Fiche du document numéro 34610

Num
34610
Date
Vendredi 25 octobre 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
301610
Pages
19
Urlorg
Titre
Procès de Rwamucyo à la Cour d’assises de Paris - 17ème jour
Sous titre
Compte rendu de l’audience du 23 octobre 2024
Nom cité
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Mercredi 23 octobre 2024, l’audience a commencé avec la déposition de Monsieur Yves Delannoy, expert psychologue. Ce dernier a résumé l’expertise de l’accusé réalisée à Lille en 2014.

Il dépeint une personnalité intelligente, modérée et agissant avec réflexion et pondération. Il ne voit chez l’accusé aucune anomalie, aucun trouble psychologique particulier, il ne remarque aucune tendance à la fabulation ou à la mythomanie. Il constate chez l’accusé un caractère défensif d’une personnalité organisée névrotiquement dans les limites de la normalité. Il souligne que l’accusé se dit victime et ennemi public, ses origines Hutu le désigneraient comme un penseur du génocide. Il remarque des traits narcissiques chez l’accusé, il explique que ce dernier a besoin d’avoir une bonne image de lui, et qu’ainsi « reconnaître ce qu’on lui reproche est quelque chose qui est sans doute impossible chez lui ».

Monsieur Michaël DUFOUR, psychiatre, a résumé l’expertise psychiatrique de l’accusé qu’il a lui-même réalisée en février 2014. Il souligne avoir rencontré quelqu’un qui avait un contact facile, une élocution aisée, un contact parfois ostentatoire, assez sûr de lui dans la maitrise de ses dires ». Il ajoute que l’accusé déclamait son innocence totale. Il indique que l’accusé a « une intelligence normale voire supérieure, qu’il n’est pas délirant, ni dissocié, il n’a pas de trouble psychotique. Il souligne un rapport à l’autre « peut être un peu condescendant » mais précise que peut être que l’approche un peu professorale de l’accusé pourrait être liée à la position de l’expert qui avait des connaissances moindres sur l’histoire du Rwanda. L’accusé a été invité à réagir aux propos des deux experts par le Président de la Cour. Il exprime alors être pratiquement d’accord avec tout ce qu’ils disent.

Madame Gloriose NYIRAHABIMANA, rescapée du génocide, a ensuite été entendue par la Cour à titre de simples renseignements. Lors du génocide, alors qu’elle n’était âgée que de 18 ans, elle indique s’être réfugiée à l’église de Nyumba, elle précise qu’avant de se rendre à Nyumba, elle s’est rendue à l’église de Cyahinda, elle a dû fuir vers Nyumba car les personnes à l’extérieur de l’église se faisaient fusiller. Elle souligne qu’à Nyumba, les personnes cherchant à se réfugier venaient de partout. Elle explique que ces personnes ont essayé de se défendre à l’aide de pierres, mais que les Interahamwe ont pris le dessus avec des machettes et des fusils. Elle précise que lorsqu’elle est arrivée à Nyumba, de très nombreux Tutsi avaient déjà été tués, de nombreux cadavres jonchaient le sol de l’église, c’est pour cela qu’elle s’est réfugiée à côté dans le bâtiment dit de « célébrations ». Elle raconte l’attaque qu’elle a subie dans ce lieu, elle indique que les Interahamwe les ont envahis, un coup de gourdin lui a été asséné sur le front, elle raconte s’être alors cachée dans les cadavres et s’être évanouie. Elle raconte s’être réveillée dans la soirée et avoir « entendu à ce moment-là les gens dire que quiconque se sentait encore vivant devait sortir de là car le lendemain on allait revenir [les] exterminer ». Après avoir réussi à se dégager des cadavres et à quitter le bâtiment, elle confie s’être fait violer par plusieurs hommes, avant de réussir à trouver refuge chez une femme. Elle explique avoir pu rester chez cette femme et avoir aidé à garder les vaches et à s’occuper de son enfant. Elle soutient avoir vu le Caterpillar ensevelir les corps des victimes de Nyumba dans une fosse, après que les enfants avec qui elle gardait es vaches lui aient demandé de venir « voir comment le Caterpillar est en train d’enterrer les Tutsi ». Elle affirme que parmi les victimes transportées par le Caterpillar se trouvaient des personnes encore en vie, qui gémissaient. Elle ne serait restée alors qu’environ 20 minutes, et aurait prétendu, pour partir, vouloir aller garder les vaches par peur d’être mise aussi dans la fosse. En outre, elle précise avoir entendu, lorsqu’elle était en contrebas de la fosse, des personnes dire « Eugène Rwamucyo a bien fait d’amener ce Caterpillar » et que lorsque quelqu’un avait demandé qui était cette personne, un autre lui aurait répondu que Monsieur RWAMUCYO « est docteur et professeur à l’université ».

