Fiche du document numéro 34806

Num
34806
Date
Vendredi 16 septembre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
244429
Pages
17
Urlorg
Titre
Histoire du génocide : considérations épistémologiques et pédagogiques
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda

COLLOQUE INTERNATIONAL

1re session. Kigali-Huye-Kigali (11-19 septembre 2022)

Table ronde 24 : Recherche, connaissance et transmission II

RESUME

Histoire. Nous partons de son origine. « Histôr » devient « histoire », chez les grecs, et signifie « qui a vu » ou le « témoin » et « historia » ou « enquête ». De ces éléments primordiaux, avant d’être l’histoire par l’historien, elle l’est d’abord par le témoin. Dans le cas de l’histoire du génocide, c’est le témoin selon trois modalités : 1° le témoin survivant du génocide, 2° le témoin du génocide mais non survivant ; 2° le témoin instruit ou le « sage », terme de la classification des archives électroniques du Site mémorial de Kigali. Le témoin survivant du génocide sert davantage à la mémoire et à la commémoration ; le témoin non survivant sert à la monographie ; le témoin instruit lui, n’est pas uniquement témoin, mais aussi réfléchissant. C’est à l’enquêteur historien de distinguer ce que son témoin, de cette catégorie, a « vu » de ce qu’il a « lu ».

Sur les sources des savoirs historiques, elles sont parfois existantes mais difficiles à trouver, parfois trop complexes. Dans les conditions homogènes, le travail d’un historien c’est d’aller trouver, gracieusement, les archives bien conservées. Dans d’autres conditions, celles des sources difficiles à trouver, le travail d'un historien est comme l’investigation d'un journaliste professionnel à la recherche de ce qui n'est pas exposé au regard de tous ou d’un archéologue à la recherche d’une pièce inconnue.

L’induction utilisée en sciences empiriques ne conclut pas à des vérités logiques, mais problématiques, satisfaisantes pour un univers d’enquête précis. Associée aux difficultés dans la chaine de la causalité, elle impose d’autres approches. Singulièrement, dans le savoir sur le génocide, le croisement des approches historiques, juridiques, psychologiques, physiques,… se révère plus satisfaisant pour la convergence de ces plusieurs vérités. Comme tout ce qui concerne l’homme, l’objet de l’histoire n’est pas uniquement le fait, mais aussi le signifié. La recherche historique se dirige alors en plusieurs directions : 1° la matérialité des faits, pour des méthodes descriptives, 2° l’essence ou nature des choses, pour des méthodes rationnelles (les faits et leur nature immanente) ; 3° la signification ou le signifié que les contemporains ont déposé dans l’objet, pour des méthodes phénoménologiques.

Avec le temps, le génocide est déjà un savoir ; il existe déjà des savoirs sur l’histoire du génocide. De deux questions : pour quoi le transmettre et comment le transmettre ?, la première est déjà connue, sans équivoque. Les buts pédagogiques sont la mémoire du génocide et la réconciliation entre les Rwandais et entre les Rwandais et ses partenaires, uniquement dans la vérité. Comment les transmettre ? Le pédagogue est entre ce dilemme : quelles dose de vérités les jeunes sont-ils capables de supportée ? Mais en même temps, comment taire les vérités difficiles au risque que les jeunes les apprendront d’autres sources ?
Introduction

Si l’on considère que les sources et les savoirs sur l’histoire du Rwanda et du génocide sont orales par les témoins et écrites : scientifiques, romanesques, idéologico-politiques, philosophiques, se pose aussi la nécessité de les réunir toutes et de distinguer les approches de genres : orale par le témoin, romanesque, empirico-scientifique par l’historien, politico-idéologique par le politicien et philosophique. Le philosophe Emmanuel Kant, après Thomas Hobbes, sceptique, écrit son ouvrage « La critique de la raison pure » ; il impose à la raison ses propres limites : ce qu’elle peut connaitre et ce qu’elle ne peut pas. Il en est ainsi : toute science, de part ses méthodes et la définition limitative de son objet, est une limite. En même temps, cette limite est ouverture au dialogue avec les autres disciplines, en vertu que le réel, objet des savoirs, est multidimensionnel.
La portée réflexive et pratique de l’histoire et, ici, de l’histoire du génocide, va au-delà des frontières de l’histoire, surtout lorsqu’elle est pensée en ses causes lointaines et immédiates et en ses conséquences « continuations » ou « retombées ».
Dans cette ouverture au pluriel des disciplines et des méthodes, je contribue par une approche réflexive philosophique sur l’histoire, un dialogue entre les méthodes philosophiques par les philosophes.
La communication s’articule sur les points suivants : 1° le statut épistémologique du témoin de l’histoire du génocide; 2° les sources des savoirs historiques en ses deux états : parfois existantes mais introuvables, parfois exposées et trop complexes ;3° les difficultés de la méthode inductive utilisée dans les savoirs empiriques ; 4° les pièges dans la causalité, suivis des difficulté d’isoler « l’unique cause » d’un événement historique ; 5° la séduction de l’analyse; 6° la solution dans le croisement des approches, des disciplines et des méthodes ; 6° le sujet épistémologique des savoirs historiques ; 7° des motivations des acteurs historiques ; 8° la transmission par l’enseignement de l’histoire du génocide et le dilemme pédagogique.
Le témoin de l’histoire, en trois catégories

