Fiche du document numéro 34808

Num
34808
Date
Vendredi 16 septembre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
201123
Pages
17
Urlorg
Titre
Le périmètre de la mort
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Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Atelier de mémoire

Pendant deux décennies, de 1994 à 2014, c’était le temps après le génocide des Tutsi où les symptômes faisaient éruption et résistaient. Pour certaines, c’était le temps de l’oubli. D’autres conjuguaient l’amnésie et l’aphasie, l’indicible et le mutisme ; ils vont souvent de pair. « Qui va nous croire ? Veulent-ils même nous entendre », demandaient les rescapés qui ont connu « ce que les hommes ne ‘doivent’ pas voir, ce qui n’est pas traduisible par le langage  », comme l’écrit Robert Antelme, tout juste sorti du camp de concentration de Dachau. Pour parler de la psyché, je m’appuierai sur le chemin que nous avons parcouru, Michelle Muller et moi, accompagnées par la bienveillance du Dr Naasson Munyandamutsa et d’Esther Mujawayo , auprès d’un groupe de femmes rescapées, à Kimironko, de 2004 à 2019, en passant par la création de l’atelier de mémoire en 2014.
Pour parler des traces inscrites dans la psyché, j’évoquerai tout d’abord l’oubli et l’aphasie. Tout commence par l’effraction du trauma et l’empreinte qu’il y marque. S’ensuivent les crises traumatiques réitératives, dont les effets se mesurent par l’intensité de la sidération et des symptômes qui s’étendent parfois sur plusieurs décennies. Certaines rescapées sont frappées par l’oubli : « Sans m’en rendre compte, écrit Annonciata Mukamugema, j’ai été frappée d’oubli. J’ai oublié que j’avais des enfants. Il m’est même arrivé d’oublier mon nom . »
La vie est définitivement marquée par l’explosion de la violence génocidaire qui efface toute antériorité. Le génocide a ouvert l’ère de la catastrophe et l’on compte les années à partir de lui. Béatrice Niweburiza l’écrit clairement, à propos d’un voyage de mémoire qu’elle effectue dans sa région d’origine. « Avant la visite à ma cousine, j’avais tout oublié de la vie d’avant. J’étais frappée d’amnésie. Je pensais au présent, je vivais au présent. Ma mémoire d’avant le génocide était complètement effacée. J’ai retrouvé la mémoire, grâce à elle. Comme si elle avait ôté la croûte qui recouvrait une plaie . » La cousine de Béatrice, témoin de leur enfance partagée, devenue en la circonstance passeuse de leur mémoire commune, révèle et développe leur passé, comme le ferait le négatif d’une photo.
Parmi les symptômes les plus fréquents, aux côtés de l’oubli, se trouvent les troubles du langage, les bégaiements et les hoquets, dont l’accentuation va jusqu’à l’aphasie.
Beata Bazizane écrit : « Il arrivait qu’à mon insu des mots sortent de ma bouche, extériorisant les pensées qui envahissaient mon esprit. […] Chaque fois que ces mots s’échappaient de moi de manière incontrôlée, je m’écroulais n’importe où … » Et Françoise Nyirahabineza : « Après avoir été battue et être restée longtemps dans un quasi coma sans savoir où je me trouvais, sans rien entendre et sans parler, j’ai conservé pendant tout un temps des problèmes d’élocution. Je bégayais et je n’arrivais pas à commander à ma langue . »
Quelques survivant.e.s ont cessé définitivement de parler et certaines sont restées mutiques jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, tout aussitôt après le génocide, les rescapés pouvaient en parler sans fin, mais en sombrant le plus souvent dans un ressassement infini. Ils avaient vécu « une même histoire ». Cette histoire, ils l’inscriront plus tard, quand ils seront délestés du poids et de l’emprise traumatiques, grâce à leur participation à des groupes thérapeutiques ou après avoir rejoint les associations de rescapés nouvellement créées. Marthe Mukagihana le souligne : « Je croyais être la seule à avoir perdu des enfants et je pensais que j’étais l’unique veuve. J’ai recouvré la raison après la création de l’association des veuves du génocide d’avril (Avega). Quand on nous a rassemblées, j’ai vu des femmes qui n’arrivaient pas à parler ; d’autres qui avaient de profondes blessures au cou ; j’ai vu celles dont les mains étaient frappées de paralysie, celles qui avaient perdu tous leurs enfants, tous leurs frères et sœurs et dont les bras avaient été amputés … »

