Fiche du document numéro 34514

Num
34514
Date
Septembre 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
2794530
Pages
10
Urlorg
Titre
Le chemin qui revient. Trente ans après le génocide des Tutsi
Sous titre
À la faveur d’un contexte politique favorable, le génocide des Tutsi a fait récemment l’objet d’une actualité publique inédite. Caractéristique de ce moment est l’ouvrage collectif paru sous le titre Le Choc. Rwanda 1994, dont on peut regretter certains oublis mais qui suscite des réflexions sur une mémoire et une historiographie en cours d’institutionnalisation.
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Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
La commémoration du génocide des Tutsi, trente ans après, s’est déroulée dans une conjoncture politique inédite, mais prévisible, et en partie programmée. Trois ans ont passé depuis le Rapport Duclert en France et le Rapport Muse au Rwanda, qui évaluaient le rôle de la France au Rwanda de 1990 à 19941. Le premier avait presque créé la surprise en concluant à des « responsabilités lourdes et accablantes » de la France, mais sans retenir la complicité de génocide.

Le second affirmait ces responsabilités sans envisager de poursuites : il n’avançait plus l’idée de « part active » prise par la France dans le génocide, donc de complicité, qu’avait affirmée le rapport Mucyo en 20082. Ce mélange d’avancée et de renoncement dans la reconnaissance des responsabilités a rendu possible un rapprochement entre les deux États, qui a donné une audience inédite à cette commémoration, relayée par les médias comme aucune des précédentes.

Ce rapprochement avait été préparé par plusieurs acteurs à l’interface de la recherche et de la politique, autour du président de la commission historienne Vincent Duclert, qui a présenté ces responsabilités comme « le grand scandale de la Ve République3 ». Un mea culpa de certains responsables politiques a suivi, dont celui d’Alain Juppé, ancien ministre des Affaires étrangères qui, au nom de la « vérité toujours la plus forte » et à laquelle il faut « travailler sans relâche », a reconnu un manque de lucidité, d’imagination et de compréhension, des « erreurs » et des « fautes » devenues une « blessure »4.

Arguments auxquels continue à se montrer peu sensible l’irrédentiste Hubert Védrine5, mais, de manière significative, l’ancien Secrétaire général de l’Élysée vient de perdre son procès en diffamation contre Patrick de Saint-Exupéry, qui l’avait qualifié de « négationniste ».

On est donc loin du temps où l’impuissance des mots face au mur du déni poussait les plus impatients ou conscients à forcer le ton : en 2004 se tint une « commission d’enquête citoyenne » sur les responsabilités françaises ; en 2008, un liquide couleur sang fut jeté dans les bassins du Trocadéro et sur Hubert Védrine par un collectif6… Désormais, la thèse du « double génocide », longtemps officielle et arrimée à la défense de la politique française, a officiellement basculé dans la décharge des propos négationnistes. Ceux-ci n’en restent pas moins virulents et opérationnels, comme l’a montré la récente enquête “Rwanda Classified: Inside the repressive machinery of Paul Kagame’s regime” (Forbidden Stories, 2024). Si l’État rwandais, dirigé de main de maître et de fer par Kagamé, doit à l’évidence pouvoir être soumis à la critique politique, l’inspiration de cette « enquête à charge », diligentée en pleine commémoration, ne peut pas tromper7. C’est en un sens bien spécifique qu’on atteint la « zone dangereuse » dont parlait récemment Patrick Boucheron à propos du négationnisme faurissonien, qui avait trouvé pignon sur rue trente ans après la Shoah8.

L’historien prononçait ces mots lors d’une table-ronde consacré au Rwanda au Collège de France ; il y assumait une position de « non-savoir » pour interroger la « profondeur de temps » d’une histoire à une autre, les conditions de transmission propres à la « construction d’un nous » et le rôle qu’y pouvaient jouer les historiens, mais aussi « l’extraordinaire scène artistique » à laquelle l’événement avait vite donné lieu. Cette approche signale une étape dans le processus de mémorialisation : c’est à la fois auprès d’un large public, dans les médias et dans des tribunes universitaires ouvertes que les plus concernés ont pu cette année, trois mois durant, partager une part de leur expérience.

Rwanda 1994. Traces du génocide des Tutsi, exposition itinérante de Rémi Korman et François Robinet « Combattre le génocide ». Le savant, le citoyen et le politique Les effets de cette actualité politico-académique touchent inévitablement à l’historiographie et à l’enseignement de l’événement. L’ouverture des fonds d’archives français, destinée selon la commission française créée en 2019, à « contribuer au renouvellement des analyses historiques des causes du génocide » et à clarifier la matière de « l’enseignement de ce génocide en France », a ainsi placé au premier plan de la vie publique la question des archives du génocide et de ce qui l’avait précédé et préparé, mais aussi, plus largement, les enjeux politiques et moraux de la recherche à son sujet. Après cet acte d’ouverture des archives au public, un certain portrait de l’historien engagé a été promu : hommage a été rendu par le noyau de cette commission historienne au travail pionnier de Jean-Pierre Chrétien, en rassemblant une grande partie de ses textes sous le titre Combattre le génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda9. Cette consécration relève de la réparation : après avoir suscité la méfiance ou le dédain en parlant de « nazisme tropical », l’historien avait été longtemps discrédité, voire traîné dans la boue comme « voix du FPR » (Front patriotique rwandais).

Cette rencontre aux allures symbiotiques entre l’historiographique, le politique et le juridique est une forme extrême et incarnée d’un phénomène plus large de re-disposition des autorités, doté d’effets directs dans le domaine scolaire et éducatif. Ce champ avait été préparé par la mission d’étude présidée par Vincent Duclert concernant la recherche et l’enseignement relatifs aux génocides et aux crimes de masse, y compris actuels – l’exploration intégrait la Syrie des Assad –, en concertation cette fois avec la ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem10.

Le temps a donc passé là aussi où, malgré les avancées des historiographies et du droit au sujet de ce qui s’était joué au Rwanda, en ex-Yougoslavie dans les années 1990, au Cambodge dans les années 1970, l’emploi du mot « génocides » (au pluriel) rendait suspect de « révisionnisme » en matière de génocide des Juifs. Le Mémorial de la Shoah et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, tôt investis sur la mémoire du génocide des Tutsi, sont devenus les principaux porteurs institutionnels de la brûlante mémoire franco-rwandaise.

