Fiche du document numéro 34369

Num
34369
Date
Mardi 13 septembre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
250593
Pages
33
Urlorg
Titre
Le Burundi à l’épreuve de la haine ethnique et de l’idéologie du génocide : crises récurrentes et violences contemporaines (1965-2015)
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Conférence
Langue
FR
Citation
Prof. Joseph GAHAMA
Université du Rwanda

La soixantaine d’années durant lesquelles le Rwanda et le Burundi ont été administrés dans le cadre d’un territoire appelé Ruanda- Urundi successivement sous le protectorat allemand (1896- 1916), puis le Mandat de la Société des Nations (1923-1946) et la Tutelle de l’Organisation des Nations Unies (1946-1962) confiés à la Belgique n’a pas suffi de faire disparaître les particularités de chacun de ces deux royaumes de l’Afrique des Grands Lacs.
Il apparaît en effet que la réforme politique opérée entre 1926 et 1933 juste après la loi du 25 août 1925 qui a uni administrativement le Ruanda- Urundi au Congo belge d’une part et les effets de la classification des populations en « races » supérieures les unes aux autres d’autre part ont eu un impact beaucoup plus fort au Rwanda qu’au Burundi où les structures politiques et sociales étaient plus décentralisées.
Mais tout allait changer assez rapidement quand dans la deuxième moitié des années 1960, l’administration coloniale épaulée efficacement par l’Eglise catholique élabora un plan de « démocratisation des institutions » dont le Rwanda devait servir de modèle pour tout le territoire sous tutelle de l’Organisation des Nations Unies. C’est dans cette perspective que le Manifeste des Bahutu, se faisant l’écho du Mandement de carême de Mgr André Perraudin en février 1957, réclama la fin du monopole des Tutsi, pris dans leur ensemble, dans les domaines politique, économique, social et culturel.
Bien que Burundi ait pu éviter la fracture identitaire entre les deux principales composantes de la population avant l’indépendance comme ce fut le cas au Rwanda en 1959, tout fut fait pour y exporter les idées qui avaient conduit à « la Révolution sociale ». L’historiographie permet de distinguer clairement trois périodes successives où on voit la naissance de l’ethnisme lors de la création des partis politiques à la fin des années 1960, les premiers massacres à caractère ethnique au Burundi en 1965 et la cristallisation de la haine ethnique et de l’idéologie du génocide à partir de 1972.

Au temps de la création des partis politiques

Point n’est besoin de rappeler que le Manifeste des Bahutu sous-titré Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda constitue la première manifestation publique d’un conflit ethnique qui allait dominer la scène politique au Rwanda à la veille de l’indépendance. Il s’agit d’un document paru le 24 mars 1957, signé de 7 Hutu dont les plus en vue étaient Grégoire Kayibanda et Calliope Mulindahabi qui exposaient un problème « grave », qualifié de problème racial indigène qui affectait les « relations muhutu- mututsi au Ruanda ». Pour ses rédacteurs,
« le problème est avant tout un problème de monopole politique dont dispose une race, le mututsi ; monopole politique qui, étant donné l’ensemble des structures actuelles devient un monopole économique et social ; monopole politique, économique et social qui, vu les sélections de facto dans l’enseignement, parvient à être un monopole culturel, au grand désespoir des Bahutu qui se voient condamnés à rester d’éternels manœuvres subalternes ».
Pour ses rédacteurs, l’appartenance ethnique primait sur l’identité nationale. Ils le proclamaient haut et fort quand ils disaient :
« nous nous opposons énergiquement, du moins pour le moment, à la suppression dans les pièces d’identité officielles ou privées des mentions « muhutu », « mututsi »,« mutwa ». Leur suppression risque de favoriser encore davantage la sélection en la voilant et en empêchant la loi statistique de pouvoir établir la vérité des faits. Personne n’a dit d’ailleurs que c’est le nom qui ennuie le Muhutu ; ce sont les privilèges d’un monopole favorisé, lequel risque de réduire la majorité de la population dans une infériorité systématique et une sous-existence imméritée ».
