Cette enquête a été réalisée grâce à une bourse du fonds IJ4EU
(Investigative Journalism for Europe).
Lorsque de mystérieux [2]militaires à la peau blanche sont apparus, il
y a deux ans, dans les rues de Goma, dans l’est de la république
démocratique du Congo (RDC), la rumeur s’est vite répandue. D’abord sur
les réseaux sociaux, puis jusqu’aux couloirs des ambassades
occidentales dans la capitale, Kinshasa, à 1 500 kilomètres de là à vol
d’oiseau. Il se murmurait qu’après la Centrafrique [3]et le Mali, les
mercenaires du groupe Wagner venaient de poser le pied en RDC, ce géant
de la région des Grands Lacs, grand comme quatre fois la France.
Difficile de passer inaperçu, à bord des Land Cruisers des soldats des
Forces armées congolaises, ou dans les allées des supermarchés où ils
s’approvisionnent en cigarettes et biscuits, en escouades où les
visages juvéniles côtoient des tronches marquées par la vie. Parfois un
cache-nez remonté jusque sous les yeux les protège de la poussière et
masque leur identité. Mais, malgré les apparences, ces barbouzes
n’appartiennent pas à la tentaculaire milice fondée par feu [4]Evgueni
Prigojine…
«Les Russes ont frappé à la porte, mais ça n’a pas marché, se félicite
Romuald Létondot, retraité de l’armée française. Nos premiers éléments
sont arrivés en juin 2022.» Cet «expert en gestion de crises» est l’un
des coordinateurs de cette bande éclectique sur le terrain – plusieurs
centaines de formateurs militaires roumains, des mécaniciens et
ingénieurs géorgiens, bélarusses ou bulgares, des pilotes algériens et,
sous ses ordres directs, une vingtaine de Français, impliqués
principalement dans la collecte d’informations et le conseil
stratégique.
Deux sociétés militaires privées – auxiliaires ou supplétifs des armées
nationales, à l’influence grandissante depuis les années 1990 dans les
conflits enlisés, de l’Afrique au Moyen-Orient – ont pris leurs
quartiers à Goma. Et si elles ont un pied dans ce qui fut le bloc de
l’Est, leurs chefs ne sont pas russes, mais d’anciens légionnaires et
militaires français au passé plus ou moins trouble. Parmi d’autres, ces
sociétés basées juridiquement dans l’UE jouent des coudes pour
s’imposer sur un «marché porteur» : la RDC et ses guerres intestines
sans fin, avec, toujours en fond, l’avidité d’entrepreneurs peu
fréquentables, de politiciens et généraux véreux, de groupes rebelles,
et des dirigeants des pays voisins, pour les précieux minerais du pays.
Sa malédiction.
Pendant quatre mois, Libération, avec le quotidien allemand
[5]Tageszeitung et le site d’investigation roumain [6]PressOne, a
enquêté sur les activités lucratives de ces sociétés militaires privées
et de leurs patrons, de Sofia à Goma, de Bucarest à Kinshasa. Au fil de
voyages et d’entretiens, nous avons réussi à approcher ces réseaux
paramilitaires et affairistes, plutôt taiseux, pour qui la guerre est
une opportunité financière comme une autre.
Deux prestataires de services de sécurité en lien avec la France
La première de ces sociétés, Agemira, est enregistrée en Bulgarie et
dirigée par un homme d’affaires français : Olivier Bazin.
Officiellement là pour remettre en état la flotte aérienne, elle
emploie quelques dizaines de personnes en RDC. Mais rapidement après
son arrivée, Agemira a étendu sa palette de services. Une poignée de
«personnels de sécurité» est présente à Goma, en très grande majorité
des Français, spécialisés dans le renseignement militaire, qui
fréquentent les mêmes hôtels et restaurants que la communauté
humanitaire de la ville. Leurs chefs ont l’oreille du gouverneur
militaire et de l’état-major à Goma.
Ils collaborent avec un autre prestataire de services de sécurité,
supervisé par un Franco-Roumain, Horatiu Potra, embauché par le biais
d’une obscure entreprise congolaise, Congo Protection. Selon la
publication spécialisée Africa Intelligence, Patrick Bologna, magnat
des mines et beau-frère de l’ex-président Joseph Kabila, consul
honoraire de l’Ukraine à Kinshasa, en serait l’un des directeurs.