En 2014, vingt ans après, à côté d’une historiographie politiquement fracturée, la production artistique et littéraire, déjà d’une impressionnante richesse, avait marqué une nouvelle étape, réfléchie à l’université11. La même année, un voyage de type « initiatique » avait été organisé au Rwanda par l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et l’Institut français, qui permit à plusieurs chercheurs français, spécialistes des guerres, régimes totalitaires et « violences extrêmes », de comprendre ce qui s’était déroulé au Rwanda à l’été 1994, dans ce qu’Hélène Dumas, qui joua alors le rôle de guide, a appelé ces « paysages palimpsestes » où le crime s’inscrit et se dissout à la fois. Au Rwanda, l’année 2014 était celle d’un tournant dans la gestion politique des commémorations : il fallait désormais desserrer l’étau et réaliser le mot d’ordre d’« Unité et Réconciliation », ouvrir le cap d’un Rwanda ouvert sur l’avenir.

Nous y sommes. Mais « nous » sommes surtout dans un autre temps, spécifiquement français, où l’ensemble des champs politique, de recherche et de création sont pris dans une convergence inédite, et dotés d’une présence institutionnelle et éditoriale inhabituelle.

Caractéristique de cette évolution est l’ouvrage collectif paru chez Gallimard sous le titre Le Choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi12. L’ouvrage, qui rassemble une vingtaine de contributions de diverses disciplines, est utile et plein de réflexions précieuses, et il a l’intérêt et le mérite d’affronter la question, propre à chacun, de l’aveuglement et du dessillement retardé. Paradoxalement, l’avant-propos présente le livre à tort comme « le premier à offrir un large panorama de nombre d’enjeux du génocide des Tutsi, de la façon dont il a bouleversé – ou non – la conscience du monde, à travers les regards personnels de créateurs et de chercheurs en sciences sociales ». C’est depuis vingt ans qu’en France ce type d’approche interdisciplinaire s’essaie à l’université, au prix de tâtonnements devenus eux-mêmes l’objet d’une réflexion sur les difficultés de l’écriture d’une telle histoire, de sa compréhension et transmission13. Les chercheurs qui s’y sont attelés ont dû œuvrer à établir sa légitimité, d’où l’arrimage initial du travail à des structures de type citoyen ou associatif : un déni confus de scientificité accompagnant le déni politique, il a fallu un travail sui generis, tâtonnant mais aussi de facto combattant, pour que le génocide comme idée et histoire se constitue en objet de savoir et de réflexion. Et ce travail, lui-même lutte contre le déni, ne pouvait que s’accompagner d’une réflexion épistémologique sur les formes de celui-ci. En outre, la connaissance des faits a d’emblée été produite par les historiens en partage avec les enquêtes d’organisations non gouvernementales et de journalistes, et cette expertise a amené les premiers à devenir « historiens dans le prétoire », désireux de voir soumis à la justice les criminels réfugiés en France : il faut savoir gré à Jean-Pierre Chrétien, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas d’avoir joué à répétition ce rôle éprouvant et chronophage.

Ces connexions et tensions inévitables entre le juridique, l’académique et le militant, les chercheurs n’ont jamais eu le loisir de les refuser, et les tentatives de s’en dégager au nom du purisme historien font naître des problèmes peut-être plus graves que la décision de les assumer. Mais ces difficultés se posent différemment aujourd’hui : l’institutionnalisation académique du sujet et la visibilité nouvelle que trouvent ces approches croisées et éditions hybrides se montrent liées à la nouvelle conjoncture politique, comme l’audience réduite des travaux antérieurs l’était au déni officiel. Cette mutation épistémo-politique trouble et réconforte à la fois, et mérite de s’y arrêter.

Précisons que l’harmonie politique produite par les deux rapports français et rwandais reste instable et relative. Après le discours prononcé le 27 mai au Mémorial de Gisozi par le président Macron, qui a parlé de « pardon » (sans formelle demande d’excuse) et blanchi l’armée (« elle n’a pas été complice »), le président Kagamé, dans son discours du 7 avril, s’est félicité de ce discours (“more valuable than an apology”) tout en racontant la visite que lui avait faite, aux derniers jours du génocide, le général Dallaire, portant un billet d’un officier français lui demandant à lui, Kagamé, alors chef des troupes du FPR, d’arrêter sa marche sur Butare14 – manière de dire aux politiques français : nous ne sommes pas dupes.

Si le rapport Duclert est de fait un « tournant décisif dans l’analyse du rôle de la France dans le génocide15 », parler de « fin du déni français » est abusif : c’est à raison que Stéphane Audoin-Rouzeau propose d’y voir une « brèche16 ». Pour les groupes les plus investis sur ce sujet, en particulier l’association Survie et le collectif des Parties civiles pour le Rwanda, le travail de reconnaissance et d’enquête doit se poursuivre « sans relâche ». Car si le rapport incrimine les politiques et accable le président Mitterrand, il ménage les hauts gradés de l’armée française. Les questions qu’avaient posées, dès 2004, le rapport de la commission d’enquête citoyenne, qui pointait les lacunes et non-dits de l’officielle mission parlementaire de 1998, sont sur ce point toujours valides.

L’effacement dont fait d’ailleurs l’objet cette commission citoyenne interroge. Tenue en mars 2004 avec des chercheurs et délégués d’associations, des témoins et intervenants, dont plusieurs historiens, elle s’achevait par des « conclusions provisoires », réclamait un examen sérieux de « la somme des éléments laissant présumer l’implication active de certains Français », la saisine des instances judiciaires si ceux-ci étaient confirmés, et appelait les députés, les partis politiques et les mouvements citoyens à jouer leur rôle17. L’avant-propos du rapport considérait que « l’indifférence au génocide de hauts responsables français a conduit à accepter et même promouvoir l’instrumentalisation de milices déshumanisées au service d’une guerre totale “racialisée” – sur la base, semble-t-il, d’une doctrine militaire héritée des guerres d’Indochine et d’Algérie ». L’enquête devait et allait se poursuivre. Ce rapport pionnier est aujourd’hui tu, qu’il soit oublié ou contourné par ceux qui en ont pris connaissance. Il n’est pas mentionné dans Le Choc, ni même dans Combattre un génocide. Dès sa parution en 2004, le travail de la commission avait été minoré ou passé à la trappe, et ce n’était pas seulement parce qu’il passait au crible aussi les médias français. Cet effacement concerne également les enquêtes sur la « Françafrique » menées par François-Xavier Verschave18. Ce dernier est mort d’un cancer fulgurant peu après la parution du rapport de la commission, le 29 juin 2005, épuisé par ce travail démesuré effectué avec des moyens dérisoires, et par le feu roulant des attaques d’adversaires puissants, mais aussi les pressions de l’aile la plus radicale de son camp, pressée d’en découdre là où il tenta jusqu’au bout un échange constructif avec les politiques. Ce drame politico-scientifique fut aussi un terrible événement humain, dont la « mémoire » mériterait elle aussi d’être écrite. Elle documenterait avec intérêt la gamme des violences que peut subir un être qui brûle sa vie pour qu’émerge ce type de vérité politique, avant de disparaître de la mémoire de tous.

