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Ce vendredi 13 décembre a été consacré aux réquisitions du Ministère public. Les avocats généraux ont commencé par rappeler que ce procès et le procès d’un homme, et non celui du génocide au Rwanda. Il faut juger les faits reprochés à Philippe Hategekimana et ne pas les diluer dans les faits de l’histoire. L’avocat général reprend une phrase célèbre de Klaus BARBIE : « c’était la guerre, et la guerre, c’est fini ». Or, un crime de masse ne devient pas excusable parce qu’il y a un contexte de guerre. L’avocat général a parlé également de la « brèche » dans laquelle s’est engouffrée la défense qui est de remettre en question la valeur probante des témoignages. Or, pour les avocats généraux, il n’existe pas de preuve parfaite. C’est pour cela que des questions ont été posées aux témoins, qu’il y a eu des débats, pour que chacun des membres de la Cour et des jurés se fassent leurs propres convictions. De plus, les oublis sont possibles, par le temps ou par les traumatismes. Ce serait aussi une injure à notre système de justice que de discréditer le professionnalisme des gendarmes de l’office et des juges d’instruction français dans ce dossier.
L’avocate générale a ensuite souhaité remettre les faits dans le contexte historique et culturel du Rwanda. Elle a rappelé certains éléments historiques du Rwanda, les dates importantes, ainsi que les particularités de la préfecture de Butare. L’attentat du 6 avril a créé « l’embrasement ». Dès le 7 avril, les trois éléments nécessaires étaient réunis : une idéologie raciste, un contexte de guerre où la frontière entre combattant et civil est brouillée, et une impunité offerte par le gouvernement intérimaire. La gendarmerie est devenue le bras armé du gouvernement pour mettre en œuvre le plan génocidaire. La gendarmerie était en effet proche de la population au niveau local, les gendarmes étaient les interlocuteurs privilégiés pour la population qui n’avait que la radio comme source d’information. Sa respectabilité (qui va se transformer en crainte), son efficacité et sa complémentarité avec les autorités administratives sont autant d’éléments qui ont rendu la gendarmerie si cruciale dans le génocide. Sur cette question, Philippe Hategekimana tente de s’exonérer et rejette la responsabilité sur les autorités administrative ou sur une population civile immaîtrisable. Or, selon le ministère public, aucun gendarme ne pouvait ignorer que la gendarmerie était un maillon essentiel dans l’élaboration et la mise en œuvre du plan génocidaire. Philippe Hategekimana rejette la responsabilité sur les gendarmes extrémistes et écarte la question de l’origine ethnique. Mais chaque gendarme venu témoigner a déclaré que l’accusé faisait au contraire partie de ces gendarmes extrémistes.
Les avocats généraux sont ensuite rentrés dans la partie juridique des réquisitions. L’avocate générale a évoqué les différents éléments constitutifs des crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et d’entente en vue de commettre l’un de ces crimes. Elle est revenue à cette occasion sur la notion de plan concerté. Le plan concerté n’est pas une planification au sens d’une feuille de route qui décrit les exactions à commettre. C’est l’idée qu’il ne s’agit pas d’une réaction spontanée, d’attaques improvisées. Elle a rappelé tous les éléments dont dispose la Cour qui le prouve : l’existence de listes, les contrôles systématiques aux barrières, le blocage de la frontière burundaise etc. L’efficacité démontre l’évidence du plan concerté selon l’avocate générale. S’agissant du crime de participation à une entente, pour les avocats généraux c’est assez clair : il y avait en 1994, une résolution d’agir en vue de commettre des crimes de masse et Philippe Hategekimana en avait connaissance et partageait cette finalité génocidaire. Selon les témoignages, Hategekimana adhérait à cette idéologie et le proclamait haut et fort. Sa participation à cette entente a été active : il a participé à des réunions, à des rassemblements publics visant à exhorter la population à s’en prendre aux Tutsi. Les avocats généraux ont ensuite annoncé vouloir procéder fait par fait. Ils finiront en abordant la personnalité de l’accusé avant de donner leurs réquisitions sur la peine.
