Il a une manière très posée d’aligner ses mots, en cherchant les plus justes, avec la précision d'un horloger, l'émotion d'un poète, la fantaisie d'un griot. Riche d'une triple culture, celle du Rwanda, pays d'origine de sa mère, du Burundi, où il a passé ses treize premières années de vie (avant de fuir la guerre civile) et celle de la France, le pays de son père, qui l’a accueilli.
Après le succès de son premier roman,
Petit Pays (Goncourt des lycéens 2016), le rappeur et romancier Gaël Faye revient avec
Jacaranda (Renaudot 2024), dans lequel il évoque le génocide des Tutsis au Rwanda, à travers quatre générations.
Une vieille âme
Son expérience de vie lui a insufflé la sagesse d'une vieille âme. Avant son passage à la Foire du livre de Brive, qui se tient du 8 au 10 novembre, avec sincérité et douceur, l'artiste et écrivain a pris le temps de répondre à nos questions. Son premier poème, il l'a écrit en 1995, au Burundi, pendant la guerre civile. "Des mots pour dire la peur que je ressentais. Il dort chez moi dans une boite que je n’ai jamais eu le courage d’ouvrir."
Depuis, Gaël Faye fait virevolter musique et littérature, culture et partage, diversité et complexité, révolte et poésie. Il célèbre le métissage et "la fusion de cultures dans un seul bloc d'humanité".
L'arrachement, l'exil ...et l'écriture comme refuge
Vous avez quitté le Burundi à l’âge de 13 ans pour la France. Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans les premiers mois de cet exil ?
La perte de mes repères. Du jour au lendemain, je passais d’un univers à l’autre. Je n’ai même pas eu le temps de dire au revoir à mes amis, à mon quartier. C’était un arrachement, avec la sensation qu’en arrivant en France, tout mon passé devait s’effacer. Il fallait très rapidement que je m’adapte à cette nouvelle vie et que je tourne la page. C’était difficile.
Pendant longtemps, je pensais que la guerre se terminerait, que je retournerais au Burundi. J’ai vécu dans ce flottement. Comme si je n’avais pas défait mes valises. J’éprouvais un sentiment de n’être de nulle part.
GAËL FAYE
À quel moment l’écriture devient un refuge ?
Instantanément, dès ce premier poème, l’écriture me semble être une découverte fabuleuse, un endroit qui m’apaise qui me permet d’être en sécurité. Le mot refuge est un bon mot pour ça. Au début, mes écrits sont de l’ordre de journal intime, destinés à moi-même. Il n’y avait pas de démarche artistique, c’était comme un réflexe de survie. Comme une Ventoline pour un asthmatique. Ça m’aidait à poursuivre malgré tout.
Partir ailleurs, pour sauver sa peau
Peut-on vraiment guérir les blessures d’exil, le fait qu’un jour on a été obligé de mettre ses racines dans une valise et de partir ailleurs pour sauver sa peau ?
J’y suis parvenu par l’écriture. Je pense que le dernier acte de cette guérison, c’est mon roman,
Petit pays. Avec ce livre, j’ai déposé ce sentiment d’exilé pour toujours et j’ai compris, que le pays que je recherchais n’existait plus et que ce n’était pas lié à la guerre, ni à la violence. On finit tous par être exilés de son enfance, et si on a envie de la poursuivre, il y a des possibilités, par la création.
Le Burundi de mon enfance ne sera plus jamais. C’est comme dans tous les deuils. On vit avec, on les accepte, plus ou moins.
GAËL FAYE
Qu’est-ce-que le rap vous a permis d’extérioriser, de dire ?
La culture hip-hop m’a permis de sortir de mon isolement et de créer du compagnonnage, du lien et du collectif. Dire que finalement, même si elle naît dans une solitude, l’écriture n’a de bon qu’à être partagée. Qu’elle a une autre force vitale possible, celle d’aller vers l’autre, de créer l’espace de rencontre et d’échange, d’entamer le dialogue. C'est un état d’esprit progressiste, d’appartenance au monde qui nous entoure, d'une volonté d’entretenir son espoir. C’est comme un art martial de la pensée et de la conduite.
"Pili Pili sur un croissant au beurre"
Après une expérience de groupe, vous sortez votre premier album solo, Pili Pili sur un croissant au beurre, qui ressemble à un petit roman écrit en musique.