Commémorer, trente ans après. Le témoin, le tiers et la construction des savoirs Quels que soient ces manques, le génocide et son « après » ont fait l’objet au cours de ces trois derniers mois d’une actualité publique inédite de tous ordres : médiatique, muséographique, filmographique, éditoriale, didactique… Deux riches cycles d’exposition-rencontres-projections-spectacles ont été organisés à Paris, l’un à La Contemporaine, l’autre au Mémorial de la Shoah et à l’EHESS. Le premier, « Rwanda 1994. Traces du génocide de Tutsi » (14 mai-12 juillet 2024), a été conçu par le réseau interuniversitaire Rwanda-Mémoires Archives Patrimoine (MAP), créé en 2018 par un groupe de jeunes chercheurs dégagés de « l’africanisme », mais aussi des luttes de territoire qui ont sévi si longtemps et grèvent encore la recherche française relative au Rwanda.

L’exposition, riche d’archives inédites, illustre le renouvellement d’une recherche attentive à l’historicité et la complexité des constructions mémorielles, et aux travaux des chercheurs rwandais19. Les auteurs localisent et décrivent la totalité des fonds accessibles, au Rwanda et en Europe, réfléchissent sur leur teneur et usage, et sur le « temps présent de l’archive » – y compris coloniale, vouée à la « décolonisation » (Rémi Korman) – en éclairant le tournant qui se joue au Rwanda quant au soin donné à la collecte et sauvegarde des archives. Le bilan des recherches montre qu’après plusieurs ouvrages consacrés aux « perpétrateurs » et au « génocide de proximité » ou de « voisinage »20, l’heure est aux études monographiques et travaux de micro-histoire et d’ethnographie sur deux versants : d’une part, la préparation et le déroulement du génocide à l’échelle locale, en particulier celle de la commune – unité administrative qui avait gagné au Rwanda d’avant-génocide un pouvoir d’action exceptionnel (Philibert Gakwenzire) – en observant de près des conduites d’acteurs et des catégories de population (âges, genres). Sur l’autre versant, celui de l’après-génocide et de la construction des mémoires, le focus se fait sur des moments-clés de réflexion collective et d’institutionnalisation, des acteurs oubliés d’une mémoire à caractère fortement politique (les « militants » de réseaux ruraux étudiés par Florence Rasmont), la mise en place d’une politique muséale et culturelle (Rémi Korman et Talia Lieber), les répercussions du génocide dans les familles en exil (Domitille Blanco), les institutions judiciaires nationales et internationales (Ornella Rowetta), la justice française (Timothée Brunet-Lefèvre)… Parmi les rencontres de ce cycle Rwanda-Map/La Contemporaine, on a pu assister à la reprise d’Une saison de machettes, recueil de Jean Hatzfeld adapté au théâtre par Dominique Lurcel, et écouter Bruce Clark, artiste d’Afrique du Sud connu pour le projet Jardin de la mémoire et la série des Hommes debout, qui a témoigné des conditions difficiles dans lesquelles s’étaient amorcées les toutes premières mobilisations de tiers, et le rôle particulier qu’a joué l’Afrique du Sud.

Au Mémorial de la Shoah, le cycle « Rwanda 94. Le génocide des Tutsi » (3 avril-28 mai 2024) s’est organisé, selon le rite, avec l’association rwandaise Ibuka et l’EHESS. Le Centre des savoirs sur le politique-Recherches et analyses, qui réunit de nombreux chercheurs sur le génocide, a rendu accessible un dossier sur les « regards de sciences sociales sur le génocide des Tutsi du Rwanda ». Mais à cette collaboration s’est cette fois ajoutée la contribution d’une institution culturelle majeure, le Théâtre de la Ville, qui s’est fortement investi dans les aspects artistiques de cette commémoration, avec le soutien de la Mairie de Paris. Celle-ci officiait en partenariat avec Kigali : innovation visiblement liée au réchauffement des relations politiques franco-rwandaises, autant qu’à l’importance accrue de la culture dans la politique économique du Rwanda. On a ainsi pu assister au spectacle Zoo, adaptée par Dorcy Rugamba de la pièce de Vercors Zoo ou l’Assassin philanthrope qui, en 1963, interrogeait la dénaturation des humains : le spectacle a été mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota et le Centrafricain Vincent Mambachaka, avec une troupe de jeunes acteurs rwandais. Le spectacle était précédé d’une lecture de Hewa Rwanda. Lettre aux absents (J.C. Lattès, 2024), livre où Dorcy Rugamba évoque la mémoire des siens, assassinés le 7 avril 1994.

Le partenariat du Théâtre de la Ville avec Kigali avait commencé, à Paris, par la première édition des Rencontres Nyirarumaga des littératures africaines, consacrée à la littérature rwandaise, en juin 2023. Pour la première fois en France, dans une institution culturelle de premier plan, se sont réunis trois jours durant une trentaine d’auteurs et artistes autour d’œuvres rwandaises du xviie siècle à aujourd’hui – en commençant par celle de la poétesse Nyirarumaga qui donne son nom à ces rencontres. L’ensemble, placé sous le signe d’une tension productive entre « Héritage et créativité », voulait faire connaître la littérature rwandaise ailleurs qu’au Rwanda, et réfléchir sur le rôle de l’art dans la conscience post-génocidaire et la constitution d’une « mémoire partagée entre Rwandais et avec le reste du monde, en particulier l’Afrique ».

Huit mois plus tard a eu lieu la Triennale de Kigali : on pouvait y voir, dans la capitale et dans plusieurs autres lieux, de nombreux spectacles et performances scéniques et musicales : parmi elles, l’adaptation de Petit pays de Gaël Faye, mise en scène par le Français Frédéric Fisbach, et des performances stand-up de Michael Sengazi. À Nyamirambo a été projeté le film Twin Lakes Haven (2022) de Philbert Mbabazi, qui raconte l’histoire d’un trio sur fond d’un paysage de lacs jumeaux au nord du pays (Burera-Ruondo). C’est là, dans ce lieu devenu site touristique, que Cedric Mizero, artiste visuel, créateur de mode et conteur, a ouvert une résidence d’artistes en 2021 et qu’il a fait représenter une de ses pièces, imaginant la vie après la mort d’un enfant tué à deux ans, à l’aide de tableaux vivants joués avec la population locale, ponctuée des chansons qu’il entendait enfant. Le performer Mucyo s’est produit dans Paradise Malahide Islands, à Gisenyi, autre lieu devenu touristique, au bord du lac Kivu. À Kigali enfin ont été donnés le ballet Multitudes et une lecture musicale de la poète-slameuse Lisette Ma Neza. Tout ceci devant un public majoritairement jeune, rwandais ou non, qui comptait aussi, méthodiquement invités, plusieurs directeurs de théâtre français afin d’assurer le relais. Nul doute que les circonstances politiques ont facilité ces échanges artistiques et culturels, à la fois créatifs et institutionnels. Les artistes auront donc désormais à éviter le risque d’une préemption politique des commémorations.