Partons de l’immédiat. La classification des archives électroniques du Site mémorial de Kigali inclut des sages (les témoins instruits, généralement politiciens et contemporains directs de l’histoire du génocide), des survivants, des génocidaires, des « les justes » (ceux qui ont sauvé les autres) . En les regroupant, l’on obtient les deux catégories : les témoins rescapés du génocide et les témoins du génocide. Cette classification a l’avantage de distinguer le témoin du génocide et le témoin rescapé du génocide.
Le témoin survivant du génocide, selon l’expression de cette conférence « la parole aux témoins » sert d’avantage à la mémoire ; il n’est pas soumis à un guide d’entretien préétablie, puisque sont expression est écoulement de la vie, du temps, non selon les séquences : passé, présent, future, mais instant infini, comme éternité, correspondant à l’atemporalité. Il n’est pas venu pour la construction de la science, mais pour l’expression de la mémoire, l’instant de commémoration dans un temps devenu atemporel. C’est ainsi que le modérateur le tient lorsqu’il doit calculer les mesures du temps accordé aux exposés (communications) : le témoin pour la mémoire n’est pas dans le temps, mais dans la durée au sens du philosophe Henri Bergson.
Le témoin et non survivant, dans la catégorie des « sages », participe davantage à la monographie pour la science de l’histoire. Il est sollicité pour un récit des faits globaux en leur brutalité, sans donation du sens, ni explication. A son niveau, il offre une bonne monographie, comme le veut Hérodote (5e siècle) lorsqu’il initie cette rupture entre mythe et fait et appelle ce nouveau savoir « histôr » qui signifie « qui a vu », le témoin, initialement pour conserver la mémoire collective. Thucydide qui le suit, lui, il élève le récit à la science en classifiant ses sources d’informations pour une vue critique et une cohérence des faits, une sorte « d’intelligibilité ».
Le « Sage » est témoin. Mais il est aussi intellectuel. Pourra-il se rappeler et distinguer ce qu’il a vu ou entendu ou palpé directement des faits, des événements, des acteurs et ce qu’il a lu et qu’il prolonge dans son récit ?
Uniquement témoin du génocide, non dans la catégorie des « sages », lui, il n’a pas d’autres médiations réfléchissantes. Son effort, c’est uniquement de se souvenir et de coïncider avec ce qu’il vu, entendu ou palper. L’immédiateté (faits directs) de son récit, les oublis, les vides, les incohérences,… sont son honnêteté.
Par contre, « le sage » ne se lasse pas limité par l’immédiat. A la place des oublis qu’il juge signe de peu d’intelligence, il témoigne et il réfléchit par la cohérence et le doute sceptique. Et, cette cohérence est aussi son effort à l’interprétation. Et, l’enquêteur historien qui cherchait un témoin a plutôt trouvé un « historien ».
Souvent, les survivants empruntent la voie romanesque, avec une légère supériorité de la distance réflexive, de l’enquête, mais dans un genre inspiré du romantisme ou expression de l’émotion et des allégories, selon les mots d’ordre du romantisme naissant au 19e beaucoup plus en Allemagne: « sentiment », « imagination », « expérience », « nostalgie ».
Les sources des savoirs historiques en ses deux états : parfois existantes mais introuvables, parfois exposées et trop complexes

Souvent, les sources sont incohérentes ; des lacunes dans la chaîne des sources ou archives sont possibles : soit que les sources existent et ouvertes aux public, soit qu’elles sont discrètes, soit qu’elles sont détruites. Dr. Chantal Morelle, lors de sa communication dans la conférence sur « Sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, 1ère session au Rwanda, 11-19 septembre 2022, est instructive. Dans son enquête, l'historien fait face à des sources de désinformation, de déformation ou de démonstration de fausses vérités, dans la configuration de la désinformation volontaire, calculée ou négligeant, entre lucidité ou aveuglement des administrateurs et acteurs historiques. Alors, à l’historien de démêler réellement ce qui s’est passé entre ce flou de désinformations.

Ainsi, dans les conditions homogènes, le travail d’un historien, c’est d’aller trouver, gracieusement, les archives bien conservées. Dans d’autres conditions, celle des sources inexistantes, détruites ou cachées, le travail d'un historien est comme l’investigation d'un journaliste professionnel à la recherche de ce qui n'est pas exposé au regard de tous.

Par contre, dans d’autres cas, les sources sont nombreuses. Pour cas, le même Site mémorial de Kigali contient les sources physiques et les sources électroniques. Dans la classification des sources électroniques, l’historien y dispose des photocopies des documents, des objets utilisés pendant le génocide, des documents officiels dont les communiqués, des documents secrets remis à l’Etat, des journaux, des correspondances, des vidéos des génocidaires, des confessions,… des audio des discours, des sons, des émissions radiodiffusées, télévisées),… De l’autre côté, dans la classification des sources physiques, l’historien y dispose des photos de victimes, des conférences, des commémorations, documents officiels (avant et pendant le génocide), des contrats de dépôt des témoignages, des témoignages écrits sur le génocide, des certificats des rescapés, des interviews, des rapports des événements importants : Gacaca, ingando, confessions et procès, des journaux et articles publiés dans les journaux étrangers, des livres des visiteurs « Visitors book » contenant des messages écrits par les visiteurs du site. Dans ce cas des sources plutôt nombreuses, le travail d’un historien est comme celui d’un archéologue à la recherche d’une pièce inconnue.
Le procédé d’induction, avec nécessité des univers d’enquête relativement homogènes

Singulièrement, les méthodes inductives utilisées dans les sciences empiriques des faits humains et sociaux ne conduisent qu'à des crédibilités et non à des vérités logiques, avec possibilité d'anomalies à tous les niveaux : choix des hypothèses à explorer, choix des univers d'enquête, des sites, des échantillons, des témoins, des archives, de la composition du protocole d’entretien, des méthodes d’analyse,...

Le chercheur en histoire fait face aux époques longues, aux acteurs nombreux, aux faits complexes, aux lieux hétérogènes,... Par un exemple d’une recherche sur le niveau de réconciliation entre les Rwandais, un chercheur moins averti ciblerait son univers d’enquête historique sur plusieurs catégories des Rwandais composite des rescapés du génocide, des rescapés qui ont déjà pardonné, des témoins du génocide, des jeunes qui ne connaissent que peu de chose sur l’histoire du Rwanda, des prisonniers sans aveux de culpabilité, des anciens prisonniers pardonnés pour avoir procédé aux aveux, des Rwandais de la diaspora de tous les coins, … Ici, l’univers d’enquête n’est pas homogène et la valeur vérité de la conclusion sur le niveau de réconciliation entre les Rwandais en dépendra.

A ce niveau, la solution provisoire réside dans la révision des tranches d'échantillonnage, en procédant par des petits univers d'enquête homogènes, plusieurs, pour une généralisation à partir des cas semblables et, après, présenter les résultats par catégories et suggérer les actions d’interventions aussi par catégorie.
Des pièges dans la causalité

Dans la recherche sur les « savoirs », l’erreur causale ou sophisme du lien causal douteux se produit de multiples façons: 1° Lorsqu’on pressent un lien causal là où il n’y a qu’une simple corrélation accidentelle entre deux événements ou faits qui se produisent en même temps. Le sens commun décide que l’un est la cause de l’autre. 2° L’erreur « d’association des idées », d’expliquer un événement par un événement. Cette erreur est dans la piège de la loi « de l’antécédent à son effet ou conséquent » ou de la cause qui précède toujours son effet. Le négationnisme et tous les détournements dans la causalité du génocide jouent sur cette habitude mentale : de tout ce qui arrive au Rwanda, dans des mêmes proximités des temps et des espaces, légèrement avant le génocide, un sophiste peut les décider comme des antécédents plausibles ou causes, dans le flou des causes et des contextes.

