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Comment peut-on pleinement faire reconnaître la qualité de victime du génocide contre les Tutsi à un large public qui s'applique à ignorer l'existence, l'identité et l'idéologie des bourreaux ainsi que de leurs complices ? L’auteur Boubacar Boris Diop exprimait déjà, il y a plus d’une décennie de cela, son indignation profonde face au traitement différencié de la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi, en comparaison des autres histoires récentes de génocide. Comparer n’est pas hiérarchiser. Il est évident que nous faisons face à une problématique profonde car 30 ans après le crime et malgré l’impressionnante littérature disponible à son propos, le génocide contre les Tutsi n’a provoqué aucune inscription des noms des bourreaux des Tutsi dans les mémoires collectives. Pourtant nul n’ignore les noms d’Hitler ou bien de Pol Pot. Cela démontre un profond irrespect ainsi qu'un contournement marqué de cette histoire importante. Un certain dédain, aussi, pour ses leçons politiques qui s’inscrivent pourtant dans la grande histoire globale du racisme.
Pour celles et ceux qui oseraient l’habituelle défense du “c’est parce que c’est loin”, essayons plutôt “c’est parce que c’est africain” car ce qui est certain, c'est que c'était hier.
Sans l’idéologie - hamitique, anti-Tutsi - sans les discours propagandistes et racistes diffusés par les colonisateurs et lentement adoptés par de plus en plus larges pans de leurs administrés, il n’y aurait pas eu de “révolution sociale” (réellement raciale et raciste) ni de pogrom anti-Tutsi au Rwanda en 1959.
Ni en 1963, ni en 1973, ni jusqu’au début des années 90.
Il n’y aurait pas eu de génocide contre les Tutsi en 1994, effroyable, millimétré dans sa préparation et fulgurant dans son exécution.
Sans l'ensemble des personnalités membres du groupe des "cerveaux" du génocide contre les Tutsi - femmes et hommes politiques, hauts gradés de l’armée, hommes d’affaires, hommes et femmes des médias - il n’y aurait point eu de génocide contre les Tutsi. Ces derniers ont testé l’idée du génocide avant de l’appliquer, une fois que toutes les barrières et digues avaient été réduites à néant, petit à petit, pogrom après pogrom, discours après discours, manœuvres après manœuvres, dans le Rwanda post-colonial et au-delà de ses frontières : partout où il y avait des Tutsi.
Leurs noms sont aisément consultables : Bagosora, Ngeze, Kabuga, et tant d’autres. Qu'ils aient été jugés ou qu'ils aient fui la justice.
Trois décennies après le crime de génocide qui emporta plus d’un million de victimes Tutsi en trois mois - marque d’une efficacité dans la mise en place des mécanismes de montée vers le génocide et d’une destruction totale de la hiérarchie des valeurs morales, et non d’une “sauvagerie essentiellement africaine” - les idéologues actuels du génocide ne font pas l’objet d’une surveillance accrue de la part des citoyens habituellement engagés contre le racisme. Charles Onana - et d'autres - peuvent donc réserver des salles municipales, des cinémas et autres espaces privés pour organiser leurs présentations et débats. Ils sont invités au sein des arcanes de pouvoir et institutions prestigieuses afin de débattre de “leur version de l’histoire”. Ils flattent le besoin essentiel de la suprématie blanche de se positionner en garante de la démocratie dans le monde, en invoquant la censure qui leur serait imposée au Rwanda. Ils supplient le maître occidental de les laisser poursuivre l’œuvre de Gobineau - leur intérêt commun - et se lamentent bruyamment que d’autres Africains refusent de se tomber aussi bas, dans le caniveau de leur haine raciste. Négrophobie intériorisée et haine de soi, projetées sur le Tutsi. Ce poison colonial encore vivace nous montre que les idéologies ne meurent jamais, elles s’adaptent et se transforment face à toute tentative de combat. Ces événements précités et récurrents, insupportables pour les rescapés et familles de victimes, ne sont annulés que du fait de la vigilance et de la sueur des associations de mémoire et leurs alliés : le microcosme de celles et ceux qui se mobilisent, sans bruyant soutien populaire.
C’est grâce à ces dernières que Charles Onana - élevé au rang de docteur au sein de l’université abritant et nourrissant l’extrême droite française, Lyon III - doit aujourd’hui répondre de ses écrits négationnistes, dans le cadre d’un procès qui s'étend du 7 au 11 octobre 2024, à Paris.
