Jacaranda. Arbre tropical aux grappes de fleurs parfumées en forme de trompette, de couleur bleu lavande. Jacaranda. Le mot préféré de Gaël Faye est aussi le titre de son nouveau roman publié huit ans après le triomphe de
Petit Pays. De cet arbre, il est bien sûr question dans le livre, tiré de la réalité, comme il est à nouveau question du génocide rwandais et de ses feux mal éteints, cette fois avec en vue, sur quatre générations, l’espoir d’une réconciliation au bord du lac Kivu. Ce jour-là, l’été parisien semble avoir anesthésié la ville livrée au vide et au silence. Me voici dans un hôtel de la rive gauche où la maison Grasset installe depuis toujours, ou presque, ses auteurs pour le rituel de l’entretien. Gaël Faye a casé de côté ses grandes jambes d’ancien basketteur amateur d’1,93 m.
Le chanteur-auteur-compositeur et bien sûr écrivain possède un beau visage fin, à la fois doux et paisible, d’où émergent des yeux sombres et un grand sourire qui ne demande qu’à éclairer la petite pièce comme un soleil de circonstance.
Il parle lentement, peut-être parce que les mots, ces mots qu’il chérit tant, lui apparaissent comme des denrées précieuses ne méritant pas le gaspillage de la logorrhée inconsidérée. Ces mots qui peuvent tuer lorsqu’ils sont avidement consommés dans la barbarie. Le Rwanda a connu en 1994 une boucherie monstrueuse -- entre 500 000 et 800 000 morts, hommes, femmes, enfants, bébés. Tous massacrés par les Hutus parce qu’appartenant à l’ethnie honnie des Tutsis, accusée d’avoir fait tuer le président hutu.
Gaël Faye et sa petite sœur ont échappé au pogrom coûtant la vie à la plupart des membres de leur famille parce qu’ils vivaient au Burundi voisin, où s’était exilée leur grand-mère maternelle à la suite de précédents massacres. Une chance, d’une certaine façon. La mère rwandaise de Gaël avait rencontré un sympathique aventurier-routard-motard français, devenu guide touristique et plus tard auteur de pièces de théâtre.
«Mon père est devenu célèbre pour avoir essayé de capturer Gustave.» Gustave? Un génocidaire? Non, un crocodile de 8 mètres de long. Un monstre à l’état pur ayant dévoré au bas mot 300 imprudents ayant trempé un orteil dans le lac Kivu avant d’être aspirés par l’horrible mâchoire et croqués comme de vulgaires pistaches.
«Ce n’est pas une légende, j’ai moi-même aperçu un jour Gustave. Hollywood en a fait un film dans lequel le héros, mon père, était mangé à la fin», me précise Gaël Faye et se marre en laissant éclater un sourire à la fois enfantin et pur. De ce père, touche-à-tout et théâtreux, sans doute a-t-il hérité en partie de son amour pour l’écriture.
Débarqué à 13 ans en région parisienne, dans cette France parfois peu encline à la chaleur humaine, cette contrée de grisaille grelottante, l’adolescent se frotte avec courage à l’inconnu, se réfugiant dans l’amour du hip-hop et du rap, ses compagnons des bons et mauvais jours. Résumé chantant dans
Taxiphone, l’un de ses derniers titres :
«Je venais d’Afrique […] La France, c’est la sécurité et la paix, mais c’est la morsure du froid et la solitude, l’Eldorado n’était pas si beau.» Grandir entre deux cultures, est-ce renoncer ou au contraire agréger les différences ?
«Là-bas, je suis blanc, ici métis. Où que je sois, je suis toujours exotique. L’adaptation est l’histoire de ma vie. Je n’ai pas le choix en tant que métis. On est toujours l’autre. Être en permanence sur la ligne de crête a été parfois douloureux à l’adolescence, mais, petit à petit, je me suis aperçu que savoir s’adapter à des milieux de culture différents, parfois antagonistes, est une fabuleuse faculté humaine.»
DES PAROLES ET DES MOTS
Jeune adulte auréolé de bonnes études, il se retrouve à Londres à travailler pour un fonds d’investissement. L’argent gagné n’achète pas l’ennui d’un job sans saveur. L’appel de la musique n’a pas de prix. Le voici à composer jour et nuit jusqu’à connaître le succès avec
Lundi méchant, son second album. Lundi gentil aussi : intriguée par la qualité des paroles du disque qu’écoute en boucle son fils, l’agent littéraire Catherine Nabokov contacte l’artiste et lui demande s’il n’aurait pas un texte dans ses tiroirs qui ressemblerait à une amorce de roman. Bingo. Trente pages sont transmises chez Grasset, à l’éditrice Juliette Joste signant sur-le-champ l’apprenti écrivain. Bingo bis quand on connaît la suite : plus d’un million trois cent mille exemplaires vendus en France, des parutions dans une quarantaine de pays. S’ensuit une tournée mondiale et, entre deux invitations de conférences et signatures, l’écriture de morceaux, la parution d’albums et des concerts à guichets fermés.
Mais il était écrit qu’il serait encore question du jacaranda dans son nouveau roman : un jour, alors qu’il travaille sur son texte, assis à sa petite table, avec la vue sur l’arbre magique du jardin voisin qui lui permet de goûter un peu d’ombre en exhalant de doux parfums, un promoteur l’abat pour laisser place à l’une de ces hideuses constructions défigurant peu à peu Kigali.
«J’étais en colère et stupéfait en même temps, car une scène importante de mon livre relate l’abattage d’un arbre semblable.» Cela relevait de la prémonition, de la médiumnité, dons que possèdent assurément certains écrivains.
Gaël Faye a, depuis, trouvé une autre maison, plus arborée, où abriter sa petite tribu composée des trois femmes de sa vie, sa femme, infirmière, spécialisée en maladies infectieuses et tropicales, et leurs deux filles de 10 et 14 ans. Sans crainte d’un retour vers l’enfer.
«Mon roman se veut une capture des premières années de la reconstruction du Rwanda. Il y a énormément de projets qui vont tout bouleverser. Ça va de mieux en mieux, le mot d’ordre est : “Il n’y a qu’une seule ethnie, la Rwandaise !” Les nouvelles générations, c’est un des thèmes de mon roman, grandissent sans le prisme de l’ethnie ; c’est moins facile pour les plus vieux, parce que les survivants des massacres croisent tous les jours les bourreaux libérés de prison. Il y a eu deux millions de procès», ajoute celui qui demeure le secrétaire engagé du Collectif des parties civiles pour le Rwanda, une association chargée de débusquer les anciens tueurs, où qu’ils se trouvent.
Sur les ondes de la Radio des Mille Collines, radio de propagande hutu, le signal du début du génocide des longilignes Tutsis fut, dit-on, la phrase suivante :
«Abattez les grands arbres.» Comme en écho bienfaisant à ce sinistre mot d’ordre, ce garçon soucieux de l’avenir de la planète a acquis avec des amis trois hectares pour planter des arbres et des essences rares.
«Je le fais pour mes enfants et mes petits-enfants. J’y ferai peut-être bâtir un jour une maison en terre crue.» Et pousser des jacarandas. Ces grands frères fragiles des damnés de la Terre, passés, présents et futurs.
Jacaranda, Grasset, 288 pages.