Interrogée par le Président Monsieur LAVERGNE, elle indique que selon elle celui qui conduisait le Caterpillar pouvait voir qu’il transportait des personnes vivantes. En réponse à une question de la défense, elle précise qu’une personne qu’elle ne connaissait pas donnait des instructions au chauffeur de l’engin.

Enfin interrogée par la défense, elle précise que la personne qui l’a recueillie portait le nom de PRISCA mais qu’elle ne connaissait pas l’autre partie du nom et qu’elle ne sait plus le nom des enfants qui lui ont demandé d’aller voir le Caterpillar. La défense souligne alors qu’il est étonnant de se souvenir du nom de l’accusé mais pas du nom de ces personnes. Madame NYIRAHABIMANA rappelle alors qu’elle connaît le nom de la femme qui l’a sauvée : PRISCA. La déposition prit fin à la suite des questions de la défense sur la constitution de partie civile de Madame Gloriose NYIRAHABIMANA.

La journée s’est poursuivie avec le témoignage de Madame Spéciose MUKAYIRANGA, rescapée du génocide. Elle a déposé devant la Cour à titre de simples renseignements. Tout d’abord, elle explique que les Tutsi étaient déjà ciblés avant 1994, elle-même a notamment été attaquée par des personnes armées de machettes à son propre domicile en 1992. Elle déclare qu’en février 1993, elle décide d’envoyer trois de ses enfants chez le professeur KARENZI à Butare, ami de la famille, après que son mari ait été menacé de mort. Après avoir survécu à plusieurs massacres, elle raconte avoir réussi à atteindre Nyumba, c’est là qu’elle apprend que ses enfants réfugiés à Butare ont été tués le 30 avril 1994. Elle affirme alors, que les personnes de Butare auraient préparé « le génocide dans le plus grand secret ». Elle explique, que lorsque la femme du professeur Karenzi a été tuée à leur domicile, ses enfants et ceux du professeur étaient cachés dans le faux plafond. Ils seraient ensuite parvenus à trouver refuge chez des Sœurs avant d’être débusqués et tués par des militaires. A la question du Président, Madame Spéciose MUKAYIRANGA affirme tenir ces informations des Sœurs. Elle précise en outre qu’en 2002, une fosse à Taba a été découverte par hasard et qu’accompagnée des sœurs, du frère du professeur Karenzi, elle a pu aller tenter d’identifier les corps des enfants, elle aurait reconnu une veste appartenant à l’un de ses fils.

Madame Constance NYIRAKAMANA, rescapée, assistée d’un interprète a ensuite déposé devant la Cour à titre de simples renseignements. Elle explique s’être réfugiée dans une grande « maison » au séminaire de Nyakibanda après qu’on leur ait indiqué de s’y rendre. Elle indique avoir réussi à survivre à l’attaque en se cachant parmi les cadavres. Elle confie en outre avoir fait une fausse couche lors de cette attaque, elle était enceinte de sept mois. Elle précise ne pas avoir vu de prêtre sur place. Elle déclare avoir perdu la notion du temps mais pense être restée cachée parmi les cadavres pendant trois jours. Elle affirme aussi avoir entendu lorsqu’elle était cachée parmi les cadavres, des personnes dire qu’un véhicule était arrivé et qu’il prenait les personnes, dont celles vivantes et qu’il s’agissait du véhicule d’Eugène RWAMUCYO. Interrogée par Monsieur le Président, elle confirme ne pas se souvenir de tout et indique avoir entendu parler de l’accusé pour la deuxième fois lors de réunions de rescapés.

Enfin, la journée s’est clôturée avec l’audition de Monsieur Marcel KABANDA, Président de l’association Ibuka France.