Ils s’appuyaient ainsi sur le mandement de carême prononcé un mois auparavant, le 11 février 1957, par Mgr Perraudin (2003) qui affirmait que le problème qui agitait le Rwanda à cette époque était consécutif à la « différence des races ». Avant de terminer leurs propos, ils n’ont pas oublié de rappeler qu’ils étaient en quelque sorte mandatés par le peuple :
« Les Autorités voudront donc voir dans cette brève note, en quelque sorte systématisés, les courants d’idées et les désirs concrets d’un peuple auquel nous appartenons, avec lequel nous partageons la vie et les refoulements opérés par une atmosphère tendant à obstruer la voie à une véritable démocratisation du pays ; celle-ci, envisagée par la généreuse Belgique, est vivement souhaitée par la population avide d’une atmosphère politico-sociale viable et favorable à l’initiative et au travail pour un mieux-être et pour la promotion intégrale et collective du peuple ».
Pour Donat Murego (1975 :761), défenseur de la « Révolution sociale », le Manifeste des Bahutu était une riposte à la Mise au Point des Tutsi qui n’avait rien dit sur le situation politique, économique et sociale du peuple, se contentant uniquement de relever les questions liées à l’enseignement, à la participation des Rwandais aux hautes fonctions de l’administration coloniale et aux préjugés de couleur.
Le Manifeste des Bahutu posait donc le problème hutu- tutsi. Pour l’élite hutu, il devait absolument trouver une rapide solution avant l’accession à l’indépendance. Par contre, il était absolument nié par le roi Mutara Rudahirwa qui lors de quatrième session du Conseil supérieur du pays (CSP) en mai 1958 déclara :
« Je ne crois pas me tromper en déclarant que c’est pour la première fois depuis toute l’existence du Rwanda qu’on entend parler de ce problème récemment débattu ici au Conseil, de l’opposition des Bahutu et des Batutsi ; mais j’espère que c’est aussi la dernière fois, car la division et l’opposition au sein d’un peuple est tout ce qu’il y a de funeste à son progrès. Personne ne s’empêcherait de traiter de criminels ceux qui sèment, entretiennent ou nourrissent d’autres basses intentions. Je vous recommande tous avant mon départ de vous ranimer mutuellement pour vous rallier et colmater les brèches, afin que rien ne fonce ou s’infiltre à travers l’Imbaga y’Inyabutatu ijya imbere. Tous les auteurs de cette désunion méritent l’opprobre publique et une sérieuse condamnation. Les promoteurs de pareils méfaits ne sauraient se cacher, et si la chose se répète, l’arbre qui produit ses fruits, je l’extirperai. Il en coûtera cher à quiconque s’insurge contre le Rwanda ou cherche la désunion. Quant à celui qui tend les pièges, il se verra lui- même pris dans ses propres filets » (Murego, 1975 :959).
Ces paroles qui semblaient nier l’existence du problème hutu- tutsi et qui mettaient en garde ceux qui voulaient la désunion du Rwanda heurtèrent les leaders hutus, spécialement Joseph Habyarimana Gitera qui demanda que cette affaire soit portée à l’arbitrage de la Belgique et de l’ONU. Avant la clôture de la session, le CSP vota une motion demandant d’« insister auprès du gouvernement pour que soient rayés de tous les documents officiels les termes Bahutu, Batutsi, Batwa . Les délégués hutus protestèrent en ces termes :
« Nous ici présents, membres de la délégation des Bahutu auprès du Conseil supérieur du pays, nous sommes des Bahutu, nous resterons des Bahutu et nous ne voulons pas du tout voir supprimer les termes Bahutu, Batutsi et Batwa dans les documents officiels. Nous et les nôtres voulons que le terme Muhutu soit fièrement et fréquemment utilisé en vue de sa réhabilitation, terme dont le sens initial a été terni par le servage ». (Murego, 1975 :871)
Les leaders hutus se mirent alors à critiquer cette non reconnaissance du problème hutu- tutsi dans la presse. M. Munyangaju par exemple relevait que le problème demeurait entier : il fustigea l’attitude négative du roi « qui était de mauvais ton ». Dans une lettre écrite à Mgr. André Perraudin le 27 octobre 1958, Joseph Habyarimana Gitera attaqua violement Kalinga, le tambour royal. Utilisant son journal La Voix du Petit Peuple, il appela la jeunesse à la révolte :
« Jeunes gens et jeunes filles du Mouvement des Hutu, ne vous êtes-vous pas rendu compte de la nature du défi des Tutsi ? … Armez- vous de vos serpettes, débarrassons notre champ des roseaux qui le détériorent. Au moyen des houes, il nous faut les déraciner afin de fertiliser notre champ, la saison des semences est proche… N’oubliez- pas…qui tue les rats ne s’apitoie pas sur la femelle qui porte ! » (Murego, 1975 :882).