1. Le rôle de l’accusé aux barrières
Il est reproché à Philippe Hategekimana d’avoir commis des faits de génocide en ordonnant l’érection des barrières dans les ressorts de Nyanza, Rwesero et Mushirarungu, en les supervisant et y en encouragent les civils de tuer les Tutsi. Pour les avocats généraux, la gendarmerie a eu un rôle très important s’agissant de l’érection de barrières. Sans la gendarmerie, cela n’aurait pas été possible. Selon eux, la position de l’accusé au sein de la gendarmerie de Nyanza lui conférait une certaine autorité effective sur les autres gendarmes. Il avait une fonction de DRH, c’est lui qui décidait des affectations des gendarmes : de croire qu’il ne s’est jamais déplacé aux barrières. Les témoignages laissent à croire qu’il était même très actif aux barrières. Le ministère public demande que l’accusé soit déclaré coupable de génocide et de crimes contre l’humanité pour ces instructions visant aux meurtres des Tutsi aux barrières. L’accusé est également poursuivi pour avoir lui-même été l’auteur direct de meurtres aux barrières. Le ministère public demande à ce qu’il soit déclaré coupable pour le meurtre du groupe de trente Tutsi à la maison de Boniface près de la barrière de l’Akazu Kamazi le 26 avril. En revanche, fautes de preuves et de témoignages concordants, les avocats généraux demande l’acquittement pour les faits de la barrière de Bugaba.
2. L’arrestation et le meurtre du bourgmestre et du groupe de civils Tutsi
Les avocats généraux parlent d’une exécution exemplaire et publique de Narcisse Nyagasaza comme élément déclencheur des massacres à Ntyazo. Selon les témoins, Philippe Hategekimana était présent tout au long des événements de cette journée : l’arrestation du bourgmestre près de la frontière, la route jusqu’au camp de la gendarmerie, l’arrivée à la gendarmerie et la rencontre avec le conseiller Israël Dusingizimana, la route vers Rwesero et l’exécution du groupe de civils Tutsi et enfin la route vers Mushirarungu et le meurtre du bourgmestre. Cette participation de l’accusé s’accompagne de propos incitant à la haine, à la violence et aux meurtres des Tutsi. Il a utilisé son grade, non pas pour protéger les civils, mais pour encourager les civils à tuer. Il apparait comme l’unique chef et responsable des événements de ce matin du 23 avril. Les avocats généraux demandent donc qu’il soit déclaré comme auteur du crime de génocide et de crime contre l’humanité.
3. L’attaque de la colline de Nyabubare
Le ministère public demande que l’accusé soit reconnu coupable de cette attaque pour avoir organisé et mené cette attaque. Cette attaque présente en effet selon eux un caractère organisé, en particulier grâce à l’utilisation d’un mortier de 60, une arme lourde. Son emplacement révèle aussi une certaine organisation, dont le but était de se mettre à l’abri d’une éventuelle riposte du militaire Petero, armé. Tous les témoins considèrent l’intervention des gendarmes comme déterminante et redoutable. Autant des rescapés de l’attaque que des assaillants reconnaissent Biguma comme ayant participé à l’attaque, voire en être le dirigeant.
4. L’attaque de la colline de Nyamure
Pour les avocats généraux, tous les témoignages recueillis par la Cour sont crédibles. La colline de Nyamure a été le lieu de plusieurs attaques avant la grande attaque du 27 avril. La plupart des témoins désignent Mathieu Ndahimana comme dirigeant des attaques. Il va se comporter comme un véritable acharné et est intervenu à plusieurs reprises sur la colline. Il aurait sollicité l’aide des gendarmes le 23 avril à cause de la résistance des Tutsi sur la colline, qu’il obtiendra dès le 24. Il est constant que des armes lourdes et des grenades ont été utilisées. Pour le ministère public, il ressort des témoignages que Biguma n’est pas intervenu que le 27 avril. Plusieurs témoins l’ont formellement identifié comme étant le dirigeant de cette attaque. Il a tiré un coup de feu en l’air selon plusieurs témoins, ce qui va donner le top départ aux autres pour attaquer les Tutsi. Pour cela, les avocats généraux demandent qu’il soit déclaré auteur du crime de génocide et de crimes contre l’humanité.
5. L’attaque de l’ISAR Songa
Les avocats généraux vont demander la même chose pour les faits commis au site de l’ISAR Songa, le 28 avril. Le même mode opératoire a été utilisé, en particulier l’utilisation du mortier de 60. Si aucun témoin n’est en mesure de placer Philippe Hategekimana, l’avocate générale considère qu’il faut le déclarer coupable : la présence de militaires et de gendarmes est établi, plusieurs véhicules se trouvaient sur place dont on peut déduire assez aisément qu’ils servaient à transporter les armes, et l’ISAR Songa dépendait de la juridiction de la gendarmerie de Nyanza. Surtout, il faut s’appuyer selon eux sur les témoignages de ses anciens collègues gendarmes, qui disent l’avoir vu partir avec le mortier de 60 pour « s’occuper des Tutsi de Songa ».
