Fiche du document numéro 34642

Num
34642
Date
Vendredi 16 septembre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1556010
Pages
13
Urlorg
Titre
Analyse de quelques écueils sur la recherche et les savoirs sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Dr. Philibert Gakwenzire
Université du Rwanda

Ma communication discute de deux écueils liés à la conduite de recherche en tant que moyen de construction des savoirs sur un génocide et les enjeux liés à la transmission des résultats (de cette recherche) aux différents groupes de la société humaine. La question que l’on peut se poser d’emblée, si nous travaillons sur un fait extrême, souvent qualifié d’indicible, innommable et bien d’autres expressions qui montrent nos limites intellectuelles, sommes-nous prêts à pousser nos raisonnements jusqu’à l’extrême ? Mon but n’a pas pour intention de décourager ceux qui ont pris l’aventure de travailler sur le crime des crimes mais plutôt de montrer l’importance sociétale du chemin qu’ils ont pris et de les stimuler de continuer dans ce sens.
Un génocide est un fait immense, intellectuellement difficile à embrasser et renversant des schèmes classiques de penser. Celui qui a été commis contre les Tutsi du Rwanda a été l’objet d’un nombre impressionnant d’articles, d’études monographiques, de mémoires et de thèses produits dans plusieurs universités dans le monde . Il a intéressé tous les champs de recherche en sciences sociales et humaines. Pourtant, il a montré sa façon d’échapper aux normes scientifiques qui invitent un chercheur à l’aborder avec beaucoup de précaution, de doigté et de dépassement de soi.
En juillet 2008, le Centre d'Etude Pluridisciplinaire sur le Génocide, en collaboration avec la Commission nationale rwandaise de lutte contre le génocide et les autres partenaires, a organisé un colloque pluridisciplinaire sous le thème évoquant ces difficultés épistémologiques : « Génocide au Rwanda et Reconstruction des champs du savoir ». Dans son argumentaire, le colloque fait cette assertion : « l'avènement du génocide, en plus de la destruction des membres d'une communauté, ébranle la totalité du réel et met le chercheur devant des situations inédites. Tous les systèmes sur lesquels s'organise le savoir semblent en suspens, ou pire, en décomposition ». Ce qui est plus paradoxal, le projet d'extermination des Tutsi s'est appuyé sur des récits ethnologiques et anthropologiques des siècles derniers qui ont érigé Hutu, Tutsi et Twa en objets de recherche scientifique et de découverte. D'où le "discours du savoir", passé ou présent, figure le crime et le justifie en s'éloignant de tout dynamisme raisonnable qui s'étend sur un horizon éthique .
L'après-génocide, qui se prolonge jusqu’aujourd’hui et qui passera après nous, nous impose de nouveaux paradigmes et nous expose la fragilité de nos approches à vouloir circonscrire un objet d'étude qui les déborde. Dès lors, le génocide s'écrit à partir d'un trou, d'une faille, qui oblige(nt) à opérer un tournant épistémologique pour pouvoir réévaluer les cadres théoriques des champs du savoir. Il s'ensuit donc que les méthodes en sciences humaines et sociales, et la quête de sens, à partir du génocide, entraînent irrésistiblement la reconstruction ou la refondation des champs du savoir.
Dans cette même veine, le politologue Paul Zawadzki revient sur les mêmes appréhensions en ciblant les questions épistémologiques et morales de travailler sur ce qu’il qualifie « des objets détestables » . Ce chercheur se pose une série de questions à partir de l’interpellation de l’historien de l’antisémitisme, Léon Poliakov, reprise dans la présentation du livre de Hannah Arendt Eichman à Jérusalem. La remarque que Léon Poliakov avance la distinction entre la science, en l’occurrence historique, et l’éthique.
Quelles sont alors, les questions de Paul Zawadzki ? « Que faisons-nous lorsque nous travaillons en tant que « savants » sur des objets que nous n’aimons pas et qui suscitent en nous de l’indignation, de la répulsion, de la peur, du dégoût, bref sur des objets que nous jugeons détestables ? Pourquoi dépenser tant d’énergie à l’analyse d’objets qui nous font horreur ? »
Autrement dit, pourquoi passer tant de temps à lire des pamphlets abominables écrits par des gens qu’on déteste, à écouter des récits de barbarie, à examiner des dynamiques de destruction alors que l’histoire offre tant d’œuvres de culture dont nous, universitaires, avons la responsabilité de parler si nous voulons que cette culture reste vivante ?
Habituellement, la norme scientifique consiste à ce que le chercheur s’intéresse à un objet éventuellement considéré par sa communauté savante comme universelle, capable de rendre le monde plus signifiant. De l’autre côté, lorsqu’on travaille sur ce qui non seulement n’a aucune valeur à nos yeux mais se situe du côté de la mort, on ne travaille plus dans la même perspective ou en vue du même intérêt de la connaissance. Dans le premier cas, on est soucieux de faire vivre et de transmettre un objet qui a une valeur. Dans le second, d’une manière plus ou moins explicite, on a en tête l’impératif du « plus jamais ça ».