Contacté par Libération, il n’a pas répondu à nos sollicitations.
Lieutenant-colonel, ancien des commandos parachutistes de Bayonne,
Romuald Létondot a effectué de nombreuses missions en Afrique de
l’Ouest. Attablé au restaurant d’un hôtel huppé, sur la rive du lac
Kivu, il commande café et croissants. Affable, bon vivant, le crâne
dégarni et le cheveu gris, «Romu» aime bavarder, convaincu d’être là
pour la bonne cause. «J’ai l’impression d’être utile, de participer à
une sortie de crise, explique-t-il. J’étais au Rwanda [lors du génocide
des Tutsis, en 1994, ndlr], j’ai pris part à l’évacuation des
ressortissants français. Si je peux refermer le volet de cette guerre
de trente ans…»
Une armée congolaise qui ne fait pas le poids
Lorsqu’une vieille connaissance «croisée au Mali» – en l’occurrence,
Olivier Bazin, un ancien gendarme qui se fait appeler «Colonel Mario» –
lui propose de le rejoindre dans l’«aventure», il n’hésite pas
longtemps. Le Congo agit depuis longtemps comme un aimant pour les
explorateurs en tous genres, en quête d’adrénaline. S’il ne l’avoue
qu’à demi-mot, ce grand-père de cinq enfants est sans doute ravi de
fuir, pour quelque temps encore, l’ennui d’une retraite dans le
sud-ouest de la France et plonger dans la pétaudière congolaise et ses
6 millions de morts, victimes directes ou indirectes depuis trente ans
des violences et de la crise humanitaire.
Le Mouvement du 23 mars (M23), qui a repris les armes il y a trois ans,
est issu d’une longue lignée de rébellions successives dans l’est de la
RDC, appuyées par le Rwanda et l’Ouganda voisins. Et si les acronymes
changent, les civils continuent d’essuyer les conséquences de trois
décennies de guerre. Les avancées successives des rebelles, depuis
novembre 2021, sur Goma, ville d’environ 2 millions d’habitants et
carrefour stratégique de la région, ont provoqué la panique au sein de
l’état-major congolais et à la présidence.
Félix Tshisekedi, arrivé au pouvoir fin 2018, après [7]une élection
très controversée, avait promis la paix et la sécurité à la population,
épuisée par ces conflits sans fin. Surfant sur une vague populiste et
anti-occidentale, le chef de l’Etat a aussi décidé de mettre fin, dès
que possible, au mandat des casques bleus de la mission de maintien de
la paix des Nations unies (Monusco), stationnés dans le pays depuis
plus de vingt ans. Problème : l’armée congolaise, avec ses soldats mal
payés, mal commandés, souvent démotivés, est loin de faire le poids.
«Les militaires n’ont pas été formés depuis dix ans», reconnaît à
Libération le général Sylvain Ekenge, porte-parole de l’armée, depuis
son bureau dans la capitale. Alors, pour enrayer la débâcle, il faut
trouver d’autres soutiens dans cette guerre.
Kinshasa se lance donc, à la hâte, à la recherche de nouveaux alliés.
La force régionale de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) déçoit et
a progressivement été remplacée par la Sami-RDC, composée de troupes
d’Afrique australe. «Nous travaillons avec plusieurs partenaires. Les
Français forment des officiers supérieurs, les Belges des commandos. La
Chine nous a aussi apporté une assistance, dit le général. Tous les
appuis sont les bienvenus : nous sommes en guerre.»
Les dépenses de défense du gouvernement en forte augmentation
Face au M23, et la menace d’une humiliation, voire d’une partition du
pays, Félix Tshisekedi tente tout, mais avec prudence. Il est méfiant
et préfère s’entourer d’hommes de confiance. Le lieutenant général
Franck Ntumba en fait partie. Le chef de la Maison militaire, sorte
d’état-major particulier du président, est l’un des hommes les plus
puissants du pays, en charge de la gestion opaque des acquisitions du
matériel militaire.