Bien plus, il organisa le 27 septembre 1959 à Astrida la fête de la libération des Bahutu à l’égard de l’esclavagisme au Rwanda. Il appela les Hutu à se « libérer », à ne plus cohabiter et faire confiance aux Tutsi.
C’est dans ce contexte de vive tension d’ordre ethnique au sein des élites particulièrement que furent agréés les principaux partis politiques au Rwanda entre septembre et novembre 1959, après le décès inopiné du roi Mutara Rudahirwa le 21 juillet 1959 à Usumbura. On avait les partis qualifiés de Tutsi (l’Union nationale rwandaise et le Rassemblement démocratique rwandais) et monarchistes d’un côté et ceux rassemblant les Hutu (Association pour la promotion de la masse et Parti du mouvement de l’émancipation hutu) et réclamant une préalable démocratie avant l’indépendance de l’autre.
Au Burundi, ce fut seulement vers la fin des années 1960 que l’administration tutélaire autorisa le fonctionnement des formations politiques qui contrairement au Rwanda ne se groupèrent pas sur base ethnique, mais autour de deux lignées princières : celle des Bezi dans l’Unité et progrès national (UPRONA) et celle des Batare dans le Parti démocrate-chrétien (PDC). En troisième position venait le Parti du peuple (PP) qui voulait faire du Burundi un Etat démocratique et égalitaire, en procédant notamment à la promotion politique, sociale, économique et culturelle des Bahutu et des simples Batutsi. Exprimant sa profonde reconnaissance à l’égard de l’œuvre civilisatrice de la Belgique, le PP redoutait une indépendance immédiate car « la caste féodale », disait-il, risquait de la récupérer pour rétablir sa « domination sur le peuple ». Lors d’un congrès tenu le 1er mai 1960, il constata que, « malgré ses efforts sincères depuis cinq mois pour grouper les Bahutu et les simples Batutsi, sans opposition raciale au sein d’un même parti pour la défense des déshérités du Burundi, beaucoup de Batutsi ne purent s’affilier, n’étant pas suffisamment indépendant des féodaux » (Rudipresse, 7/5/1960). Il espérait que cette pression allait être vaincue, de façon que le PP ne devienne pas un parti exclusivement hutu.
On retrouve ici la rhétorique chère aux leaders hutu rwandais, en l’occurrence Joseph Habyarimana Gitera et Grégoire Kayibanda. En l’appelant « parti du peuple », ses fondateurs se réclamaient être les représentants de la « masse » opprimée par « les féodaux ». Ils demandaient par conséquent, comme l’APROSOMA et le PARMEHUTU la démocratisation du pays avant l’indépendance et reconnaissaient l’œuvre accomplie par la Belgique.
Au fil du temps, le PP montra son vrai visage et se radicalisa assez rapidement. En juin 1960, l’aile dure du parti conduite par son vice- président, Pascal Mbuziyonja créa le Parti de l’émancipation populaire (PEP) dont l’objectif était la défense des intérêts des Bahutu exclusivement. Six mois plus tard naquit à Kayanza à l’initiative de Michel Buyoya, un membre du bureau politique du PEP, un nouveau parti : l’Union pour la promotion des Hutu (UPROHUTU).