L’auteur avance d’autres tentatives de réponse à cette problématique, en affirmant que nous travaillons sur ces objets parce que nous éprouvons une dette à l’égard des morts. En reprenant l’assertion de Paul Ricoeur, Zawadzki affirme avec lui que « l’historiographie est rappelée à sa relation de dette à l’égard des hommes du passé. En certaines circonstances, en particulier lorsque l’historien est confronté à l’horrible, figure limite de l’histoire des victimes, la relation de dette se transforme en devoir de ne pas oublier ».
Quant à la question du rapport aux valeurs ou au jugement de valeurs, qui est une démarche qu’un chercheur en sciences sociales ou humaines doit bien observer, lorsque l’objet n’a aucune valeur aux yeux de celui qui le déteste, la finalité de la recherche se trouve ailleurs. C’est dans ce sens que des finalités pratiques, politiques et morales, besoin de nommer, d’apaiser nos propres angoisses, de rendre justice aux victimes, éventuellement devant les tribunaux, de tirer des leçons de l’histoire ou de délégitimer un régime politique, de contribuer à faire cesser l’horreur présente ou à venir sont évoqués.
Une autre interpellation que j’aimerais bien discuter est celle des temporalités d’étude du génocide commis contre les Tutsi. A l’état actuel des recherches sur ce sujet, il est convenu que cet événement se comprenne mieux en faisant appel à l’approche du temps durée . La question qu’il est légitime de se poser est celle de savoir d’où on peut s’arrêter dans le passé pour trouver plus de lumières sur le sort des Tutsi en avril-juillet 1994. Une interrogation porte sur la périodisation des événements qu’on peut considérer comme des précédents a l’avènement d’annihilation que les Tutsi ont subi dans toutefois tomber dans la téléologie. Très souvent, on évoque une temporalité double, celle du temps long de la radicalisation politique et de l’idéologisation raciste, et celle du temps court qui restitue la part de responsabilité des acteurs sociaux.
Parmi les périodes que l’on peut imaginer, Jean-Pierre Chrétien Marcel et Raphael Nkaka ont bien étudié l’arrivée du racisme européen dans la région africaine où se situe le Rwanda , et l'emprise d'une logique raciale sur la société rwandaise . Ces auteurs ont écrit des synthèses qui font autorité sur le sujet en montrant les considérations, sommaires, intéressés et stéréotypés que les Européens avaient sur la société rwandaise dans son ensemble et ses conséquences. Sur cet aspect, il n’est pas évident si ces études pourtant pertinentes sont assez divulguées ou si les chercheurs en sciences sociales en font suffisamment références.
Une autre période nécessaire à sculpter pour bien comprendre la société rwandaise dans son passé le plus proche est celle de 1959-1961. Cette tranche de temps, bien que court, regorge des micro-événements de caractère national et international qu’il faut toujours étudier. Même si elle est proche nous dans le temps, bien documentée et souvent étudiée, elle est assez enchevêtrée et de fait, mérite d’être mieux déchiffrée. Par ailleurs, l’analyse de sa documentation par le fait qu’elle se porte sur plusieurs niveaux administratifs et véhiculant des idées situées sur différents échelles est un vrai défi.
A titre illustratif, en juillet-août 1961, les territoires de Kigali, Kibungu, Nyanza et Astrida connurent des massacres des Tutsi et des membres de l’UNAR en général . Ces terreurs organisées par le parti politique MDR-Parmehutu et le pouvoir colonial visaient à ce que les élections référendaires et législatives prévues le 25 septembre 1961 se terminent en faveur des deux parties précitées en confirmant notamment le régime républicain issue de ce qui a été appelé le coup d’état de Gitarama le 28 janvier 1961.
Ces troubles étaient dénoncés auprès de l’Organisation des Nations Unies par des pétitionnaires rwandais et des observateurs onusiens en mission au Rwanda en mettant clairement en cause les auteurs des troubles. Les autorités belges élaborèrent un livre blanc à présenter à l’Assemblée générale de l’ONU, un document qui est en réalité un détournement de la vérité. La Belgique, à travers son Ministère des Affaires étrangères et ses représentants auprès de l’ONU le fit circuler alors qu’il est plein de mensonges et de détournements de vérité alors que les documents qui racontent la réalité sont presque enterrer. En termes de recherche, ce fait d’exhiber les faux documents et écarter ceux qui peuvent aider à connaitre la vérité historique pose un problème d’accès aux sources diversifiées afin de les confronter.
© Philibert Gakwenzire
Ceci est une page d’un document plusieurs pages. Les administrateurs coloniaux belges rapportent les troubles qui se passent sur les collines. Une injonction vient de la résidence pour leur signifier que les rapports tels qu’ils sont – bien que réels- ne serviraient en rien à la Belgique pour se défendre contre les griefs de l’ONU. Alors, la résidence se met à falsifier les faits . Voici un mémorandum qui donne le ton aux méthodes de recueil des faits selon les attaques probables de l’ONU contre la Belgique en tant qu’autorité administrant le Rwanda.
En conclusion, j’ai soulevé ces défis d’ordre épistémologique, éthique et documentaire pour montrer que nous faisons des recherches dans un domaine particulier, raison pour laquelle nous devons nous mobiliser davantage et travailler d’une façon solidaire.