Déclaration : « Je commence par dire qui nous sommes, c’est quoi Ibuka France. Ibuka c’est un mot rwandais qui veut Kwibuka « se souvenir », « Ibuka » c’est la forme impérative « souviens-toi n’oublies pas, rappelles-toi », c’est aussi comme ça que les parents parlent à leurs enfants pour leur dire de ne pas oublier quand ils seront grands. L’idée de l’association a été pensée en 1994, elle est née de la diaspora rwandaise, dans la communauté des anciens réfugiés qui suivaient à travers la presse ce qu’il se passait au Rwanda et qui comprenaient très bien que leur famille était en train de disparaître. Ibuka c’est comme une réponse aux appels à l’aide que lançaient désespérément ceux qui mourraient au Rwanda. Au fond, c’est une réponse un peu dérisoire, vous disparaissez physiquement, mais vous demeurez dans nos mémoires. Ce qui vous arrive ne sera jamais oublié.

En 1995, l’idée est concrétisée, va se mettre en place l’association Ibuka. En réalité, c’est comme un collectif. Après le génocide, les rescapés qui étaient au Rwanda se sont mis ensemble, ceux qui avaient plus d’énergie, qui étaient moins blessés physiquement, ont essayé d’organiser les autres pour qu’ils puissent continuer à vivre, se remettre à marcher. Il y a eu des associations comme Avega. Des jeunes universitaires se mettaient ensemble pour aider les petits frères, il y a eu un mouvement parmi les rescapés pour permettre aux rescapés de reprendre pied. Vous avez dû entendre les expériences, les violences faites aux femmes, les viols, les personnes contaminées par le virus du SIDA, les orphelins, il y avait des adultes auxquels il manquait des membres. Pour qu’ils puissent reprendre pied, il fallait quelqu’un pour les assister. Ibuka c’est le collectif, c’est le lieu où les questions sont prises en charge et font l’objet d’un plaidoyer auprès des institutions publiques, gouvernements et ONG internationales…

Au Rwanda, l’association va se mettre en place car c’est là que sont les rescapés, mais aussi dans la diaspora où des rescapés vont se réfugier, où des Rwandais vivaient déjà, avec des personnes dont les familles ont disparues. C’est aussi pour nous-même nous aider à porter cette mémoire, la préserver contre ce qui s’est mis en place très vite, c’est combattre le négationnisme, c’est aussi pour porter cette mémoire à d’autres. Des associations Ibuka vont se créer ailleurs, en Hollande, en France, en Norvège, en Italie, en Belgique, Suisse, etc. Toutes ces associations sont indépendantes des unes des autres. Le fonctionnement d’Ibuka est pensé par rapport à la législation interne dans laquelle elle s’est établie. Ibuka France est autonome. Chacune des associations a créé des programmes. Nous, nous avons par exemple un programme important en matière d’éducation, on a eu un programme en soutien aux rescapés du Rwanda, il s’agissait d’apporter un soutien dans le domaine de la santé mentale pendant les procès Gacaca. Je disais que c’est une mission un peu dérisoire car nous n’avons pas pu répondre à l’appel au secours de ceux qui mourraient. J’ai adhéré à Ibuka en 2005 ou 2006, Ibuka France a été créée en 2002. Avant j’avais déjà commencé à travailler sur le génocide des Tutsi et notamment sur la question de la propagande. J’ai étudié le journal Kangura, j’ai participé à la publication du premier livre sur la propagande : Rwanda les médias du génocide, 1995, coécrit avec Jean-François Dupaquier, Jean-Pierre Chrétien et Joseph Ngarambe. Le TPIR nous a demandé de faire un rapport sur ces médias qu’on a présenté en 2001. J’ai fait un rapport tout seul et un deuxième rapport sur Kangura et la RTLM avec Dupaquier, Chrétien et Ngarambe.

Je sais alors que la violence des tueries, que le caractère implacable de la chasse est à la mesure de la propagande. Les 10 commandements du Hutu sont souvent cités. Kangura a publié avant le génocide 59 numéros entre 1990 et 1994, chaque numéro comprenait deux ou trois articles dans lesquels les Tutsi étaient présentés comme des minorités orgueilleuses dont le but était le génocide des Hutu, la restauration de la monarchie et l’asservissement. Dans la propagande, il y avait des articles qui disaient que les Tutsi avaient déjà pris le pouvoir au Rwanda, qu’ils avaient tout entre leur main, commerce, assurances… Tout le monde pouvait savoir qu’il n’y avait pas 90% de Tutsi dans la fonction publique rwandaise. Les plus visées étaient les femmes, car selon la propagande, la femme Tutsi a corrompu le Hutu, c’est elle qui corrompt la communauté internationale. Il y a cette propagande qui est importante et qui a touché beaucoup de rwandais. Je pense que des Hutu y ont cru, des Tutsi en ont souffert. Ils souffrent depuis 1990 de cette propagande, il y a une conscientisation de la violence. La violence ne commence pas en 1994.