On sait actuellement que le PP a été créé sur l’instigation d’Albert Maus, celui-là même, qui déjà en avril 1956 demandait une représentation qui tenait compte des quotas ethniques au Conseil du Vice- Gouvernement Général du Ruanda- Urundi dont il était membre en tant que Président de l’Union des colons. N’ayant pas eu gain de cause, il écrivit une lettre aux plus hautes autorités de la Tutelle où on sent sa déception :
« il y a ce peuple, ces 3.500.000 Bahutu purs, manants, jadis serfs et corvéables à merci, aujourd’hui encore tellement empreints de servilité vis-à-vis de la race seigneuriale que la présence du Mutusi leur fait incontinent baisser les yeux et le passage, sinon lâcher leurs produits, au marché ou sur leurs propres collines, à des prix dérisoires.
Voilà la classe sociale, aujourd’hui tellement exploitée, pour laquelle je demandais, comme première chance de libération, une représentation distincte et légalement assurée ».
Albert Maus présenta alors sa démission du Conseil du VGG. et, comme il se comprend, reçut le 7 mai 1956 les félicitations des leaders hutu rwandais. C’était un personnage controversé à qui l’ancien Résident général du Ruanda- Urundi Jean Paul Harroy (1974) a rendu un vibrant hommage. Né à Bruxelles le 27 novembre 1902, il fut ordonné prêtre dans la congrégation des Scheutistes en 1927. Il fut alors envoyé comme missionnaire au Mayombe en 1929. On le retrouva comme enseignant au Petit Séminaire de Mbata avant d’être affecté comme aumônier militaire dans le Bas Congo avant de défroquer. Il s’installa alors comme colon à Murago, au Burundi, sur les bords du lac Tanganyika où il construisit en 1945 une demeure enchanteresse qu’il baptisa Akh-en-Aton. Dans une lettre écrite à son ami le Père Gustaaf Hulstaert, rédacteur en chef de la revue Aequatoria, il disait : « je réfléchirai beaucoup sur l’immensité de l’univers, la destinée de l’homme, ses innombrables folies, l’avenir des Noirs. Je me retire misanthropiquement [sic] dans mon ermitage de Murago » ( Vinck, 1994 :2).
C’est de cet endroit magnifique devenu actuellement un lieu très touristique qu’Albert Maus mena une intense activité politique depuis le début des années 1950. Président de l’Union des colons du Ruanda- Urundi (UCORUDI), « son attitude pro- Hutu était bien connue » au sein du Conseil du Vice- Gouvernement général. Il soutenait ouvertement l’APROSOMA et le PARMEHUTU, avant de participer activement à la création du PP au Burundi.
Malheureusement pour lui, les élections législatives au Burundi furent gagnées le 18 septembre 1961 par son ennemi politique le prince Louis Rwagasore à la tête de l’UPRONA. Il ne put digérer sa défaite et se donna la mort le 31 décembre 1961. Jean Paul Harroy (1974) en parle en ces termes :
« Pendant toute l'année 1961, qui vit en septembre se dérouler les élections législatives supervisées par les Nations Unies, Albert Maus ne cessa de jeter des cris d'alarme, annonçant - nous en fûmes personnellement témoin - que si se réalisait ce que préparait, contre la volonté de l'administration belge, la politique onusienne au Burundi, ce malheureux pays allait être fatalement conduit, un jour ou l'autre, à subir un « bain de sang». Les élections produisirent ce qu'Albert Maus redoutait le plus. Désespéré, il réagit en tragique conformité avec son personnage. Un jour, on le découvrit mort dans son castel Akh-en-Aton. Il laissait une lettre poignante justifiant son suicide, accusant les Nations Unies, reprochant à la Belgique de ne pas avoir osé tenir tête. Il n'avait pas voulu survivre à ses espoirs déçus. II refusait d'assister au bain de sang. Celui-ci ne devait toutefois se produire que dix ans plus tard, exactement à la Pentecôte 1972 ».




