers apostoliques, en plus de plus d’un million
de personnes. Tout se passe comme s’il s’agissait d’un complot
international bien calculé. Nous sommes étonnés de constater que
la communauté internationale, voire même l’humanité toute entière,
s’est laissée et se laisse encore tromper par la campagne hélas
malicieuse et mensongère du FPR. Ce dernier se dit sauveur du peuple
mais les faits disent le contraire. Devant un sauveur on accourre [sic !]
et l’on se précipite ; devant le FPR tout le monde s’enfuit. […] Voilà
le respect des droits de l’homme chantés par le FPR. La population a
craint de retomber dans l’esclavage d’avant les années 195935.
35
Lettre des prêtres des diocèses du Rwanda réfugiés à Goma (Zaïre), adressée au très saint père, le pape
321
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
Au-delà du renversement des responsabilités, les prêtres réfugiés à Goma
considèrent aussi que le nombre de morts dont est responsable le FPR serait
supérieur à celui des morts liés aux « troubles ethniques », ouvrant ainsi la
voie à la thèse du « deuxième génocide » développée quelques mois plus tard
au sein de cercles extrémistes :
Tout le monde le sait, sauf qui ne veut pas le voir ou comprendre, les
massacres qui ont eu lieu au Rwanda sont le résultat de la provocation
et du harcèlement du Peuple rwandais par le FPR. Parler de génocide
en insinuant que ce sont les seuls HUTU qui ont tué les TUTSI, c’est
méconnaître que Hutu et Tutsi ont été tous les bourreaux les uns des
autres. Nous osons même affirmer que le nombre de hutu civils tués par
l’armée du FPR dépasse de loin les Tutsi victimes des troubles ethniques36.
Cette rhétorique est aussi celle des génocidaires qui contestent l’existence du
génocide et présente celui-ci comme le fruit de la propagande du FPR. Interrogé
à l’été 1994 par une équipe de journalistes qui enquête au Zaïre pour l’émission
de télévision « La Marche du siècle », un des concepteurs du génocide, Théoneste
Bagogora, affirme ainsi : « Les escadrons de la mort, ça n’a jamais existé, mais
il y a un escadron de la mort du FPR. » Quand le journaliste lui demande de
confirmer qu’il n’existait pas d’escadrons de la mort du côté gouvernemental, il
reprend lui aussi l’idée d’une manipulation du FPR : « Non, non, c’est archi faux,
ça n’a jamais été, c’est une invention pure et simple du FPR37. »
De Goma à Yaoundé : la constitution d’un premier corpus
Porté par des responsables de l’ancien régime et par des journalistes rwandais
restés fidèles à l’idéologie ethniste antitutsi, un premier corpus négationniste
se met rapidement en place durant les mois qui suivent le génocide.
La reconnaissance juridique internationale dont bénéficie le génocide des
Tutsi à la suite du jugement Akayesu du 2 septembre 1998, et les efforts de
documentation faits par la justice internationale, par des journalistes et par des
chercheurs rendent la négation frontale du génocide délicate pour les soutiens
de l'ancien régime38. Né dans les camps de réfugiés du Zaïre ainsi que dans
36
37
38
Jean-Paul II, le 2 août 1994, en ligne : https://urlr.me/8hXG2 (consultée le 16 janvier 2025).
Ibid.
Une étude de la contribution de Théoneste Bagogora aux discours de négation du génocide a été proposée
dans François Robinet « “Moi, je ne crois pas au génocide”. Bagosora et la négation du génocide des Tutsi »,
Historiens&Géographes, n° 457, février 2022, p. 115-118.
Hélène Dumas et Samuel Kuhn, « La justice face au génocide », Historiens&Géographes, n° 457, février 2022,
p. 86-91.
322
12
certains pays d’exil des ex-membres du GIR et des FAR, principalement le Kenya
et le Cameroun, ce corpus, d’une assez grande cohérence, tente de déployer
d’autres voies pour relativiser le génocide, renverser les responsabilités et
réhabiliter la diaspora rwandaise en exil proche du GIR et des FAR39.
Dès septembre 1994, le journal extrémiste Kangura reparaît depuis Nairobi,
au Kenya, où s’est installé son rédacteur en chef, Hassan Ngeze, puis depuis
Bruxelles avec une édition en kinyarwanda et une autre, internationale,
en anglais. Depuis les camps de réfugiés sont aussi publiés les textes de
la feuille d’information Amizero-L’Espoir, coordonnée par l’Association des
journalistes rwandais en exil (AJRE). Cette feuille ronéotypée à la parution
épisodique se veut un relais d’information entre les réfugiés rwandais et
la communauté internationale. Sa rédaction est initialement composée en
novembre 1994 de Gaspard Gahigi, ancien rédacteur en chef de la RTLM, de
Kantano Habimana (alias Hatana), ancien animateur de la RTLM, et de Thacien
Hahozayezu, auparavant directeur du journal extrémiste Interahamwe40.
Au nom de la justice et de la réconciliation entre Rwandais, les éditions qui
se succèdent réduisent la crise rwandaise à un conflit politique qu’il s’agit
désormais de solder en permettant le retour des exilés, en réorganisant la vie
politique rwandaise et en redonnant toute leur place aux formations politiques
liées au pouvoir en exil. Les textes mettent en cause le FPR, désormais au
pouvoir, et dénoncent la réciprocité des massacres. Les Hutu du Rwanda sont
systématiquement présentés comme les victimes d’un complot international
ourdi par le FPR, les Tutsi comme les principaux responsables des massacres
qui ont affecté le pays :
Toutes ces personnes et bein [sic] d’autres ont été tuées parce qu’elles
sont hutu, ce qui prouve que le FPR est entrain [sic] de faire le Génocide
qu’il a d’ailleurs commencé depuis son attaque du 1/10/1990. A ce
moment-là, les militaires du FPR tuaient les civils hutu et prenaient les
tutsis dans leur rangs (sic) partout où ils passaient.
39
40
À Goma et Bukavu, le gouvernement en exil et certains collectifs d’ONG multiplient les textes et communiqués pour tenter d’équilibrer les responsabilités et de redorer l’image du gouvernement rwandais en exil.
Voir Fierens, Le Négationnisme du génocide des Tutsi au Rwanda, op. cit., p. 129-130 ; Chrétien, Le Défi de
l’ethnisme, op. cit., p. 143-144 et 167-168.
La rédaction s’étoffe en 1995 avec des contributions de Florent Kampayana (ancien chef du centre d’information de l’Office rwandais d’information à Gisenyi), Adrien Nzabara, Séraphin Gasore, Jean-Marie-Vianney
Ruriho, Isaïe Niyoyita. Composée de seize membres en 1994, l’AJRE est quant à elle présidée par Jean-Baptiste
Hategekimana (membre de la commission d’information de la Coalition pour la défense de la République et
ex-rédacteur pour le journal extrémiste L’Écho des mille collines) secondé par Thacien Hahozayezu (vice-président), Anselme Bigirimana (secrétaire exécutif) et Florent Kampayana (trésorier) : Amizero-L’Espoir, n° 0 à 4,
La Contemporaine (Nanterre), fonds Deguine, ARCH/0172/21. Voir également Jean-Pierre Chrétien, « Rwanda :
la propagande du génocide », in Les Médias de la haine, Paris, La Découverte, 1995, p. 41 et 54-55.
323
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
Le gouvernement de Kigali et son armée qui préparent et organisent ce
génocide le présentent à la Communauté internationale comme actes
de vengeance et affirment que les auteurs de ces actes ont été punis.
Cela est mensonge de haut niveau, car personne n’a été condamné
à la peine capitale comme le FPR la réclame pour les auteurs des
massacres qui ont précédé sa victoire militaire.
