À voir ce qu'il se passe aujourd'hui entre le Rwanda et la République démocratique du Congo, avec la prise de Goma par les forces du M23, on a envie de dire qu'il y a encore un drame pour l'Afrique. Est-ce votre perception ?
Je dirais plutôt que c'est un drame de plus à un moment où de la Syrie à l'Ukraine en passant par Gaza, le Yémen et le Sud-Soudan, le feu est partout. Quant à la prise de Goma par le M23, c'est une nouvelle page de l'histoire récente de l'Est du Congo et chacun essaie d'en déterminer les causes profondes. C'est ainsi qu'on parle beaucoup ces jours-ci du découpage colonial des frontières et en particulier de la Conférence de Berlin entre 1884 et 1885 où le Rwanda a été amputé de plusieurs parties de son territoire au profit de l'Ouganda, de la Tanzanie et de l'actuelle République Démocratique du Congo.
L'Afrique a été découpée comme on l'aurait fait d'un zoo gigantesque, la mentalité raciste des élites européennes de l'époque les empêchant tout simplement de comprendre qu'ils avaient affaire à de véritables êtres humains.
Il y a eu d'autres ajustements territoriaux entre pays européens après la Première guerre mondiale mais pour l'essentiel c'est de Berlin qu'il faut parler. L'Afrique a été découpée comme on l'aurait fait d'un zoo gigantesque, la mentalité raciste des élites européennes de l'époque les empêchant tout simplement de comprendre qu'ils avaient affaire à de véritables êtres humains. Il faut bien dire, quitte à se faire accuser de convoquer les fantômes du passé, que le continent africain souffre aujourd'hui encore, notamment dans l'Est du Congo, de cet aveuglement impérialiste.
Doit-on comprendre que, pour vous, le Rwanda peut légitimement revendiquer certaines parties du territoire actuel de la RDC ?
Absolument pas. En trois décennies d'affrontements d'une intensité variable, je n'ai jamais entendu le Rwanda revendiquer les territoires dont il a été privé à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Kagamé est beaucoup trop rationnel pour caresser une telle idée et, par ailleurs, dans cette affaire, il s'agit surtout d'appeler au dialogue au lieu de jeter de l'huile sur le feu comme le font certains. Mais au-delà de cet héritage colonial, il faut souligner que ce qui se passe au Congo est aussi une conséquence directe du génocide de 1994. En effet lorsque les génocidaires ont été vaincus, l'Opération Turquoise les a aidés à se replier en RDC où ils ont créé les Forces démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR). L'important ici est de rappeler que ces gens sont les auteurs de toutes les atrocités commises au Rwanda et que leurs exploits ont été très précisément documentés par des livres, des films et des dizaines de rapports.
Pourtant beaucoup d'experts, tout en admettant que les FDLR se sont effectivement repliés en territoire congolais, reprochent au Rwanda d'exagérer cette menace pour justifier son appui direct au M23.
Les avis sont partagés. Pour certains de ces experts, les FDLR ont vu leurs effectifs faiblir au fil du temps alors que pour d'autres elles sont plus fortes que jamais après s'être fondues dans une vaste coalition anti-Rwanda et gagné en expérience en se battant aux côtés de l'armée régulière congolaise. Elles ont pu souvent compter sur l'appui du groupe armé Nyatura, composé de Hutu congolais et acquis à l'idéologie génocidaire. Cela étant dit, dans l'imaginaire des Rwandais qui savent dans leur chair ce que signifie le mot génocide, un seul FDLR c'est un génocidaire de trop.
Nous ne parlons donc pas ici d'une menace normale d'un groupe armé normal. Il existe une certaine tendance à juger des événements actuels en faisant comme si le génocide n'a jamais eu lieu et je pense que cela condamne à raisonner dans le vide. Le génocide est la chair vive de ce qui se passe dans l'Est du Congo car en interrogeant l'histoire on décèle d'inquiétantes similitudes entre la discrimination contre les Tutsi après la prétendue Révolution sociale Hutu dans le Rwanda des années cinquante et le véritable apartheid dont sont victimes les rwandophones du Congo, une discrimination nourrie par des discours de haine nauséeux et marqué par des tueries à petite échelle mais au faciès, en attendant le nettoyage ethnique généralisé.
Vous pressentez le pire ?