L’effondrement et la syncope
À la recherche des traces de leurs disparus, malgré de lourdes appréhensions, les rescapés retournent parfois sur leur colline d’origine. Sur les lieux du crime. Ce n’est pas sans dangers ni périls. Là, il ne reste rien, le paysage est muet. Un trouble profond s’inscrit dans le regard et s’empare de lui. Dans ce rien du paysage, le survivant voit tout ce qu’il a vu et entendu. C’est là. C’est là au présent dans sa mémoire et sa psyché, dans et sous son regard. Pourtant, dans le paysage, toutes les traces ont été effacées. Il n’y a plus rien ni personne, mais tout est là : la mort, les morts, les barrières, les écoles incendiées, les massacres et les viols, la chasse à l’homme. Et le survivant sait tout. Dans sa stupéfaction hallucinée et éperdue s’inscrivent les scènes de l’ultime séparation et celle de la frayeur absolue. Elles sont fixées par le trauma dans le regard, auquel elles dérobent toute autre vision. La psyché « voit » ce que le regard ne peut voir, entraînant le vertige, la chute, le coma, la syncope. Englouti dans le paysage, le survivant ne parvient pas à faire coïncider les deux visions d’un même lieu : le paysage tel qu’il était avant, sa colline natale et les populations qui y vivaient en bonne entente, et celui qui porte et signe la disparition des siens. Aveuglé, il ne peut ni voir ni comprendre le paysage. Il n’y lit que la mort. Il s’effondre et disparaît à son tour.
Cet effondrement est d’autant plus implacable que les corps assassinés ont été anonymement abandonnés sans sépulture sur les collines, enfouis dans des fosses communes ou jetés dans les rivières. Dans cet ultime cas ils ont été engloutis dans les lacs limitrophes du pays. C’est ainsi que Dady de Maximo Mwicira-Mitali découvre après le génocide le sort des morts noyés que sa mère a partagé avant d’être sauvée. L’absence de sépulture et les noms restés inconnus le hantent. En écho à leurs voix éteintes, il suit l’empreinte invisible des corps sur l’eau qui dessine/retrace un des aspects les plus cruels de la terreur passée.
Face à ce paysage muet, le rescapé n’en entend pas moins les mots pervertis par la langue génocidaire, il entend les coups de sifflets, les ordres, les slogans, les appels au meurtre.

La langue génocidaire
Victor Klemperer a analysé les distorsions imposées à la langue par les nazis : « Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du plus grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. […] Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir . » Plus loin, il ajoute : « La langue nazie […] change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret . » La langue codée du fanatisme se développe telle une épidémie incontrôlable, sauf pour ceux qui la diffusent à outrance. « Le poison est partout. Il traîne dans cette eau qu’est la LTI (Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich), personne n’est épargné  », poursuit Klemperer. Tous sont intoxiqués.
Ce fut le cas au Rwanda où le poison a été relayé sur les ondes virulentes de la RTLM, également appelée « la radio de la haine », et par la diffusion systématique des distorsions imposées à la langue par les génocidaires. Marie-Odile Godard a exploré les sources de la cruauté dans l’inconscient comme dans la langue lors du génocide des Tutsi. Elle donne en exemple les proverbes détournés, utilisés pour encourager les tueurs. Ces expressions, allusions pernicieuses et ordres de mise à mort façonnaient la propagande et se sont immiscés dans le pays tout entier. Ils ont conduit à l’injonction impitoyable et explicite : il faut tous les tuer /Aucun ne doit survivre . Cette injonction a fait disparaître l’expression la plus courante de la compassion, komera, « courage, sois fort », qui s’adressait à toute personne en difficulté ou en détresse. À sa place régnaient toutes les formes de la haine : la dénonciation, la délation et les informations qui permettaient de retrouver et d’exterminer les Tutsi dans leurs cachettes ou au cours de leur fuite. Là encore la RTLM était l’auxiliaire le plus zélé des tueurs.