La Communauté internationale devrait être plus attentive à la situation
des droits de l’homme qui sont complètement bafoués au Rwanda, en
insistant sur le déploiement effectif de la mission d’observateurs, en
organisant des enquêtes sérieuses et objectives sur ce génocide et en
insistant auprès du FPR que les massacres interethniques qui ont eu
lieu avant sa victoire militaire ne constituent pas une excuse pour le
génocide qui se perpètre actuellement au Rwanda.41
À ces publications périodiques s’ajoute une série de brochures ou de
fascicules, le plus souvent publiés à compte d’auteur dans les pays d’exil
et à la diffusion limitée. Dans Le Défi de l’ethnisme, Jean-Pierre Chrétien
cite ainsi un texte de l’association Justice et Paix pour la réconciliation au
Rwanda (AJPR), paru en février 1995, qui accuse le FPR d’avoir commis le
génocide des Hutu42 :
Si l’on parle de Hutu, on entend « génocide ». Si l’on parle des partis
MRND ou CDR, on entend « génocide ». Comme si tous les Hutus, ou
si tous les adhérents aux partis MRND et CDR sont des tueurs […].
Nous voulons tout simplement orienter notre contribution sur « un
génocide d’une autre face », dont ne font pas écho les médias […],
dont ne s’est pas saisi le Conseil de Sécurité […] mais sur un
génocide qui a été mis sous l’embargo du silence. Il s’agit de ce
génocide qui a été conçu et préparé depuis trois décennies et dont
le plan génocidaire a commencé à être mis à exécution le 1er octobre
1990 et se poursuit jusqu’à ce jour […]. La prise en considération de
ce génocide, le vrai, que les Tutsi ont commis en commettent encore
contre la population hutu permettra à la communauté internationale
de se pencher sérieusement sur le mal rwandais.
41
42
En dépit des nombreuses fautes lexicales et grammaticales, nous avons choisi de conserver le texte original,
sans signifier l’ensemble de ces erreurs : « Le FPR tue toujours. Après les massacres interethniques, le FPR fait
le génocide au Rwanda », Amizero-L’Espoir, du 1er au 15 décembre 1994, p. 15, La Contemporaine (Nanterre),
fonds Deguine, ARCH/0172/21.
AJPR, « L’autre face du génocide (depuis la guerre du 1er octobre 1990 jusqu’à nos jours) », Goma, février 1995
(cité dans Chrétien, Le Défi de l’ethnisme, op. cit., p. 96-97 [1997]).
324
12
Dans un registre proche, Théoneste Bagosora produit depuis Yaoundé où il
s’est réfugié une brochure de défense de son action et de celle des FAR,
dans laquelle les Hutu sont présentés comme les principales victimes des
événements du printemps 1994 :
Le peuple hutu est aux abois et implore le secours de la communauté
internationale. Depuis déjà cinq ans, ce peuple diabolisé par ses
détracteurs tutsis et leurs alliés et trahi paradoxalement par ses
propres leaders politiques vient de perdre environ 2.000.000 de gens
soit près du tiers de son effectif d’avant-guerre du 01 octobre 1990
et risque de disparaître, si rien n’est fait rapidement pour voler à son
secours. Les leaders hutus étant les premiers concernés par ce cri
d’alarme devraient désormais changer de comportement, reconnaître
leurs erreurs du passé et les corriger sans délai afin d’élaborer sans
plus tarder une stratégie commune qui privilégie tout ce qui peut
sortir rapidement ce peuple de son désarroi43.
Jean-Bosco Barayagwiza, Ferdinand Nahimana, Georges Ruggiu ainsi que
Justin Mugenzi (accompagné dans l’écriture par l’essayiste camerounais JeanClaude Shanda Tonme) déploient une rhétorique similaire dans des brochures
diffusées durant cette même période du milieu des années 1990 depuis leur
exil au Cameroun ou au Kenya44 : victimisation des Hutu, recherche de vérités
cachées et dénonciation d’un complot international ourdi par le FPR sont
ainsi martelées tel un credo partagé par tous les sympathisants de l’ancien
régime. Comme l’admet Georges Ruggiu, autrefois animateur de la RTLM, en
préambule de son ouvrage Dans la tourmente rwandaise, ces brochures qui
circulent sous forme de photocopies diffusées gratuitement dans le milieu
des exilés rwandais visent principalement à préparer les procès qui se
préparent au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)45.
43
44
45
Théoneste Bagosora, « L’assassinat du Président Habyarimana ou l’ultime opération du Tutsi pour la reconquête du pouvoir par la Force au Rwanda », Yaoundé, 1995, p. 6, en ligne : https://urlr.me/BRc1G (consulté le
16 janvier 2025).
Jean-Bosco Barayagwiza, Rwanda : le sang Hutu est-il rouge ? Vérités cachées sur les massacres, Yaoundé,
1995 ; Ferdinand Nahimana, Rwanda. L’élite Hutu accusée, Yaoundé, 1995 ; Georges Ruggiu, Dans la tourmente
rwandaise, 1995 ; Jean-Claude Shanda Tonme et Justin Mugenzi, Comprendre le drame rwandais, Yaoundé
(Cameroun), éditions du CRAC, 1995 ; RDR Section Cameroun, Le Conseil de sécurité de l’ONU induit en erreur
sur le prétendu « génocide tutsi » au Rwanda, juin 1996 (texte signé notamment par Théoneste Bagosora,
Jean-Bosco Barayagwiza, Pasteur Musabe, Ferdinand Nahimana et Anatole Nsengiyumva). Une enquête sur
les premiers mois d’exil au Cameroun de ces dignitaires de l’ancien régime déchu et sur la constitution d’une
communauté en exil pourrait donner lieu à une belle recherche universitaire en histoire.
Ruggiu, Dans la tourmente rwandaise, op. cit., p. 1.
325
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
Le renfort de l’Église catholique et la complaisance
d’un réseau d’acteurs étrangers hostiles au FPR
Plusieurs acteurs étrangers contribuent à renforcer la légitimité, la résonance
et la circulation de cette prose négationniste.
Le premier est l’Église catholique, institution qui ne parvient ni à admettre
la nature politique des massacres, ni à reconnaître sa part de responsabilité
dans le génocide46. C’est même parmi les cadres de l’Église, et notamment
parmi les Pères Blancs, que se trouvent certains des relais les plus actifs du
négationnisme : leurs textes sont publiés dans L’Osservatore Romano, le journal
de la Curie romaine47, ou encore dans Dialogue, périodique relancé depuis
peu à Bruxelles et qui reproduit régulièrement dans sa revue de la presse
rwandaise des extraits de Kangura et de la feuille d’information AmizeroL’Espoir48. La vigueur des prises de position au sein de l’Église catholique est
favorisée, durant ces premières années post-génocide, par la forte tension qui
oppose dans le pays le nouveau pouvoir rwandais à l’Église catholique, ainsi
que par la mise en cause, à l’initiative des autorités du nouveau Rwanda, de
certains hommes d’Église comme l’évêque de Gikongoro, Augustin Misago,
dont le procès se tient entre août 1999 et juin 200049.
Dans le même temps, certains acteurs s’engagent dans une lutte contre
le nouveau pouvoir rwandais et particulièrement contre le FPR au nom de
la défense des droits de l’homme ou du respect de la liberté d’expression.