Selon le dernier rapport de l’Institut international de recherche sur
la paix de Stockholm, entre 2022 et 2023, les dépenses de défense du
gouvernement congolais ont augmenté de 105 % – la plus forte
augmentation au monde en termes de pourcentage – pour atteindre 794
millions de dollars. Pendant ce temps, la RDC croupit dans le peloton
de queue (180e place sur 193 pays) au classement de l’indice de
développement humain.
Sans compter que la levée partielle de l’embargo des Nations unies sur
les armes à destination du pays, en 2022, plus de vingt ans après son
entrée en vigueur, a permis d’acheter du matériel militaire sans le
consentement préalable du Conseil de sécurité de l’ONU. Afin de
renflouer l’arsenal de l’armée nationale, les émissaires de la
présidence ont été envoyés pour des virées shopping en Chine, en
Turquie, aux Emirats arabes unis… Plusieurs sociétés publiques
d’armement sont prêtes à fournir aux Congolais des blindés, fusils
d’assaut et autres équipements militaires à moindre coût. En échange,
notamment, de concessions minières. A Kinshasa tout peut se falsifier,
presque tout le monde peut se corrompre.
Le lieutenant général Franck Ntumba se tourne aussi vers des
prestataires privés pour soutenir l’armée. Des sociétés de sécurité
israéliennes ont entraîné des unités d’élite chargée de la protection
présidentielle. Au mois de juin, Félix Tshisekedi, en visite officielle
à Lubumbashi, deuxième ville du pays, a été filmé, entouré de gardes du
corps blancs. La prospection est large. Erik Prince, l’ancien patron de
la société américaine Blackwater, une multinationale militaire devenue
le symbole de la privatisation de la guerre et accusée d’exactions en
Irak, aurait été approché, ainsi que des prestataires en Colombie, au
Mexique, en Argentine et en Afrique du Sud. Mais c’est finalement en
Europe de l’Est que les stratèges militaires du président trouveront ce
qu’ils cherchent.
Plusieurs sociétés à la même adresse
Dépitée par le naufrage de l’armée dans les opérations au sol, Kinshasa
mise sur l’aérien et cherche à acquérir de nouveaux avions, hélicos et
drones de combat pour renforcer sa capacité offensive, alors que
l’essentiel de ses appareils est actuellement cloué au sol. Le pays
dispose d’avions de chasse Soukhoï Su-25 vieillissants – seuls deux
d’entre eux seraient opérationnels – et deux ou trois hélicoptères de
combat Mi-24, dont l’un s’est écrasé et a pris feu à l’aéroport de
Ndolo, à Kinshasa, [8]le 30 octobre, entraînant la mort des trois
membres d’équipage : des employés d’Agemira.
C’est dans ce contexte que la société – rebaptisée, début octobre,
Bulgarian Global Solutions – spécialisée dans la logistique et
l’import-export, rentre dans la boucle. En RDC, elle effectue la
maintenance, la remise en état, et le pilotage d’avions et
d’hélicoptères de conception soviétique. Dans le registre du commerce
bulgare, l’entreprise est répertoriée au nom de trois personnes :
Olivier Bazin, le directeur général ; Faycal Boutella, un ancien pilote
de chasse de l’armée de l’air algérienne ; et Frédéric Dorce,
ex-journaliste passé par la rédaction du magazine Jeune Afrique, devenu
entrepreneur et consultant en stratégie et communication.
Lorsque
Libération s’est rendu à Sofia, au mois d’août, le bureau
d’Agemira était enregistré au rez-de-chaussée d’un petit immeuble de
trois étages, dans une rue calme du quartier Pavlovo, au sud de la
capitale bulgare. A la même adresse, on trouve le siège d’une autre
société : Metalika AB, une entreprise d’armement qui répare et vend du
matériel militaire, impliquée à plusieurs reprises dans des scandales
liés à l’exportation d’armes vers des pays sous embargo. Aucune
pancarte ou même un nom sur la sonnette n’indique que leur siège se
situe ici, dans ce bâtiment insipide, entouré d’un peu de verdure et
d’appartements résidentiels. Contrairement à d’autres fabriques d’armes
bulgares, Metalika AB ne possède pas de site internet. Après plusieurs
tentatives d’appel sur le numéro enregistré pour l’entreprise, un homme
décroche finalement et refuse de répondre à nos questions. Le site
d’informations financières Finansi.bg affirme que, depuis 2022,
Metalika figure parmi les 0,2 % d’entreprises au chiffre d’affaires le
plus élevé dans le pays.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, en février 2022, l’industrie
des armes en Bulgarie fonctionne à plein régime, d’autant que Kyiv est
toujours très dépendant du matériel de l’époque soviétique. Jusqu’à
présent, le fabricant d’armes ukrainiennes Ukroboronprom, conglomérat
d’Etat, était un partenaire important des Forces armées congolaises.