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Interview de Charles Onana sur Top Congo FM
Aujourd’hui, dans toute la région des Grands Lacs africains, l’idéologie anti-Tutsi est vivace. Seul le Rwanda la combat sans concessions, quitte à provoquer le courroux des ONG occidentales. Au Congo, au Burundi, elle est au cœur de l’essentiel du débat politique, sans que cela choque ces mêmes observateurs à l'empathie et aux préoccupations curieusement orientée. Dans ces pays, point d'espace politique ou d'horizon de victoire électorale sans mention du bouc émissaire historique Tutsi, celui que l'on accusera quotidiennement des crimes que l'on commet soi-même. Des personnes ordinaires se font enlever, battre, assassiner car accusées d’avoir “un faciès Tutsi”, d’être des "espions rwandais". Des actes effroyables dirigés contre des innocents, basés sur la taille des nez, des fronts, sur la longueur des corps. Comme en 1994. Le collectif de défense des victimes Banyamulenge, Tutsi et Hema en République Démocratique du Congo travaille - dans un silence médiatique assourdissant - à la défense de ces victimes très actuelles à partir de témoignages et de preuves déchirantes : des vidéos de têtes décapitées, de corps brûlés vifs. Au nom de cette idéologie.
Il semblerait que les leçons de l’histoire se perdent dans les méandres des réflexes racistes. S'agissant du génocide contre les Tutsi, on peut se permettre de disposer d'un certain savoir minimal, puis de l'ignorer dans le même temps. On sait que les mots ont tué bien avant les machettes, qu’ils ont retourné les couteaux dans les plaies à vif des survivants jusqu’à ce jour, mais à quoi bon faire preuve de rigueur, de vigilance. Après tout, le Rwanda va plutôt bien, et d’ailleurs c’est bien cela qui est suspect et qui rompt la maigre empathie existante, car cela reste l’Afrique noire. De ce fait, Charles Onana - ses mots - ne sont ni perçu comme dangereux, ni comme important au sein des cercles clamant lutter contre l’idéologie raciste sous toutes ses formes. Il s’agit pour eux d’un homme noir africain quelconque, qui est perçu comme écrivant principalement contre un autre homme noir africain - Paul Kagame, président du Rwanda et libérateur du génocide contre les Tutsi, sur lequel se fixe désormais l’essentiel du discours anti-Tutsi et des théories du complot hamitique. La puissance des accusations qu’Onana profère dans un langage raciste et obsessionnel n’a pas entraîné de conséquences jusqu’à présent car leur ancienneté les a fait pénétrer dans l’imaginaire collectif, méfiant - par réflexe - des Tutsi, des Rwandais. S'il s'agit d'ignorance, elle est aussi volontaire.
Pourtant, Onana, auteur prolifique, n’a rien à envier aux plus illustres agents de la haine : de Gobineau à Hitler en passant par Drumont. Ses textes, tout comme les leurs, sont emplis de dénonciation d’un danger ultime, caché, rampant. Un genre que la sociologue Colette Guillaumin décrit en ces mots : “des forces obscures et cachées, puissances secrètes, ténèbres menaçantes cernent l'élite condamnée et d'ailleurs déjà à moitié dévorée. L'emploi du vocabulaire de la menace et de la pourriture marque leurs textes. Un magma démocratisé, enjuivé, négrifié, féminisé obstrue leur horizon. Car cette menaçante décomposition prend en effet les traits des minoritaires. Portraits du juif hitlérien, drumontien, des protocoles, du nègre gobinien et hitlérien, déchéance de la féminisation et de la négrification inscrivent l'horreur dans le corps même des réprouvés, symboles et porteurs de ce cataclysme silencieux. Le monde à sauver, à maintenir (jamais à inventer) baigne dans une lèpre envahissante”.
L’accusé obtient depuis des années le soutien d’un ensemble hétérogène de personnes ayant intérêt à ce que les théories anti-Tutsi perdurent dans le temps : d’anciens hauts gradés français de l’opération Turquoise, d’anciens socialistes Mitterrandiens pseudos aveugles à leur propre collaboration dans le génocide contre les Tutsi et surtout aveugles à leur propre négrophobie. Mais aussi des politiciens congolais anti-Tutsi car on l'omet trop souvent : le Congo fut lui aussi soutien officiel et de premier plan des génocidaires Hutu, avant pendant et après le génocide.