Plusieurs enquêtes internationales, qui s’appuient parfois sur les écrits et
déclarations d’exilés proches de l’ancien régime, mettent l’accent sur
les exactions et les crimes de guerre commis par le FPR. Si la rigueur des
rapports Gersony (septembre 1994) et Garreton (avril 1997) a été contestée,
ils renforcent cependant, auprès de certains observateurs, le crédit des
accusations portées par les négationnistes alors que le gouvernement
46
47
48
49
Philippe Denis, The Genocide against the Tutsi and the Rwandan Churches, Woodbridge (Royaume-Uni), James
Currey, et Rochester (NY), Fountain publishers, 2022, p. 101-126 ; paru en français sous le titre Le Génocide des
Tutsi et les Églises rwandaises. Entre deuil et déni, Paris, Karthala, 2024.
Denis, The Genocide against the Tutsi…, op. cit., p. 158-186.
Fondée en mars 1967 par l’abbé Jean Massion, cette revue bimestrielle puis trimestrielle d’information et
réflexion poursuit, après le génocide, sa publication depuis Bruxelles autour du père blanc Guy Theunis ; elle
reparaît au Rwanda à partir de 2004 autour de l’historien Antoine Mugesera. Deux équipes et deux projets
antagonistes coexistent pour une maquette et un titre similaires : Annie Bart, « L’aventure d’une revue d’élites
(1967-1992) », Dialogue, n° 153, 1992, p. 13 26 ; Silvia Cristofori, « A Kigali e momentaneamente in Belgio.
“Dialogue”: fran nuova idendità nazionale ed etnismo negazionista », dans Michela Fusaschi (dir.), Rwanda :
etnografie del post-genocidio, Rome, Meltemi, 2009, p. 135-155 ; « Enquête sur l’arrestation de Guy Theunis :
les accusations, la procédure, les hypothèses », Paris, RSF, novembre 2005, en ligne : https://rsf.org/sites/
default/files/rapport_rwanda_FR.pdf (consulté le 16 janvier 2025).
Rémi Korman, « Écrire l’histoire d’une controverse : les relations entre l’Église catholique rwandaise et le
génocide des Tutsi au travers de la presse rwandaise (1994-2003) », Sources: Materials & Fieldwork in African
Studies, n° 2, 2021, p. 45-140, en ligne : https://journals.openedition.org/sources/431 (consulté le 16 janvier
2025) ; Denis, The Genocide against the Tutsi…, op. cit., p. 187-220.
326
12
rwandais se voit aussi reprocher le massacre de Kibeho en avril 199550.
Le non-respect de la liberté d’expression est également mobilisé pour
décrédibiliser les nouvelles autorités rwandaises. En avril 1995, en
collaboration avec le journal catholique Kinyamateka et une quarantaine de
journaux internationaux, l’association Reporters sans frontières mène une
opération qui vise à commémorer le génocide : les contenus produits à cette
occasion placent le FPR et les nouvelles autorités en position d’accusés
alors même que la véritable nature du génocide n’est guère abordée par les
articles sélectionnés51.
Un combat durable s’engage entre un État rwandais qui tente de relever le
pays et certaines ONG qui, au risque de minimiser le génocide et de frayer
avec les discours négationnistes, l’incriminent fortement en raison du nonrespect des normes internationales en termes de droits de l’homme et de
liberté d’expression. En France, ces tensions suscitent un clivage durable
entre ceux qui plaident pour que l’aide apportée au « nouveau Rwanda » soit
conditionnée aux respects de certaines valeurs démocratiques et ceux qui
considèrent que l’étendue des effets du génocide justifie un soutien sans
faille et sans condition au nouveau régime.
Considérées comme négationnistes depuis Kigali, ces prises de position à
l’étranger offrent en tout cas un terrain favorable à la diffusion de thèses
banalisant le génocide ou contribuant à en renverser les responsabilités.
Elles s’épanouissent particulièrement en France où une partie des élites
politiques et médiatiques restent particulièrement hostiles à Kigali du fait de
la controverse autour de la question française52.
Arusha : la scène du TPIR et l’internationalisation des discours négationnistes
Les discours négationnistes bénéficient enfin de l’exposition internationale
des procès qui se tiennent à Arusha à partir du procès Akayesu en 199753.
Arusha devient dès lors un des principaux lieux d’élaboration de la rhétorique
négationniste et les procès du TPIR une des principales arènes de sa diffusion54.
Il faut rappeler que parmi les plus hautes personnalités de l’ancien régime, seul
l’ancien Premier ministre du GIR, Jean Kambanda, accepte de plaider coupable
50
51
52
53
54
Sur le rapport Gersony, voir Chrétien, Le Défi de l’ethnisme, op. cit., p. 107-108.
Voir François Robinet, « L’Opération Kinyamateka (1995). Une commémoration paradoxale du génocide des
Tutsi du Rwanda », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 151-152, 2024/1-2, p. 35-43.
Parmi les défenseurs du rôle de la France qui soutiennent la thèse du « deuxième génocide », voir Bernard
Debré, Le Retour du Mwami. La vraie histoire des génocides rwandais, Paris, Ramsay, 1998.
Ornella Rovetta, Un génocide au tribunal. Le Rwanda et la justice internationale, Paris, Belin, 2019.
Face à la pression du TPIR, le Cameroun puis le Kenya acceptent finalement d’arrêter et d’extrader (ou de
transférer) les exilés rwandais soupçonnés d’avoir joué un rôle dans le génocide et sous le coup d’une inculpation du TPIR. Ainsi Ferdinand Nahimana et Jean-Bosco Barayagwiza sont-ils arrêtés au Cameroun en mars
1996, tandis que Georges Ruggiu et Hassan Ngeze le sont au Kenya en juillet 1997.
327
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
en mai 1998, suivi en cela par l’animateur italo-belge Georges Ruggiu, par
l’ancien directeur technique de la RTLM et milicien Joseph Serugendo, et par
l’ancien bourgmestre de Gikoro, Paul Bisengimana. Tous les autres accusés
s’emploient dans leur défense à minimiser ou à contester leurs responsabilités
sur la base de la négation du crime de génocide lui-même. La première audition
de Théoneste Bagosora, le 24 octobre 2005, dans le procès de quatre hauts
gradés des ex-FAR est symbolique de cette stratégie du déni :
Mais moi aussi, je ne crois pas au génocide […]. Moi, ce ne sont pas
les sentiments, parce que jusqu’aujourd’hui où nous avons été ici, il
n’y a pas encore de preuve de la planification du génocide. […] La
plupart des gens raisonnables admettent qu’il y a eu des massacres,
des massacres excessifs, dont il faut trouver une explication55.
Si une étude systématique des stratégies de défense des accusés du TPIR
reste à produire, leur rhétorique et celle de leurs relais (entre autres certains
témoins experts cités par les défenses des accusés, comme le père belge
Serge Desouter, le politologue allemand Helmut Strizek ou l’historien français
Bernard Lugan) est centrée autour de quelques thématiques principales :
1. le refus de nommer explicitement le génocide et l’usage de termes
comme les « massacres rwandais », les « événements sanglants
du Rwanda », la « tragédie rwandaise », quand on ne parle pas de
« génocides croisés » ou de « double génocide » ;
2. la responsabilité de Paul Kagame et du « régime de Kigali » considérés
comme responsables de l’attentat du 6 avril 1994 et comme sachant
pertinemment que celui-ci risquait de conduire au massacre des
Tutsi de l’intérieur ;
3. l’inscription de la stratégie du FPR au sein d’un plan de domination
anglophone de la région des Grands Lacs, plan qui aurait été soutenu
par l’Ouganda de Museveni, par la CIA, par Israël ;
4. la ruse, le mensonge, les manipulations médiatiques du FPR, qui
s’appuierait notamment sur la beauté des femmes tutsi et sur le
« lobby tutsi à l’étranger » ;
5. les crimes de guerre commis par le Front patriotique rwandais avant,
pendant et après le génocide, systématiquement mis en avant pour
mieux relativiser les massacres liés au génocide.