L’enjeu de ce procès c’est de mettre fin à l’impunité. Un des problèmes au Rwanda depuis 1959, c’est un pays qui a toujours été administrativement bien organisé, on pouvait punir un voleur de chèvre mais pas un auteur de violences contre les Tutsi ou contre ses biens, c’était considéré comme un acte révolutionnaire. Il y a eu des pogroms, des massacres en 1973, personne n’a jamais été puni pour les violences à l’encontre des Tutsi. L’un des enjeux, c’est donc aussi de restaurer la place du Tutsi. Le deuxième enjeu porte sur la localisation des corps. Les corps sont massivement présents. C’est un magma. Ils sont désespérément absents; parce qu’ils ont été jetés nus, on ne peut pas les reconnaître. C’est massif ils sont présents et absents à la fois, c’est désespérant. L’un des avantages des Gacaca était de permettre aux accusés de dire où ils ont jeté les corps. Les rescapés mourront peut-être avec ce poids de ne pas savoir, de ne pas avoir honoré la mémoire des leurs.

Je souhaite remercier le CPCR, nous savons très bien qu’il n’y a pas de mémoire s’il n’y pas de justice, nous n’avons pas le temps de nous occuper des deux à la fois, donc je les remercie pour cet engagement. Je remercie nos avocates et toutes les associations qui se portent parties civiles dans ces procès ».

PR : Ibuka France existe depuis 2002, elle avait essayé de mettre en place des programmes pour l’aide auprès des personnes traumatisées, pour leur permettre d’accéder à des soins d’ordre psychiatrique ?

Marcel : Tout d’abord, nous avons mis en place un programme d’éducation en France à l’adresse des collégiens et lycéens, par exemple, ce matin un lycée de Nice est venu suivre les débats. Nous intervenons dans les établissements scolaires au côté du mémorial de la Shoah par exemple ou de la Ligue de l’enseignement. Nous le faisons à la demande des établissements scolaires. Depuis deux ans les demandes sont devenues beaucoup plus importantes, depuis que le génocide est prévu sur les programmes d’enseignements secondaires. Les rescapés interviennent ou moi-même sur des questions d’histoire. Le projet que nous avons mené au Rwanda à l’attention des rescapés, a été suscité par les procès Gacaca. Il s’agissait de procès à risque, car ils reposaient sur la capacité des rescapés à témoigner. Ils ont été mis à l’épreuve car il s’agissait de témoigner sur leurs lieux de vie, il fallait venir raconter devant les auteurs. Le Rwanda n’avait pas de psychiatre, ni psychologue formé. Des équipes partaient de France et réunissaient les rescapés pour qu’ils aient le courage de parler, ils faisaient des réunions pour les écouter, les laisser parler, les rassurer et pour leur dire qu’ils pouvaient se reposer sur des équipes de professionnels après les Gacaca. Cela a duré le temps des Gacaca. Nous avons mis en place un programme de formation de psychologues et de psychiatres. Nous en avons formé plus de 50 en 10 ans mais nous avons arrêté le programme faute de financement.

PR : environ 2 procès par an. A chaque procès vous êtes partie civile ?

Marcel : nous n’avons pas été partie civile pour un seul procès, c’était le premier.

PR : vous aviez une connaissance particulière de Eugène RWAMUCYO ? Vous avez fait partie d’un groupe d’experts qui a travaillé sur les médias de la haine ?

Marcel : j’ai entendu parler de Eugène RWAMUCYO presque par hasard. Ce nom je l’ai croisé en 1999 quand nous préparions le rapport pour le TPIR. Le premier qui nous parle de RWAMUCYO est l’ancien directeur de l’imprimerie scolaire de Kigali. La question vient incidemment, à l’époque nous voulions savoir qui finance le journal. Alphonse nous dit que RWAMUCYO est venu. On ne s’y arrête pas, car on avait un rapport à faire qui portait sur 3 autres personnes. Pendant ce voyage au Rwanda, nous allons à Butare aussi, pour avoir des informations sur Nahimana Ferdinand, un ancien collègue de Nahimana nous parle de Eugène RWAMUCYO et dit qu’il était de la CDR et que c’était un extrémiste Hutu.

PR : avez-vous autre chose à ajouter ?