Le génocide est un événement ; mais il ne surgit pas. Comme tout ce qui arrive dans la nature et chez les hommes, il ne s’explique pas par une seule cause, mais par un entrecroisement de causes, d’acteurs, de conditions, de contextes, parfois accélérateurs de l’effet, parfois ralentissant l’effet. Dans certains des cas, ce qu’un chercheur établit comme une causalité pourrait être plutôt une association des situations.

De façon énumérative, plusieurs erreurs peuvent se présenter : -erreur sur la cause (l’on se trompe en prenant un phénomène accessoire pour la cause d’un événement) ; -erreur sur la dépendance causale (l’on établit une liaison totale là où il n’y a qu’une simple succession de faits) ; c’est une succession de faits et non de cause à effet ; c’est aussi l’erreur de « la coordination et de la subordination » ; en effet, les événements peuvent être coordonnés dans le temps et chez les acteurs, sans pour autant être subordonnés d’un de l’autre ; -l’erreur sur la nécessité causale (l’on transforme la cause accidentelle : condition ou facteur accélérateur ou contexte) en cause nécessaire ; -erreur de l’anecdote (parfois de grands événements ont paradoxalement de petites causes, mais exagérer l’anecdote fait oublier qu’un grand événement suppose aussi une situation explosive.

Beaucoup de choses se ramassent dans cette interdiction formulée par l’historien Burkinabé Joseph Kizerbo. Il pense injuste d’offrir au public de « l’histoire événementielle », une succession des événements isolés les uns des autres. En effet, il ne suffit pas de dire qu’un événement explique un autre événement, il faut surtout qu’il ait une vertu créatrice (propriété ou qualité interne) de cet autre événement. Sans cette vertu interne, on revient au célèbre argument du philosophe, aussi sceptique, Thomas Hobbes, pour sa critique de la causalité : à force de voir toujours un événement désigné « A » précéder un autre événement désigné « B » dans le temps, l’on en déduit que « A » est la cause de « B ».

Difficulté d’isoler « l’unique cause » d’un événement historique

Le philosophe Nietzche, philosophe aussi de l’histoire, dans son livre « Aurore », évoque le terme d’« événement », comme irruption, brisure, irruption d’un réel absolument neuf, instant irréductible à la durée continue, arrachement à une temporalité linéaire orienté depuis un commencement naturel jusqu’à sa fin, réversion du temps... . Au vue, un fait historique arrive; mais si l’on considère que la causalité dans la nature comme en histoire n’est pas uniquement immédiate, davantage une éclosion patiente de l’effet, un fait historique est un résultat lent des causes, facteurs et conditions multiples, assez multiples qu’il est aléatoire d’isoler l’unique cause d’un événement historique et de préciser les facteurs et conditions accélérant ou ralentissant l’effet.

L'histoire est le résultat de causes lointaines et d'acteurs multiples, souvent indépendants les uns des autres qui (les causes) peuvent se réunir à ce moment précis et produire l'effet. L’historien doit-il les associer (les causes, les acteurs,…) ou doit-il les exposer dans leurs indépendances les uns des autres ? Des questions, assez trop d’ailleurs : le fait historique s’est déroulé dans le temps et dans des lieux entre le début et la fin. Est-il possible d’isoler la cause unique d’un événement historique ? Peut-on la dissocier des circonstances favorables ? Par rapport à son déroulement, quels sont les facteurs accélérateurs ou retentissants? Par rapport à sa fin, comme arrêt, peut-on encore une fois isoler l’unique cause de la fin d’un événement historique ? Par exemple, l’historien peut-il préciser quand est-ce que la décolonisation des peuples s’est-elle arrêtée, par qui, quelles ont été les facteurs accélérant ou retentissants ? Peut-on y distinguer les contextes des causes ? Toutefois, si nous nous arrêtons là, nous n'aurons qu'une histoire de contextes, des causes et d'agents indépendants. Or, l'histoire est une science, si une autre situation ne venait pas encore troubler la causalité : le cyclone des événements mondiaux.
Histoire comme un tourbillon des événements

Il semble qu’on fait trop d’injustice à l’histoire et aux acteurs historiques. L’histoire universelle est comme le vent, parfois doux, parfois violent. Sur son passage (le vent), l’on ne saurait indiquer avec exactitude à quel axe s’est-il formé, quand s’est-il constitué en force ou à quel point va-t-il s’arrêter. Tous les peuples suivent les mêmes grands mouvements historiques : les guerres tribales ou nationalistes, les consolidations des État-Nations, la colonisation des peuples, les guerres mondiales entre tous contre tous, les indépendances, les systèmes et mouvements de croyance et d’idée : le christianisme, l’Islam, les démocraties, le libéralisme, la mondialisation…. Le philosophe Jean Paul, épris de liberté et de responsabilité, dit : j’aime Karl Marx, mais je n’aime pas les systèmes.

Dans le contexte de l’histoire du Rwanda, les guerres des conquêtes des territoires par des dynasties, la colonisation, les révolutions pour les indépendances, les coups d’État politiques, les guerres de libération, les politiques de réconciliation et d’unité nationale,… ne sont pas spécifiques au Rwanda, ils sont tous des mouvements de l’histoire partagée par plusieurs peuples et nations. En même temps, il est impropre de dire que les acteurs, les faits historiques ou les événements historiques sont universels. Ils sont localisés dans des espace-temps géographiques. Les hommes et femmes participent au flot d’événements ; leur responsabilité réside, soit en leur discernement et liberté ou en leur manque de liberté à donner à leur temps des traits distinctifs, à donner à ces mouvements des choix singuliers. Il sera alors nécessaire à l’historien de comprendre l’histoire, à la fois en l’inscrivant dans les contextes d’un flot universel et en interrogeant le degré de liberté et de responsabilité des acteurs historiques dans leurs espace-temps.
La séduction de l’analyse

L’histoire est dans les temps, selon les catégories de temporalité et d’historicité, avec deux modalités du temps : le temps des périodes discontinues « mesures des chocs » et le temps comme durée continue. L’histoire, par son statut de science des faits, disons empirique, se dit n’est pas être concernée par la durée, mais par le temps comme mesure et la méthode par dichotomie ou division des parties distinctes. L’analyse est univoque : elle est de modèle de la physique mécanique. La mécanique ne connaît qu’une seule modalité d’être : étendue, mouvement, matière, quantité discontinue et divisible. Les parties étant discontinues, chacune possède des limites propres. La loi, c’est celle du mouvement, selon l’avant et l’après qui présuppose que dans l’univers tout est succession et non interpénétration.