55
TPIR, compte rendu de l’audience, affaire n° ICTR-98-41-T, Arusha, 24 octobre 2005, en ligne : https://urlr.
me/5hPTQ (consulté le 16 janvier 2025).
328
12
Cependant, les génocidaires et leur défense ne parviennent pas à
imposer leur récit des événements de 1994 et la chambre d’appel du
TPIR reconnaît, dès le 16 juin 2006, lors du procès Karemera et al.56, le
génocide des Tutsi comme un « fait de notoriété publique qu’on ne saurait
contester sur aucune base raisonnable57 ». Les discours de négation
tentent de s’accommoder de la jurisprudence du TPIR et d’en proposer des
interprétations singulières : la rhétorique négationniste met par exemple
en avant le jugement en première instance de la chambre du TPIR du procès
Bagogora qui, si elle a condamné Bagosora et deux de ses coaccusés,
Aloys Ntabakuze et Anatole Nsengiyumva, pour « génocide, crime contre
l’humanité et crime de guerre », les a relaxés de la charge d’« entente en
vue de commettre un génocide », faute de preuves suffisantes. Pour les
négationnistes, l’incapacité de la justice internationale à établir « l’entente
en vue de commettre un génocide » permettrait de conclure à l’absence
de planification et de contester l’existence même du génocide58.
Reconfigurations : nouveaux acteurs, nouveaux objets
La dixième commémoration a constitué un temps de reconnaissance
internationale forte du génocide des Tutsi59. Son après-coup, dans le contexte
d’une intense activité judiciaire à Arusha, a cependant vu une réaffirmation
des thèses négationnistes recentrées sur la question de la responsabilité de
l’attentat avec un rôle central joué par certains acteurs français.
Profiter des mystères qui subsistent sur l’attentat du 6 avril 1994
Depuis le génocide et les accusations de la RTLM ou de Paul Barril, la thèse
de la responsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril a été portée par de
nombreux acteurs au premier rang desquels des génocidaires comme
Théoneste Bagosora60. Ces derniers ont reçu, au tournant des années 19902000, le renfort de certains « enquêteurs » (« journalistes » ou membres
56
57
58
59
60
ICTR-98-44.
TPIR, arrêt Karemera, ICTR-98-44-AR73 (C), Arusha, 16 juin 2006, en ligne : https://urlr.me/2rBTv (consulté le
17 janvier 2025). Voir également Jules Cosqueric, « Interpréter pour condamner ? Les “spécialistes en histoire
du Rwanda” devant le TPIR », sous la dir. de Julie Saada, IEP de Paris, mai 2024, p. 152 ; Hélène Dumas,
« Banalisation, révision et négation », art. cité, p. 92-93.
Le mémoire de master en droit de Jules Cosqueric s’intéresse à la jurisprudence du TPIR et plus spécifiquement à la manière dont le TPIR a pu intégrer les apports de l’histoire à son cadre juridique et procédural.
François Robinet, « L’empreinte des récits médiatiques : mémoires françaises du génocide des Tutsi du
Rwanda », Les Temps modernes, n° 680-681, 2014 (4), p. 166-188.
Bagosora, « L’assassinat du Président Habyarimana… », doc. cité.
329
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
d’organisations internationales) avides de « révélations » sur la boîte noire
du Falcon 50, sur le témoignage de supposés repentis du FPR, sur des
indices censés accréditer cette thèse61. En 2002, malgré les efforts de la
mission d’information parlementaire pour éprouver, sans réel succès, les
différentes thèses en présence62, l’essayiste franco-camerounais Charles
Onana, dans Les Secrets du génocide rwandais, prétend tout de même
pouvoir identifier les responsables de l’attentat63. Il prolonge ainsi la thèse
de Bagosora dans cet ouvrage autoédité, à la diffusion limitée, mais qui
a bénéficié d’une certaine attention en France puisqu’il est invité à deux
reprises à participer à des colloques organisés à Paris : le premier, intitulé
« Rwanda demain », se tient le 4 avril 2002 au Sénat et regroupe d’anciens
dignitaires des régimes Habyarimana et Mobutu ; le second, « L’attentat
terroriste du 6 avril 1994 et le TPIR », est organisé à Paris par les éditions
Duboiris fondées par Charles Onana lui-même64.
Les discours qui circulent à l’époque exploitent l’incertitude sur l’identification
des commanditaires et des exécutants de l’attentat dont ils attribuent la
responsabilité à Paul Kagame et au FPR. La focalisation sur cet événement
vise à imposer le syllogisme suivant : l’attentat du 6 avril est l’événement
déclencheur du génocide ; Paul Kagame et le FPR sont les instigateurs de
l’attentat ; ils sont donc les principaux responsables du génocide des Tutsi.
Kagame se voit accusé d’avoir planifié et organisé le génocide des Tutsi de
l’intérieur afin de mieux renverser le pouvoir en place et d’obtenir sur la
scène internationale la légitimité de celui qui a mis fin au génocide.
Cette thèse, dans le contexte du 10e anniversaire de l’événement, bénéficie
d’une visibilité nouvelle. Quelques jours avant les débuts de la commémoration,
le journaliste du Monde, Stephen Smith, hostile depuis de nombreuses années
au FPR, révèle certaines des conclusions que s’apprête à présenter le juge
Bruguière65. Ces révélations bénéficient d’une large audience et renforcent
le crédit de la thèse de la responsabilité du FPR, d’autant plus que l’enquête
du juge Bruguière, fortement orientée par d’anciens proches du régime
Habyarimana, aboutit au lancement, en novembre 2006, de mandats d’arrêt
61
62
63
64
65
Le National Post fait état le 1er mars 2000 d’un rapport secret du TPIR daté de 1997 et qui aurait été enterré
par l’institution. Les révélations du journal canadien sont reprises par l’hebdomadaire Marianne qui titre « Le
nouveau scandale du Rwanda » (20 mars 2000), puis « Polémique sur un génocide » (10 avril 2000).
Assemblée nationale, Rapport d’information sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays
et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, Paris, décembre 1998, p. 224-262.
Charles Onana et Déo Mushayidi, Les Secrets du génocide rwandais : enquête sur les mystères d’un président,
Paris, Duboiris, 2002.
Jean-Pierre Chrétien, « Dix ans après le génocide des Tutsis au Rwanda. Un malaise français ? », Le Temps des
médias, n° 5, 2005/2, p. 59-75.
« L’enquête sur l’attentat qui fit basculer le Rwanda dans le génocide », Le Monde, 10 mars 2004, p. 2.
330
12
internationaux contre neuf dirigeants rwandais proches de Paul Kagame66.
Dès lors, cette version devient en France une vérité officielle (certes
contestée par des journalistes, des militants, des chercheurs) tandis que
le Rwanda tente d’organiser une riposte avec les travaux des commissions
Mucyo (2004-2008) et Mutsinzi (2007-2010), respectivement consacrées au
rôle de la France et aux responsabilités dans l’attentat du 6 avril67.
L’affaire Péan
Ces accusations prennent une autre dimension avec la publication chez Fayard
de l’essai Noires Fureurs, blancs menteurs de Pierre Péan en novembre 200568.
Péan est alors un journaliste d’investigation reconnu notamment pour ses
publications consacrées aux « affaires africaines », aux « avions renifleurs »
ou à la jeunesse de François Mitterrand69. Dès 2000, il publie un article sur la
progression de l’enquête du juge Bruguière70. L’ouvrage de 2005 vise quant
à lui à réfuter les accusations contre la politique française au Rwanda et à
discréditer celles et ceux qui les portent depuis 1994 au premier rang desquels
l’historien Jean-Pierre Chrétien et les militants de l’association Survie, Jean
Carbonare et François-Xavier Verschave. Souvent qualifié de « brûlot »,
accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par tous les « ennemis » du Rwanda,
avec beaucoup de circonspection voire de défiance par les observateurs qui
connaissent l’histoire et la situation du pays après le génocide, l’ouvrage
suscite une véritable controverse publique.