Marcel : si je devais ajouter autre chose : j’ai souvent entendu parler d’Ibuka, que Ibuka organise ou fait des choses, on n’organise rien. Nous soutenons les rescapés. Les parties civiles des avocats, qu’ont les avocats, je ne les connais pas, donc ce n’est pas moi qui organise des réunions, ni mes collègues d’Ibuka, ils n’ont pas le temps de le faire, ni l’intérêt de le faire. Nous ne voulons pas la manipulation de la justice, nous voulons la vérité. Le rescapé s’il doit porter plainte et contre qui, il le sait mieux que moi. Mais s’il me posait la question sur les procédures judiciaires, je pourrais donner des noms d’avocats car j’en connais, je pense que c’est comme cela que ça se passe mais ce ne sont pas des complots. J’aiderais les rescapés à apporter leur parole s’ils en ont besoin. Mais on ne m’a jamais sollicité.

Juré : Est ce qu’il existe un négationnisme important de ce génocide ? Est-ce qu’il existe des associations importantes qui œuvrent pour nier le génocide ?

Marcel : oui il y a un négationnisme très important. Ce négationnisme a précédé le génocide, dans une espèce de propagande en miroir. Dès le début des années 90, les Tutsi sont accusés d’avoir des projets de génocide. Nous avons retrouvé, c’était très élaboré et méthodique, à la bibliothèque de Butare les ouvrages de Roger Mucchielli sur la promotion à la consommation. La manière dont s’est traduit par les extrémistes au Rwanda est qu’ils vont accuser l’adversaire de ce qu’on va lui faire, l’idée est dire que face aux adversaires on ne pouvait pas faire autrement. On accuse l’adversaire de ce qu’on veut lui faire. A la fin du génocide, le déni va se faire sur ce mode-là. Ils disent que les Hutu ont fait l’objet du génocide et non pas les Tutsi. Quand ce discours s’épuise, on va dire qu’il y a eu un double génocide. La troisième forme est la banalisation du génocide. « Souviens-toi de tous » est une association négationniste, ça veut dire qu’il faut aussi se souvenir des victimes Hutu. Il y a des victimes Hutu dont je me souviens, car les « Tutsi démocrates », les hutu modérés étaient aussi visés, pas besoin qu’on me le rappelle. Personne ne veut assumer qu’ils sont négationnistes, ils savent très bien que c’est disqualifiant.

Juré : quelle est la motivation d’Ibuka France à se constituer partie civile dans ce procès précisément ?

Marcel : la motivation d’Ibuka France, c’est qu’il n’y a pas de mémoire s’il n’y a pas de justice, la justice est un élément de la reconstruction des rescapés. Les victimes ont été souillées physiquement et moralement, le travail de mémoire c’est aussi un travail de justice. C’est dans tous les procès que nous nous constituons partie civile car nous pensons que c’est une activité intégrante de la mémoire. Ce n’est pas procès en particulier, c’est dans tous les procès. Il peut y avoir quelque chose de particulier car j’ai cru comprendre que l’accusé était lié à la propagande et à la CDR, c’est un autre élément qu’il faut mettre en lumière, cet extrémisme il faut aussi le mettre en lumière à travers ce procès.

Juré : vous connaissez la CCSCR ? Association créée par Eugène Rwamucyo ?

Marcel : non ça ne me dit rien.

Juré : vous parlez d’un négationnisme anticipé, est-ce qu’on peut voir cela comme une sorte de planification du génocide ou de préparation de la population au génocide qui allait se perpétrer plus tard ?

Marcel : c’est comme une légitimation, c’est un exercice de conditionnement. Cela a servi à conditionner, à installer la peur, c’est un travail de stigmatisation de celui que l’on veut toucher plus tard, on légitime les actions contre ces gens. Si on fait du conditionnement, ça participe à la planification, à la préparation des esprits.

PC : Maitre AUBLE : vous avez participé au rapport sur la RTLM, quelle est sa zone d’écoute en 1994 ?

Marcel : dans le rapport il y a un chapitre sur la zone d’écoute, il a été réalisé sur la base des émissions de la RTLM, c’est une radio interactive, depuis le studio on parle à des auditeurs, c’est comme ça qu’on a établi la géographie. Je pense qu’en mars 1994 c’était écouté partout au Rwanda, elle a utilisé le matériel et les antennes de la radio nationale.

PC Maitre AUBLE : propos tenus sur la RTLM qui concerneraient la dissimulation du génocide ?