Au Mémorial de la Shoah, à côté de deux colloques, lectures et rencontres littéraires, ont été projetés les films Kumwa, ce qui vient du silence de Sarah Mallégol, sur la vie quotidienne et la mémoire enfouie de ceux qui étaient de tout jeunes enfants en 1994, et À l’ombre des collines de Laetitia Gaudin-Le Puil et Anne Jochum, où un rescapé crée un groupe de secours bénévoles pour les personnes vulnérables de Nyamirambo à Kigali. On regrette de n’avoir pu revoir le film exceptionnel de Marie-Violaine Brincard, Au nom du Père, de tous, du ciel (2010), consacré à ceux des Hutu qui avaient protégé les Tutsi, parfois au prix de leur vie : documentaire et poème à la fois, minimaliste dans ses procédés d’expression, le plus puissant sans doute de tous ceux qui ont été consacrés au génocide. Dans un texte bref mais précieux, Marie-Violaine Brincard a dit la difficulté et la nécessité, pour l’artiste qui filme un témoin, de trouver une forme permettant de créer la distance nécessaire à l’intégration d’un tiers, le public21. Elle explique comment, après un échec, elle en est venue à vouloir faire entendre cette infime minorité des Amagizeneza – en kinyarwanda, « ceux qui font le bien » : ces personnes qui, « devant l’injonction de tuer, avaient choisi de rester humaines » et dont l’existence montrait que « l’humanité n’était sans doute pas complètement morte en 1994 ». Il fallait alors créer une écoute spéciale par l’alternance des silences et des voix, et faire regarder les visages, en plans fixes, en écho intime avec les lieux de vie, de sorte que « ces parcelles d’humanité puissent subsister dans les paysages ». Ces images et ces voix sont inoubliables.

En 2010, on ne parlait encore que très peu de ces « Justes »-là. Les actes de sauvetage ont été abordés dans une des sessions du colloque organisé au Mémorial : « Une histoire du génocide des Tutsi à parts égales ? » Formule devenue la devise de « l’histoire connectée » depuis le livre fameux de Romain Bertrand sur la colonisation de l’Indonésie22, utilisée ici dans un sens sensiblement différent : Témoins, acteurs, chercheurs et rescapés engagés dans la construction des savoirs, tel était le sous-titre du colloque, qui comportait une session sur « La part des survivants : de la mobilisation des savoirs survivants dans la narration historique ». Cette rencontre marquait ainsi une nouvelle étape historiographique, après celle de l’anthropologie historique des violences et de l’ethnographie mémorielle : l’attention portée aux témoignages des survivants, y compris celui des enfants, est à présent acquise à l’historiographie du génocide de 1994, et pas seulement un matériau littéraire et filmique23. On semble ainsi s’approcher, pas à pas, sinon d’une « histoire à parts égales » – car ce n’est plus d’histoire coloniale qu’il s’agit, mais postcoloniale et post-génocidaire –, d’une « histoire inclusive » au sens où l’entendait Saul Friedländer à propos de son dernier livre sur Les Années d’extermination : récit polyphonique et montage critique intégrant les archives politiques du crime, le témoignage des victimes – récits et journaux d’enfants compris – et celui des bystanders, comme les avait appelés Raul Hilberg24.

L’attention aux violences de genre fait partie des dernières avancées ethnographiques. C’est par des chercheuses que la question du genre, après l’avoir été aux États-Unis, est traitée en France : après le livre de Sandrine Ricci consacré au viol, la thèse-enquête de Violaine Baraduc sur les mémoires des prisonnières a donné lieu à un livre terrible sur l’infanticide génocidaire, phénomène qui, quoique non massif, fait saisir, selon l’autrice, l’essence du crime25.

Il avait été précédé d’un film inquiétant, réalisé avec Alexandre Westphal, À mots couverts (2014), qui, donnant la parole aux prisonnières et à certains proches, montrait l’impossible pardon d’un fils rescapé à sa mère.

« Trois décennies d’écriture de l’événement » ? À propos de Le Choc

Ces enjeux historiographiques se font sentir sans être frontalement présentés dans Le Choc. Près d’une quinzaine de contributeurs français, belges et rwandais évoquent le tournant qu’a été leur rencontre avec l’événement dans leur parcours de chercheur ou d’auteur, et – certains le disent plus que d’autres – dans leur existence, au point de se sentir « mourir à soi-même » (Laurent Larcher). L’ouvrage ne prétend pas livrer d’éléments factuels nouveaux, il n’expose pas de récents apports dans la connaissance et la compréhension des faits qui se sont enchaînés de 1990 à 1994, ni non plus de l’histoire coloniale et postcoloniale qui y a conduit (résumée par Léon Saur). Il n’ambitionne pas même de revenir sur « trois décennies d’écriture de l’événement », titre curieusement donné à l’avant-propos. Il cherche plutôt à partager un choix d’expériences avec un public francophone plus large, à un moment où la « brèche » ouverte dans le « déni français » (Stéphane Audoin-Rouzeau) donne une visibilité inédite à une « tragique expérience historique » : formule de l’historien rwandais Jean-Paul Kimonyo, qui revient d’une manière saisissante et très éclairante sur ce précipité affolant qui s’est déroulé des « ondes de choc » de l’attentat contre l’avion présidentiel à la victoire militaire du FPR, pour expliquer comment se décidèrent son retour du Canada au Rwanda, et la recherche qui mena à son livre pionnier, Un génocide populaire (2008).

L’ouvrage aborde certains conflits de mémoire à caractère idéologique, dont le grave différend autour des positions de l’Église catholique (Philippe Denis) et les dispositifs d’enseignement mis en place pour transmettre en « dépassant la sidération » (Samuel Kuhn) – questionnements qu’avaient ouverts respectivement Jean-Pierre Karegeye et Virgine Brinker. Il s’arrête davantage sur les enjeux de justice : Ornella Rovetta revient sur l’usage des archives dans « l’histoire de la justice » et recueille les propos de Gasana Ndoba, militant des droits de l’homme et témoin majeur, sur les horizons éthiques de la justice et la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda ; Jean-Philippe Schreiber expose un cas de « négation au tribunal » avec le procès en Belgique de Fabien Neretse, haut-fonctionnaire rwandais jugé pour crime de guerre et crime de génocide après avoir vécu huit ans en France, et qui affirma : « Tout ça n’est pas vrai, ça n’a jamais existé. […] Il y avait toujours des Tutsi à la maison. » Annette Becker évoque les mémoriaux rwandais et le vertige du « rien à comprendre » d’un événement destructeur au long cours, dont l’héritage, pour les enfants de génocidaires en particulier, continue de faire des dégâts psychiques, engendrant parfois d’autres crimes en exil.