J’ai mis 10 ans pour le faire. Au moment où je décide d'enregistrer cet album, j’ai de très grandes ambitions et je n’ai pas du tout les moyens de ces ambitions, ni financiers, ni humains. Il est la pierre angulaire de mon travail. Cet album m’a tout appris : un métier, un rapport à mon corps, ce que c’est de monter sur une scène, devant des centaines de personnes, avec mes grands bras et mes grandes jambes. Comment je fais ça, moi, l’enfant timide et réservé de Bujumbura ? Il fallait affronter la lumière. Je crois y avoir mis toute ma sincérité, tout mon cœur. Il n’y aucune concession commerciale dans cet album. C’était un disque entier. J’étais aligné sur mes chansons. Parfois, les jeunes artistes utilisent des noms de scène. Mes chansons m’étaient tellement proches que je me présentais au monde tel que j’étais.
La grande découverte, la force de cet album a été de me dire :”Tiens, il y a d’autres sensibilités qui se retrouvent dans ce que j’écris”. Avec des messages si forts, comme : ”Tu as raconté ma vie” ou "Tu m’aides à vivre".
GAËL FAYE
Quand le petit potager touche le grand Univers
Le message a donc dépassé le messager.
Exactement. On parle de son petit potager qui touche le grand Univers. J’entendais des discours des maisons de disques par rapport à cet album : "Il est trop spécifique. Il faut l’élargir, ne pas parler que de l’Afrique et de ton histoire. Fais des chansons un peu plus ouvertes, un peu plus pop".
Il y avait une radicalité dans cet album, mais je me suis rendu compte que, même sans concessions, ou de recette que certains croyaient bonnes, ce disque pouvait toucher le plus grand nombre. Ça n’a pas été un succès commercial incroyable, mais, dans mes concerts, il y a des gens de tous les âges, de toutes les provenances, avec des parcours très différents. C’était encourageant pour moi.
Un grand livre sur un Petit Pays
Cet album a incité une éditrice à vous proposer d’écrire un livre. Petit-Pays est-il né dans la joie ou la douleur ?
Dans la légèreté. C’était une récréation. Je sortais de travail sur
Pili-pili sur un croissant au beurre. La sortie de l’album a été très bonne au niveau du public, mais elle fût assez douloureuse pour moi, du point de vue professionnel, de mes relations avec les maisons de disques. Je découvrais ce milieu-là, avec naïveté. J’avais quitté le monde de l’entreprise, j’avais bossé dans les boites de finances. Je ne m’attendais pas à retrouver dans les maisons de disques, les mêmes manières, les mêmes réflexes. Ça a été difficile. Moi, en tant qu’artiste, je n’avais pas de masque, je ne pouvais pas jouer un autre. Je n’étais pas Daft Punk.
Je venais avec l’histoire de ma vie, mon nom à l’état civil. C’était comme si je posais mon cœur comme ça et je l’offrais à des gens qui ne le respectaient pas. Ça a été une désillusion.
GAËL FAYE
Il m’a fallu trouver un sas de décompression et c’était
Petit Pays. Un livre né grâce à la rencontre avec deux éditrices, Catherine Nabokov et Juliette Jost. L’ambition de ce livre, au départ, c’était de raconter mon paradis perdu, ses odeurs, ses couleurs, de me replonger dans l’enfance. C’était le prolongement de la dernière chanson de mon album, L’ennui des après-midi sans fin, un petit cocon de douceur. Mais, plus j’écrivais et plus les sujets plus sombres, plus douloureux sont apparus. Ils sont venus de façon assez naturelle, fluide.
Petit Pays étudié dans les collèges et les lycées
Votre premier roman a été récompensé par plusieurs prix, vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde. Aujourd’hui, en France, Petit Pays est étudié dans les collèges et dans les lycées. Comment vous avez vécu ce succès, cette reconnaissance ?
Je le vis toujours avec un étonnement, une gratitude. Je me dis que c'est un cadeau inestimable et je pense que je le dois vraiment aux jurés du Goncourt des lycéens de 2016. Quand je suis arrivé en France, j'ai tu mon passé, parce que je n'avais pas de mots pour le raconter. Il m'a fallu vingt ans pour trouver les bons mots et c'est cette génération-là qui m'a écouté. Quand les jeunes gens me disent "J'ai lu
Petit Pays et je l'ai passé au bac ou au brevet", il y a quelque chose d'irréel et de magique. Je pourrais dire que j'ai vécu ça.
C'est fou d'être reconnu de son vivant. C'est quelque chose de fabuleux.
GAËL FAYE
Jacaranda, trente ans après le génocide
Quelle a été la genèse de votre deuxième roman, Jacaranda ?
Je ne voulais plus parler de la région, mais le sujet s'est imposé à moi. J'avais très peur de parler du Rwanda. Je savais que l'histoire était beaucoup trop douloureuse. Je ne savais pas par quel bout la prendre. J'étais parti sur un autre roman qui n'avait rien à voir avec tout ça.