Marcel : il y a deux façons de dissimuler le génocide, la première dissimulation se fait dans les mots, on ne va pas dire qu’on fait un génocide, on dit qu’on fait la guerre, tout est dit là-dedans. Il y a bien une guerre entre l’armée gouvernementale et les rebelles, mais tout va passer sous ce vocable. Les civils font cette guerre, c’est pour une solution. Donc, le génocide est d’abord dissimulé dans ce mot dans la RTLM. Au mois de mai apparaît une volonté de normalisation de la situation au Rwanda. On entend des discours sur la paix, on sait très bien que pendant ce mois de mai, au fond le gros du génocide est commis en avril, au mois de mai, ceux qui ont échappé aux grands massacres sont cachés. Ce moment de normalisation a 2 fonctions : rassurer la communauté internationale, et ça dit de ne pas tuer devant les témoins, surtout quand il va être question d’une possible intervention française. Il ne faut pas laisser trainer les cadavres. Des émissions de ce genre existe.

PC Maitre AUBLE : êtes-vous lié aux autorités de Kigali.

Marcel : non aucun lien. Nous sommes liés à la législation française. L’association n’est pas dépendante, ni liée au parquet ou à l’Etat rwandais.

PC Maître Tapi: vous avez étudié la propagande, est-ce qu’il existe un lien entre le mouvement Parmehutu de 1959 et le MDR d’une part, et d’autre part avec la CDR? Lien de propagande, d’idéologie.

Marcel : le MDR réapparait en 1991 (dissout en 1975), ils se sont débarrassés du qualificatif tribal du Parmehutu. Il ne veut pas de ce lien idéologique, il veut garder l’héritage d’un parti qui a conduit à la révolution et à l’indépendance. La CDR apparaît dans le courant de l’émergence du MDR, elle apparaît pour corriger les éléments du MDR, car elle trahit en coupant avec le Parmehutu. Elle se veut comme une correction de l’ensemble des partis démocratiques. La propagande a visé à casser l’émergence de la démocratie, car la démocratie divise les Hutu en partis, donc il faut un parti unique pour réunir tous les Hutus. La CDR s’oppose à la mise en œuvre des accords d’Arusha car elle se dit seule représentative des Hutu, elle dit que la solution à la question rwandaise est une négociation entre Kagame et le chef de la CDR.

PC: Maître Sarah Scialom : climat avant Avril 1994, la manière dont les corps ont été traités ce n’est pas la consécration de toute la haine qu’il y avait à l’égard des Tutsi?

Marcel : ils sont traités comme des déchets. On le sort de la communauté humaine. Ça fait partie de la dissimulation mais c’est aussi une expulsion de la communauté humaine.

PC : Maître Sarah Scialom : le négationnisme, par rapport à la négation de la Shoah où il n’y avait pas de corps, est-ce que le négationnisme du génocide des Tutsi prend d’autres formes car les corps sont présents ?

Marcel : c’est possible, chaque génocide a ses spécificités dans la façon de faire, de tuer les gens. La présence des corps n’interdit pas aux négationnistes de nier, car comment décider que ces corps appartiennent aux Tutsi ? On a entendu ça. Comment identifier qu’un corps est le corps de Tutsi. Il y avait du racisme car ça revenait à mesurer les crânes et les tibias; la propagande est claire, il fallait tuer les Tutsi.

PC Maître Sarah Scialom : le négationnisme ne peut-il pas prendre une forme frontale, en imputant aux Tutsi la responsabilité de leur propre génocide, du fait du FPR, etc. ?

Marcel : c’est une forme de négationnisme car vous imputez aux victimes la responsabilité.

PC : sur la RTLM , les journalistes ont suivi le gouvernement ?

Marcel : la RTLM a suivi le gouvernement ou inversement ; dans la débâcle c’est l’appel qui est lancé à la population à fuir, d’abord partez comme ça le FPR va régner sur un désert, comme ça cela ne sera pas un mouvement de libération, car si les gens partent cela n’est pas une libération. Ils vont les inciter à quitter le territoire.

PC : RTLM à Goma ?

Marcel: les journalistes sont partis à Goma mais le matériel je ne sais pas.

Avocat général du ministère public : Kangura est créé en 1990, et magazine créé en 1992, avec version internationale écrite en français. Pouvez-vous apporter des précisions sur les gens qui achetaient Kangura ? Y avait-il une différence entre articles en français et kinyarwanda.

Marcel: je ne connais pas le profil sociologique des lecteurs, tout le monde pouvait lire. Kangura était dans les kiosques donc il était partout au Rwanda, le tirage n’est pas très important, environ 3000 5000 tirages, cela n’est pas énorme, c’est le nombre de lecture qui est important, car les journaux se passaient de main en main.