Toutefois, la division en parties infinies n’est qu’en puissance et ne se conçoit qu’abstractivement. Lorsqu’on passe de l’abstraction à la réalité vivante, cette discontinuité disparaît. La réalité se présente alors comme un tout dont les parties sont données, jamais séparément, mais simultanément, en vertu que le réel est un tout indivisible. Pour illustration, lorsque l’histoire opère par le Rwanda ancien, le Rwanda d’avant le génocide, le Rwanda pendant le génocide et le Rwanda après le génocide, l’invariant, c’est le Rwanda, probablement pour une autre science, celle des idées, comme la politique, l’idéologie, la philosophie, ...

L’histoire reste portée sur les faits, les temps longs et courts, mais séparés. L’esprit scientifique historique est attentif aux faits. Mais, le véritable objet de l’histoire est plus que l’événementiel. Dans le programme sur « Les savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda » se réunissent les témoins et les scientifiques. Les seconds (les scientifiques) sont pour la science impliquée dans l’analyse pour des relations causales entre les acteurs et leurs motivations. Les premiers (les témoins) sont pour la mémoire du génocide, comme un tout, tellement indescriptible au point que toute élucidation est aussi inexactitude. Pourrions-dire que l’histoire poursuit des fins qui échappent à ses méthodes ?
Croisement des méthodes et des approches

Dans la même conférence sur “Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda », la diversité ou la multidisciplinarité des communicateurs a révélé le caractère bénéfique de la recherche par croisement :
1° Croisement des approches horizontales entre acteurs égaux, directs ou indirects du génocide agissant ensemble par effet de socialisation, de conditionnement ou de confluence. En effet, comment est-ce qu’une importante partie d’une population entre massivement dans les actes du génocide ? Comment est-ce qu’un important commandement militaire international devient-il complice, par omission, du génocide ? Comment est-ce qu’une administration ultra moderne chez les Etats partenaires devient-elle complice du génocide ?
2° Croisement des approches verticales entre acteurs inégaux, agissant administrativement par effet de commandement, de conditionnement, de suggestion ou d'injonction ;
3° Croisement entre les temps longs et les temps courts, entre espaces géographiques plus étendus et peu étendus ;
4° Croisement des disciplines : historiques pour des vérités historiques, juridiques pour des vérités juridiques, politiques, militaires, psychologiques, sociologiques, mathématiques et physiques pour des méthodes de modélisation, de simulation des résultats provisoires, des disciplines littéraires pour le langage comme instrument de mobilisation, parfois sophistiqué…
L’écriture et la réécriture de l’histoire

Les régimes politiques sont continuellement accusés de vouloir détourner l’histoire ou la réécrire pour l’accorder avec les projets actuels. De plusieurs versions de l’histoire, il y a une constance qui peut être comme une loi: les faits, les événements, les dates, les lieux, les acteurs,…tous ces matériaux dont l’historien se sert sont là. Comment l’historien pourrait-il en inventer d’autres ?

Il semble que l’historien ne réécrit pas l’histoire, qu’il apporte plutôt un autre chapitre aux livres d’histoire, pour une nouvelle découverte d’un fait jusque là non encore connu, pour un nouveau contexte ou condition accélérant ou ralentissant l’événement, pour une nouvelle interprétation que les temps n’avaient pas encore éclairée. Pour un historien, il semble que le temps éclaire les faits.

Les faits sont là, avec leurs natures ou essences : les hommes, les cités, les lieux, les choses, … ce qu’ils sont (essence ou nature immanente) ne dépend d’aucun historien. Mais, en plus de ce qu’ils sont, l’interprétation historique, disons « phénoménologie », peut en ajouter ou y découvrir une autre signification que les hommes, les traditions, les cultures ont placé dans cet objet : le roi est d’essence de l’homme ; mais le rituel de son investiture place en lui une autre signification. Une maison de culte est un bâtiment, mais la liturgie y place une autre signification : ce n’est pas seulement un bâtiment (objet), elle est aussi un sacré (sens que les contemporains placent dans ce bâtiment). Ainsi, l’historien, loin d’être un scientifique positiviste, l’histoire, loin d’être une science empirique, elle aussi une phénoménologie ou herméneutique au sens de Husserl ou de Paul Ricœur.

Dans des contextes différents, les antimonarchistes déterrent les ossements des rois, des reines et des reine mères et les dénaturent ; plus tard les négationnistes saccagent et brulent les ossements des victimes du génocide. Ils manquent à ces deux vérités : d’abord sont des ossements humains et, pour cela, ils méritent de les traiter selon cette essence qui ne dépend d’aucun historien ; ensuite ils ont une signification que les hommes placent dans ces essences. L’historien se pose constamment cette question : cet objet, fait, événement, qu’est-il, en termes de nature objective ? Que signifie-t-il pour ses contemporains ?
Le sujet épistémologique des savoirs historiques, assez averti des sources internes d’erreurs

Très spontanément, l’on dit d’une interprétation historique : « Non, c’est subjectif », croyant que c’est un reproche rationnel. N’est-il pas subjectif ce qui est rapport au sujet de la connaissance ? Selon l’opinion, le sujet est une totalité rapportée à soi. Les points de vue particuliers, les passions, les emprises culturelles, politiques, idéologiques ou religieuses sont alors au service de cette subjectivé. Et, le sens commun, pour clore définitivement, assimile cela simplement aux préjugées. Par contre, est objectif, ce qui se rapporte à l’objet. La description des faits, l’établissement des lois et des chaines de causalités ou de significations qui les relient font d’une science un monument exposé là, disons en son objectivité.