Les premiers massacres à caractère ethnique

Contrairement au Rwanda où l’indépendance fut acquise dans un climat tendu au cours duquel les leaders hutus venaient de proclamer la République en 1961 grâce au soutien de l’administration coloniale et de l’Eglise catholique, le Burundi évoluait dans un calme relatif même si le vainqueur des élections législatives, le prince Louis Rwagasore venait d’être assassiné. Le rôle des autorités tutélaires dans cette mort tragique n’est plus à démontrer, tant des publications récentes (De Witte, 2001) révèlent des accusations accablantes à ce sujet.
La victoire éclatante de l’UPRONA qui obtint 58 sièges dur les 64 prévus par l’Assemblée législative surprit de manière désagréable non seulement les autorités coloniales, mais aussi les leaders du PP, PEP et UPROHUTU qui avaient choisi de s’appuyer sur les appartenances ethniques. Malgré sa majorité incontestée, l’UPRONA allait rapidement sombrer dans des divisions ethniques, à cause des rivalités personnelles qui affectèrent très vite l’ensemble de cette formation politique.
Paul Mirerekano est souvent évoqué comme le politicien controversé à la base de l’implosion de l’UPRONA. Né à Kavumu en 1921 non loin de la capitale royale de Muramvya, il fut lauréat de la section agricole du Groupe scolaire d’Astrida en 1943. Il travailla un petit moment pour l’administration coloniale, mais s’installa pour son compte après avoir refusé une mutation pour Ruhengeri, car il s’entendait très mal avec ses employeurs. Il initia avec succès un projet maraicher et acquit une grande popularité dans sa région.
Détenteur de la carte de mérite civique qui était attribuée aux meilleurs « évolués », il fut nommé membre du Conseil supérieur du pays par le mwami Mwambutsa Bangiricenge. Il entre en relation avec Rwagasore lors de la fondation de l’UPRONA dont il devint le trésorier dans le premier comité central. Cependant, on ne le retrouva pas dans le cabinet formé par le Premier ministre Rwagasore. A la mort de ce dernier, il prétendait à sa succession en tant que militant du parti influent de première heure, mais ce fut André Muhirwa, gendre du roi, qui fut choisi par l’Assemblée nationale pour le remplacer. Un bras de fer s’engagea alors entre les deux dauphins du disparu. Le congrès extraordinaire organisé à Muramvya le 14 septembre 1962 désigna Joseph Bamina à la tête du parti. Déçu, il s’exila au Rwanda en 1963.
A cette époque, en représailles à une attaque des réfugiés tutsi venant du Burundi fin décembre 1963, le préfet de Gikongoro ordonna un massacre systématique des Tutsi. Les tueries s’étendirent sur les régions voisines de sorte qu’on estime qu’il y aurait plus de 14.000 victimes. Selon Bertrand Russel, ce fut un « massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis en Europe » (Le Monde , 6 /2/ 1964) .
Il semblerait que Paul Mirerekano qui vivait alors aux environs de Butare ait été approché par les autorités politiques rwandaises pour semer le trouble au Burundi. Citant les archives nationales déposées à Ngozi, Evariste Ngayimpenda (2001 : 196), mentionne une réunion tenue à Gisenyi le 28 août 1964 durant laquelle il aurait préconisé « l’extermination des masses Batutsi ainsi que leur génération, la dévastation et le pillage de leurs biens, l’élimination des Bahutu restés fidèles aux institutions monarchiques et au parti UPRONA », ainsi que l’institution d’un régime présidentiel. C’est suite à cette rencontre que furent organisés l’incendie des maisons des Tutsi et quelques massacres à Ndora et Kabarore, au Nord- Ouest du Burundi non loin de la frontière rwandaise (Sikuyavuga, 2013 :1).
