Citation
L’audience a démarré avec quelques difficultés techniques à cause d’une panne généralisée du ministère de la justice français. Le système habituel de visioconférence ne pouvant être utilisé, les auditions vont se faire par Zoom.
L’audition de Célestin NYIGIRENTE a donc repris. Le Président a souhaité revenir tout d’abord sur la question des barrières. Monsieur Nyigirente a ainsi expliqué avoir vu l’accusé deux fois à la barrière bleu-blanc. Il ne s’entretenait qu’avec le conseille Israël. Il n’a pas donné particulièrement d’instructions car à ce moment-là, elles étaient déjà bien connues et bien acceptées. S’agissant ensuite de l’attaque de Nyabubare, il a dit qu’après le meurtre du bourgmestre il s’était rendu avec la cinquantaine de civils présents au domicile d’Israël. Là-bas, ils ont retrouvé d’autres civils, encore plus nombreux qu’eux. Arrivés à la colline, les gendarmes ont installé une arme en bas de la colline. Il n’a pas pu la voir il était trop éloigné, il a simplement vu qu’elle avait un canon. À l’impact, les balles tirées par cette arme provoquaient une explosion. En revanche, il n’a pas vu qui a utilisé l’arme. La population quant à elle a encerclé la colline. Les gendarmes les ont ensuite suivis avec des armes à feu. Les Tutsi ont tenté de résister avec des pierres mais cela n’a pas eu d’impact. Les tirs n’ont pas duré plus de quarante minutes mais la population a continué à les poursuivre et les massacrer. Resté près de Biguma, il l’a entendu appeler Pierre. Il lui a dit : « viens, désolidarises-toi d’eux ». Pierre n’a pas répondu à son appel. Après l’attaque, les civils ont pillé les biens des Tutsi. Lui-même a pillé un sac.
Me Guedj pour la défense lui a demandé comment il savait que Biguma avait participé à l’installation de la barrière bleu-blanc. Il a répondu l’avoir su par d’autres membres de la population. Me Guedj lui a ensuite demandé s’il savait par qui avait été tué le bourgmestre Nyagasaza. Il a répondu qu’ils étaient deux, dont Biguma, et qu’il n’a pas pu voir lequel l’avait tué. Il n’y a eu qu’un seul tir, dans le dos du bourgmestre. L’avocat de la défense lui a également demandé s’il avait échangé avec Lameck NIZEYIMANA sur les faits qui se sont déroulés à Nyanza. Il répond que non, il ne se sont jamais parlé de ça. Me Guedj a demandé comment est-ce qu’il pouvait être aussi certains des faits commis par Biguma alors qu’il ne l’a pas reconnu sur planche photographique. Il répond témoigner car après l’attaque Israël leur a dit que c’était Biguma. S’agissant de la question de stage, ou de cellule, où les prisonniers auraient parlé des faits qui nous concernent aujourd’hui, il a déclaré qu’à la prison il y avait eu une collecte d’information. Ceux qui connaissait Biguma ont parlé de lui, c’est-à-dire lui-même, Israël (qui leur demandait de plaider coupable et d’avouer leurs crimes), et d’autres témoins qui l’avait croisé à cette période des faits.