Du côté des plumes critiques, nombreux sont ceux qui reprochent à Pierre
Péan de réécrire l’histoire en réactivant les pires clichés racistes sur les Tutsi
et une vision complotiste de la géopolitique dans la région des Grands Lacs71.
Les archives Carbonare, Deguine ou Aircrige attestent la cristallisation des
tensions autour de l’ouvrage, le fonds Carbonare comprenant par exemple la
correspondance entre Jean Carbonare et Pierre Péan. Le premier liste certaines
erreurs du livre et s’indigne du racisme qui émane de l’ouvrage : « Je suis
66
67
68
69
70
71
L’ordonnance du juge Bruguière est rendue publique le 22 novembre 2006 et suivie par la rupture des relations
diplomatiques entre la France et le Rwanda dès le 24 novembre 2006.
Stéphane Audoin-Rouzeau, « La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture
historienne », Esprit, 2010/5, p. 122-134.
Pierre Péan, Noires Fureurs, blancs menteurs, Paris, Mille et une nuits, 2005.
Pierre Péan, Affaires africaines, Paris, Fayard, 1983 ; V : enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses ramifications proches ou lointaines, Paris, Fayard, 1984 ; Une jeunesse française : François Mitterrand (1934-1947),
Paris, Fayard, 1994.
Pierre Péan, Christophe Nick et Xavier Muntz, « Bruguière traque le président rwandais », Le Vrai Papier
Journal, octobre 2000, accessible en ligne : https://urlr.me/q5pKJ (consulté le 17 janvier 2025).
Colette Braeckman, « Le révisionnisme alimenté par Péan », Le Soir, 26 novembre 2005, p. 17 ; François
Soudan, « Le scandale Péan », Jeune Afrique, 4 décembre 2005, p. 68-72 ; Jean-Pierre Chrétien, « Un pamphlet
teinté d’africanisme colonial », Le Monde, 8 décembre 2005, p. 23 ; Colette Braeckman, « Rwanda, l’enquête
inachevée », Le Monde, 8 décembre 2005, p. 22.
331
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
scandalisé par tout le racisme qui suinte de votre livre. […] C’est là le problème
le plus grave [qu’il] pose et pour lequel vous devriez être cité en justice et votre
livre interdit72. » Une plainte est d’ailleurs déposée par SOS Racisme en France
contre l’essayiste et son éditeur, Claude Durand ; les deux hommes se voient
cependant relaxés de l’accusation de « complicité de diffamation raciale »73.
Pierre Péan poursuit ses efforts de diabolisation de Paul Kagame, du FPR et du
Rwanda. En 2009, il publie Le Monde selon K, violente diatribe contre Bernard
Kouchner, alors ministre des Affaires européennes et étrangères, considéré
comme « un fidèle et fervent partisan du régime de fer conduit par son ami
Kagame74 ». L’année suivante, dans Carnages, il reprend à son compte l’un
des leviers utilisés par les négationnistes pour minimiser le génocide des
Tutsi75 : focaliser l’attention sur les crimes commis par le FPR avant, pendant
et surtout à l’issue du génocide lors des guerres du Congo76.
Orientés, mal informés, frayant constamment avec le négationnisme, ces
ouvrages bénéficient d’une audience relativement importante. Ils constituent
désormais l’un des socles de la galaxie négationniste qui se redéploie à la fin
des années 2000 et au début des années 2010.
D’Arusha à la cour d’assises de Paris : l’arène judiciaire, lieu principal
d’expression du négationnisme
Si leurs intentions et leurs motivations peuvent varier, les acteurs rwandais
et étrangers qui gravitent au sein de la mouvance négationniste ont plusieurs
points communs :
1. porter un récit qui renverse les responsabilités en mettant en exergue
les crimes et exactions du FPR ;
2. s’appuyer sur des zones d’ombre de l’historiographie tout en ignorant
les documents d’archives et témoignages exploités par les chercheurs
dont les travaux ne sont pas pris en considération, sauf, éventuellement
pour les discréditer ;
3. s’inscrire dans une logique de disculpation individuelle et collective des
génocidaires et de leurs alliés et se présenter comme des « chevaliers
blancs » capables de révéler une vérité cachée ou de déconstruire
« l’histoire officielle » qui aurait été imposée par Paul Kagame et les Tutsi.
72
73
74
75
76
« Lettre de Jean Carbonare à Pierre Péan », 2005, la Contemporaine, fonds Carbonare, ARCH/0156/5.
« France : Pierre Péan relaxé pour l’accusation de provocation raciale vis-à-vis des Tutsis », Jeune Afrique,
18 novembre 2009, en ligne : https://urlr.me/Hh3vD (consulté le 17 janvier 2025).
Pierre Péan, Le Monde selon K., une biographie critique de Bernard Kouchner, Paris, Fayard, 2009, p. 150.
Pierre Péan, Les Guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010.
Nous renvoyons le lecteur à la recension de Carnages par Hélène Dumas : « Pierre Péan. Carnages. Les guerres
secrètes des grandes puissances en Afrique », Afrique contemporaine, n° 238, n° 137-140, 2011/2, en ligne :
https://shs.cairn.info/revue-afrique-contemporaine1-2011-2-page-137?lang=fr (consulté le 17 janvier 2025). .
332
12
Tels sont les marqueurs essentiels de celles et ceux qui portent l’idéologie
génocidaire et tentent de se protéger de toute accusation d’extrémisme en
endossant des causes nobles comme la lutte pour la défense des droits de
l’homme ou pour la liberté d’expression.
Durant les années 2010, l’arène judiciaire reste l’un des lieux d’expression de
ce négationnisme. Bien qu’Arusha perde progressivement de sa centralité
du fait de la fermeture du TPIR en décembre 201577, les derniers procès,
notamment celui en appel de Pauline Nyiramasuhuko et de son fils Shalom
Ntahobali en 2015, ont une nouvelle fois été des temps d’expression forte
de la négation du génocide des Tutsi. Dans une thèse soutenue récemment
à l’EHESS, l’historienne Juliette Bour décrypte la stratégie de défense d’une
quinzaine de femmes rwandaises, dont Pauline Nyiramasuhuko, qui ont
exercé des responsabilités politiques et sont accusées de génocide78. Elle
décrit leur rhétorique de défense fondée sur la négation systématique de
leur participation au génocide : toutes s’emploient à légitimer un contrerécit dans lequel elles apparaissent comme les victimes de ce qu’elles
qualifient encore de « guerre ».
Comme les tribunaux belges, les tribunaux français deviennent des lieux
majeurs d’expression de ce négationnisme à l’occasion des procès qui s’y
tiennent, en vertu du principe de compétence universelle, à partir de 2014.
Si les formes de négation ont pu varier selon les chefs d’accusation et la
nature des faits reprochés, les accusés continuent de nier leur implication
dans le génocide, mais aussi le génocide lui-même79. Fruit d’une stratégie
de défense, cette attitude témoigne aussi de l’empreinte profonde de
l’idéologie génocidaire sur ces accusés et leurs soutiens. Jean-Philippe
Schreiber a récemment décrit le « discours négateur d’inversion des
responsabilités » tenu par l’ancien ambassadeur belge au Rwanda,
Johan Swinnen, lors du procès de Fabien Neretse à Bruxelles en 201980.