La dimension artistique est présente. Du côté des images, Nathan Réra, auteur d’un livre-thèse fondamental sur la production et la réception des images du génocide, le poids de leur choix sur les journalistes, le régime ambigu de leur lisibilité-visibilité et le cycle qui mène parfois de l’archive à l’œuvre26, évoque le chemin qui l’a mené à cette plongée réflexive. Le théâtre est représenté par Jacques Delcuvellerie et Marie-France Collard, du Groupov27, qui reviennent sur Rwanda 94. Une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des vivants (2000), spectacle qui fit date et engendra ses propres ondes de choc au cours d’une tournée internationale de cinq ans. Du côté de l’écriture littéraire, deux survivants-témoins de génération différente répondent aux questions sur leur recours à la fiction : Beata Umubyeyi Mairesse, qui a récemment publié le saisissant témoignage Le Convoi, issu d’une enquête de quinze ans sur une photo introuvable – finalement trouvée grâce au livre28 –, et Vénuste Kayimahe, auteur de La Chanson de l’aube (2001) et de France-Rwanda, les coulisses d’un génocide, témoignage d’un rescapé (2002). Deux écrivaines consacrées, l’une rwandaise, exilée au Burundi en 1973 et en France en 1992, l’autre française, qui a conduit des ateliers d’écriture à Gisenyi en 2017, livrent leur regard sur le pays et ceux qui y portent le poids du passé : Scholastique Mukasanga a donné des notes de voyage prises lors du « Kwibuka » 2014, et Marie Darrieussecq les siennes en 2015 : elle livre les récits des femmes de l’Association des veuves du génocide qu’elle a rencontrées.

Les coordinateurs de Le Choc ont renoncé en revanche à sonder les études littéraires et cinématographiques, malgré l’abondance d’un corpus accessible et étudié29. Aucun accès n’est donné non plus aux œuvres produites au Rwanda aujourd’hui, et par les Rwandais qui travaillent entre l’Europe et le Rwanda, sur la scène en particulier, malgré l’abondance des talents et le trajet d’artistes devenus des acteurs culturels majeurs sur une scène désormais mondiale (Dorcy Rugamba, Carole Karemera). Ariane Zaytzeff, qui a travaillé à Kigali avec la compagnie de danse Amizero et avec le Centre universitaire des arts dirigé par Odile Gakire, productrice entre autres du festival East African Nights of Tolerance de Kigali (2014), affirmait il y a dix ans déjà que les arts vivants jouaient un rôle de « guide » dans la « nécessaire reconstruction culturelle du pays »30. C’est ce que montraient les événements de la Triennale de Kigali et du Théâtre de la Ville, témoins d’un processus culturel phénoménal.

Mémoire trouée : le choc et l’oubli

Plus étonnant, l’ouvrage en dit très peu ou rien sur les recherches menées tôt par les premiers chercheurs et enquêteurs investis, comme Rakyia Omaar, Alison Desforges, François-Xavier Verschave, Jean-François Dupaquier, Colette Braeckman, Gérard Prunier, Patrick de Saint-Exupéry… Or ces acteurs de la lutte contre un déni puissant ont fait et risqué beaucoup, face au redoutable et même écrasant ennemi politique que peut devenir un État aux abois, doté de ses relais médiatiques. Les attaques contre les chercheurs, enquêteurs et témoins ont d’ailleurs pris l’allure d’un rituel judiciaire : en janvier 2023, c’était au tour de la journaliste de Libération Maria Malagardis31, de répondre aux accusations d’« injure publique » par le chef du renseignement militaire des Forces armées rwandaises (FAR), Aloys Ntiwiragabo, que Médiapart avait localisé dans la région d’Orléans ; elle a été relaxée le 15 mars 2023. L’année précédente, Guillaume Ancel avait été condamné pour diffamation envers Hubert Védrine. Il en avait été de même en 2018 et 2019 pour Emmanuel Cattier, ancien membre de la commission d’enquête citoyenne, qui avait dû se défendre contre les accusations du général Robardey. Comme Jacques Morel et Jean-Paul Gouteux, il avait pris une part importante dans l’enquête sur les complicités32. Avant les premiers procès gagnés, il y aura eu la série des procès perdus de ceux que Pierre Péan avait appelés les « blancs menteurs33 ». Péan, « le plus actif des révisionnistes », selon les termes de Raphaël Glucksmann qui, dès 2004, a joué un rôle important dans la dénonciation des responsabilités françaises avec son documentaire, réalisé avec David Hazan et Pierre Mezerette, Tuez-les tous ! Rwanda : histoire d’un génocide « sans importance ».

Le choc du génocide est tel que le moment où on s’y confronte tend à devenir un seuil existentiel, au risque de déréaliser, oublier et parfois effacer ce qui a été vu, dit, fait et pensé auparavant. Si, comme le dit en postface Henry Rousso, « il n’est jamais trop tard », il est dommage qu’un « travail de mémoire » et d’histoire en cours d’institutionnalisation, politique autant qu’universitaire, soit grevé de tels oublis ou semi-oublis, dont certains ont un caractère aussi politique : plus rien n’est dit, dans Le Choc, de la « doctrine de la guerre contre-révolutionnaire » ou « antisubversive » mise en place par « l’école française » pour prendre le contrôle des populations colonisées en quadrillant le pays et terrorisant les esprits, dont Gabriel Périès avait montré qu’elle avait été réactualisée au Rwanda34. Ce paradigme avait à l’époque été écarté par certains historiens comme une « vision trop radicale et globale » (Jean-Pierre Chrétien). Si son oubli permet de parler de « levée du déni français », ces éclairages désignaient des phénomènes réels, du reste évoqués dans le rapport Duclert. Peut-on oublier que dès 1990, la Communauté rwandaise de France avait adressé des messages d’alerte à l’Assemblée nationale, et qu’ils étaient disponibles lorsque la commission d’enquête demandée par le député Jean-Claude Lefort fut transformée en simple « mission d’information parlementaire » ? Peut-on oublier qu’à l’été 1995 encore, certains officiers militaires français voulaient réarmer les génocidaires à Goma ? Passer trop vite sur ces étapes, comme sur les premières mobilisations, c’est risquer de perdre le sens de la lutte pour la reconnaissance. Ainsi les politiques et militaires français peuvent-ils en même temps avouer leur « aveuglement » tout en faisant revenir la ritournelle de syndrome de Fachoda ou de « l’Afrique et la Méditerranée, destin de l’Europe » (le général Lecointre commentant son Entre guerres de 2024). Le déni compulsif a plus d’un tour dans son sac. Au-delà de la dénonciation et des repentirs publics concédés, une déconstruction décoloniale s’impose ici avec éclat.