Mais depuis l’invasion russe, l’Ukraine a besoin de tous les
équipements et techniciens disponibles pour défendre son territoire.
Or, la RDC est, elle aussi, en quête urgente d’armes légères et de
munitions aux standards soviétiques et de pièces de rechange pour sa
flotte aérienne. Une aubaine pour la Bulgarie, l’un des seuls pays à en
produire dans l’Union européenne, avec la Roumanie et la République
tchèque.
Pour le patron d’Agemira, une réputation entachée
En 2023, Kinshasa a ainsi acheté pour 46 millions d’euros d’équipements
militaires à des sociétés bulgares, selon Sofia : la RDC est le
meilleur client du pays, en Afrique, pour ce secteur. Selon plusieurs
sources, le boss d’Agemira, Olivier Bazin, aurait agi en tant
qu’intermédiaire dans la conclusion de certains de ces contrats. Son
ombre numérique – comme celle de plusieurs protagonistes de cette
enquête – est très furtive. Mais celle de son épouse l’est beaucoup
moins. Angélique Grasso Bazin possède plusieurs entreprises, dirige une
agence immobilière haut de gamme à Lyon, et a participé, en 2017, à
l’émission Chasseurs d’appart sur M6. Contacté par son intermédiaire,
Bazin affirme qu’il n’y a aucun lien entre les deux sociétés homonymes
en RDC et en Bulgarie. «[Elles] ont des activités différentes, un
actionnariat différent et aucune relation capitalistique entre elles,
répond-il. Agemira Bulgarie assure uniquement des prestations pour des
aéronefs civils et n’est pas concernée par la RDC.» Il admet cependant
avoir exercé «un rôle de conseil», l’an dernier, dans l’acquisition de
plusieurs drones d’attaque chinois par les autorités congolaises, mais
«en aucun cas une position d’intermédiaire».
Vieux baroudeur de la Françafrique, Olivier Bazin est présent sur le
continent depuis une trentaine d’années. Héritier d’une compagnie de
construction lyonnaise, négociant en matières premières, l’homme
d’affaires traîne derrière lui une réputation entachée. En
Centrafrique, après le coup d’Etat de François Bozizé, en 2003, Bazin
est régulièrement vu à Bangui, en compagnie du neveu du président et
nouveau ministre de l’Energie et des Mines, Sylvain Ndoutingaï. Il
travaille ensuite pour [9]Gunvor, le géant pétrolier suisse, dont il
devient l’homme à tout faire, au Tchad, en Angola et, surtout, en
Côte-d’Ivoire. Entre 2009 et 2011, pendant la campagne présidentielle
puis la crise post-électorale, Gunvor a été au cœur d’un système visant
à fournir des armes au régime du président ivoirien sortant, Laurent
Gbagbo, en violation de l’embargo des Nations unies. [10]Dans des
documents et mails confidentiels dévoilés, dix ans plus tard, par
l’Organized Crime and Corruption Reporting Project, un site et un
réseau d’investigation, le nom d’un intermédiaire qui a permis la
conclusion de ces deals illicites revient souvent : Olivier Bazin.
S’il ne sera jamais mis en examen pour les affaires sombres de Gunvor
en Afrique, le «Colonel Mario» est rattrapé plusieurs fois [11] par la
justice. Il a été condamné en France en 2009 à quatre ans de prison
dont deux avec sursis, dans une histoire de contrebande et de
blanchiment d’or, alors qu’il agissait pour le compte de la famille de
l’ex-président gabonais Omar Bongo. En parallèle, il est inculpé, puis
relaxé, dans une affaire de grand banditisme, aux côtés d’un autre
personnage sulfureux : Paul Barril, ancien numéro 2 du GIGN, «gendarme
de Mitterrand». Un homme aux liaisons troubles, dont le nom ne cesse de
planer sur le génocide des Tutsis au Rwanda.