Schreiber pose en conclusion l’hypothèse que c’est peut-être au tribunal
que la négation s’est exprimée avec le plus de virulence, qu’elle a pu se
77
78
79
80
Le Mécanisme du Tribunal international (MTPI) prend la suite du TPIR en juillet 2012 ; la branche d’Arusha du
MTPI fonctionne pendant trois ans en parallèle du TPIR.
Juliette Bour, « “Comme des hommes” ? Trajectoires militantes de femmes politiques impliquées dans le génocide
perpétré contre les Tutsi », thèse de doctorat dirigée par Stéphane Audoin-Rouzeau, EHESS, septembre 2024.
Dans l’analyse qu’il livre du procès Barahira-Ngenzi (cour d’assises de Paris, 2016 et 2018), Timothée BrunetLefebvre décrit la stratégie de défense des accusés qui minimisent constamment l’ampleur des massacres
dont ils sont accusés, se présentant même comme des victimes indirectes de ces derniers : « Un procès de
voisins ? Les accusés du génocide des Tutsi devant leurs victimes », Les Cahiers de la justice, n° 3, 2024/3,
p. 461-472, en ligne : https://droit.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2024-3-page-461?lang=fr (consulté
le 20 janvier 2025).
Jean-Philippe Schreiber, « La négation au tribunal : le procès Neretse », dans Le choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi, Paris, Gallimard, 2024, p. 221-243.
333
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
déployer le plus librement, sans que ses énonciateurs aient à souffrir de la
suspicion et de la stigmatisation entachant la réputation de celles et ceux
qui ont nié un génocide81.
Rebonds et nouvelle génération
Les quinze dernières années constituent un moment de renouveau du
négationnisme marqué par l’essor du nombre et de la diversité des productions,
par l’internationalisation croissante des réseaux et par l’élargissement des
acteurs, des canaux et des types d’actions mobilisés.
La diffusion des thèses négationnistes s’appuie sur des réseaux centrés sur
quelques pays qui regroupent une forte diaspora en exil et qui offrent des
soutiens politiques, voire des relais médiatiques complaisants, comme en
France, au Canada, aux Pays-Bas ou en Belgique. Elle profite de l’activité de
petites maisons d’édition comme les éditions Sources du Nil et La Pagaie
en France, ou les éditions Scribe en Belgique qui publient des essais et des
témoignages de Rwandais nostalgiques de l’ancien régime82. Elle s’adapte
aussi aux ressources offertes par le web pour toucher de nouveaux publics
avec la création de site de propagande qui se présentent comme des sites
de soutien à certaines personnalités83 ou comme des sites d’information
centrés sur les actualités du Rwanda et de la diaspora84.
Une stratégie fréquente de celles et ceux qui cherchent à nier ou à
banaliser le génocide réside en la création d’associations de défense des
droits de l’homme ou de promotion de la réconciliation au Rwanda : dans
la continuité de la création du Rassemblement pour le retour des réfugiés
et la démocratie au Rwanda, mis en place dès avril 1995 pour tenter de
redorer l’image de la diaspora en exil85, ils s’affichent comme dissidents ou
81
82
83
84
85
Ibid.
L’analyse des ouvrages de Ferdinand Nahimana, Édouard Karemera et Eugène Shimamungu publiés au milieu
des années 2000 aux Sources du Nil est au cœur de l’article d’Hélène Dumas « L’histoire des vaincus…», art. cité.
Par exemple le blog du père Wenceslas (www.perewenceslas.centerblog.net) ou les sites www.rwamucyo.
com et www.nahimana.info, les deux derniers n'étant plus accessibles au 18 janvier 2025
Sur le négationnisme en ligne, voir Jean-Damascène Gasanabo et Florent Piton, « Des criminels sur la toile. Le
négationnisme du génocide des Tutsi sur internet », Dialogue, n° 205, mars-mai 2014, p. 3-21. Voir également
Rémi Korman, « Les entreprises de réécriture de l’histoire du génocide des Tutsi », Mémoires en jeu, décembre
2016, en ligne : https://www.memoires-en-jeu.com/varia/les-entreprises-de-reecriture-de-lhistoire-du-genocide-des-tutsi/#_ftn14 (consulté le 17 janvier 2025).
Le passage du GIR au RDR est suivi par de multiples créations et changements de noms visant pour ces
exilés à retrouver une certaine crédibilité. Sans prétendre restituer l’ensemble de ces étapes, rappelons
que les Forces démocratiques unifiées (FDU-inkingi) sont créées en 2006 par la fusion du RDR, des FRD
(Forces de résistance démocratique) et de l’ADR-Isangano (Alliance démocratique rwandaise). Présidée de
2006 à 2014 par Victoire Ingabire Umuhoza (en co-présidence de 2010 à 2014 avec Eugène Ndahayo), ils se
présentent comme des opposants à Paul Kagame favorables à la démocratie. Il serait nécessaire d’interroger en profondeur l’influence des parcours individuels et familiaux sur la production de discours négationnistes, Victoire Ingabire Umuhoza étant la fille de Thérèse Dusabe, une ex-membre du parti extrémiste CDR
condamnée à deux reprises au Rwanda par un gacaca pour son rôle dans le génocide, et Eugène Ndahayo,
fils de Pierre-Claver Ndahayo, l’un des signataires du « Manifeste des Bahutu » de 1957.
334
12
comme militants des droits de l’homme86. Porté par des membres de cette
diaspora (France, Canada, Pays-Bas, Belgique), le Réseau international des
femmes pour la démocratie et la paix (RifDP) a créé en 2011 le prix « Victoire
Ingabire Umuhoza pour la démocratie et la paix ». Celui-ci vise à célébrer
Victoire Ingabire Umuhoza présentée comme une « femme d’un courage
exceptionnel, impliquée dans un processus de résolution du conflit qui afflige
le peuple rwandais depuis 1994 »87. Ce prix vise surtout à récompenser
chaque année des personnalités hostiles à Paul Kagame, au FPR, voire au
Rwanda et/ou porteuses de thèses négationnistes88.
S’il n’est pas possible dans le cadre de cet article d’analyser l’ensemble
des acteurs, des productions récentes, des stratégies déployées, plusieurs
figures ont fait ces dernières années l’objet d’une attention particulière de
la part des historiens et des chercheurs. Tel est le cas du documentaire
Rwanda. The Untold Story de la documentariste Jane Corbin présenté en
2014 sur la BBC89, de l’ouvrage L’Éloge du sang de la journaliste canadienne
Judi Rever90 ou du volume controversé de la collection « Que sais-je » (PUF)
du juriste belge Filip Reytnjens91. Si ces trois positionnements sont différents
(documentariste, journaliste, juriste) et si les registres d’expression le
sont aussi (documentaire, essai, ouvrage de médiation scientifique), Jane
Corbin, Judi Rever et Filip Reyntjens ont en commun le désir de revisiter
entièrement l’histoire rwandaise et l’histoire du génocide en focalisant leur
récit sur la figure de Paul Kagame et sur les crimes du FPR au mépris d’une
historiographie du génocide, ignorée dans le cas de Jane Corbin et Judi
Rever, utilisée de manière sélective pour Filip Reyntjens.
Ajoutons que les acteurs rwandais et étrangers qui gravitent au sein de cette
mouvance ont su s’appuyer sur les tensions entre le Congo et le Rwanda
86
87
88
89
90
91
Créée en janvier 2014, la plateforme SOS Réfugiés regroupe huit associations de la diaspora rwandaise en
exil en Belgique. Centrée sur des actions caritatives en faveur de réfugiés rwandais au Congo, la plateforme
mène aussi des opérations de sensibilisation de l’opinion publique hostiles au nouveau Rwanda. Certaines
de ses associations sont dirigées par des enfants d’anciens dignitaires de la Première République ou du
régime Habyarimana : plusieurs enfants de Shingiro Mbonyumutwa, ancien ministre d’Habyarimana qui
devient MDR Power (nom de la branche extrémiste du MDR) en 1993 puis directeur de cabinet du Premier
ministre de gouvernement intérimaire, sont ainsi à l’origine de la fondation de l’association Jambo ASBL.