Le ministère public a tenu ensuite à évoquer la personnalité de l’accusé. Selon eux, il faut absolument tenir compte de l’attitude de Philippe Hategekimana. Bien qu’il se dise touché par les témoignages des rescapés, il continue de dire n’y être pour rien, de ne pas connaitre les témoins qui viennent à la barre. Il se dit la cible du régime de Paul Kagame et victime de la culture du mensonge qui prévaut au Rwanda. Les rescapés auraient des discours stéréotypés, il y aurait une « contamination de bonne foi », car elles veulent à tout prix un coupable. L’accusé tente de renverser la distinction bourreau/victime comme tout négationniste. Il se dit victime d’un complot mais ses arguments peinent à convaincre. Il déclare être membre d’une association apolitique, dit n’avoir participé qu’à une seule manifestation à Rennes pour la venue de l’ambassadeur du Rwanda en France : ce n’est pas vraiment le profil d’un opposant politique dangereux. Philippe Hategekimana aurait de plus bien préparé sa défense, dès 2015 selon les écoutes téléphoniques et les éléments trouver lors de la perquisition. Il n’y a rien de spontané dans ce qu’il dit. De plus, rien de ce qu’il dit n’est vérifiable. Les avocats généraux ont mis en avant les contradictions de l’accusé sur la date à laquelle il a été muté à Kigali.
Plusieurs témoins déclarent également que Philippe Hategekimana n’était pas du tout favorable aux Tutsi. Il avait même un vocabulaire hostile et dénigrant, et ce bien avant le génocide. Angélique Tesire parlait d’un individu acharné et particulièrement zélé dans l’accomplissement du plan génocidaire. Pour les avocats généraux, l’accusé n’a jamais rien dit qui prouve qu’il n’était pas un extrémiste. Ce qu’il a dit n’est qu’un « simple vernis d’humanité ». Il se comporte comme s’il avait toujours mis à distance son histoire personnelle au Rwanda. A l’écouter, c’est à peine s’il a connu le génocide. La pudeur culturelle rappelé par l’expert psychiatre ne peut pas tout expliquer. Il y a clairement eu une volonté de dissimuler son passé dès sa fuite du Rwanda sous une autre identité. Son attitude depuis et sa fuite vers le Cameroun démontrent sa culpabilité.
L’avocat général s’est ensuite adressé à la Cour pour leur demander de condamner tout d’abord le mensonge, le déni, le mépris des victimes et la mauvaise foi patente de l’accusé. Le grand absent de ce procès, c’est Philippe Hategekimana lui-même. Ce n’est pas un psychopathe, c’est un homme ordinaire, aujourd’hui comme en 1994. Il n’aura jamais de déclic, il n’a jamais fait aucune introspection sur les faits qu’il a commis. Pour lui, tout cela est banal et il ne changera jamais. L’avocat général demande également à la Cour de pas se laisser duper sur les probables arguments de la défense sur sa faible dangerosité et le faible risque de récidive. S’il est âgé aujourd’hui de 68 ans, Philippe Hategekimana peut récidiver en incitant à la haine, par son négationnisme, sa minimisation des faits et sa version fausse de l’Histoire. Il n’existe pas de crime plus grave que le génocide. Il faut donc se tourner vers l’avenir et prendre en compte l’impact d’une condamnation pour ceux qui pourraient envisager de commettre de tels crimes. Si la Cour peut décider d’une peine de sûreté pouvant aller jusqu’à 22 ans, les avocats généraux ne le requiert pas en raison de l’âge de l’accusé. Ils laissent à la Cour le soin d’en juger. S’appuyant sur la condamnation de Tito Barahira et Octavien Ngenzi le 6 juillet 2018, le ministère public considère que Philippe Hategekimana incarnait la personnification locale du pouvoir centrale et constituait un rouage central de la mécanique génocidaire.
C’est pourquoi il requiert la réclusion criminelle à perpétuité contre Philippe Hategekimana, désormais Philippe Manier.
Par Léna Jaouen, Stagiaire Commission Juridique Ibuka France