Environ un millier d’«instructeurs» européens en RDC
Après ses ennuis judiciaires, Bazin rebondit. Lorsqu’une porte s’ouvre
en RDC, il vient tout juste de mettre fin à ses opérations au Mali, où
ses équipes, chargées depuis 2015 de l’entretien des hélicoptères de
l’armée, ont été poussées dehors par l’arrivée de Wagner. Kinshasa lui
offre une opportunité qui vient à point. Un contrat est signé en
juillet 2022.
En parallèle, d’autres «instructeurs» européens sont venus prêter
main-forte à l’armée congolaise. Les premiers sont arrivés à Goma en
décembre 2022, dans un vol charter affrété depuis la Roumanie. Les
«Roméos», le surnom – issu de l’alphabet militaire – qu’ils utilisent
lors de leurs conversations radio, sont actuellement environ un
millier, selon leur chef, Horatiu Potra. Leur mission : protéger la
ville, en particulier l’aéroport, et prodiguer des formations, aux
forces spéciales, à l’infanterie et aux artilleurs. Ils sont hébergés
dans cinq ou six hôtels, privatisés et lourdement gardés, où un
cuisinier venu de Bucarest prépare des spécialités roumaines, qui
remplissent le ventre et soignent le mal du pays. Pour ces soldats,
certains à peine dans la vingtaine, il y a peu de distraction. Les
règles sont strictes, les sorties interdites.
«Les armes et l’alcool ne font pas bon ménage», pense Potra, qui les a
convaincus de se rendre, pour plusieurs mois, dans un pays en guerre,
que bon nombre d’entre eux n’auraient, jusque-là, pas pu placer sur une
carte. Le quinquagénaire, chauve, pâle, les yeux cernés, porte un
treillis militaire et un pistolet à la ceinture. Volubile, la voix un
peu éraillée, marquée d’un fort accent de sa Transylvanie natale, il
aime raconter ses aventures sur le continent, au bord de la grande
piscine bleu turquoise de l’hôtel Serena, le seul établissement cinq
étoiles de la ville. Potra fut légionnaire, pendant cinq ans, au début
des années 1990. Puis, la [12] nationalité française en poche, il se met
au service de… Paul Barril, reconverti dans le business de la sécurité
privée. Il assure la protection d’un ancien émir du Qatar, avant d’être
envoyé en Centrafrique pour former la garde du président-dictateur
Ange-Félix Patassé. Après le renversement du régime, Horatiu Potra,
aussi connu sous le nom de «Lieutenant Henry», est fait prisonnier,
puis finalement évacué par l’armée française dont Bangui est toujours,
à l’époque, la chasse gardée.
Des «coachs» plutôt que des mercenaires ?
L’ex-légionnaire loue ensuite ses services à des présidents d’Afrique
centrale ou encore à un milliardaire australo-roumain qui investit dans
le secteur minier, soupçonné dans des affaires de corruption au
Sénégal. Grâce à son association des Roumains de la Légion étrangère,
Horatiu Potra dispose d’un large réseau, formé au maniement des armes.
Pour ce contrat juteux en RDC, il élargit le recrutement à des membres
de la police et de l’armée, tentés par une nouvelle expérience plus
stimulante et mieux rémunérée. Lorsqu’il débarque à Goma en 2023,
[13] le Roumain pose, AK-47 à la main, sur une route au nord de la
ville. Aujourd’hui, il semble s’amuser des réactions en cascade que le
cliché, largement diffusé sur les réseaux sociaux, a déclenchées.
Ce n’est que près d’un an après leur arrivée que le président
congolais, Félix Tshisekedi, a fourni des éclaircissements sur la
présence d’instructeurs étrangers aux côtés des militaires congolais.
Il affirme que ces individus sont des «coachs» et non des
«mercenaires».