Rien ne provoque rupture dans ces soutiens divers, pas même ses pires saillies telles que : "la thèse conspirationniste d’un régime hutu ayant planifié un "génocide" au Rwanda constitue l’une des plus grandes escroqueries du XXe siècle" "le dogme ou l’idéologie du ”génocide des Tutsis"", ou encore "Soyons clairs, le conflit et les massacres du Rwanda n’ont rien à voir avec le génocide des Juifs !", Puis "Continuer à pérorer sur un hypothétique ”plan de génocide” des Hutus ou une pseudo-opération de sauvetage des Tutsis par le FPR est une escroquerie, une imposture et une falsification de l’histoire". Charles Onana reprend systématiquement et de la plus limpide des manières le flambeau des principaux "cerveaux" du génocide contre les Tutsi, dont le Colonel Theoneste Bagosora. Ce dernier pensait que "les Tutsi" étaient un peuple étranger venu de l’Éthiopie et colonisateur des “vrais bantous” Hutu. Il voyait en les Tutsi des envahisseurs esclavagistes et se servait de ce fantasme pour préparer une autre version de la "solution finale".
L’une des idées phares du génocidaire Théoneste Bagosora, utilisée pour sa défense, fut d’imputer l’assassinat du Président Habyarimana (que l’on sait fomenté par son propre camp pour servir de justification et de signal de départ au génocide contre les Tutsi planifié en amont) lors de la nuit du 6 au 7 avril 1994 à un plan des Tutsi pour la reconquête du pouvoir par la force au Rwanda. Bagosora dépeignait le FPR comme un outil politique de "l’empire Hima-Tutsi" exécutant un plan de conquête de l’Afrique des Grands Lacs depuis l’Ouganda. Charles Onana ressasse les mêmes théories, dans une filiation parfaite, directe avec l’architecte du génocide : pour lui, l’attentat du 6 avril 1994 aurait été l’œuvre du Front Patriotique Rwandais (FPR), ce dernier aurait commis contre les Hutu des massacres comparables à ceux subis par les Tutsi. Le FPR serait donc le déclencheur et bénéficiaire des violences régionales (ce que même un de ses témoins à décharge a infirmé lors du premier jour de ce procès, le lundi 7 octobre).
Pour Onana, parler du génocide contre les Tutsi reviendrait à renforcer le “plan comm'” (obsession et idée phare d'un autre illustre négationniste, Pierre Péan) élaboré par les Tutsi afin d’accompagner leur plan armé de conquête de territoires et du pouvoir. Ainsi, il est rapidement devenu l'emblème des manifestations de civils congolais et de la diaspora congolaise, fortement imprégnés de l’idéologie raciste anti-Tutsi, à l'identité profondément blessée et se complaisant dans la spirale infernale de l'afro-pessimisme. Des manifestations et actions relayées par des militants respectables comme de grands collectifs antiracistes en France, en Belgique et au-delà.
Cet homme n’est ni “polémiste” ni “controversé”. Il ne mérite aucun euphémisme, pas plus que celles et ceux qui s’affichent à ses côtés, en soutien. Il a délibérément choisi de poursuivre le projet de destruction, d'annihilation d'un peuple tout entier en raison de ce qu'il est, du colonel Bagosora et du reste de l'Akazu. Charles Onana est un Robert Faurisson. Si nous choisissons de retenir les leçons de la recherche historique effectuée ces trente dernières années et que nous comprenons que le négationnisme est à la fois constitutif du crime et sa continuité parfaite, alors nous devons intégrer que Charles Onana est un idéologue du génocide contre les Tutsi qui ne doit plus trouver le moindre appui, soutien ou relais sans conséquences.
Si le problème de la continuation de cette idéologie qui a tué plus d'un million de femmes, hommes et enfants Tutsi résidait uniquement en les Charles Onana de ce monde, il serait réglé depuis longtemps. Le mal perdure grâce à la collaboration, à la paresse intellectuelle ainsi qu'aux lâchetés ordinaires qui font que ces théories se réactualisent et s'ancrent plus profondément dans l'imaginaire collectif, années après années, sans bruit. Charles Onana est notre adversaire, notre problème à tous.