Eliaza NSENGIYOBIRI a ensuite été entendu par la Cour. Condamné à 12 ans de prison, il a plaidé coupable notamment pour avoir participé à l’attaque de la colline de Nyamiyaga. Il a également assisté au meurtre du bourgmestre Nyagasaza. Celui-ci était à bord d’un véhicule blanc double cabine avec des gendarmes. Biguma a fait un discours où il s’est présenté en tant que l’adjudant-chef Biguma. Il aurait ensuite dit en parlant du bourgmestre : « C’est un ennemi du pays, il est méchant, nous l’avons attrapé alors qu’il essayait de faire passer des Tutsi au Burundi ». Il a laissé à la population le choix de son sort, et ils ont décidé en faveur de sa mort. Biguma a ensuite donné l’ordre à un gendarme de l’exécuter. Le bourgmestre s’est allongé et une balle lui a été tirée dans le dos. Le Président lui a demandé pourquoi est-ce que devant les autorités rwandaises en 2015 il avait affirmé que c’était Biguma qui avait tiré. Il a répondu ne jamais avoir dit cela. Il a ensuite expliqué avoir participé à l’ensevelissement du corps du bourgmestre sur les ordres de Biguma. Les autres sont partis en direction de la colline de Nyabubare et lui est resté. Le Président est ensuite revenu sur l’attaque de Nyamiyaga. Dans son audition, le témoin avait affirmé que Biguma avait dirigé cette attaque et avait tiré sur les Tutsi avec un fusil. Mais devant la Cour, il affirme ne jamais avoir donné ce témoignage et qu’il ne connaissait pas assez Biguma à ce moment-là pour le reconnaître. Il affirme reconnaitre une partie de son témoignage mais que d’autres parties ont été rajoutées. Il dit avoir su plus tard que c’était lui qui avait utilisé l’arme lourde, installée à Mushirarungu, lors de l’attaque. Le Président va lui redemander si Biguma était présent ou non. Le témoin va affirmer cette fois l’avoir vu lui-même utiliser l’arme. En revanche, il ne sait pas s’il a dirigé l’attaque. Me Guedj a demandé au Président que soit dressé un procès-verbal afin d’y indiquer que le témoin a changé son témoignage. Le Président a décidé d’en donner acte plutôt que de faire un procès-verbal. Me Guedj a ensuite demandé à l’accusé de se lever et a demandé au témoin s’il le reconnaissait. Il a répondu : « oui je pense le reconnaitre ». Il a précisé le reconnaitre car il l’a vu en première instance.
L’audience s’est poursuivie avec l’audition d’Esdras SINDAYIGAYA. Il affirme avoir participé à une réunion organisée par un militaire à Nyabisindu. Ce militaire serait Birikunzira. Il dit qu’à l’époque il n’arrivait pas à faire la différence entre un gendarme et un militaire. Maintenant il sait que les gendarmes portaient un béret rouge. Birikunzira aurait dit : « quand le serpent s’enroule autour de la cruche, il faut tuer le serpent et la cruche avec ». Cela signifie que si un Hutu cachait un Tutsi, le Hutu sera aussi tué. Il ne sait pas si Biguma y était. Mais il le connaissait car il passait à côté de chez lui pour aller à Nyanza. Toutefois, il a dit durant l’enquête qu’il le connaissait sous le nom de Philippe Biguma, et que son vrai nom était Philippe Bimenyimana. Un jour du mois d’avril, Biguma est arrivé à Nyabubare avec entre huit et dix collègues gendarmes sur la colline à bord d’un véhicule blanc. Quand ils sont arrivés, ils ont appelé Pierre, le militaire Tutsi. Les gendarmes ont commencé à tirer, la population dirigée par le conseiller Israël était armée d’armes traditionnelles. Hutu comme Tutsi ont été surpris par cette attaque. Ils ont commencé au départ à courir, mais les attaquants ont demandé, sur ordre de Biguma et d’Israël, que les Hutu soient séparés des Tutsi. C’est comme ça que lui a rejoint les attaquants. Il s’est armé d’une machette mais n’a tué personne. Le Président est ensuite revenu sur le témoignage de François Habimana. Monsieur Sindaygaya dit avoir assisté à la scène où il est venu vers les gendarmes les mains en l’air. Comme il le connaissait, c’était un voisin, il lui a dit de dire qu’il était Hutu et que c’est sa mère qui était Tutsi. Il a également confirmé la scène où des Tutsi qui l’ont suivi les mains en l’air ont été exécutés sur ordre de Biguma. Après l’attaque, Biguma a demandé à un gendarme s’il avait une grenade chinoise et de la lancer sur la maison de Pierre. Interrogé sur l’arme qui lançait des obus, il a expliqué ne pas l’avoir bien vue mais qu’elle avait été installée chez Augustin Hitiyaremye. Le Président lui a montré la photo du mortier de 60 mais il n’a pas pu confirmer s’il s’agissait bien de l’arme. Me Epoma lui a ensuite demandé ce que signifiait en Kinyarwanda le nom Bimenyimana. N’ayant pas su répondre, Me Epoma a posé la question à l’interprète. Celui-ci a expliqué que Bimenyimana signifiait « Dieu seul le sait » et Hategekimana « c’est Dieu qui décide ». Les deux renvoient donc à Dieu tout puissant.