Il a beau s’agir d’un des plus vieux métiers du monde, l’appellation
reste infamante. Ici, l’arrivée des premiers «volontaires étrangers»
remonte à 1960, peu après l’indépendance du pays. A l’époque, ils sont
surnommés «[14]les affreux», et servent aussi les politiques de Paris,
Washington, ou Bruxelles.
Selon les Nations unies, est considéré comme mercenaire tout individu
«spécialement recruté pour combattre dans un conflit armé», non
ressortissant d’un Etat partie à ce conflit, ni membre de ses forces
armées, qui «prend ou tente de prendre une part directe aux hostilités
[…] en vue d’obtenir un avantage personnel». En France, les sanctions
pénales réprimant le mercenariat peuvent aller jusqu’à cinq ans
d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Elles sont plus sévères
encore pour ceux qui organisent ou dirigent une telle activité. Mais
les limites restent floues.
«Nous sommes proches du front parce que le front a avancé vers nous»
La ville de Goma est surplombée par la silhouette majestueuse du
Nyiragongo, volcan toujours en activité, dont le sommet est dissimulé
dans la brume. Sur la piste de l’aéroport, un avion gros-porteur
s’élève bruyamment dans les airs. Alors que les rebelles ont réussi à
encercler la capitale provinciale, à la fin de l’année dernière, c’est
désormais par les airs qu’est acheminée l’aide alimentaire, tout comme
le matériel de guerre. A quelques dizaines de mètres de là, derrière
une clôture de fils barbelés, un centre de formation militaire est
actif tous les jours de la semaine. «Un soldat au front doit savoir se
servir de son arme», lance «Radu», un Roumain qui a longtemps servi
dans les rangs de la Légion. Un Congolais en uniforme, allongé devant
lui sur la roche noire, presse la gâchette d’une mitrailleuse. Exercice
réussi : la pièce de monnaie, posée sur le canon, n’est pas tombée au
sol. A chaque fois que celle-ci atterrit par terre, le bidasse doit
faire quelques pompes. Le programme de formation, qui dure cinq mois,
comprend le maniement des armes, l’entraînement au combat rapproché,
l’enseignement de notions de premiers secours et de droit
international.
Le salaire mensuel d’un «Roméo» est d’environ 6 000 dollars (5 700
euros), quelques milliers de plus pour les Français. Très loin de la
solde de 150 dollars que reçoivent les militaires congolais, lorsque
celle-ci est versée. Le boulot n’est pas sans risque. «L’échange de
tirs a été intense. Ça a duré environ quarante-cinq minutes», se
souvient Constantin Timofti, un ancien militaire de l’armée roumaine,
qui a effectué six missions en Afghanistan. Il était présent dans la
petite ville de Saké, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Goma,
proche de la ligne de front, lors d’une offensive du M23, en février
2024. Ce jour-là, les combats ont fait[15] deux morts et quatre blessés
parmi les Roumains. En juin, deux autres de ses collègues ont été tués
alors qu’ils effectuaient une patrouille et faisaient voler un drone de
reconnaissance. Leur mort a suscité un certain émoi dans leur pays, où
ont eu lieu des funérailles discrètes, mais avec les honneurs
militaires.
«Nous avons un contrat pour entraîner l’armée congolaise. Mais, en cas
d’attaque, nous devons défendre nos hommes. Nous sommes proches du
front parce que le front a avancé vers nous», justifie Horatiu Potra,
qui réfute avec véhémence le qualificatif de «mercenaire» que la presse
roumaine lui a souvent attribué. Comment, cependant, qualifier
l’exportation de conseil militaire, d’accompagnement des troupes et de
collecte de renseignement dans un contexte de guerre ? La frontière
entre la sécurité, la formation et l’implication dans un conflit est
mince, et les passerelles nombreuses.
[16]Un rapport des Nations unies, publié en décembre 2023, note
qu’Agemira RDC et les instructeurs roumains employés par Congo
Protection «ont intensifié leur soutien stratégique et tactique à la
contre-offensive» de l’armée congolaise. Outre la formation militaire,
Congo Protection a supervisé des frappes d’artillerie, ordonnées sur
les conseils stratégiques des officiers d’Agemira. Ceux-ci ont
également fourni un soutien à la planification et au commandement des
opérations, effectué des reconnaissances au sol et organisé
l’approvisionnement en armes.