Pour marquer cette étape des trente ans, il serait bien qu’un véritable retour s’essaie sur ces « trois décennies d’écriture » : que celles-ci soient périodisées, en datant et discutant les paradigmes litigieux sans les contourner. Ce qui suppose d’affronter et interpréter pour ce qu’ils sont les imbroglios académico-politiques et luttes de territoire qui compliquent, altèrent voire enveniment la recherche franco-rwandaise, afin de les dépasser un jour peut-être. Dans Le Choc, le parti pris d’un choix de « regards » a donné lieu à un tropisme d’ego-histoires plutôt qu’à l’effort d’historiciser les travaux et d’articuler les apports des sciences humaines, de l’art et de la philosophie morale.

D’une manière générale, l’état présent des recherches françaises, même si elles montrent une attention nouvelle aux approches transversales et recherches d’ailleurs, anglophones surtout, fait apparaître la nécessité de les désenclaver encore, ce qu’on pourrait faire dans trois directions. D’une part, en ouvrant davantage l’historiographie et la pensée du génocide des Tutsi aux avancées considérables nées des réflexions sur le génocide des Juifs : sur la différence entre violence guerrière et destruction génocidaire – ce qui suppose d’écrire l’histoire de la guerre menée par le FPR en 1990 et en 1994, négligée par les historiens –, et en intégrant l’anthropologie et l’épistémologie du témoignage. La polymorphie de celui-ci, qui le transporte d’usages juridiques et historiens aux domaines de la littérature, revendiquée ou pas, fait apparaître, dans ses fonctions et pouvoirs, des seuils et lignes de fracture à marquer. Une fois acquise sa légitimité comme source du récit historique, il faut pouvoir l’aborder comme acte verbal et énonciation spécifique, où le langage métabolise l’expérience unique et élabore une pensée de ce que Philippe Bouchereau a appelé la « désappartenance » ou « grande coupure », étrangère au fait guerrier35.

Or les textes des témoins, une fois utilisés comme documents, sont vite reversés dans la grande bassine de la « mémoire », objet de mépris et de culte à la fois : commode et mythique catégorie, qui secondarise ce qui ne relève pas de la « construction des savoirs » ou de « l’analyse », et où se retrouvent les œuvres, en vrac, sans l’avoir demandé. L’histoire pourtant abonde en exemples du rôle moteur qu’ont joué les « œuvres-témoignage » dans la compréhension et la transmission de ces ruptures historiques, anthropologiques, civilisationnelles36. Et loin de composer un « supplément d’âme » aux travaux sérieux, ces textes et œuvres, dotés de leur historicité propre, réclament une autre précision historienne, philologique et critique, bref un champ d’études spécifique que l’historien ne conçoit que rarement. Saul Friedländer, auteur lui-même d’un livre de souvenirs d’une grande profondeur et grand lecteur de littérature, se gardait bien de minoriser ces productions littéraires, et s’intéressa avec précision aux modes de symbolisation esthétique, pour analyser la production de kitsch au sujet des crimes nazis37.

D’autre part, il faudrait tâcher de lire l’important corpus littéraire francophone à l’échelle des littératures mondiales, analysant ses circulations et traductions ; et relier au processus de mondialisation de l’art la profusion d’œuvres visuelles et cinématographiques et du spectacle vivant, si riche au Rwanda. Enfin, et c’est lié, ces œuvres, réflexions et travaux devraient être observés aussi, au-delà de l’aire « francophone » et conscient de l’idéologie que porte ce mot, sous l’angle des études postcoloniales38 et théories décoloniales – et inversement : en questionnant la faible attention portée par celles-ci à ce « génocide africain », sinon sa relégation silencieuse. Ces perspectives s’imposent à la lecture de ce recueil, où certaines sont présentes de biais, en creux ou par défaut.

Danse Intore, le saut du tigre (DR)

Une dette immense. Pour José Kagabo

Le grand mérite du Choc est de faire lire ou relire les « notes » de José Kagabo, prises lors de trois retours dans son pays natal au lendemain immédiat du génocide, en août, octobre et décembre 1994, initialement parues aux Temps Modernes : « Après le génocide. Notes de voyage » (1995). Témoignage réflexif poignant, profond, qui scrute le pays, interroge le déchaînement massif de la violence, « soulève à chaud » des « questionnements qui n’ont cessé par la suite de traverser l’historiographie », comme l’écrit François Robinet. Il faut savoir gré à celui-ci de rendre un hommage chaleureux et appuyé à son auteur, au chercheur et à l’homme qui, tout en sondant l’abîme en historien39, accompagna le retour à la vie de milliers d’orphelins dans ce pays qu’il aimait et connaissait intimement. « Trente ans après sa confrontation au silence des disparus et à ses propres angoisses, notre dette est immense », écrit François Robinet.

Qu’il me soit permis d’exprimer ici la mienne : c’est à José Kagabo, rencontré peu après avoir lu ces « Notes de voyage », que je dois mon premier séjour au Rwanda en avril 2000, à l’invitation de Fest’Africa. Cette expérience et ces rencontres déclenchèrent l’engagement intellectuel et politique qui suivit, mené dans un cadre universitaire et associatif à la fois40, puis une remontée critique vers l’histoire coloniale et postcoloniale, et un travail d’édition de témoignages rwandais qui n’a pas cessé depuis41. De ces chocs, lectures, immersions et rencontres est sorti, en 2004, parallèlement à l’engagement dans la commission d’enquête citoyenne, le livre Rwanda. Le réel et les récits42. José Kagabo était là, en 2008, lorsque je suis retournée à Kigali, pour un colloque consacré à la « construction des champs du savoir »43. Il n’allait pas bien. Je le vois encore, à certains repas, rire aux blagues du pétulant romancier Alain Mabanckou puis, le regard soudain brouillé, baisser les yeux et se lever pour marcher, et revenir beaucoup plus tard à la tablée. Il avait disparu depuis trois ans lorsque je suis revenue au Rwanda lors des commémorations de 2019 – dans un pays et une société gagnés à un nouvel élan44.

« Au premier voyage, écrivait José Kagabo en 1994, je ne voulais pas du tout entrer dans la question du génocide, je ne cherchais pas à voir immédiatement les gens qui le connaissaient. » Aux deuxième et troisième, il en allait autrement : l’intellect entrait en action, et la nécessité s’imposait de comprendre, outre la machinerie politique, la possibilité inouïe des massacres, le « comment on a tué », sans éviter la « description de l’horreur » incompréhensible. « Entrer dans la question du génocide », c’est entrer dans la gueule d’un loup. En ressortir la tête pour revenir au monde et aux folies douces de la vie ordinaire n’est pas une mince affaire. Ceux qui ont vécu de près cette horreur n’ont pas eu le choix de ne pas le faire. Comme pour José Kagabo, Naasson Munyandamutsa, Yolande Mukagasana, Esther Mujawayo, Berthe Kayitesi, Dady de Maximo Mwicira-Mitali, Speciose Mukayiranga, Dorcy Rugamba, Révérien Rurangwa, Beata Umumbyeyi, Alice Kayitesi, et tous ceux dont Florence Prudhomme et Michel Müller rassemblent les Cahiers de mémoire inlassablement… La dette est immense. Elle ne provient pas d’une culpabilité, mais d’un désir de monde et d’une gratitude sans fin.