Particulièrement active sur le web et les réseaux sociaux, cette dernière défend par exemple l’existence
d’un « génocide des Hutu » tout en s’affirmant hostile à la négation du génocide des Tutsi (voir le site de
l’association : https://www.jamboasbl.com/project/sos-refugies, consulté le 17 janvier 2025).
Pour plus de détails, voir le site du RifDP, https://www.rifdp-iwndp.org/ (consulté le 17 janvier 2025).
Ann Garrison (2014), Judi Rever (2015), Patrick Mbecko (2016), Charles Onana (2018), Robin Philpot (2019) font
partie des lauréats de ces dix dernières années.
Jane Corbin et John Conroy, Rwanda: the Untold Story, Royaume-Uni, BBC, 2014, 59 mn.
Judi Rever, In Praise of Blood: The Crimes of the Rwandan Patriotic Front, Random House Canada, 2018; paru
en français sous le titre Rwanda. L’Éloge du sang, Paris, Max Milo, 2021.
Filip Reyntjens, Le Génocide des Tutsi au Rwanda, Paris, PUF, 2017. En dépit des alertes des historiens sur
l’existence d’éléments banalisant le génocide des Tutsi, les PUF ont décidé de proposer en 2021 une deuxième
édition de cet ouvrage.
335
12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
pour faire prospérer leurs thèses. Les usages politiques de l’indignation
croissante au Congo à l’égard de la situation dans l’est du pays offrent un
terrain favorable à la mobilisation des discours anti-Kagame, anti-FPR voire
anti-rwandais et à la réception des thèses négationnistes92. Dans son dernier
ouvrage, Charles Onana dénonce ainsi l’existence d’un « holocauste au
Congo » qui aurait fait près de dix millions de morts et dont la responsabilité
incomberait d’abord au Rwanda93.
Le verdict du récent procès de Charles Onana, prononcé par la 17e chambre
correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris, atteste l’existence de formes
de solidarité entre des auteurs négationnistes, une partie de la diaspora
rwandaise en exil et certains activistes et responsables politiques congolais94.
L’auteur franco-camerounais a ainsi reçu, sur les réseaux sociaux, les soutiens
de journalistes qui évoluent au sein de la galaxie négationniste comme Judi
Rever, Ann Garrison ou Michela Wrong qui condamnent le verdict au nom du
respect de la liberté d’expression. Le jugement a également été critiqué par
Freddy Mulumba (directeur général adjoint de la radio-télévision nationale
congolaise) alors que le ministre congolais de la Communication et des
Médias avait déclaré quelques semaines plus tôt :
Nous espérons justement que lorsque la justice sera dite, cette justice
nous permettra de connaître les véritables raisons du point de départ
du fait que nous avons perdu plus de compatriotes que les Rwandais
ne les ont perdus pendant le génocide. […] Donc, pour nous, ce procèslà, c’est aussi un peu le nôtre95.
92
93
94
95
En 2012, dans un texte intitulé « Manifeste fondateur du Mémorial international Tingi-Tingi », une vingtaine de Rwandais condamnés pour génocide et purgeant leur peine au Mali – dont Jean-Paul Akayesu,
Théoneste Bagosora, Jean Kambanda, Clément Kayishema et Ferdinand Nahimana – appelaient à la création d’une fondation et d’un mémorial sur le site de Tingi-Tingi « pour la mémoire des victimes et rescapés
des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes d’extermination, des crimes de guerre
et d’assassinats commis en Afrique des Grands Lacs contre les réfugiés hutu et ceux qui leur ressemblent
en RDC ». Profitant de la publication en 2010 du rapport Mapping qui a documenté les violences et crimes
de guerre commis au Congo entre 1993 et 2003, ils cherchaient alors à redonner de la vigueur à la thèse
du « double génocide ».
Charles Onana, Holocauste au Congo : L’omerta de la communauté internationale, Paris, L’Artilleur, 2023.
À la suite d’une plainte déposée en 2020 par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), la
Ligue des droits de l’Homme (LDH) et Survie, Charles Onana et son éditeur, Damien Serieyx (Éditions du Toucan
– L’Artilleur), ont été reconnus coupables de « complicité de contestation publique de l’existence d’un crime
contre l’humanité ». Dans Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise (Paris, L’Artilleur, 2019), Charles Onana
affirme par exemple que « la thèse conspirationniste d’un régime hutu ayant planifié un “génocide” au Rwanda
constitue l’une des plus grandes escroqueries du xxe siècle », « Génocide des Tutsis au Rwanda : l’auteur franco-camerounais Charles Onana condamné à une amende pour négationnisme », Libération, 9 décembre 2024,
en ligne : https://urlr.me/wbht85 (consulté le 17 janvier 2025).
Prince Mayiro, « Patrick Muyaya : Le procès Charles Onana est aussi un peu le nôtre », 7sur7.CD, 17 octobre
2024, en ligne https://7sur7.cd/2024/10/17/patrick-muyaya-le-proces-charles-onana-est-aussi-un-peu-le-notre
(consulté le 20 janvier 2025).
336
12
Enfin, de nombreux membres de la diaspora rwandaise en exil ont également
apporté leur soutien à l’essayiste : l’actuel président de l’association Jambo
ASBL, Norman Ishimwe, a ainsi déclaré sur le réseau social X :
Charles Onana, historien et écrivain de renom, est l’une des rares
plumes francophones à avoir su embrasser cette vérité avec une
justesse et une humanité bouleversantes [sic !]. Par ses écrits,
il a raconté notre passé avec une dignité et une profondeur
qui dépassent les clivages et rendent justice à notre mémoire
collective96.
La lutte contre le négationnisme au Rwanda et en dehors
La compréhension du négationnisme et de sa persistance nécessiterait de
s’intéresser aussi aux luttes conduites contre le négationnisme. Si l’histoire
de ces luttes reste à écrire, les corpus étudiés permettent de livrer quelques
réflexions utiles.
Il existe d’abord une lutte portée par des États et par des organisations
internationales. Les travaux de Rémi Korman et de Florence Rasmont
permettent de comprendre la manière dont l’État rwandais a pris en charge
la mémoire publique du génocide ainsi que la diversité des acteurs impliqués
dans cette prise en charge, la lutte contre le négationnisme ayant été très tôt
une priorité de l’État rwandais97. La constitution rwandaise de 2003 (révisée
en 2008) spécifie (art. 9) que :
L’État rwandais s’engage à se conformer aux principes fondamentaux
suivants et à les faire respecter :
– la lutte contre l’idéologie du génocide et toutes ses manifestations ;
– l’éradication des divisions ethniques, régionales et autres et la
promotion de l’unité nationale ;
– le partage équitable du pouvoir ;
– l’édification d’un État de droit et du régime démocratique pluraliste,
l’égalité de tous les Rwandais et l’égalité entre les femmes et les
hommes reflétée par l’attribution d’au moins trente pour cent des
postes aux femmes dans les instances de prise de décision ;
96
97
Voir la page personnelle de Norman Ishimwe sur le réseau social X : https://x.com/NormanIshimwe/
status/1866180428752646436 (consulté le 17 janvier 2025).
Rémi Korman, « L’État rwandais et la mémoire du génocide. Commémorer sur les ruines (1994-1996) »,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 122, 2014/2, p. 87-98 ; Florence Rasmont, « Les militants. Histoire d’une
mobilisation pour la mémoire du génocide des Tutsi dans le Rwanda rural (1994-1994) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 151-152, 2024/1-2, p. 25-34.
