Sous titre
Immunité judiciaire pour Bisesero, l’imprescriptible. Trente après le génocide des Tutsis au Rwanda et près de vingt ans après la plainte de rescapé-es visant des militaires français présents sur place dans le cadre de l’opération Turquoise, la cour d’appel de Paris a clos l’information judiciaire sur l’abandon par des militaires français de deux mille Tutsis en train d’être exterminés à Bisesero entre le 27 et le 30 juin 1994. Les parties civiles dénoncent un déni de justice et une décision qui prive les rescapé-es de Bisesero, les familles des centaines de victimes tutsies, et les citoyen-nes français-es d’accéder à la vérité.
Citation
Le refus des juges d’instruction de qualifier de complicité de génocide l’absence d’intervention, trois jours durant, des militaires français pourtant informés des massacres en cours à Bisesero, avait été contrarié par la réouverture de l’enquête à la suite de la publication du rapport Duclert. Au terme d’une longue bataille procédurale, la justice française estime pourtant aujourd’hui que le rapport Duclert, qui a conclu à des "responsabilités lourdes et accablantes" de la France, n’apporte pas d’éléments significatifs pour la manifestation de la vérité.
Concernant les demandes de renvoi devant la Cour d’Assises de quatre officiers de l’opération Turquoise présents sur le terrain, la lecture, jeudi 12 décembre, de l’arrêt de la Cour d’Appel permettra de savoir si elle estime, comme les juges d’instruction et le parquet général, que le général Jean-Claude Lafourcade, commandant l’opération Turquoise, le colonel Jacques Rosier, chef des forces spéciales de Turquoise, le capitaine de frégate Marin Gillier et le lieutenant-colonel Jean-Rémi Duval ne peuvent pas être poursuivis pour complicité de génocide parce que la preuve n’a pas été établie qu’ils ont eu, par leur abstention, l’intention d’aider ou d’assister les auteurs du génocide à Bisesero.
S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation et sur celle des juridictions internationales, les parties civiles contestaient la nécessité de cette démonstration. En effet, dans sa décision du 23 janvier 1997 (Affaire Papon), la chambre criminelle de la Cour de cassation a retenu que « le dernier alinéa de l’article 6 du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg n’exige pas que le complice de crimes contre l’humanité ait adhéré à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux ».
Pour Me Patrick Baudouin (FIDH), « la lecture de l’arrêt de la cour d’appel de Paris permettra de savoir si celle-ci a fait sienne l’interprétation des juges d’instruction et du parquet général exigeant que le complice de génocide ait eu l’intention d’aider ou d’assister l’auteur principal. Si tel était le cas, les personnes physiques, la FIDH, la LDH et Survie se pourvoiraient en cassation afin de vérifier que la cour d’appel a bien appliqué le droit, ce que nous contestons. »
Les parties civiles restent stupéfaites devant le refus de la Cour d’appel d’envisager les responsabilités de Paris dans la décision de ne pas secourir les Tutsis de Bisesero. En effet, l’historien Vincent Duclert écrit : « Toutes les données réunies par la Commission de recherche [qu’il a présidée] traduisent une réaction inappropriée de la hiérarchie concernant Bisesero, pour des raisons qui tiennent au commandement militaire et à la ligne politique de la présidence française. ». Il ajoute : « La France avait bien tous les moyens et les informations pour agir dès le 27 juin et réaliser une authentique mission militaire d’intervention contre des génocidaires et au secours des victimes. » (Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi, le grand scandale de la Ve République, éditions Tallandier, 2024, p. 308 ; p 310).
Pour faire ce constat, les historien-nes ont eu accès à des documents classés secret défense refusés aux juges. Ce mépris des institutions judiciaires est entériné par la Cour d’Appel de Paris. Au minimum, les investigations devaient se poursuivre. Il n’est pas bon qu’une décision laisse le goût amer du déni de justice. Le contrôle juridictionnel pénal de l’activité militaire française à l’étranger ne doit pas être un tabou.
Pour Patrice Garesio, co-président de Survie, « le refus des juges de remonter le processus de décision militaire et politique reflète le malaise qui persiste au sujet des responsabilités françaises en 1994. Le double jeu des autorités françaises lors du génocide des Tutsis, y compris pendant l’opération Turquoise où les objectifs militaires se camouflent en objectifs humanitaires, reste à l’examen dans les dossiers des livraisons d’armes et des mercenaires français, qui sont encore à l’instruction. En outre, une procédure administrative en cours pour faute de l’État permettra de revenir sur l’abandon des Tutsis de Bisesero. »