Outre les proverbes, nous pouvons prendre l’exemple bien connu du terme gukora en kinyarwanda, « travailler », utilisé par les génocidaires pour désigner la chasse à l’homme menée inlassablement et aussitôt suivie par le massacre des Tutsi. On y lit le détournement extrême d’un terme familier entre tous, évoquant les travaux des champs, moissons et semailles que tous, Tutsi comme Hutu, connaissaient et partageaient autrefois.
Nous pouvons également mentionner le verbe kubohoza qui, lors du génocide, qualifia les viols. Avant d’acquérir cette signification, à l’origine il désignait littéralement l’acte de délier « une botte d’herbe sèche ou de papyrus, en ôtant le lacet qui maintenait ensemble les tiges  ». Puis il qualifia, au début des années 90, les actions violentes par lesquelles les membres de différents partis tentaient de débaucher à leur profit les militants d’autres mouvances pour les « libérer de l’emprise » qu’elles exerçaient sur eux. Enfin il sera repris pour nommer le pillage brutal des biens, avant d’être utilisé pour désigner le viol des femmes tutsi. L’usage de la force est devenu le déterminant prioritaire du terme.
Le terme muyaga, « le vent », a lui aussi été détourné de sa signification initiale. C’est un vent fort, dont on ne sait d’où il vient ni où il va. Dès 1959, il a été utilisé pour désigner les vagues successives de persécutions des Tutsi. On a ainsi parlé du muyaga de 1959, de celui de 1963 et de celui de 1973. Il est aisé de rapprocher l’usage de ce terme de celui fait par les nazis pour le terme Sturm, « la tempête », qui qualifiait leurs assauts meurtriers. Muyaga comme Sturm sont des expressions banales, quotidiennes, bien connues de tous, attachées au temps qu’il fait, sans que cela inclue le moindre indice de cruauté. Comme on dit « quel mauvais temps » ou « il y a beaucoup de vent aujourd’hui, c’est la tempête » pour parler des pluies torrentielles ou du vent qui souffle fort à certaines saisons au Rwanda. Leur traduction dans la langue génocidaire a dévoyé toute la charge familière de ces expressions afin qu’elles soient attribuées aux seules actions criminelles.
Krikor Beledian, traducteur du Journal de Vahram Altounian , s’est confronté au hiatus qui existe entre la langue du bourreau et l’écoute de la victime face au mot sefkyat qu’il a eu à traduire dans le Journal de Vahram. Il en a fait part lors d’une récente communication . Ce mot désignait le génocide des Arméniens, quand le terme même de « génocide » n’existait pas encore. Sefkyat désignait le déplacement des troupes quand elles allaient d’un lieu à un autre ; on pourrait le traduire par expéditions. Les civils en étaient exclus. Dans le Journal de Vahram Altounian, sefkyat était précédé par Haydé et Beledian a traduit Haydé sefkyat par « Allez, déportation ». Il s’en explique : « Il m'avait semblé que je soulignais non seulement ce que la langue officielle occultait, à savoir les hommes et les femmes, c'est-à-dire ceux qui vivaient et qui pensaient, les civils restés sur place, mais je démasquais le déni, disons la négation que sefkyat exprimait et, à sa suite, la logique de toute la propagande du ministère de l'intérieur de l'Empire ottoman. […] Les exécuteurs et les programmeurs de crimes de masse qu'on appelle génocides du fait de leur radicalité détournent les mots du langage, de manière à ce qu’ils travestissent l'acte et l'intention qui les motive » et, plus loin, « La traduction devait choisir entre le dévoiement intentionnel d'un mot-clef et son sens mis en acte. Plus qu'ailleurs, dans notre contexte, les mots relèvent de l'agir, ils tuent ou font vivre, c'est selon. J'ai choisi et mis en évidence ce que la victime entendait quand elle écoutait la langue de son bourreau, qu’elle s'appropriait pour mieux comprendre la chose dont elle-même était l'objet. […] Par sa brutalité le Haydé sefkyat ("Allez, déportation") du Journal de Vahram met à nu ce que la langue du bourreau cherche à cacher : le système minutieusement pensé pour refuser aux victimes le savoir de ce qui les attend : la mort. »