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12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
– l’édification d’un État voué au bien-être de la population et à la
justice sociale ;
– la recherche permanente du dialogue et du consensus.
La lutte est portée au plus haut niveau par des acteurs comme la Commission
nationale de lutte contre le génocide, créée le 16 février 2007, puis le
Minubumwe, ministère de l’Unité nationale et de l’Engagement citoyen créé
en octobre 2021.
Au niveau international, l’ONU a reconnu officiellement le génocide des Tutsi
dès le mois de novembre 1994, mais a attendu le 16 avril 2014 pour adopter
une résolution condamnant toute négation du génocide98. En France, il a fallu
attendre janvier 2017 et l’amendement de l’article 24bis de la loi sur la liberté
de la presse pour que le fait de nier, minorer ou banaliser de façon outrancière
le génocide des Tutsi soit passible de poursuites judiciaires99.
Les évolutions de la reconnaissance juridique du génocide et de la législation
afférente sont importantes. Toutefois, la lutte a d’abord été portée par des
associations et des militants, par des journalistes, par des chercheurs. En France,
les associations rwandaises que sont la Communauté rwandaise de France, le
Collectif des parties civiles sur le Rwanda ou encore Ibuka France conduisent
une lutte déterminée dans laquelle elles bénéficient du soutien d’autres
associations comme la Ligue des Droits de l’homme, Survie ou la Cimade.
Des chercheurs ont tenté d’éclairer le phénomène à travers des articles, des
ouvrages individuels ou collectifs, des journées d’études et des colloques100.
À l’instar de Jean-Pierre Chrétien, ils se sont parfois engagés pour dénoncer
certaines initiatives négationnistes via des lettres publiques, des tribunes
ou encore des pétitions101. Ils sont intervenus pour apporter leur expertise
historienne et leur connaissance du négationnisme lors de procès mettant
en cause certaines personnalités pour négationnisme102.
98
Voir la résolution du Conseil de sécurité du 16 avril 2014, en ligne : https://press.un.org/fr/2014/cs11356.doc.
htm (consultée le 17 janvier 2025).
99 Thomas Hochmann, « Combattre le négationnisme. L’incrimination en France de la négation du génocide des
Tutsi », Le Genre humain, n° 62, 2023/1, p. 105-111.
100 Nous pensons par exemple ici aux travaux engagés par Catherine Coquio ou par Josias Semujanga : Catherine
Coquio (dir.), L’Histoire trouée, négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, 2003 (voir notamment Louis
Bagilishya, « Discours de la négation, dénis et politiques », p. 731-751) ; Josias Semujanga et Jean-Luc Galabert
(dir.), Faire face au négationnisme du génocide des Tutsi du Rwanda, Saint-Jean, Izuba/L’Esprit frappeur, 2013.
Voir également Jean-Damascène Gasanabo, David J. Simon et Margee M. Ensign (dir.), Confronting Genocide in
Rwanda: Deshumanisation, Denial and Strategies for Prevention, Kigali, CNLG et Bogota, Epidama, 2014.
101 Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (19902024), Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2024. Parmi les pétitions relativement récentes, deux ont été signées par de
nombreux historiens, dont l’auteur de ces lignes : « Rwanda : le “Que sais-je ?” qui fait basculer l’Histoire », Le
Monde, 25 septembre 2017, en ligne : https://urlr.me/XJ3CG ; « Rwanda : pétition contre des conférences révisionnistes sur le Rwanda », Le Soir, 9 octobre 2019, en ligne : https://urlr.me/k2xXz (consultés le 17 janvier 2025).
102 Stéphane Audoin-Rouzeau a, par exemple, témoigné en mars 2022 dans le procès contre Natacha Polony
(Ibuka France et le MRAP ont été déboutés en appel en mai 2023). Florent Piton a, quant à lui, témoigné en
338
12
Les enquêtes conduites par la justice, par les militants, par des journalistes
ou par des chercheurs ont permis de déconstruire certaines thèses et de
déconsidérer certains objets négationnistes. Les apports de l’enquête des
juges Poux et Trévidic et les travaux menés sur l’enquête du juge Bruguière
ont à la fois renvoyé cette dernière au statut de l’une des plus grandes
manipulations politiques, juridiques et médiatiques du xxe siècle et écarté a
priori la thèse de la responsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril 1994103.
***
L’historicisation du négationnisme du génocide des Tutsi et la réinscription
de cette idéologie dans le temps long de l’histoire du Rwanda nous semblent
avoir au moins deux vertus. Elle permet tout d’abord de ne pas simplement
considérer le négationnisme comme un système de pensée qui naît dans
le temps du génocide ou a posteriori de celui-ci, mais de révéler toute la
profondeur des soubassements rhétoriques de cette idéologie et les liens
étroits, durables qui existent entre elle, l’antitutsisme et le complotisme.
Cette historicisation invite ensuite à être particulièrement attentif aux formes
de recomposition des discours négationnistes, aux acteurs et réseaux qui les
portent ainsi qu’aux contextes matériels, économiques, idéologiques plus ou
moins favorables de leur réception : la question des rythmes, des temporalités
ainsi que celle des trajectoires familiales et des générations nous paraissent
constituer des pistes de recherche cruciales pour mieux appréhender les
singularités de ce négationnisme.
On l’aura compris, l’historien travaille aujourd’hui dans un temps où les
négationnistes du génocide des Tutsi avancent masqués : ils se présentent
comme des penseurs critiques, déconstruisant une histoire supposément
officielle qui aurait été fabriquée de toutes pièces par le FPR et les Tutsi,
et cherchent à afficher des brevets de respectabilité en s’appuyant sur des
médias de renom, de grandes maisons d’édition, des institutions universitaires.
Dans cette quête de légitimité et de respectabilité, ils bénéficient, en France
comme en Europe, d’un déficit d’analyse et d’intérêt pour les sujets qui
concernent le continent africain, voire de formes de déni quant à l’historicité
de celui-ci : il faut marteler que les sociétés africaines ont une histoire inscrite
dans un temps long et que les acteurs rwandais, d’hier comme d’aujourd’hui,
octobre 2024 lors du procès qui a abouti à la condamnation de Charles Onana.
103 En 2014, les juristes Rafaëlle Maison et Géraud de La Pradelle qualifient l’ordonnance du juge Bruguière
d’« objet négationniste » : Rafaëlle Maison, Géraud de La Pradelle, « L’ordonnance du juge Bruguière comme
objet négationniste », Cités, n° 57, 2014/1, p. 79-90.
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12 / TRENTE ANS DE NÉGATION DU GÉNOCIDE DES TUTSI :
GENÈSE, DÉPLOIEMENT, (RE)CONFIGURATIONS
sont parfaitement capables de déployer des stratégies extrêmement fines
(rumeurs, désinformation, propagande en miroir…) pour imposer leurs récits.
Il est enfin nécessaire de redire – et c’est un point sur lequel nous avons
sans doute trop peu insisté ici –, que le contexte français a longtemps été
très favorable à la diffusion de thèses négationnistes qui avaient l’avantage
d’atténuer les responsabilités françaises (si Paul Kagame est responsable
du génocide de son propre peuple, la France avait donc raison de soutenir
ses adversaires). Un certain nombre d’anciens responsables politiques
et militaires ont longtemps choisi de soutenir ces thèses complotistes
afin de mieux appuyer leurs discours de déni sur le rôle de la France. Les
initiatives du président Macron en 2019 et son déplacement à Gisozi à la
suite de la publication du rapport Duclert en 2021 ont fait bouger les lignes,
ce qui pourrait expliquer la contre-offensive médiatique récente de la galaxie
négationniste et la « faillite journalistique » de Rwanda classified.
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