Non. Je ne dis pas qu'un nouveau génocide anti-Tutsi est une fatalité mais le simple fait qu'il soit une possibilité devrait nous alerter. Je suis récemment tombé sur un document d'archive datant de 1965 et, déjà en ce temps-là, il n'était pas permis aux Congolais rwandophones de prendre part à des élections. Plus près de nous, ils ont été purement et simplement interdits de participation à la "Conférence nationale souveraine" du Zaïre puisqu'étant considérés comme des étrangers dans le seul pays où ils avaient jamais vécu. Et ces dernières années, quand la tension est montée entre le Rwanda et la RDC, il y a eu en plus des violences habituelles des scènes publiques de cannibalisme. Il suffit de se mettre un instant à la place des Rwandais qui voient ou entendent de telles horreurs depuis Kigali, Kibuye ou Butare pour comprendre leur effroi. Connaissant bien leur histoire récente, ils prennent tout cela très au sérieux, ils ont toutes les raisons de se dire que c'est reparti contre les leurs dans un pays voisin et qu'on ne les y reprendra plus.
Cela suffirait-il à justifier l'existence du M23 ?
Les choses ne peuvent pas être aussi simples mais il est certain que beaucoup de jeunes combattants du M23 se considèrent en état de légitime défense. Et la plupart de ceux qui les critiquent actuellement ont détourné le regard quand on tuait les Tutsi en 1994.
Le fait est qu'après en avoir été chassé en 2012 et 2013, le M23 est de retour dans cette partie du territoire congolais qu'il occupe aujourd'hui. On accuse directement le Rwanda d'être le parrain du M23. Est-ce que pour vous c'est quelque chose d'avéré ?
Même s'il est bien difficile d'être affirmatif en étant aussi loin du théâtre des opérations, la présence militaire du Rwanda au Congo ne fait à mes yeux aucun doute. Du reste, Kigali lui-même ne la dément que très mollement. Après tout, le Rwanda a depuis la fin du génocide une tradition d'intervention directe au Congo, c'est au vu et au su de tous que le général James Kabarebe a chassé Mobutu de son palais pour y installer le père Kabila. Cela étant dit, il ne faut pas non plus l'exagérer au point de laisser croire que le M23 n'existe pas pour de vrai, qu'il sert simplement de paravent à l'armée rwandaise. Rien n'est plus faux.
Voulez-vous dire, en pointant ainsi l'aspect géopolitique, que le Rwanda est dans une logique de guerre préventive contre d'éventuelles attaques à partir du territoire congolais ?
Face aux menaces répétées de Tshisekedi d’attaquer le Rwanda, ce pays a mis en place un système de défense aérien. Il s'agit aussi pour lui d'empêcher d'éventuelles infiltrations des FDLR prêtes à tout pour le déstabiliser. Je pense que l'intérêt stratégique du Rwanda, c'est la pacification de sa frontière avec le Congo, il ne peut vivre en permanence en état d'alerte. Et à un moment donné d'ailleurs, on a pu penser que Kagame et Tshisekedi étaient en train de se rapprocher d'une sorte de
modus vivendi, tant leur relation personnelle semblait cordiale.
Rien n'a jamais laissé supposer une quelconque tentation expansionniste de la part du Rwanda comme je vous l'ai dit il y a un instant. De toute façon à notre époque celle-ci montrerait très vite ses limites. Quand on observe bien ce qui se passe dans ce pays on se rend bien compte que, pour Kagame, la meilleure réponse au génocide c'est de s'efforcer de résoudre les problèmes de santé et d'éducation de son peuple, entre autres défis de société.
Mais le Rwanda peut ne pas vouloir un affrontement armé direct et soutenir une guerre par procuration.
Je vois bien ce que vous voulez dire mais si l'influence du Rwanda sur le M23 est indéniable, il ne faut pas non plus, encore une fois, en faire une montagne. Qu'on les aime ou pas, les rebelles du M23 sont des citoyens qui exigent précisément la reconnaissance de leur nationalité congolaise mais aussi que leur seule identité ne soit plus passible de la peine de mort. En fin de compte, l'appui de Kigali au M23 ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt, le vrai problème c'est la présence des FDLR au Congo et leurs efforts pour banaliser l'idéologie génocidaire dans l'ensemble de ce pays, pas seulement dans sa partie orientale.
La prise de Goma, la capitale du Sud-Kivu, est-ce pour vous le début de quelque chose dans cette région des Grands Lacs ?