D'abord, il y a eu le personnage de tante Eusébie qui est déjà dans Petit Pays et qui est le seul personnage dont on ne connaît pas le destin à la fin de l'histoire. J'avais une dette envers elle. Je prenais ses nouvelles à travers les saynètes. Plus j'écrivais sur elle, plus j'élargissais son cercle. Le fait de vivre moi-même au Rwanda, me permettait d'alimenter au jour le jour, cette vie d'après. Peu à peu, le roman sur lequel je travaillais prenait moins de place dans mon esprit que ces écrits sur Eusébie et mes réflexions post-génocide.
On cheminait vers la trentième année de commémoration. Je me suis rendu compte qu'une génération entière était passée et que 70 % de Rwandais étaient nés après le génocide. Il y avait une urgence de transmission.
GAËL FAYE
Je me sentais appartenir à une génération trait-d'union, j'étais trop petit à l'époque des événements pour y avoir participé. Mais j'étais témoin de tout ça et je devais dire à tous ces jeunes artistes avec lesquels je travaille à Kigali, au Rwanda, dans la région, un peu comme un aîné : "On vient de cette histoire-là. Et si aujourd'hui, on vit dans une société stabilisée, normalisée, c'est parce qu'au lendemain du génocide, des êtres humains ont réappris à vivre, à aimer, à s'écouter, à refaire société, à redonner du sens à l'existence.
La récurrence du silence
Ce qui frappe dans Jacaranda, c'est la récurrence du silence, cette chape de plomb sur le passé, les violences, les souffrances, l'exil. Pourquoi ce silence ?
Ça m'avait beaucoup interrogé, pendant des années. J'ai grandi dans ce silence-là. Je dirais que les littératures autour de la Shoah ou du génocide arménien, m'ont fait comprendre que c'est un phénomène universel, une conséquence de toutes les grandes violences pour les communautés qui ont vécu les guerres, l'exil, l'arrachement et le génocide.
Il y a une forme de sidération, d'incapacité de dire l'évènement, à comprendre. Une croyance parfois de se dire que si on n'en parle pas, et bien ça passera, que si on n'en parle pas à ses enfants, on les protégera.
GAËL FAYE
À travers
Jacaranda, c'était aussi une volonté de comprendre toutes les dynamiques différentes qui étaient à l'œuvre dans ce silence des êtres humains pris dans les événements traumatiques.
Je me souviens de ce que disait Primo Levi : "Au sortir des camps, nous avons parlé. Personne ne nous a écoutés. Finalement, on a adopté le silence." Parfois, certains parlent, mais on n'est pas prêts à les entendre. Il faut comme un sas pour mettre le crime à distance et permettre de le penser. Pour les romans qui sont sortis tout de suite après le génocide, on était trop proches de l'événement pour qu'ils puissent être reçus comme l'ont été
Petit Pays ou Jacaranda.
Un hymne à la vie
Dans Jacaranda, il y a des scènes de massacres terribles, mais malgré tout ça, votre roman reste un hymne à la vie.
Ce qui m'impressionne, c'est de voir comment la vie reprend ses droits. J'ai découvert le Rwanda en 1994, au moment du génocide. Dans les souvenirs de cet été-là, jamais je n'aurais pu penser que j'habiterais au même endroit, en étant adulte, que j'allais y élever mes filles (il vit à Kigali, capitale du Rwanda depuis 2015 N.D.L.R). À l'époque, cet endroit me faisait penser à l'enfer. Mais la jeunesse est revenue avec son insouciance, son désir d'avenir, sa fabuleuse vitalité. Bien sûr, la société rwandaise est blessée et inconsolable, mais elle est aussi pleine de ressources ? Tout ça cohabite. C'est justement cette cohabitation-là, si complexe, qui donne envie d'écrire des romans. Parce qu'elle est faite de tellement de couleurs différentes.
On se demande comment se relever après un génocide, comment revivre avec les anciens bourreaux ?
C'est la grande question qui reste ouverte dans mon livre. Quand Claude dit à Milan : "ce que je leur reproche à tous ces gens qui ont commis le mal, c'est d'avoir créé pour encore longtemps, une société de défiance".
Juger les responsabilités françaises
Devant le tribunal administratif de Paris, les victimes du génocide des Tutsis au Rwanda espérent condamner l'Etat français pour diverses fautes commises entre 1990 et 1994. Qu'est ce que cette démarche vous inspire ?