Me Guedj a demandé au témoin plus de précisions sur ses déclarations devant les gendarmes, lorsqu’il avait affirmé ne pas savoir comment les gendarmes étaient arrivés à la colline car il les a uniquement vus à pied. Il a réaffirmé avoir vu leur véhicule garer plus loin dans les bois. Il lui a également demandé pourquoi il avait affirmé que les gendarmes avaient des fusils FAR. Monsieur Sindayigaya a affirmé ne jamais avoir dit cela car il ne sait même pas ce que FAR veut dire. Me Guedj a demandé à ce qu’il soit donné acte de cette contradiction et a demandé à ce qu’il puisse verser une pièce au débat prouvant qu’un fusil FAR n’est pas forcément un fusil des forces armées rwandaises. Me Guedj a terminé en demandant s’il ne ressentait par une forme de sentiment de haine du fait d’avoir été emprisonné pendant 10 ans sans avoir été reconnu coupable. Il a répondu n’avoir aucune haine dans son cœur. Il ne témoigne pas à charge, il dit simplement les choses qu’il a vues.
Vers 16h, Callixte GASIMBA a été entendu. Il a été entendu seulement une fois au cours de la procédure, par les gendarmes en 2017. Jugé par une Gacaca, il a été condamné à 12 ans de prison notamment pour sa participation à l’attaque de Nyabubare, pour laquelle il a plaidé coupable. Habitant de Mushirarungu, son domicile se trouvait à environ 150 mètres de la colline de Nyabubare. Un jour, des militaires ou des gendarmes (il ne sait pas faire la différence) sont arrivés pour attaquer des réfugiés. Ils étaient environ 500 sur la colline, et il y avait des Hutu comme des Tutsi. Il y avait parmi un militaire, Pierre, qu’il connaissait. Les militaires ou gendarmes sont arrivés dans un pick-up de couleur blanche. Des Hutu étaient avec eux, emmenés par le conseiller Israël, armés de machettes et de gourdins. Les gendarmes avaient des « fusils portables ». Trois gendarmes ont soulevé une arme lourde du pick-up et l’ont installée environ cinq mètres en contrebas. Les autres gendarmes sont partis en direction de la colline avec la population. Cette arme lourde a servi à pilonner la colline. Environ trois obus ont été lancés. Le Président lui a montré une photo du mortier de 60, et il a répondu que cela ressemblait bien à l’arme. Lui-même dit avoir été positionné à un endroit appelé Kubitare, un endroit qui dominait ceux qui tiraient et ceux qui se faisaient tirer dessus. Il n’était pas armé. Les gendarmes tiraient sur les réfugiés et la population attaquait à la machette ceux qui échappaient aux balles ou qui étaient blessés par les éclats d’obus. Il a su grâce au conseiller Israël, Obed Bayavuge et Jean-Baptiste Uwiringiyimana que l’attaque avait été dirigée par Biguma. Toutefois, il ne l’a jamais vu de ses yeux. Me Guedj a tenu à préciser qu’Obed avait dit lorsqu’il a été entendu le 22 novembre qu’il l’avait su par Israël. Il a ensuite demandé au témoin comment, alors qu’il a dit devant les gendarmes avoir été à environ 600 mètres de la scène où les gendarmes ont installés l’arme, il avait pu y assister. Monsieur Gasimba a répondu que c’était en face de lui et qu’il n’y avait aucun obstacle. Me Guedj a précisé la Cour qu’un être humain ne peut pas voir à cette distance.