Au Rwanda, une autre génération est là, qui compose autrement avec sa dette, dans un pays en mutation accélérée. Reste à l’écouter et faire entendre sa voix, son élan, son humour. Cette vitalité n’aura plus besoin des chercheurs français pour se faire entendre. Mais ceux-ci pourront y recevoir une force, demain plus encore qu’hier, si leur mémoire n’efface rien. Il y a dix ans, après qu’Esther Mujawayo eut évoqué « l’avenir du témoin », le psychiatre Naasson Munyandamutsa, rappelant les « émotions et tensions » qui avaient traversé ces trois jours de colloque, disait que, pour contribuer à fermer « la blessure qu’on ne peut pas fermer avant de l’avoir ouverte », il faudrait faire comme les poètes rwandais ; et il citait un « poème extraordinaire » de Rwozi rwa Mbonariva, qui disait : nimugende inzira ivunura, « prenez le chemin qui revient d’une manière ou d’une autre », avec des manières renouvelées par le poids du passé45. Et il ajoutait : Bahiriwe n’Urugendo – « Leur voyage a été béni. Ne soyez pas si tristes ».

L’autrice remercie Louis Bagilishya pour sa lecture.

1. Vincent Duclert (sous la dir. de), La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport au président de la République de la commission de recherche, Paris, Armand Colin, 2021 ; Un génocide prévisible : le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda [dit rapport Muse, en ligne], Gouvernement du Rwanda, 19 avril 2021.

2. Voir Stéphane Audouin-Rouzeau, « La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le Rapport Mucyo. Une lecture historienne », Esprit, mai 2010 : « France-Rwanda, et maintenant ? ».

3. V. Duclert, La France face au génocide des Tutsi. Le grand scandale de la Ve République, Paris, Taillandier, 2024.

4. Alain Juppé, « Alain Juppé sur le Rwanda : “Nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures” », Le Monde, 7 avril 2021.

5. Voir ses propos dans Laurent Larcher, Ils parlent. Témoignages pour l’histoire, Paris, Seuil, 2019.

6. Voir Thomas Borrel, « Complicités françaises au Rwanda : mobilisations citoyennes et parades politiques », Politique africaine, no 166, 2022/2, p. 109-126.

7. Voir la tribune collective, « Rwanda Classified : une enquête à charge ? », Le Point et Jeune Afrique, 4 juin 2024.

8. « Un passé récent. Rwanda 1994-2024 » [en ligne], Collège de France, 25 avril 2024.

9. Jean-Pierre Chrétien, Combattre un génocide. Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024), Lormont, Le Bord de l’eau, 2024.

10. Voir l’ouvrage collectif Penser les génocides. Itinéraires de recherche, Paris, CNRS Éditions, 2021.

11. Voir Virginie Brinker, Catherine Coquio, Alexandre Dauge-Roth, Éric Hoppenot, Nathan Réra et François Robinet (sous la dir. de), Rwanda 1994-2014. Histoire, mémoires et récits, Dijon, Les Presses du réel, 2017.

12. Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Samuel Kuhn et Jean-Philippe Schreiber (sous la dir. de), Le Choc. Rwanda 1994 : le génocide des Tutsi, postface d’Henry Rousso, Paris, Gallimard, 2024.

13. Voir notamment C. Coquio (sous la dir. de), L’Histoire trouée. Négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, coll. « Comme un accordéon », 2003 ; Aurélia Kalisky et C. Coquio (sous la dir. de), « Rwanda-2004 : témoignages et littérature », Lendemains, no 112, mars 2004 ; Laure Coret (sous la dir. de), Rwanda 1994-2004 : des faits, des mots, des œuvres, Paris, L’Harmattan, coll. « Esthétiques, culture & politique », 2005 ; Jean-Pierre Karegeye et Jacques Charles Lemaire (sous la dir. de), « Rwanda : récit du génocide, traversée de la mémoire », La Pensée et les Hommes, 2009 ; Phil Clark & Zachary D. Kaufman (sous la dir. de), After Genocide: Transitional Justice, Post-Conflict Reconstruction and Reconciliation in Rwanda and Beyond, Londres, Hurst & Company, 2008 ; Koulsy Lamko et Boubacar Boris Diop (sous la dir. de), Genocidio de los tutsi de Ruanda : la memoria en camino. Interogacion de las formas literaria, artisticas y testimoniales, Mexico, Casa R. Hankili África-Éditions de la Vignaubières, 2010.

14. Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français, préface de S. Audoin-Rouzeau, Paris, Les Belles Lettres, 2018. Kagame répondait ainsi aux menaces persistantes que font peser sur le pays les Forces démocratiques de libération du Rwanda en République démocratique du Congo, sous-estimées par les chancelleries, ainsi qu’à la tendance interventionniste du président français et au retour du tropisme françafricain dans son armée.

15. J.-P. Chrétien, « Adresse à Ibuka, mai 2023. Les leçons du Rapport Duclert. II », Combattre un génocide, op cit.

16. S. Audoin-Rouzeau, « La brèche ? Retour sur la fin du déni français », Le Choc, op. cit., p. 327-347.

17. Voir Laure Coret et François-Xavier Verschave (sous la dir. de), L’Horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au Rwanda.

Rapport de la Commission d’enquête citoyenne, Paris, Karthala, 2005. Voir aussi Géraud de La Pradelle, L’Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux, Paris, Les Arènes, 2005.

18. Cofondateur de Survie, qu’il présida de 1995 à sa mort en 2015, F.-X. Verschave était l’auteur des brûlots Noir silence (Les Arènes, 2000) et La Françafrique. Le plus long scandale de la République (Stock, 1998) – titre auquel fait écho celui de V. Duclert, Le grand scandale de la Ve République : l’oubli passe parfois par l’incorporation.

19. Voir Rémi Korman et François Robinet (sous la dir. de), « Rwanda 1994. Archives, mémoires, héritages », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 151-152, 2024.