Comment peut-on vouloir une science qui ne soit pas construite par le sujet ? Radicalement, toute science est une union entre le sujet et l’objet. Quelle est alors la médiation entre l’objet de l’histoire et le sujet (l’historien) ? Quel est le statut du sujet épistémologique des savoirs historiques ? La philosophie à qui les écoles reconnaissent le statut de la maternité des sciences apporte ses éclats de lumières ? Par rapport à l’objet extérieur, la philosophie est une science de certains principes et de certaines causes du réel dans ce qu’il a de fixe et de mouvant. Rapporté au sujet connaissant ou épistémologique, la philosophie est une science des conditions dans lesquelles la raison doit-elle être pour pouvoir penser les choses. C’est ainsi que tous les grands philosophes commencent par avertir et protéger leurs novices des sources d’erreurs. Socrate lutte contre les sophismes des sophistes, ce fait de vouloir ramer le jugement vrai à ce qui plait ; Francis Bacon interdit le sujet des mêmes tendances de juger les choses non selon ce qu’elles sont, mais selon les rapports d’affectivité ou d’aversion qu’il a avec ces choses ; pour un travail d’observation des choses à leur place, l’homme se libère d’abord des « idoles », ces sources d’erreurs qui s’interpolent entre le sujet et l’objet et qui conditionnent le sujet à ne pas percevoir les choses telles qu’elles sont; Descartes ramène l’homme à soi, à son intériorité, faite de l’intuition ou saisie immédiate d’un esprit sain et attentif, libéré des sources d’erreurs, dont la confiance exagérée en son bon sens, la précipitation et les préjugée ; il instruit le sujet pensant des règles de ne rien admettre comme vrai que ce qui le mérite ; Kant fait de la philosophie de la connaissance une « morphologie de l’esprit » ou analyse transcendantale de l’esprit en tant qu’il pense les choses ; il pose les conditions universelles a priori, si l’on veut, subjectives (du sujet pensant) telles que les formes pures (abstraites) du temps, de l’espace et des catégories mentales de la causalité, de la nécessité … ; Hegel écrit « la phénoménologie de l’esprit » réfléchissant ; Gaston Bachelard libère l’homme des obstacles épistémologiques : ces habitudes à croire en une idée tellement que pour apprendre autrement, il faut une rupture ; Husserl libère l’homme des systèmes habituelles, des « maitres d’école à penser.

Ainsi, l’historien n’est pas cet homme ou femme qui ne sort que de nulle part. Il vient des écoles et des universités et, dans l’idéal, il est assez averti des sources internes (rapport au sujet) d’erreurs.

Tandis que, de l’autre face de la recherche, en objectivité, il y a un ensemble des règles de construction de l’objet de l’histoire « construction des sciences » : les règles concernant les archives et les témoins, les règles d’enquête en histoire, les techniques de position des hypothèses, les règles de vérifications,… autant des règles exposées là et indépendantes d’un sujet. Traitant le même sujet de la connaissance, Fourez Gérard intitule son livre « Construction des sciences » , science comme un monument ou comme une structure de bâtiment dont les matériaux sont exposés en leur objectivité.

Mais, généralement, les erreurs qui font honte à l’histoire ne proviennent pas des historiens. C’est comme chez nous en philosophie. Très spontanément, un locuteur dit : tout l’homme n’est-il pas philosophe ? La même opinion se vit en histoire où tout homme cherche à être historien, uniquement pour avoir vécu les événements, oubliant surtout que l’historien est plutôt un penseur méthodique des événements, sans nécessairement en avoir été être témoin ou contemporain, sans nécessairement les avoir vécues.

Examinant le statut épistémologique de l’histoire, Ernest Cassirer refuse que l’histoire et la science obéissent à des logiques différentes car il n’existe pas différentes logiques. Il n’y a qu’une seule logique qui se déploie en différents types (prédicats, propositions, modalités par exemple), et l’historien, comme tout autre savant, est assez formé pour s’accorder avec cette logique. Il dit : « Dans sa quête de la vérité, l’historien est tenu de respecter les mêmes lois formelles que le savant [...]. Dans sa manière de raisonner et d’argumenter, dans sa recherche des causes, il obéit aux mêmes lois générales de la pensée qu’un physicien ou qu’un biologiste  ».

Des motivations des acteurs historiques : individuelles ou sociétales

Un événement est historique s’il a une signification d’une étendue plus large, dans l’espace et dans le temps. Les acteurs historiques sont aussi des héros. Ils se refusent d’être des hommes des contingences, mais des acteurs sociétaux, universels, des révolutionnaires. Ils se refusent d’avoir agi par des motivations individuelles qu’ils jugent trop contingentes. Cette autoglorification est impliquée dans le mouvement rétrospectif de la connaissance de l’histoire : comprendre le passé à partir du présent. C’est dans le présent que les contemporains se posant cette question : « Qu’est-ce qui s’était passé ? ». C’est la causalité rétrospective en histoire. Le risque est éminent de faire de l’histoire, des acteurs historiques ou des faits historiques plutôt des légendes. On le sent surtout dans la description des biographies héroïques des hommes/femmes historiques et des événements : lorsqu’on interprète des infimes détails en les associant à l’héroïsme actuel.

Par contre, Hegel pense l’universel autrement, plutôt une « ruse de la raison » des hommes agissant par leurs passions, intérêts personnels ou égoïsme. Il écrit :
« La première image que nous offre l'histoire est celle des actions humaines telles qu'elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l'idée que les hommes s'en font, des buts qu'ils s'assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l'activité, ce sont ces besoins, ces passions, ces intérêts…qui apparaissent comme les seuls mobiles  ».

Hegel dit explicitement que rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passions.
« Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsqu'en refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion  ».