[Notes :]

Rémi Korman, « Les universitaires et intellectuels rwandais à l'épreuve du génocide des Tutsi : première mémoire, première histoire », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 41 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 25 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/framespa/13693 ; DOI : https://doi.org/10.4000/framespa.13693

Charlotte Lacoste. CR du colloque « Génocide du Rwanda et reconstruction des champs du savoir » (23-25 juillet 2008, Kigali). Récits du génocide et traversée de la mémoire, J.-P. Karegeye (dir.), éd. Espace de libertés/La Pensée et les hommes, 2009

Idem

Paul Zawadzki, « Travailler sur des objets détestables : quelques enjeux épistémologiques et moraux », Revue internationale des sciences sociales, vol. 174, no. 4, 2002, pp. 571-580.

Idem, p. 2

Idem p. 3

Florent Piton et Boris Adjemian, « Rwanda : pour une histoire des violences de masse dans la longue durée », Études arméniennes contemporaines [En ligne], 11 | 2018, mis en ligne le 15 octobre 2018, consulté le 26 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/eac/1719 ; DOI : https://doi.org/10.4000/eac.1719

Chrétien, Jean-Pierre, et Marcel Kabanda. Rwanda. Racisme et génocide. L'idéologie hamitique. Belin, 2016

Nkaka Raphaël (2013), « L’emprise d’une logique raciale sur la société rwandaise, 1894-1994 », thèse de doctorat, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Léon Saur, Catholiques belges et Rwanda : 1950-1964. Les pièges de l’évidence, Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’Université Paris I, Discipline : Histoire, Paris I, 2012, p.1011

P. Aerts, Draft du dossier à confier au délégué belge a la Quatrième Commission et a l’Assemblée Générale de l’ONU en septembre 1961, Royaume de Belgique, Archives générales du Royaume, Archives africaines, RWA(86)

P. Aerts, Pour le Résident du Rwanda, Administrateur de Territoire chargé des fonctions administratives Draft du dossier à confier au délégué belge a la Quatrième Commission et à l’Assemblée Générale de l’ONU en septembre 1961, Royaume de Belgique, Archives générales du Royaume, Archives africaines, RWA(86)
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