Festus MUNYANGABE a ensuite été appelé à témoigner. Dans le cadre de cette affaire, il a été entendu une seule fois en 2017 par les gendarmes, mais il a également été appelé à témoigner devant le TPIR en 2001. Le Président veut revenir sur ses déclarations. Le 11 avril, alors qu’il allait au champ, il a vu des gens qui évoquaient la présence de cadavres. Il est allé voir et a vu une dizaine de cadavres et des maisons brûlées. Il a entendu quelqu’un crier « les Tutsi doivent être tués ». Le soir, il a pris la décision de fuir vers la colline de Nyabubare où se trouvaient beaucoup de Hutu et de Tutsi. Mais dans la nuit, il a compris que seuls les Tutsi étaient recherchés donc il est reparti chez lui. Il a ensuite croisé le conseiller Israël qui lui a confirmé que seuls les Tutsi étaient recherchés. Sur la question de la date, le Président lui dit que selon les informations que dispose la Cour, la date de l’attaque serait plutôt le 23 avril. Il répond qu’avec le temps il a pu oublier. Après avoir croisé le conseiller, il a vu des gendarmes qui marchaient vers la colline de Nyabubare. Il les a suivis. Les gendarmes leur ont demandé de se séparer en groupes. Lui était dans un groupe qui s’est dirigé vers l’église. Pierre, le militaire leur a tiré dessus. Les gendarmes ont dit : « Pierre a une arme plus lourde que les nôtres ». Ils sont partis chercher d’autre armes et les ont laissées sur place. Ils sont revenus à bord d’un véhicule tout terrain blanc avec d’autre armes et ils sont allés vers là où se trouvaient les Tutsi. Le Président lui a montré le mortier de 60 en photo mais il n’a jamais vu une telle arme. Israël et les gendarmes leur ont dit d’encercler et d’attaquer les Tutsi. Les gendarmes ont tiré avec des armes à feu et la population a tué les Tutsi avec des armes traditionnelles. Lui dit n’avoir tué personne. Les gendarmes les ont ensuite autorisés à piller les Tutsi et à manger leurs vaches. Biguma leur aurait dit : « vous Hutu aux gros ventres, sachez que ces vaches sont à vous, cette huile est à vous ». C’est là qu’il a appris qui était Biguma, c’est Israël qui leur a dit. Deux jours plus tard, le conseiller Israël leur a dit d’enterrer les corps.
À la question du Président de savoir qui dirigeait l’attaque, il a répondu qu’il s’agissait de Biguma en collaboration avec Israël. Le Président lui a ensuite demandé pourquoi est-ce qu’en 2017, devant les gendarmes, il a affirmé avoir su qui était Biguma pendant une réunion communale en mai 1994. Il a répondu n’avoir jamais dit ça. Il aurait toujours affirmé l’avoir connu le jour de l’attaque. Il y a bien eu une réunion communale en mai à Nyabisindu mais c’était Birikunzira qui la dirigeait, Biguma n’y était pas.
L’avocate générale lui a ensuite demandé si, au moment où Israël lui a appris qu’il s’agissant de Biguma, il y avait d’autres civils avec lui. Il a répondu oui beaucoup. L’avocate générale lui a cité trois noms : Obed BAYAVUGE, Emmanuel UWITIJE et Célestin NYIGIRENTE. Il a affirmé que les trois étaient là aussi. Me Altit pour la défense de Philippe Hategekimana a souhaité revenir sur les contradictions entre ses différents témoignages depuis 2001. Le témoin va expliquer que ces confusions pouvaient venir du fait qu’il a perdu les papiers qui contenaient ses aveux. Me Altit va insister pour savoir pourquoi est-ce qu’en 2017 il avait affirmé avoir connu Biguma pour la première fois lors de la réunion communale de mai 1994, mais il n’aura pas plus de réponse. Me Altit a ensuite voulu en savoir plus sur sa vie en prison avec ses co-accusés. Il a expliqué qu’après le génocide il y avait deux prisons différentes pour ceux qui avaient commis des faits à Nyanza. On les a séparées entre les deux prisons selon qu’ils avaient fait ou non des aveux. La première prison était pour ceux qui avait plaidé coupable (mais il y avait aussi une partie qui n’avait pas avoué) et la deuxième pour ceux qui n’avaient pas plaidé coupable. Après qu’on les ait incités, on procédait par commune, par secteur et les gens se réunissaient et parlaient de ce qui s’y était passé. Ensuite on procédait par d’autres communes : Ntyazo, Nyabisindu, etc. Certains faisaient des aveux.
Le Président a terminé par demander au témoin si son témoignage avait pu être influencé par quelqu’un d’autre, notamment le conseiller Israël. Il a déclaré que non car il a fait ses aveux bien avant qu’Israël arrive à sa prison. Quand il est arrivé il lui a demandé s’il avait parlé de tout ce qu’il avait vu à Nyabubare et il lui a répondu que oui. Comme une jurée doit partir à 19h, le Président souhaite commencer le témoignage d’Etienne SAGAHUTU jusqu’à 18h45 et le reprendre demain matin. Le Président lui a rappelé ce qu’il avait raconté aux enquêteurs en 2017, mais le témoin va revenir sur ses déclarations et modifier son histoire. Comme il se faisait tard et que la Cour ne comprenait pas vraiment ce qu’il disait, le Président a décidé de reprendre son audition demain.
Par Léna Jaouen, Stagiaire Commission Juridique Ibuka France