Le mot motivation et « égoïsme ». En poursuivant les intérêts égoïstes et en agissant par les passions, la raison ruse avec le particulier et l’égoïsme, l’individu satisfait en même temps les besoins communs. C’est le cas des révolutionnaires et acteurs qui deviennent historiques. Ils agissent directement pour leurs intérêts, passions, autosatisfactions, autoréalisation ou nostalgie, … et d’autres pulsions affectives. Agissant ainsi, ils servent le sociétal, l’universel même au prix de l’épuisement allant jusqu’au sacrifice d’eux-mêmes : des héros. Regardez-les, dit Hegel :

« Ils ne sont ni en repos, ni heureux. Leur but atteint, ils sont tombés comme des douilles vides, morts jeunes comme Alexandre assassiné (à 32 ans), comme César, déportés comme Napoléon. C’est une affreuse consolation de savoir que les hommes historiques n’ont pas été ce que l’on appelle heureux ».
Transmission par l’enseignement de l’histoire du génocide, suivi d’un dilemme pédagogique

a) L’enseignement de l’histoire du génocide : entre l’histoire et la politique

Les Écoles, les Universités et les maîtres d’histoire sont réputés pour leurs questions de curiosité scientifique et des vérités encyclopédiques et désintéressées. Ils produisent et enseignent le savoir pour lui-même et pour la dimension sapientielle de l’homme. Singulièrement, l’histoire est la véritable culture de l’esprit. Au delà, elle est l’histoire de l’esprit humain : de ses productions. A celui qui lu, étudie ou construit le savoir historique, elle lui donne accès à communier avec les temps, les peuples et leurs civilisations et avec les hommes et femmes historiques les plus lumineux. Etudier l’histoire d’un peuple et d’une civilisation, c’est tisser des amitiés avec ce peuple et ses hommes des lumières, c’est avoir l’impression comme si l’on existe depuis longtemps, depuis ces temps, comme si l’on est contemporain de ces hommes et femmes même antiques. L’histoire est le pèlerinage, le quiétisme et le repos de l’esprit. Vu sous cet aspect général, techniquement, les corpus sont élaborés en fonction des recettes que l’étudiant ou l’élève en science positive de l’histoire est capable d’appréhender: les chronologies, les événements et leurs déroulements, les acteurs, les institutions sociales et politiques, en tout, ce qui a toujours été dit et consigné dans les corpus.

Mais la politique comprend l’histoire d’un autre regard : elle est un savoir utilitaire. La dimension politique de histoire et, dans ces contextes de l’histoire du génocide, cherche davantage une histoire expliquée (relations causales), cohérente (pas des doutes, ni des hésitations ou des suspensions provisoires de jugement : elles ouvriraient des brèches aux négationnistes) et interprétée (donation des significations, des motivations et des intentions des acteurs).
b) Physionomie de l’espace pédagogique pour le savoir de l’histoire du génocide, la mémoire et la réconciliation

L’espace pédagogique n’est linéaire magistrale, mais une pédagogie en mouvement : 1° le mouvement dans les temps lointains, rapprochés, pendant et après le génocide. 2° le mouvement intérieur entre l’auditoire, chacun sortant de chez soi pour aller se placer à la place de l’autre : le rescapé au cœur de l’histoire du génocide.
En ce sens, l’espace de l’enseignement de l’histoire est à la fois analytique exploratoire pour les acteurs et les conditions du génocide et une épreuve du sentir-avec, disons l’analyse pour le savoir, la compréhension pour la mémoire.
La question de la mémoire est aussi complexe : elle est individuelle, collective, nationale et officielle, dans la compénétration des unes dans les autres. Mais aussi, les mémoires se déplacent avec le temps et l’espace, selon les générations. Par exemple, un même discours qui allait de soi pour un public de 1995, à la sortie de la guerre d’octobre 1990 et à la sortie du génocide de 1994, peut ne plus l’être 25 ans après. Dans ces contextes, dans une phrase, « le temps est l’ami de l’être » et ici du Rwanda. Il a ouvert la mémoire du génocide à la mémoire du génocide et la réconciliation.
S’agissant des implications entre l’histoire et la politique dans l’enseignement, il n’est pas aisé de libéraliser l’enseignement du génocide, comme on le ferait de la géographie,… A la base, la politique pose des préambules ou les présupposés pédagogiques pour une pédagogie guidée: 1° C’est la vérité du génocide sous ses plusieurs dimensions: historique, politique, juridique, psychologique, sociologique,... 2° C’est la vérité pour la réconciliation ou, la réconciliation mais dans la vérité. 3° La mémoire du génocide est unique ; elle est enseignée en elle-même sans subordination ou coordination à d’autres mémoires. 4° Ne rien interpréter comme pouvant conduire au négationnisme.
c) Destruction et construction des certitudes

Assurément, l’auditoire n’est pas si « table rase/tabla rasa » en histoire des génocides ou en histoire du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda; les étudiants ou élèves ont des opinions, des certitudes, des doutes, des informations, … La pédagogie en mouvement est aussi ce déploiement de la parole à tous, pour des doutes, des certitudes, des interrogations, pour démêler ensemble, les vrais des erronés, les plus utiles des plus inutiles, selon les contextes qui les ont produits. Une approche dialoguale permet de déconstruire des fausses appréhensions ou d’apaiser les mémoires, dans un but aussi prospectiviste de disposer aux nouvelles générations de bâtir ensemble leur histoire.
d) Des dilemmes pédagogiques de l’enseignement de l’histoire du génocide

Les nouvelles générations, encore innocentes, doivent-elles être informées de la honte de l’histoire de leur pays ? Face à cette question, le pédagogue se trouve suspendu entre plusieurs options.
-Informer les jeunes de leur histoire au risque d’importer, dans leurs imaginaires, les problèmes qu’ils n’ont pas encore, au risque de les freiner dans leurs volontés, muettes soient-elles, de créer leur histoire.
-Taire les questions du génocide alors que le génocide est un chapitre, le plus lourd, de l’histoire du Rwanda qui ne devrait pas se répéter.
-Taire les questions horribles, terrifiantes et honteuses de leur histoire au risque qu’ils les apprendront des autres sources: des camarades, des parents, des médias, des acteurs impliqués dans le génocide qui les prennent en otage, …À toutes les sources confidentes, les jeunes ne manquent pas de prêter leur attention et de tenir ces informations comme des découvertes et des vérités confidentielles.

Considérez alors les composantes du génocide. Sont : les survivants du génocide, les acteurs directs et indirects et responsables du génocide, les sites du génocide, le pardon, la commémoration, les prisonniers des crimes du génocide, les refugiés des crimes du génocide, les réfugiés innocents mais pris en otage par les génocidaires en évasion. Toutes ces composantes nécessitent, pour les jeunes, des explications. Impossible de se taire ou de mystifier : les jeunes posent leurs questions sans détour, de type « Pourquoi ceci ou cela ? ».