«Cela tombe dans la zone grise»
Autre problème de taille : dès la fin 2022, Kinshasa a décidé de
recourir aux services d’une constellation de [17]groupes armés et
milices, responsables pour certains de crimes de guerre, qui combattent
aux côtés de l’armée congolaise contre le M23 et les forces rwandaises.
A l’entrée de Saké, dernier rempart avant Goma, et sur les collines qui
entourent la localité, tout ce monde est présent, dans une proximité
parfois malaisante : les soldats de l’armée nationale congolaise, les
casques bleus de la Monusco, les soldats sud-africains de la Sami-RDC
retranchés sur leur base militaire, des combattants «patriotes», des
membres des Forces démocratiques de libération du Rwanda, héritiers de
génocidaires hutus… et des instructeurs blancs, qui préfèrent se tenir
à distance, mais luttent contre un même ennemi – le M23, et derrière,
le Rwanda – pour le compte d’un même président.
Dans leur dernier rapport, finalisé en juillet, les experts de l’ONU
ont publié des photos du général autoproclamé d’un groupe armé, accusé
de graves violations des droits humains et placé sous sanctions
internationales, montant à bord d’un hélicoptère de l’armée congolaise,
piloté par un équipage d’Agemira. «Nos personnels n’ont pas été
informés de l’identité du passager que vous évoquez, qui s’est présenté
en portant un uniforme des Forces armées congolaises», se défend
Olivier Bazin. Il l’assure : «Agemira RDC n’entretient aucune
collaboration avec aucun groupe armé.»
Le porte-parole d’une autre milice a pourtant affirmé à Libération que
«les Français» auraient remis au moins un drone d’observation à ses
hommes, et les auraient formés à son pilotage. Une telle aide
logistique enfreindrait les règles onusiennes, alors que celles-ci
exhortent les pays de la région à mettre fin à tout soutien aux groupes
armés. «Cela tombe dans la zone grise, estime Jovana Jezdimirovic
Ranito, qui dirige le groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation de
mercenaires. S’ils sont présents sur le champ de bataille, s’ils
participent directement à des opérations de combat, nous ne les
considérons plus comme une simple société de sécurité privée. Il
s’agirait alors de mercenaires ou d’acteurs liés à des mercenaires.» Le
porte-parole du M23, Lawrence Kanyuka, joint par téléphone, ne laisse
aucun doute sur le fait que son mouvement considère les Européens de
l’Est comme des ennemis dans cette guerre. Il fait mine de s’interroger
: «Que font ces gars en uniforme au front ?»
Interrogé sur les activités d’Olivier Bazin, Horatiu Potra et de leurs
employés français ou binationaux en RDC, l’état-major des armées
françaises répond de son côté n’avoir «aucun commentaire à faire à ce
sujet». Le retraité de l’armée française Romuald Létondot, plus bavard,
raconte que les services de renseignements français l’interrogent
régulièrement lorsqu’il revient sur le territoire, tant pour s’assurer
qu’il ne s’agit pas d’activités de mercenariat, que pour glaner des
informations de première main. Il affirme qu’on lui aurait dit qu’il
agissait «contre les intérêts de la France» et que, si lui ou ses
hommes se trouvaient en situation périlleuse, celle-ci n’interviendrait
pas pour les aider. «Parfois, je leur dis : si nous on part, ce sera
Wagner.»
© Libération 2024
References
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https://www.rfi.fr/fr/afrique/20240216-la-mort-de-deux-mercenaires-roumains-rappelle-la-présence-des-sociétés-militaires-privées-en-rdc
16.
https://main.un.org/securitycouncil/en/sanctions/1533/panel-of-experts/expert-reports?_gl=1*1cti5bo*_ga*NzIxMzYwNjU5LjE3MzIwMTA5NTg.*_ga_TK9BQL5X7Z*MTczMjU2MTk3NC4yLjAuMT
czMjU2MTk3NC4wLjAuMA..
17.
https://www.thenewhumanitarian.org/news-feature/2024/08/13/ticking-time-bomb-dr-congo-turns-abusive-militias-fight-m23-rebels