Il est tout d'abord étonnant que Goma soit tombée si vite, en quelques heures à peine, presque sans combat. Même en supposant que toute l'armée rwandaise ait été engagée dans cette bataille cela resterait incompréhensible puisqu'en face vous aviez une douzaine d'autre armées dont les plus en vue étaient celles d'Afrique du Sud et du Burundi, sans parler des fameux mercenaires blancs... Quant à la chute de Goma elle-même, elle pourrait constituer à terme un tournant politique majeur. Certains vont jusqu'à évoquer désormais la possibilité d'un partage du pouvoir consacrant la victoire du M23. Mais au-delà d'éventuels arrangements tactiques, il est probable qu'à Kinshasa le ton se fera de moins en moins guerrier.
Qu'entendez-vous par là ?
Je fais allusion au fait qu'on a eu ces derniers temps l'impression que Tshisekedi s'imaginait, avec une certaine candeur, pouvoir se débarrasser du M23 en écrasant militairement le Rwanda. Pour mettre toutes les chances de son côté, il a recruté des centaines de mercenaires européens, mis à contribution nombre de groupes armés dont les génocidaires assumés des FDLR et convaincu d'autres pays africains de se joindre à sa soi-disant Mère des Batailles. Tout cela a dû coûter extrêmement cher, en pure perte. Même si Goma venait aujourd'hui à lui être restituée, le pouvoir central de Kinshasa a sans doute bien compris que la confrontation militaire avec Kigali est une affaire bien plus compliquée qu'elle n'en a l'air. Et au plan politique interne, Tshisekedi est plus que jamais sous le feu des critiques, on lui impute la responsabilité de la défaite et cela fait vaciller son pouvoir.
Ce qui frappe dans ce conflit, c'est l'isolement dans lequel semble être Tshisekedi. Presque personne parmi les autres leaders politiques ne l'a soutenu publiquement.
C'est de bonne guerre, il est tombé dans son propre piège et ses rivaux le laissent se débrouiller tout seul. Il était réellement persuadé de pouvoir tirer profit d'une victoire facile sur le Rwanda et on l'a entendu multiplier les menaces, déclarer sur un ton théâtral qu'il n'hésiterait pas à "
demander aux deux chambres réunies l'autorisation de déclarer officiellement la guerre au Rwanda", etc.
Et il semblait même flirter avec l'hypothèse d'une sorte de guerre zéro mort à partir du ciel. Quand on y pense bien, c'aurait été de toute façon complètement fou d'un point de vue géopolitique. Ça n'a pas marché non plus. Il y a eu autour de lui un semblant d'union sacrée cimentée par un ressentiment tenace et quasi irrationnel à l'égard du Rwanda. Au rythme où évolue la situation, il ne restera bientôt plus rien de ce front de la haine. Ma conviction est qu'il y aura un avant et un après Goma 2025.
Peut-on envisager une solution fédérale pour la République démocratique du Congo, vu l'étendue de ce pays ? Cela serait-il souhaitable aussi bien pour le Congo que pour l'Afrique ?
Sauf erreur, le seul pays où on a osé remettre en question les frontières héritées de l'époque coloniale, c'est le Soudan et la partition n'a pu se faire qu'avec la bénédiction de l'administration Obama. Le Congo n'est pas le Soudan, car tout en étant un colosse aux jambes d'argile où tout peut vite déraper, il reste le pays de Lumumba qui représente tant dans l'imaginaire des luttes de libération nationale. Malgré toutes les précautions qu'il faudrait sans doute prendre, la taille du Congo donne du sens à la tentation fédérale mais personne ne peut savoir mieux que les Congolais eux-mêmes quelle formule leur convient.
On doit toutefois souligner, sans vouloir les offenser, que c'est à cause de la faiblesse de l'Etat central que tant de groupes armés y sévissent pour le rendre ingouvernable afin de mieux le piller en toute impunité. Les femmes et les hommes de bonne volonté ne manquent pas au Congo et c'est cela que l'on doit leur dire en toute honnêteté et en toute amitié pour qu'ils se décident à un nécessaire examen de conscience. Ce grand pays -- et pas seulement par la taille -- a besoin d'un dirigeant de la trempe de Nyerere ou Mandela. Il suffit d'écouter son actuel président pour bien voir qu'il n'est pas à la hauteur des enjeux historiques de l'heure. Ce n'est pas en réveillant les démons de la haine qu'on peut se donner une chance de refermer la funeste page ouverte en janvier 1961 par l'assassinat de Patrice Lumumba.