Face à ces questions, le pédagogue de l’histoire du génocide est entre deux extrêmes. Dans un autre contexte, celui de l’enseignement de la philosophie aux jeunes, Hegel introduit ses leçons par ce salut : « Je salue cette aurore d’un esprit plus sérieux et je l’invoque […]. Je fais appel à l’esprit de la jeunesse; car c’est le bon temps de la vie qui n’est pas encore préoccupée par le souci des fins bornées […]. Un cœur sain a encore le courage de réclamer la vérité ». De son côté et dans des circonstances de ses écrits qu’il juge trop élevés, Nietzsche se pose cette question : « Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter?  ».

L’enseignement du génocide est entre ces antipodes : les jeunes méritent la vérité; en même temps, quelle dose de vérité sur le génocide sont-ils capables de supporter et gérer pour la compassion, l’unité, la réconciliation et la paix entre les Rwandais et entre les Rwandais et les autres peuples partenaires ?
Il existe un sophisme appelé « sophisme d’ignorance de la question ». Il se produit lorsque la chose démontrée n’est pas celle qu’on demande, lorsqu’on fait semblant de prouver une chose alors qu’on intervient volontairement ou involontairement hors sujet. Il est souvent employé pour répondre ou plutôt se libérer des questions gênantes. Les questions gênantes sont courantes partout où le silence et la discrétion sont préférables à la parole. Mais parfois le silence en face d’un questionnant attentif et accablant n’est pas possible ; des réponses flottantes entre le flou et le clair, comme des jugements d’éclectisme, selon cette formule de manque d’engagement personnel « les uns disent ceci, les autres disent cela, sans donner son engagement », ne sont pas des instructions. En définitive, le pédagogue fait un choix à la vérité, à des vérités difficiles à devoir enseigner.
e) Enseignement des valeurs universelles contenues dans le génocide : l’exemple du site mémorial de Kigali

Le Site mémorial de Kigali est une école de l’histoire du génocide. Depuis, 2008, AEGIS TRUST, une organisation non-Gouvernementale qui assure la gestion du Site, dirige aussi un programme d’éducation destiné au jeunes élèves du secondaire et étudiants du supérieur, exclusion faites aux élèves du primaire parce qu’après les cours sur l’histoire du génocide, les jeunes font des visites du site.
Les piliers de l’éducation sont l’histoire du génocide, avant, pendant et après. AEGIS TRUST privilège une méthodologie centrée sur l’étudiant pour le développement de la pensée critique, au moyen des pratiques pédagogiques telles que l’analyse des discours politiques et l’analyse des films. Les objectifs de la formation sont la prévention et la résolution des conflits, l’éveil et le développement des talents et l’esprit de compassion. Pour réussir l’objectif d’une culture de la paix et de la réconciliation, AEGIS TRUST adopte une approche inclusive qui réunit les témoins rescapés du génocide et des personnes qui ont assumé leurs crimes, demandé et accepté le pardon .
La valeur universelle impliquée dans le génocide se trouve dans le principe et la loi naturelle exprimé par le philosophe Emmanuel Kant et qui rappelle à l’homme « Traites l’humanité en toi-même ». Ce principe s’accorde avec la Déclaration universelle des droits de l’homme qui, en ses préambules, affirme le droit naturel à la fraternité universelle. Or, la vie que le génocide détruit est le fondement de tous les autres droits et Libertés. Ce principe est repris dans l’article II de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et répression du crime de génocide du 9 décembre 1948.
Un échantillon de trois livres prélevés sur les confessions des visiteurs dans « KGM Visitors Book » indique les thèmes récurrents, dont la mémoire, la solidarité avec le peuple rwandais, le crime centre l’humanité, la résolution que le génocide ne reproduise plus au Rwanda, en Afrique, dans le monde, l’éducation à l’histoire et à la paix, en ces termes :
« Le site (KMG) à la fois comme honte de l’humanité comme lieu d’éveil et de prise de conscience de l’humanité en l’homme ».
« Le site (KMG) comme lieu de deuil et de mémoire universelle du génocide ».
« Le site (KMG) comme expression de la sympathie et de la solidarité transfrontalières ».
« Résolution à la paix au Rwanda, en Afrique, dans le monde ».
« Résolution à l’éducation contre le génocide et à la construction de la paix dans le monde ».

La salle des enfants du site mémorial de Kigali contient des messages et témoignages écrits par les enfants : « Avenir perdu dans le génocide des enfants », « Regret d’une société mortifère », « Compassion », « Résolution à la paix » .

Quelques extraits :

« Résolution à la paix ». Un des enfants contemporains des victimes écrit :

« Nous qui étions encore des enfants à l’époque ; nous avons nos propres enfants aujourd’hui, nous devons nous demander quelle nation voulons-nous pour nos descendants... Quoique nous fassions, quelle que soit le chagrin ou la colère que nous éprouvons, nous devons promouvoir la paix. (Texte de musée du Site mémorial de Kigali en salle des enfants).

« Compassion »:

« Au début chaque personne avait tendance à prendre sa propre souffrance comme étant la plus énorme, mais quand nous avons partagé notre douleur, avons commencé à ressentir la compassion pour les autres. Nous avons compris combien les gens ont souffert de l’autre côté. Maintenant nous regardons ce dont les gens ont besoin et non pas qui ils sont ». (Texte de musée du Site mémorial de Kigali en salle des enfants)

« Pendant le génocide, j’étais encore jeune. Quand j’ai grandi, j’ai appris que mon père était en prison. A l’école, en apprenant l’histoire du génocide, je me suis rendu compte que certains enfants des victimes du génocide étaient traumatisés et j’ai compris pourquoi mon père était en prison. Quand il comparu au tribunal Gacaca, j’ai essayé de l’aider à reconnaitre son rôle dans le génocide et à demander pardon. Mais il ne l’a pas voulu. Il est retourné en prison. Je continue de lui rendre visite. (Texte de musée du Site mémorial de Kigali en salle des enfants).

Conclusion

Partant des éléments primordiaux de l’histoire : « histôr » qui devient « histoire » chez les grecs et qui signifie « qui a vue » ou le témoin et « historia » qui signifie « enquête », les considérations épistémologiques ne peuvent commencer que par le témoin, selon trois modalités : 1° le témoin survivant du génocide, 2° le témoin du génocide mais non survivant ; 2° le témoin instruit ou le « sage ».