Je pense qu'elle est nécessaire. La justice, c'est la possibilité d'acter une vérité historique. Il peut y avoir des discours politiques, mais ce que Macron a dit en 2021, peut être démenti par un prochain président français et susciter le trouble. Une décision de justice s'appuie sur des éléments très concrets. Il n'y a pas d'idéologie, de démarche liées à un courant politique. C'est important. Comme c'est important de réhabiliter les victimes. Un génocide, c'est la déshumanisation des personnes. Quand la justice passe par là, elle les réhumanise. On a avancé sur la relation entre le Rwanda et la France, mais ce n'est pas suffisant. Il faut continuer d'interroger ce passé, de voir comment tout cela est arrivé, de faire en sorte que ça ne se reproduise pas. Ce n'est pas une attaque contre la France. C'est une façon de réinterroger les fondements de la République, les fondements de l'Etat de droit.
Le Rwanda, c'est un scandale de la Cinquième république. Sans la consultation du peuple, ni du Parlement, en France, un petit groupe de personnes a soutenu un régime qui a commis un génocide.
GAËL FAYE
Quoi de mieux que les tribunaux pour mettre au clair les défaillances du système ? Je pense que c'est sain et si on le fait aujourd'hui, tant que les gens sont vivants, ça peut réparer et c'est surtout une épine qu'on enlèvera aux générations à venir. Il ne faut pas qu'on se retrouve avec des mémoires comme celles sur l'Algérie, sur l'esclavage ou la colonisation, ou des années, voir des siècles plus tard, ça crée encore des polémiques terribles. Il faut vraiment assainir cette question-là. C'est primordial de la dépassionner et la justice dépassionne.
Toutes les victimes se valent-elles vraiment ?
Pensez-vous, à la lumière de ce qui s'est passé au Rwanda, qu'en France et dans le monde occidental, toutes les victimes, noires, basanés et blanches, se valent vraiment ?
Ça dépend d'où on parle. Mais, effectivement, vu d'Occident, il y a des biais racistes, encore présents, conscients ou inconscients. De se dire : "De toute façon, la vie n'a pas la même valeur". Je ne le dis pas par provocation, je le dis parce que je l'avais lu et entendu, parfois même de la part des journalistes. Les morts au kilomètre, votre profession connaît bien ça. C'est-à-dire qu'on est plus intéressé par un chien écrasé au bout de la rue, que par une centaine de morts, à l'autre bout de la planète. C'est, je pense un réflexe humain, mais aussi, d'une certaine façon, une abomination. C'est une manière d'anesthésier notre empathie, notre sororité, notre fraternité, notre compassion. Pour remédier à ça, il faut éviter d'essentialiser des groupes, parler sous forme de statistiques. Il faut ramener de l'humanité. Même le journalisme est capable de produire de l'humanité. C'est le travail premier des artistes.
Dans le cas du génocide des Tutsis au Rwanda, on peut reprendre ce qui a été écrit à l'époque. On parlait "des massacres interethniques", "de haine atavique", ancestrale, d'une façon de régler des conflits qui a toujours été faite par la machette ou par une violence spontanée.
GAËL FAYE
Avec ces termes-là, on ne peut pas se dire que c'étaient des gens comme nous, qui aimaient, qui ressentaient. Parfois, ça nous arrange aussi de nous dire que ces événements se passent loin. Cela ne nous oblige pas à nous engager, à changer la vie. On a des institutions qui devraient être garantes de ça, de tous les principes qu'on a édicté, par exemple au sortir de la Shoah. Malheureusement, ces institutions ne sont pas à la hauteur. Ce sont de petits citoyens qui doivent se relever les manches et parfois sacrifier leur existence pour qu'adviennent un peu d'humanité et de justice dans ce monde. Comme lors du procès d'un génocidaire rwandais, le Docteur Rwamucyo à la Cour d'assises de Paris (il a été condamné le 31 octobre à 27 ans de réclusion criminelle NDLR).
C'est un procès devant l'Histoire, comme ceux de Papon et de Touvier. Mais, il n'a pas eu la même couverture médiatique.
GAËL FAYE
Cet homme-là a permis l'ensevelissement des milliers de corps (on parle de 25.000). J'étais au procès. C'est le huitième procès de ce type et ils n'auraient pas vu le jour si de simples citoyens ne s'étaient pas insurgés contre le scandale de voir les génocidaires vivre tranquillement et librement en France. Normalement, on pourrait penser que c'est à la justice de faire ça, qu'il y a des institutions qui devraient prendre ça en charge. On pense que tout est sous contrôle, parce qu'il y a des institutions, un Etat, mais non. Parfois, on se rend compte que rien n'est sous contrôle. Ça nous pousse à nous responsabiliser tous individuellement.
Propos recueillis par Dragan Perovic