Avocat général du ministère public : obscénité à la lecture de Kangura ?

Marcel : c’est vrai que cela nous a frappé, les caricatures peuvent parler d’elles-mêmes. Il y a une culture de la violence, ces caricatures font peur, cela a dû créer dans la tête des gens un rapport à la violence assez particulier. C’est d’autant plus surprenant que les Rwandais sont réputés pudiques, là il y a une nudité, la Première ministre qui a été tuée, est représentée nue. Il y a un traitement des corps qui est dans cette violence manifeste.

Avocat général du ministère public : vous avez évoqué cette pratique des accusations en miroir, la négation du génocide est même antérieure au génocide, est-ce que vous avez dans le cadre de cette lecture, identifié des épisodes de grands massacres attribués aux extrémistes Hutu qui auraient été présentés comme des crimes imputables au FPR ?

Marcel : le massacre des Bagogwe en 1991 n’est pas imputé au FPR mais les victimes sont présentées comme n’étant pas mortes, mais comme étant parties avec le FPR. Les massacres de Bugesera sont présentés comme une réaction au FPR. En 1993, il y a des massacres attribués au FPR, mais il n’y a pas de preuves montrant que le FPR les aura commis.

Maître Mathe : Parmi les quatre contributeurs du rapport, pourquoi on n’entend plus parler de Joseph ?

Marcel : Premièrement ce n’est pas le rapport qui a donné lieu au livre. Deuxièmement, j’ai été entendu comme témoin expert au TPIR. Troisièmement : je sais qu’il vit, il est là, qu’est ce que je peux dire de plus ? Je ne sais pas s’il est membre du RNC (Rwanda National Congres).

Maitre Mathe : ce témoin et d’autres qui arrivent à la dernière minute. Vous nous dites que ce n’est pas Ibuka France qui les a contactés, je vous crois sur parole. Vous dites que ce n’est pas Ibuka Rwanda ; et on a entendu parler ce matin d’une réunion au bureau de Gishamvu, qui l’a organisée ?

Marcel: moi-même j’aimerais le savoir. Quand je dis que ce n’est pas Ibuka France ; je le maintiens. Je ne crois pas non plus pour Ibuka Rwanda, je parle en connaissance de cause, je sais dans quelles conditions ils travaillent au Rwanda, c’est une association faible qui a peu de moyens. Il existe sur le plan territorial des groupes qui s’appellent des comités d’Ibuka mais je ne vois pas Ibuka mobilisant des parties civiles. Je les crois être peut-être assez pris par d’autres sujets.

Maitre Mathe : Dans les années 70, les crimes pour l’humanité commis en Union soviétique étaient stigmatisés par certains secteurs, comme une manière de minimiser le génocide des juifs. Jusqu’à la fin des années 80 j’ai subi ce discours où parler de crimes de masse était considéré comme étant à la limite du négationnisme ou d’une relativisation de la Shoah. Est-ce que vous avez réfléchi au sens que l’on pouvait prêter à vos considérations, sur le fait qu’évoquer les victimes de crimes de masses, commis avant pendant ou après le génocide ? Disqualifier ces crimes, n’est-ce pas avancer sur une pente dangereuse ?

Marcel : dans les années 70 évoquer les goulag aurait été évoqué comme une banalisation de la Shoah, je pense qu’il y a une catégorie d’intellectuels qui pensaient que cela porterait atteinte à la révolution. Mais imaginez qu’on parle des crimes des juifs dans le cadre de la Shoah ? Au Rwanda il s’agit d’accuser les victimes d’un crime. On n’est pas dans la même équivalence. On est toujours dans la nécessité de comprendre ce qu’il s’est passé. Ils ne sont pas victimes de génocide, ils peuvent être victimes d’autres types de crimes, on ne peut pas mettre cela sur le même pied.

Maitre Mathe : imputer une responsabilité politique au FPR revient à dire que ce sont les victimes qui sont responsables du génocide.

Marcel : Accuser des victimes de génocide, de responsabilité d’un génocide, c’est cela que je trouve inacceptable.

Maitre Mathe: on ne peut pas accuser le FPR.

Marcel : dans le FPR il y avait quand même beaucoup de Tutsi, je n’ai pas dit qu’accuser le FPR de crimes politiques est du négationnisme, mais l’accuser de génocide c’est du négationnisme.