Pareillement, au Rwanda, les Tutsi entendaient « Allons massacrer », quand les assaillants disaient « Allons travailler » (gukora). L’injonction « Allons, allez » vient confirmer et lancer l’ordre du massacre. Ce qu’analyse Marie-Odile Godard : « Les piliers de la culture, les histoires, les proverbes étaient dévoyés, les mots étaient tordus, leurs sens retournés jusqu’au point aride de la cruauté . »
Quant à l’ordre lui-même, « Allez ! », utilisé pour dénier le but ultime de la déportation, il est également entendu par Ceija Sotjka . Fillette rom autrichienne, déportée à l’âge de dix ans avec sa mère et d’autres membres de sa famille, rescapée des camps d’Auschwitz-Birkenau, de Ravensbrück et de Bergen-Belsen, elle mentionne l’injonction mortelle sans fard : « Les trains sont déjà pleins, mais il faut qu’ils y entrent. On avance. Allez, allez ! Allez, tout le monde à Auschwitz ! » « Allez, allons » est d’une familiarité presqu’enfantine, destinée à lui ôter la terrifiante perspective de la mort qu’il comporte.
C’est toujours cette même injonction que rapporte Elise Rida Musomandera, dans son récit Les Voix d’Élise. Elle y rapporte les propos de Simoni, l’ancien ami des enfants, le commerçant qui leur offrait des bonbons à la sortie de l’école. En 1994, il s’adresse à quatre d’entre eux qui allaient devenir ses victimes : Mujye imbere ! Aho mupfira murahazi, « Allez ! En avant. Vous connaissez bien l’endroit où la mort vous attend ! »
Ce détour par la langue permet de mesurer l’ampleur du déni, de la dénégation et du révisionnisme ; il fait entendre tout autant les troubles du langage et le non-dit sous-jacent, confondu au silence tenace, que le trauma impose à certains survivants.

« Réveiller la mémoire  », disait Marie-Odile Godard
Les premières manifestations qui ont rendu leur dignité aux disparus sont le déroulement des commémorations et l’édification des mémoriaux où sont inscrits leurs noms. Dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours la même peine qui s’empare des survivants et les livre à des crises traumatiques impressionnantes. Aucun sang n’irrigue ces lieux et ces moments. Seule demeure la pauvre consolation d’égrener le nom de celles et ceux dont la vie demeure à jamais prise dans l’étau de la période génocidaire sans avant ni après.
Pour les mamans et grandes mamans de Kimironko, pour quelques hommes, jeunes gens et jeunes filles, la genèse du réveil de la mémoire a été la thérapie suivie dans des groupes, initiée par le docteur Naasson et poursuivie plus tard par Emilienne Mukansoro. La thérapie a agi en reliant leurs peurs, leurs cauchemars, leurs symptômes à ce qu’elles/ils avaient souffert, connu, vu et vécu ; et elle a été relayée par l’atelier de mémoire. Julienne Mukamazera écrit : « Dès que l’écriture est arrivée, nous avons pu débobiner le fil … Nous avons survécu au pire. Les blessures que nous avons connues étaient inimaginables. Les écrire nous a permis d’expulser ces souffrances qui nous ont contaminées pendant le génocide . »
La page du cahier, tout comme l’atelier de mémoire, est un espace transitionnel, une aire intermédiaire, une aire de création, un espace paradoxal entre le dedans et le dehors tel que Winnicott l’a défini et analysé.