20. Voir Lee Ann Fujii, Killing Neighbors: Webs of Violence in Rwanda, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2009 ; Charles Mironko, “Ibitero: Means and Motive in the Rwandan Genocide”, dans Susan E. Cook (sous la dir. de), Genocide in Cambodia and Rwanda: New Perspectives, New Brunswick, New Jersey, Transaction Publishers, 2006, p. 163-189 ; Charles Kabwete Mulinda, A Space for Genocide: Local Authorities, Local Population and Local Histories in Gishamvu and Kibayi (Rwanda), thèse de doctorat, Bellville, University of the Western Cape, 2010 ; Jean-Paul Kimonyo, Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008 ; Hélène Dumas, Un Génocide au village. Le massacre des Tutsi du Rwanda, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2014.

21. Violaine Brincard, « Une distance nécessaire. Au sujet d’Au nom du Père, de tous, du ciel », dans Rwanda 1994-2014, op. cit., p. 315-318.

22. Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (xvie-xviie siècles), Paris, Seuil, 2011.

23. Voir H. Dumas, Sans ciel ni terres. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, coll. « À la source », 2020.

24. Saul Friedländer, Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs (1939-1945) [2006], trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Seuil, coll.

« L’Univers historique », 2008 ; Raul Hilberg, Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive (1933-1945) [1992], trad. Marie-France de Paloméra, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2004.

25. Sandrine Ricci, Avant de tuer les femmes vous devez les violer ! Rwanda, rapports de sexe et génocide des Tutsi, préface de Christine Delphy, Paris, Syllepse, coll. « Nouvelles questions féministes », 2019 ; Violaine Baraduc, Tout les oblige à mourir. L’infanticide génocidaire au Rwanda, Paris, CNRS Éditions, coll. « Logiques du désordre », 2024. Voir aussi Sara E. Brown, Gender and the Genocide in Rwanda: Women as Rescuers and Perpetrators, New York, Routledge, 2019 ; et Georgina Holmes, Women and War in Rwanda: Gender, Media and the Representation of Genocide, Londres, I.B. Tauris, 2013.

26. Nathan Réra, Rwanda, entre crise morale et malaise esthétique. Les médias, la photographie et le cinéma à l'épreuve du génocide des Tutsi (1994-2014), préface de Sylvie Lindeperg et Pierre Wat, Dijon, Les Presses du réel, 2014. Voir aussi Alexandre Dauge-Roth, Writing and Filming the Genocide of the Tutsis in Rwanda: Dismembering and Remembering Traumatic History, Lanham MD, Lexington Books, coll. « After the Empire: The Francophone World and Postcolonial France”, 2010.

27. Jacques Delcuvellerie, Groupov. Histoire d’une rencontre, Liège, Théâtre & Publics, 2024.

28. Beata Umubyeyi Mairesse, Le Convoi, Paris, Flammarion, 2024. L’autrice a dit combien, au cours de cette longue enquête, le travail de Nathan Réra l’avait aidée à se dégager du malaise où l’avait mise longtemps la confusion des producteurs d’images du « génocide » – souvent celles des camps de réfugiés au Zaïre et, parmi eux, de criminels. Voir aussi ses interventions remarquables au Collège de France et au Mémorial de la Shoah, accessibles en ligne.

29. Voir Virginie Brinker, La Transmission littéraire et cinématographique du génocide des Tutsi du Rwanda, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2014, et la contribution d’Elizabeth Applegate à Rwanda, 1994-2014, op. cit.

30. Ariane Zaytzeff, « The Book of Life : écrire les morts au présent, déplacer le témoignage », Rwanda 1994-2014, op. cit., p. 471.

31. Voir Maria Malagardis, Sur la piste des tueurs rwandais, Paris, Flammarion, coll. « Enquête », 2012.

32. Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, Paris, L’Esprit frappeur, 2010 ; et Jean-Paul Gouteux, La Nuit rwandaise. L’implication française dans le dernier génocide du siècle, Paris, L’Esprit frappeur, 2002.

33. Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs, Rwanda 1990-1994 [2005], Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2014.

34. Voir Gabriel Périès et David Servenay, Une Guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais, 1959-1994, Paris, La Découverte, 2007. Voir aussi G. Périès, « Normativité de l’état d’exception dans la période postcoloniale » et C. Coquio, « Guerre coloniale française et génocide rwandais », dans C. Coquio (sous la dir. de), Retours du colonial ? Disculpation et réhabilitation de l’histoire coloniale, Nantes, L’Atalante, coll. « Comme un accordéon », 2008.

35. Philippe Bouchereau, La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale, préface de C. Coquio, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2018. Voir aussi C. Coquio, Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2015.

36. Claude Mouchard, Qui si je criais…? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du xxe siècle, Paris, Laurence Teper Éditions, 2007. Voir aussi C. Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2015.

37. Saul Friedländer, Reflets du nazisme, Paris, Seuil, 1982.

38. Voir Pierre Boizette, « Les conditions de la mondialisation d’une œuvre francophone africaine. Retours sur la trajectoire éditoriale de Scholastique Mukasonga » [en ligne], COnTEXTES, 2020.

39. Voir José Kagabo (sous la dir. de), « Le génocide des Tutsi, 1994-2014. Quelle histoire ? Quelle mémoire ? », Les Temps Modernes, no 680-681, octobre-décembre 2014.

40. Les archives de l’Association internationale de recherche sur les crimes contre l’humanité et les génocides (Aircrige) ont été déposées à La Contemporaine en 2018 et sont à présent ouvertes. Créée en 1997 par Catherine Coquio et Irving Wohlfarth, elle a été dirigée par celle-ci avec Aurélia Kalisky et Laure Coret jusqu’en 2008.

41. Voir Berthe Kayitesi, Demain ma vie. Enfants chefs de famille dans le Rwanda d’après, préface de C. Coquio, Paris, Laurence Teper Éditions, coll. « Voix du bord », 2009 ; Dady de Maximo Mwicira-Mitali, Rwanda, un deuil impossible. Effacement et traces, éd. Florence Prudhomme, postface d’Antoine Mugesera, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2021 ; F. Prudhomme (sous la dir. de), Cahiers de mémoire. Kigali, 2014, postface d’Irina Bukova, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2017 ; F. Prudhomme (sous la dir. de), Cahiers de mémoire. Kigali, 2019, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2019 ; et F. Prudhomme et Michelle Muller (sous la dir. de), avec la collaboration d’Odette Mukatangara, Récits de rescapés du génocide des Tutsi en préfecture de Gikongoro, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2024.

42. C. Coquio, Rwanda. Le réel et les récits, Paris, Belin, coll. « Littérature et politique », 2004.

43. Voir Jean-Pierre Karegeye et Jacques-Charles Lemaire (sous la dir. de), Récit du génocide et traversée de la mémoire, Éditions Espace de liberté / La Pensée et les Hommes, 2009.

44. Voir C. Coquio, « De Kigali à Paris : le deuil et le déni » [en ligne], En attendant Nadeau, 22 juin 2019.

45. Naasson Munyandamutsa, « Repenser le génocide pour panser sa blessure », dans Rwanda 1994-2014, op. cit., p. 521.

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