Les premières années de l’indépendance furent marquées par une instabilité ministérielle : entre 1962 et 1965, on ne compte pas moins de six gouvernements dirigés par un Premier ministre choisi au sein de l’élite tutsi ou hutu selon les circonstances, par un monarque qui apparemment était dépassé par les événements. Cette situation reflétait les oppositions très vives au Parlement entre le « groupe Casablanca », dit aile progressiste regroupant les Tutsi et le « groupe Monrovia » où on retrouvait les Hutu dits modérés et conservateurs.
L’année 1965 démarra très mal et se termina dans la douleur. Elle commença avec l’assassinat le 15 janvier de Pierre Ngendandumwe, un Hutu qui venait d’être appelé une deuxième fois pour former un gouvernement après le limogeage du Tutsi Albin Nyamoya. Un certain nombre de leaders hutu attribuèrent ce meurtre aux « extrêmistes tutsi ». La première législature devait prendre fin en mai 1965 pour renouveler les membres du Parlement. La campagne électorale prit un caractère ouvertement ethnique, en accusant notamment les politiciens tutsi d’avoir tué Ngendandumwe. Mirerekano, bien qu’absent, réussit à se faire élire député de Bujumbura et Vice- Président de l’Assemblée nationale, alors qu’on sait bien qu’il avait été condamné par la justice à 20 ans de prison en septembre 1964.
Les résultats des législatives donnèrent une large majorité aux politiciens hutu. Après cette victoire, Paul Mirerekano se serait écrié : « le compte à rebours va commencer. Le Burundi est comme un grand pot rempli de chiens et de chats. Il est temps que ce pot éclate pour que les chiens aillent de leur côté, les chats du leur » (Ngayimpenda, 2001 :232).
C’est ici que surgit sur la scène politique un autre politicien qu’on dit être l’initiateur du coup d’Etat d’octobre 1965. Il s’agit de Gervais Nyangoma. Détenteur d’une licence en sciences commerciales obtenue à l’Université libre de Bruxelles en 1963, il fut nommé Ambassadeur auprès des Nations Unies. Joseph Bamina qui avait remplacé Pierre Ngendandumwe comme Premier ministre fit appel à lui pour être son Directeur général. C’est en cette qualité qu’il prononça le 1er juillet 1965 un discours resté célèbre. Il brossa une situation du pays « aujourd’hui lamentable à cause d’une dégradation économique et de pourrissement social , conséquence d’une instabilité gouvernementale, l’anarchie administrative et l’incurie politique ». S’ajoutait à cela, selon lui, « les sentiments de frustration qu’éprouve le peuple de l’assassinat du Premier ministre Ngendandumwe ». Il proposa alors un parti nouveau, une économie nouvelle et un Etat nouveau.
Un parti nouveau parce que l’UPRONA était un « rassemblement d’une foule de tendances devenues hostiles et un groupement de multiples intérêts devenus irréconciliables et que le PP n’avait pas de « programme » et que son organisation était « des plus primitives et tatillonnes ». Un Etat nouveau car il souhaitait « un Etat moderne et démocratique, expression des intérêts du peuple ».
Ce discours fit l’effet d’une bombe aussi bien au sein de la classe politique de l’époque que des chancelleries occidentales qui le commentèrent largement.
Ce qu’on connaissait moins, c’est que déjà le 17 mai 1965, Nyangoma avait créé l’Union populaire du Burundi (UPB), regroupant uniquement tous les élus hutu des législatives qui venait de se dérouler. Il n’est donc pas surprenant qu’il fût proposé quelques mois plus tard au roi pour former un nouveau gouvernement.
Les autorités administratives signalaient au même moment des troubles provoquées un peu partout par la Jeunesse nationaliste Mirerekano en provinces de Muramvya et Ngozi, ainsi qu’une infiltration des Rwandais sous couvert de réfugiés politiques qui venaient en province de Bubanza « instiguer la masse à se révolter ».