Regroupé.e.s dans cet atelier, les auteur.e.s ont trouvé la force et le courage d’écrire leur récit dans un groupe où chacun/chacune était le destinataire de l’autre et s’adressait à lui comme à l’ensemble du groupe. Sans la présence explicite d’un ou plusieurs destinataires, sans visée thérapeutique délibérée, le témoin est dépossédé de ses propres paroles, de ses souvenirs et de son histoire. Sa parole est expulsée, mais non recueillie. Le témoignage est proféré, tel un cri, inséré à jamais dans l’épisode génocidaire, sans avant ni après. Au fil des séances hebdomadaires de l’atelier, leurs récits se sont rejoints dans les moindres détails de localisation et de date, avec minutie et précision. On avançait dans le paysage, on s’en rapprochait. On déroulait les cent jours. Les récits se croisaient. Il a fallu oser dire, nommer les disparus, décrire les lieux de massacre, énumérer les dates, les matins et les nuits des cent du jour où régna la terreur. « Dans ce type de narration, où la plupart des auditeurs sont supposés avoir vécu des expériences extrêmes similaires, il s’agit avant tout de tracer un trajet dans l’espace que viennent appuyer les détails géographiques et topologiques, dont l’exactitude est stupéfiante … », écrit Krikor Beledian.
Espace de retrouvailles, les lettres sont au cœur des cahiers de mémoire. Elles s’adressent aux disparus ; le passé retrouvé (l’enfance, la parenté) irrigue le présent et l’avenir. On parle aux disparus, on leur donne des nouvelles, on leur parle des rares survivants, des études des enfants, du quartier où l’on habite. Les morts sont là au présent et aussi à l’avenir, « quand on se retrouvera ». L’adresse redonne vie et voix aux disparus.
Avant et après, il s’agit de la vie. Mais dans l’espace scriptural du « pendant le génocide », en revanche il ne s’agit que de la mort qui est retraversée dans son intégralité. C’est ce qu’on peut entendre pareillement dans le titre qu’Otto Dov Kulka, rescapé du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, a donné à son livre intitulé : « Paysages de la Métropole de la Mort  ». Ou dans la terrible phrase adressée à Vahram Altounian, âgé de 14 ans durant le génocide des Arméniens, lors de son arrivée au camp de Meskéné : « Ici commence la mort  ».
Lors de la première séance de l’atelier de mémoire, il a été proposé aux participants d’écrire spontanément ce qu’il/elle souhaitait durant une demi-heure. Sans se concerter, tous et toutes ont écrit une lettre adressée qui à son épouse, qui à son père, à sa petite fille, à son fils ; tous disparus. Annonciata a écrit à sa fille cadette Marie Lyse : « Grand bonjour. Comment vas-tu, ma Chérie ? Ça fait vingt ans de séparation avec ta maman. Je me souviens que je t’ai laissée chez ton grand-père paternel, sans même te dire au revoir. […] Ma Chérie, toutes les routes étaient barrées pour notre race. […] C’est lourd, c’est inexprimable, c’est inexplicable, c’est dur de parler de tout cela. […] Je pense que tu as vu ton papa. Salue-le de ma part . » Annonciata s’adresse à Marie Lyse « comme si » elle était toujours en vie et pouvait transmettre les nouvelles à son père (disparu, lui aussi). L’adresse, les lettres, leurs destinataires recréent la généalogie, ils redonnent ses dimensions à la temporalité et par là-même introduisent à la reconstruction de soi. La mémoire intergénérationnelle est rétablie ; la place du survivant est redéfinie et située parmi les liens familiaux et sociaux qui existaient autrefois. Les cahiers de mémoire ont été écrits dans ce but. Une reconstruction qu’explicite, dans un autre contexte, René Kaës : « Le travail de rassemblement que réalise l’écriture, et finalement du livre dans lequel ce travail s’incarne, constitue une modalité intrapsychique de réunification et de rétablissement du Moi sur ses fondations . »
Les lettres n’ont pas seulement été celles écrites lors de la première séance de l’atelier de mémoire, elles sont omniprésentes dans chaque cahier. Celui de Thérésie Gahindigiri en est un exemple déchirant. Outre une lettre adressée à son mari, l’ensemble de son texte est composé d’une lettre écrite à chacun de ses six enfants, tous assassinés. À chacun d’eux elle donne le récit de sa naissance, les circonstances, les lieux, le poids du bébé, les commentaires des sages-femmes. Le premier jour annihile la perte et la disparition. Cet enfant a existé et il est né. Il est au venu au monde, elle lui a donné vie.