On parle beaucoup des ressources naturelles qui seraient à l'origine des violences perpétrées dans l'Est du Congo par des centaines de groupes armés. Qu'avez-vous à dire là-dessus ?
Les groupes armés au Congo n'ont cessé de se multiplier et il y en aurait près de 200 à l'heure actuelle. La chose intéressante, c'est qu'on a fini par croire qu'il n'y en a qu'un, le M23. Je crois que l'un des aspects les plus fascinants de notre époque, c'est que plus les outils d'information s'affinent moins nous sommes en mesure d'accéder à la connaissance des faits réels. On ne sait presque jamais à quoi s'en tenir et depuis que l'intelligence artificielle s'en est mêlée, nous ne pouvons même plus nous fier à nos yeux et à nos oreilles. C'est sans doute ce qui fait dire à certains que nous sommes à l'ère de la post-vérité...
Comment cela se traduit-il dans le cas qui nous occupe ?
Je veux dire par là que ce qui se passe au Congo paraît si compliqué pour les gens qu'ils ont tendance à le simplifier à outrance pour espérer s'y retrouver. Ça donne à peu près ceci : un pays qui ne demande qu'à vivre en paix voit sa partie orientale agressée par un voisin retors et belliqueux s'appuyant sur un mouvement rebelle dans le seul but de piller ses richesses minières. L'avantage d'un tel récit, c'est qu'il marque avec netteté la frontière entre les Bons et les Méchants. Je caricature à dessein mais ce tableau n'est pas si éloigné que cela de la réalité.
Ce qui est frappant ici, ce sont les silences et les vertigineux trous de mémoire. D'abord quand on s'en tient aux faits, la RDC est malheureusement le terrain des jeux les plus malsains du monde entier et il est difficile de comprendre pourquoi on singularise le Rwanda. Lors de ce qu'on a appelé la Grande Guerre africaine du Congo, le Zimbabwe, l'Ouganda, le Malawi, l'Angola -- pour ne citer qu'eux -- ont participé à sa mise en coupe réglée. Et aujourd'hui l'Afrique du Sud y est surtout retournée pour sécuriser les exploitations minières de ses ressortissants au Katanga et dans une moindre mesure dans le Kivu.
Je n'ai pas parlé des grandes compagnies minières chinoises ou occidentales ou encore de tous ces aventuriers qui "travaillent" directement avec des généraux ou des ministres influents. Dans son manichéisme, la fable occulte tout cela et nous brosse le portrait de jeunes gens remuant sous le chaud soleil les entrailles de la terre afin d'en extraire illégalement pour le compte du M23 -- et donc du Rwanda -- le coltan et d'autres minerais précieux. On les imagine tellement occupés à cette besogne qu'on se demande à quel moment ils mènent leur guerre de libération.
Pour vous l'accusation de voler les ressources minières du Congo ne reposerait donc que sur ces clichés ?
Oui, et ces clichés finissent par abrutir l'opinion. À force de les entendre on en vient inconsciemment à les prendre pour argent comptant. Et la question supposée clouer le bec aux rares sceptiques leur est toujours posée sur un ton narquois et triomphal : "
comment expliquez-vous que le Rwanda, qui ne produit pas de coltan, en soit exportateur ?" Ça marche à tous les coups parce que peu de gens savent que le Rwanda est un des principaux producteurs de coltan au monde. Il en est même le deuxième, après la RDC, mais devant le Brésil, le Nigeria et... la Chine ! Le Rwanda qui a aussi de l'or et de l'étain et où on a découvert il y a un mois d'importants gisements de pétrole du côté de la frontière avec le Burundi est loin d'être ce désert absolu évoqué par ceux qui veulent en donner l'image d'un pays ne réussissant à survivre que grâce aux ressources du Congo voisin.
"
Le Rwanda, pays exportateur de minerais sans en être producteur", c'est une de ces phrases entendues sur les réseaux sociaux de la bouche d'influenceurs chargés de l'enfoncer dans le crâne de citoyens d'autant plus faciles à mystifier qu'au fond ils ont d'autres chats à fouetter. On ne peut qu'appeler à la vigilance car si la plupart de ceux qui critiquent le Rwanda et Kagame le font en toute sincérité, les mercenaires du clic sont une minorité agissante et très efficace. Ce serait bien qu'un grand travail d'enquête journalistique focalise le débat sur les enjeux miniers dans l'Est du Congo, cela permettra de savoir qui exploite ces ressources et avec quelles complicités dans l'appareil politique et militaire congolais.