Contre toute attente, le mwami Mwambutsa Bangiricenge qui voulait reprendre en main son autorité face aux rivalités ethniques, nomma le prince Léopold Bihumugani qui n’appartenait ni à l’UPRONA ni au PP, les deux partis concurrents pour former le 29 septembre 1965 un gouvernement assez équilibré composé de 6 Hutu, 4 Tutsi et 1 Ganwa. Cette nomination exaspéra une partie de la classe politique hutu qui tenta un coup d’Etat le 19 octobre 1965. Y fut impliquée une dizaine d’officiers hutu de la gendarmerie sous le commandement du major Antoine Serukwavu. L’attaque du palais royal eut lieu à 0 h 45. Le mwami put se défendre en tirant sur les mutins et alla trouver refuge à Kiliba au Congo. Le Premier ministre Bihumugani fut abattu et laissé pour mort. Une rapide riposte des forces loyalistes permit de rétablir la situation le lendemain à la mi-journée.
Constatant que le coup venait d’échouer, Serukwavu réussit à s’enfouir vers le Rwanda tandis que Nyangoma fut arrêté par la population à Musigati sur la route vers ce même pays.
Le 20 octobre 1965 commencèrent des massacres et des incendies de maisons de Tutsi dans deux communes au centre du pays, à Busangana et Bugarama. Ils étaient organisés par le député Mathias Nzobaza avec l’aval du gouverneur de la province Muramvya, Etienne Miburo. Plus de 500 personnes trouvèrent la mort (Ngayimpenda, 2001 :251) : la plupart des Tutsi se réfugièrent dans la forêt toute proche et y restèrent jusqu’en janvier 1966. La situation put être rapidement maîtrisée grâce à une intervention militaire venue de Muramvya et Bujumbura.
La répression ne se fit pas attendre : un conseil de guerre siégea le 22 octobre 1965, condamna et exécuta une cinquantaine de leaders hutu, civils et militaires.
La crise de 1965 constitue la première manifestation d’un supposé conflit ethnique mettant aux prises les deux principales composantes de la population. Les leaders politiques hutu, on l’a vu, se sont largement inspirés, par son idéologie et ses méthodes, du « modèle rwandais », car on comprend difficilement comment « les élites hutu ont préparé le génocide alors qu’elles étaient majoritaires, non seulement à l’armée et à la gendarmerie où elles occupaient les principaux postes de commandement, mais également à l’Assemblée nationale où les Hutu détenaient en plus à eux seuls, la présidence et les quatre vice- présidences de l’Assemblée et du Sénat » (Ngayimpenda, 2001 :263-264).

Le PALIPEHUTU : sur les traces du PARMEHUTU

En septembre 1969, le pouvoir de Michel Micombero qui avait renversé la monarchie en novembre 1966 découvrit un complot, une sorte de « réédition de 1965 où un coup d’Etat ethnique devait être suivi d’un massacre de population tutsi sur le modèle rwandais ». Lors du procès des conspirateurs assistés par l’avocat belge Van der Blanken, ils passèrent tout de suite aux aveux. L’extermination des Tutsi devait commencer à partir de Ngozi, au nord du Burundi, près de la frontière rwandaise, où ils avaient l’habitude de se réunir dans la vallée de la Nkaka.
Mais la plus grande catastrophe s’abattit sur le Burundi en 1972. Qualifiée d’ikiza, cette tragédie a marqué depuis et pour toujours les relations ethniques entre les Burundais. Des insurgés venus de Tanzanie attaquèrent d’abord Nyanza- Lac et Rumonge au sud du pays et se dirigèrent ensuite par bandes de quelques centaines vers Bujumbura et les autres importantes villes des sept sur les huit provinces que comptaient alors le Burundi.
Les tueries devaient avoir lieu le soir du samedi 29 avril 1972 lors des fêtes et bals organisés un peu partout dans le but de surprendre le maximum d’autorités politiques tutsi, aussi bien civiles que militaires. C’est surtout les régions du sud qui furent les plus touchées : une quarantaine de fonctionnaires furent tués à Bururi, découpés à la machette, ainsi qu’environ 3.000 paisibles paysans, des maisons furent incendiées, du bétail tué ou volé. Ce fut la même chose à Vugizo où on dénombra plus de 600 victimes après que les rebelles aient proclamé « la République populaire » de Martyazo et hissé auparavant un drapeau vert barré de rouge (Ngayimpenda, 2001 :430, Chrétien et Dupaquier, 2007).