À Rurangirwa Jean Damascène, l’aîné de ses enfants, Thérésie écrit : « Mon fils, te souviens-tu du jour où nous nous sommes vus pour la dernière fois ? Ce jour-là avec ta chère Uwera, c’était la joie et vous faisiez les préparatifs de la cérémonie du mariage religieux, prévu après Pâques . » À Kayiranganwa Marie Laetitia, sa fille : « Tu m’as accompagnée avec ta tante paternelle qu’on appelle Shangazi, j’avais une boule dans la gorge et j’avais envie d’éclater en sanglots. C’était le jour de notre séparation. […] Alfred, ton oncle, c’est aussi la dernière fois qu’on le voyait. Arrivé chez lui, il a été tué . » À Kayiranga Augustin, son fils : « J’ai décidé de prendre le stylo pour me souvenir des miens que j’aimais, comme l’exprime le titre de mon Cahier de mémoire : Les miens me manquent. Te rappelles-tu, mon fils, la dernière fois que nous nous sommes vus face à face ? »
Tout ceci a été bien réel et ne saurait être effacé. Les retrouvailles épistolaires s’ancrent dans le premier jour qui affaiblit la mémoire et la puissance persécutrices de celui qui sera le dernier, - le jour du dernier regard, la dernière fois. « Je ne savais pas que ce jour serait le dernier où nous nous verrions toi et moi. », écrit Annonciata, dans la lettre citée plus haut.
Encore enfant, Vincent Hakuzimana était à Kigali en avril 1994. Il écrit dans son cahier de mémoire : « Là, à cette barrière, située à l’emplacement actuel du secteur de Nyakabanda, j’ai été pour toujours séparé de ma mère. Un dernier regard . » Quant à Kayumba Jean-Paul, né en 1988, il écrit à son père : « Le 2 avril 1994, c’était un samedi, vers seize heures, au coucher du soleil. Tu étais habillé d’un jean, d’un t-shirt rouge et tu portais un chapeau rouge. C’est la dernière image qui me reste de toi, mon père. C’était comme un présage. Le malheur n’a pas tardé . »
« C’est demain que nous partons … », écrivaient ceux qui sont partis de Drancy jusqu’à Auschwitz où ils furent assassinés. Un demain sans lendemain. Le dernier jour. La dernière lettre. Lettres d’adieu, parfois jetées du train. En date du 29 avril 1944, l’une d’elles, sous l’intitulé « Attention » écrit en lettres capitales, mentionne le voyage mortel : « On nous a trompés et menti. Nous sommes en train pour Oswiecim. Notre fin est imminente. Écrivez à Vittel que dans quelques jours nous sommes morts. Je demande à celui qui va trouver la lettre de bien vouloir l’envoyer au destinataire : Suzette Wilkes, Paris, Boulevard Voltaire, 215 bis . »

Reprendre la parole
Chaque cahier de mémoire, on l’a vu, se déroule dans un périmètre précis qu’on suit toujours avec appréhension, sachant qu’il conduit à la mort. Le risque pour soi-même ; le corps en danger de mort ; la mort des siens. Mais, au cours de cette retraversée, chaque auteur se réapproprie l’histoire de sa vie et d’un même geste il se réapproprie sa langue et sa parole, autrefois gages sans faille de confiance et d’honneur.
En préface aux Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, Emilienne Mukansoro écrit : « Un peu avant et durant le génocide, les Tutsi n’étaient plus rien, leur parole n’avait plus aucune valeur. La langue a coupé leurs lèvres de vivants. Pendant le génocide on a d’abord éteint la parole. [...] Reprendre la parole aux tueurs c’est ne plus être leur proie. Prendre la parole en écrivant son cahier de mémoire, c’est reprendre le dessus sur ce passé, le reconquérir . »
Ensemble, les rescapés/auteurs des cahiers de mémoire, passant de l’oral à l’écrit, de la langue maternelle à la traduction, ont créé une œuvre collective et polyphonique, à l’inverse du ressassement, du cri ou du silence qu’imposait le trauma à chacun et chacune, dans la solitude. Ils ont écrit leur vie et l’histoire du génocide. L’atelier de mémoire a mis en œuvre et donné naissance à ce qu’aucun récit isolé ne peut à lui seul engendrer : le récit du génocide.