Le témoin survivant du génocide sert davantage à la mémoire et à la commémoration ; le témoin non survivant sert à la monographie ; le témoin instruit, lui, n’est plus uniquement témoin, mais réfléchissant, à l’historien de distinguer ce qu’il a « vu » de ce qu’il a « lu ».

Ce qui est voulu, c’est élever l’histoire à la science. Un événement n’est historique que s’il a une signification ou portée, disons, démesurée : des temps longs, des acteurs importants, des événements globaux,… La complexité et l’étendue des acteurs, des temps, des lieux, les méthodes inductives utilisées en sciences empiriques ne conduisent qu’aux conclusions problématiques (un jugement dont le contraire est aussi possible, alors que les logiques des savoirs se fondent sur le principe de la non contradiction). La solution est dans des univers d’enquête (témoins, temps, lieux) relativement homogènes, plus petits, nombreux pour réduire le caractère problématique des conclusions inductives et les pièges, nombreux par ailleurs, dans la causalité.

Cette largeur de l’objet de l’histoire, ces limites dans la causalité, l’intensité ontologique de l’objet de l’histoire qui n’est pas seulement le fait, mais aussi l’existant, les motivations directes et indirectes des acteurs,… ouvrent au croisement des méthodes et des disciplines pour des vérités multidimensionnelles : historiques, juridiques, psychologiques, militaires, politiques,…

Avec le temps, certains éléments de transmission de l’histoire du génocide par l’enseignement sont déjà établis, surtout les objectifs. C’est l’enseignement de l’histoire du génocide, selon l’avant, pendant et après en ses retombées, pour la mémoire du génocide, la commémoration, la compassion et la réconciliation dans la vérité. Les autres difficultés sont du côté de la pédagogie.

Pour l’enseignement de l’histoire du génocide, les visites des sites mémoriaux se révèlent nécessaires, surtout que, par exemple, le site mémorial de Kigali dispose d’un équipage digital de pouvoir visiter les sites du génocide de façon virtuelle.

Références

1. A. Raymond VIRIEUX, Introduction à l’épistémologie, P.U.F, Paris, 1972.
2. Benjamin MATALON, La construction des sciences, de l’épistémologie à la sociologie de la connaissance scientifique, Delachaux et Neestlé, Paris, 1996.
3. Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG), « Rapport de documentation du KIGALI GENOCIDE MEMORIAL (KGM), Histoire du génocide », pour la construction d’un dossier d’inscription du Site même Mémorial de Kigali sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, Kigali, septembre 2015.
4. Denis SERON, Introduction à la méthode phénoménologique, De Boeck Université, Bruxelles, 2001, pp. 16-17
5. Ernst CASSIRER, L’idée de l’histoire, traduction par Fabien, cerf, France, 1989.
6. FOUREZ Gérard, La construction des sciences, De Boeck Université, Bruxelles, 1996.
7. HANS-GEORG GADAMER, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil, Paris, 1976.
8. HEGEL, La raison dans l'histoire, Traduction, introduction et notes par Kostas Papaioannou, Librairie Plon, Angleterre, 1965.
9. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Traduction par J. Gibelin, J.Vrin, Paris, 1963.
10. Georg SIMMEL, Les problèmes de la philosophe de l’histoire, P.U.F.France, 1984.
11. Isaie NZEYIMANA, Histoire et pragmatisme, Le Rwanda, sur sa route, Éditions du Net, 2017
https://www.leseditionsdunet.com/livre/histoire-et-pragmatisme
12. Id., Philosophie et rationalités, livre ii : logique, méthodologie scientifique et épistémologie « Cohérence, validité et vérité » Editions du Net 126, rue de Landy, 2018, p.209, ISBN: 978-2-312-06115-3. https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782312061153-philosophie-et-rationalites-t-2-logique-methodologie-scientifique-et-epistemologie-isaie-nzeyimana
13. Id. Philosophie et rationalités - Livre III : Vivre avec les philosophes ; Editions du Net, Juillet 2020, p.382, ISBN: 978-2-312-07453-5.
https://www.decitre.fr/livre-pod/philosophie-et-rationalites-9782312074535.html
14. Ludwig Joseph WITTIGENSTEIN, Tractus logico-philosophicus suivi d'investigations philosophiques, Trad. Pierre Klossowski, Gallimard, 1961.

[Notes :]

« Cfr. Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG), Rapport de documentation du KIGALI GENOCIDE MEMORIAL (KGM) : Histoire du génocide », pour la construction d’un dossier d’inscription du Site même Mémorial de Kigali sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, Kigali, septembre 2015.
Cfr. Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG), Rapport de documentation du KIGALI GENOCIDE MEMORIAL (KGM) : Histoire du génocide », pour la construction d’un dossier d’inscription du Site même Mémorial de Kigali sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, Kigali, septembre 2015.
Nietzche, Aurore, traduction française, Gallimard, France, 1980, p.16.
Cfr Titre de l’ouvrage. Gérard FOUREZ, La construction des sciences, De Boeck Université, Bruxelles, 1996.
Ernest Cassirer, L’idée de l’histoire, traduction par Fabien, cerf, France, 1989, p. xxiv-xxv.
Hegel, La raison dans l'histoire, Traduction, introduction et notes par Kostas Papaioannou, Librairie Plon, Angleterre, 1965, p. 102.
Hegel, La raison dans l'histoire, Traduction, introduction et notes par Kostas Papaioannou, Librairie Plon, Angleterre, 1965, p. 108-109.
Hegel, La raison dans l'histoire, Traduction, introduction et notes par Kostas Papaioannou, Librairie Plon, Angleterre, 1965, p. 124.
Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques : Traduction par J. Gibelin, J. Vrin, Paris, 1978, p. 9-10.
NIETZSCHE, Ecce Homo, Edition Gallimard, Collections Idées, France, 1938, p. 3
« Cfr. Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG), Rapport de documentation du KIGALI GENOCIDE MEMORIAL (KGM) : Histoire du génocide », pour la construction d’un dossier d’inscription du Site même Mémorial de Kigali sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, Kigali, septembre 2015.
« Cfr. Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG), Rapport de documentation du KIGALI GENOCIDE MEMORIAL (KGM) : Histoire du génocide », pour la construction d’un dossier d’inscription du Site même Mémorial de Kigali sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, Kigali, septembre 2015.
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