Maitre Mathe : à quel moment le jeu de miroir s’arrête ? On accuse celui que l’on va attaquer du crime que l’on s’apprête à commettre ?

Marcel : oui techniquement il peut y avoir plusieurs miroirs.

Maitre Mathe: propagande ??

Marcel: la proportion de rwandais qui savaient lire le Kinyarwanda était importante, car l’école primaire a été créée par la colonisation belge. Dans les années 1950 dans une petite zone le nombre de lecteur de la revue était très importante.

Maitre Mathe: 1997 vous pensez qu’on peut expliquer le génocide par la propagande ? Est-ce que la propagande peut suffire à chauffer une population? Est-ce que la propagande a besoin d’une réalité sociale militaire pour prospérer ? Elle vient attiser des braises ou elle génère le génocide ?

Marcel: la propagande n’émane certainement pas de rien, il y a d’autres facteurs qui lui permettent de démarrer. Bien sûr qu’il y a plusieurs facteurs.

Maitre Mathe : est-ce que la guerre n’est pas un facteur au moins aussi important que le génocide ?

Marcel: il y avait la guerre, la guerre avait une porte de sortie, il y avait les négociations à Arusha, l’accord de paix. La propagande a entravé les négociations, et les a empêchées. Vous mettez dans les esprits des gens les conditions du refus, la guerre aussi c’est refuser de sortir de la guerre par la voix de la négociation.

Maitre Mathe : est-ce que ne pas partager votre analyse sur l’attitude de la CDR comme étant principal obstacle aux accords d’Arusha, constitue une position négationniste ?

Marcel : vous pouvez ne pas la partager tout en n’étant pas négationniste, car là on ne parle pas du génocide.

Maitre Mathe : à l’exception de la CDR et des extrémistes Hutu, tout le monde voulait la mise en œuvre loyale des accords d’Arusha ?

Marcel: ce n’est pas ce que j’ai dit, j’ai vu un parti qui ne voulait pas l’accord de paix. Après dans la tête de tous les Rwandais, je ne savais pas ce qu’il s’y passait. La CDR ne voulait pas et s’est exprimée, je parle des effets de cela.

Maitre Mathe : est-ce que vous pensez que la propagande avance dans le pays…

Marcel: il fallait permettre à la population de rentrer chez elle, en ne mettant pas l’accord en application vous maintenez les gens dans une situation difficile, dans les camps.

Maitre Mathe : le maintien des gens c’est une conséquence des accords d’Arusha ?

Marcel: non c’est le mois de février. Le FPR a violé les accords de paix, pourquoi ? Parce qu’il y a eu un protocole sur la non-persécution des Tutsi, les gens sont tués au mois de janvier, le FPR vole au secours. Ce qui est en jeu, c’est cette obstination de maintenir la séparation Hutu, Tutsi.

Maitre Mathe: Quand sont les premières élections libres des bourgmestres ? Menées par le FPR ?

Marcel : je ne sais pas quand c’était. Si c’était libre, le FPR aurait dû être accepté sur le territoire. Le FPR ne participe pas à ces élections, donc on ne peut pas parler d’élections libres.

Maitre Mathe: le MRND gagne les élections et d’autres partis… Vous parlez de la justice, de la lutte contre l’impunité. L’idée « souviens-toi de tous » est-elle un préalable à la réconciliation ?

Marcel : si la réconciliation doit se faire à ce prix, de l’équilibre d’un marchandage, c’est mal parti. Que tous les Rwandais, se réconcilieraient sur l’idée qu’il y a un génocide, ils n’ont pas besoin d’un marchandage.

Maitre Mathe : vous pensez qu’il y a eu réconciliation sans que les dizaines de milliers de morts commis avant pendant et après le génocide, sans enquête ?

Marcel: j’ai du mal à vous répondre positivement car cela n’est pas clair. Je ne parle même pas d’enquête, je ne parle que de la recherche scientifique, il faut chercher ce qu’il s’est passé au Rwanda, mais partir de l’idée qu’il y a eu des centaines de milliers de morts pour se réconcilier, je ne peux pas vous dire oui. Je pense qu’aujourd’hui que les Rwandais se réconcilient sur la base de la reconnaissance d’un génocide, mais pas dans une sorte de marchandage. Vous allez au Rwanda aujourd’hui les Rwandais travaillent et vivent ensemble.

Sur ces propos, l’audience a été suspendue.

Par Ella Grappin, Stagiaire Commission Justice Ibuka France
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024