Pour conclure, je citerai quelques vers d’un poème d’Anna Akhmatova. Il commence ainsi : « De dessous quelles ruines je parle, de dessous quels gravats je crie  » et il s’achève par des mots que chaque auteur des Cahiers de mémoire dit à sa manière : « De toute façon ma voix sera entendue / Et de toute façon on me croira encore ».
Nous les avons entendus. Nous les croyons et nous les remercions.

©Florence Prudhomme

[Notes :]

Table-ronde : Situation psychologique et gestion du trauma post-génocide, Colloque international « Recherche, sources et ressources sur le génocide des Tutsi, Huye-Kigali, 11-19 septembre 2022.
Robert Antelme, Vengeance ?, Paris, Verdier, coll. Farrago, 2005.
Naasson Munyandamutsa (1958-2016) a été Directeur adjoint et l’un des fondateurs de l’Institut de recherche et de dialogue pour la paix (IRDP). Pendant les huit années qu’a duré le programme de soutien à la santé mentale des rescapés (2006-2014), rassemblant les équipes de thérapeutes d’Ibuka et Médecins du monde (MDM), il a mis à leur disposition son savoir, son temps et sa personne. Il a écrit Questions du sens et des repères dans le traumatisme psychique. Réflexions autour de l’observation clinique d’enfants et d’adolescents survivants du génocide rwandais de 1994, Genève, Médecine & Hygiène, 2001, et de nombreux articles dans des revues.
Rescapée du génocide des Tutsi, Esther Mujawayo, thérapeute, vit aujourd’hui en Allemagne. Cofondatrice de l’Association des veuves du génocide (Avega), elle a publié avec Souâd Belhaddad, SurVivantes, Paris, L’Aube, 2004, et La fleur de Stéphanie, Paris, Flammarion, 2006.
Annonciata Mukamugema, « Ce jour qui n’en finissait pas », Florence Prudhomme, Michelle Muller (dir.), Cahiers de mémoire, Kigali, 2014, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 148.
Béatrice Niweburiza, « Génocide : séparation et nostalgie », Ibid., p. 181.
Beata Bazizane, « Le chagrin n’est pas un pleur incessant », Florence Prudhomme, Michelle Muller (dir.), Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 68.
Françoise Nyirahabineza, « Les blessures du cœur », Ibid., p. 138.
Marthe Mukagihana, « Errance et deuils », Op. cit., 2017, p. 78.
Dady de Maximo Mwicira-Mitali, Rwanda, un deuil impossible. Effacement et traces, une édition de Florence Prudhomme, Paris, Classiques Garnier, 2021.
Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996, p. 40.
Ibid., p. 40-41.
Ibid., p. 133.
Marie-Odile Godard (1950-2018), psychologue, psychanalyste, maître de conférences à l’université Jules Verne de Picardie, a effectué dès avril 1995 de longs séjours au Rwanda. Elle a participé avec le Docteur Naasson Munyandamutsa, Amélie Mutarabayire-Schafer et Eugène Rutembesa à la mise en place d’un programme de soutien aux rescapés du génocide des Tutsi dans les procès gacaca, qu’elle a ensuite coordonné pour Médecins du monde et Ibuka. Elle a notamment publié Rêves et traumatismes ou la longue nuit des rescapés, Paris, érès, 2003, Docteur Naasson Munyandamutsa, l’umupfumu : un psychiatre à l’épreuve du génocide, Paris, Académia-L’Harmattan, 2019 (publication posthume) et dans de nombreuses revues.
Parmi ces proverbes, on peut citer : « Avant de brûler le chiendent, il faut l’entasser » ; « Pour mieux abattre l’arbre, il faut le déraciner » ; « Avant de tuer un serpent enroulé sur une calebasse, il faut d’abord casser la calebasse » ; « Lorsque l’on chasse des souris, on n’épargne pas celles qui sont en gestation » ; « Lorsqu’il y a un seul rat dans la maison, au bout de quelques jours, la maison est remplie de rats ». Marie-Odile Godard, « Aux sources de la Nyabarongo. Des mots à la cruauté », in Françoise Neau (dir.), Paris, Cruautés, puf, 2015, p. 77.
En 1994, les mots utilisés pour désigner le génocide ont été itsembatsemba (extermination), puis itsembabwoko (extermination en raison de « l’ethnie », ubwoko) et itsembabatutsi. Finalement le mot Jenocide a été adopté et précisé : Jenocide y’Abatutsi. Voir l’article d’Évariste Ntakirutimana, « Génocide : un mot du droit pour dire un crime sans nom », Les Cahiers de la Justice, 2017/1, p. 95-104. Dans notre communication, nous emploierons le terme génocide, sachant que nous parlons du génocide des Tutsi.
Cette formule fait référence au chant des Interahamwe, Tuzabat-sembatsemba, « nous les exterminerons », proféré lors de leur chasse à l’homme.
Emmanuel Viret, « La langue amère des temps nouveaux : dynamique de la violence au Rwanda rural (1991-1994) », Questions de Recherche, n° 29, août 2009, Centre d’études et de recherches internationales, Sciences Politiques, p. 23.
« Journal de Vahram », in Vahram et Janine Altounian, Mémoires du génocide arménien. Héritage traumatique et travail analytique, Paris, puf, 2009.
Krikor Beledian, « Langue du bourreau et écoute de la victime », Bibliothèque nationale de France, lors de l’entrée du manuscrit autographe du Journal de Vahram Altounian dans les collections de la BnF, 30 septembre 2022.
Marie-Odile Godard, Op. cit., 2015, p. 66.
Ceija Sotjka (1933-2013) a débuté en 1988 à l’âge de 55 ans un travail de mémoire sur le génocide des Rom. Elle a été la première femme rom rescapée à témoigner de son expérience concentrationnaire, contre l’oubli et le déni et a publié plusieurs ouvrages. Deux ans plus tard, elle a commencé à peindre et a réalisé plus d’un millier d’œuvres dont une partie a été exposée à la galerie La Maison rouge (Paris), en 2018.
Élise Rida Musomandera, Les Voix d’Élise, Souvenirs obsédants, Paris, les éditions du Panthéon, 2021, p. 31.
Marie-Odile Godard, « Réveiller la mémoire », Op. cit., 2017, p. 259.
Julienne Mukamazera, « Exilée dans mon propre pays », op. cit., 2020, p. 177-178.
Krikor Beledian, « Traduire un témoignage écrit dans la langue des autres », op. cit., p. 104.
Otto Dov Kulka, Paysages de la Métropole de la Mort, Paris, Albin Michel, 2013.
Le camp de concentration et de transit établi à Meskéné, sur la ligne de l’Euphrate, a compté jusqu’à 100 000 Arméniens. Un très grand nombre y a péri, dont beaucoup, jetés et noyés dans l’Euphrate, n’ont pas été comptabilisés par le chef fossoyeur du camp.
Annonciata Mukamugema, « Ce jour qui n’en finissait pas », op. cit., 2017, p. 133-134.
René Kaës, « Le travail de l’intersubjectivité et la polyphonie du récit dans l’élaboration de l’expérience traumatique », in Vahram et Janine Altounian, op. cit., p. 221-222.
Op. cit., 2017, p. 39.
Ibid., p. 41.
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 216.
Ibid., p. 207.
C’est demain que nous partons… Lettres d’internés, du Vel d’Hiv à Auschwitz, exposition au Mémorial de la Shoah à Drancy, 27 mars-22 décembre 2022.
Mot jeté du train par Henryk, dit Paul, Wolman et adressé à Suzette Wilkes. Interné à Vittel avec son épouse, tous deux seront transférés à Drancy, le 19 avril 1944. Ils seront assassinés à Auschwitz. L’orthographe d’origine de la lettre n’a pas été respectée.
Emilienne Mukansoro, « En 1994, la parole a tué », op. cit., 2020, p. 18.
Anna Akhmatova, Poèmes épars et fragments, 1904-1944, Paris, HARPO&, 2017.
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