Il semble qu’une longue préparation ait eu lieu en Tanzanie où les rebelles reçurent des enseignements pour exterminer les Tutsi. Pour les encourager, les encadreurs recouraient à la sorcellerie disant à leurs adeptes que les balles de l’ennemi se transformeraient en eau. Des témoignages concordants signalent parmi eux des étrangers qualifiés de « mulelistes » parlant swahili, mais somme toute peu nombreux, après analyse. Ils utilisaient des machettes qu’aurait commandé le ministre des Travaux publics, Marc Nayiziga, mais aussi d’autres armes fournies par l’Ambassade du Rwanda à Bujumbura (Ngayimpenda, 2001 :414).
Le financement de la rébellion provenait essentiellement de la cotisation des fonctionnaires ou des dons de riches commerçants, tel ce Hassan qui a mis une grande partie de ses bus à la disposition des rebelles pour se déplacer de Rumonge vers Gitega, Ngozi et Kirundo. Selon Ngayimpenda (2001 :423), « le projet génocidaire » s’appuyait sur les enseignements du Parti populaire du Burundi dont on a retrouvé les tracts qui disaient :
« Debout tous comme un seul homme, armez- vous de lances, de serpettes, de machettes, de flèches et des massues et tuez tout Tutsi où qu’il se trouve. Que tous nos partisans s’unissent pour exterminer jusqu’au dernier Tutsi, qu’il soit militaire ou fonctionnaire. Attaquez- vous aux ministres, aux gouverneurs, aux commissaires, aux ambassadeurs, conseillers, cadres du parti uniquement tutsi. Massacrez-les avec leurs femmes et enfants, n’hésitez pas à éventrer les femmes enceintes ».
Il y avait eu pourtant des signes précurseurs que le gouvernement de Micombero n’arrivait pas à bien interpréter, comme des voyages incessants en Tanzanie d’un certain nombre de fonctionnaires, notamment des enseignants, des provocations verbales des Hutu envers des Tutsi dans des lieux publics et dans les bars. On était encore dans une situation de méfiance et même de forte tension régionaliste à cause d’un supposé complot des Tutsi du nord et du centre contre ceux du sud. De plus, Idi Amin Dada venait de livrer en mars 1971 aux autorités de Bujumbura le roi Ntare Ndizeye renversé en novembre 1966. Il fut d’ailleurs exécuté aux premières heures de l’attaque par les rebelles de la ville de Gitega où il était en résidence surveillée.
Vers la mi-mai 1972, le calme était revenu. Grâce à un intervention militaire, hélicoptère à l’appui, venue de Bujumbura. Une répression systématique de l’élite intellectuelle et commerciale hutu s’abattit sur l’ensemble du pays, occasionnant ainsi des milliers de morts et de fuites vers le Rwanda, la Tanzanie et le Zaïre.
Une année plus tard en mai 1973, des réfugiés venant du Rwanda sous le commandement du Major Serukwavu rencontré plus haut et appuyé par « 300 éléments rwandais » attaquèrent le pays. Au même moment, d’autres en provenance de Tanzanie essayèrent de s’emparer du camp militaire de Nyanza- Lac après avoir tué le commandant Venant Gashirahamwe, mais sans succès.
Les crises politico- ethniques de 1965, 1969 et surtout 1972-3 produisirent un nombre important de réfugiés qui, malgré les différences des sources ( MPD,s.d. ; Cart, 1973 ; Melady, 1974 ; Darbon, 1988 ; Lemarchand, 1974 ; Chrétien et Dupaquier, 2007) peuvent être estimés à 300.000 au Mutara et à l’Est de Kigali installés sous impulsion personnelle de Mgr Perraudin, à 20.000 éparpillés au Zaïre entre Fizi et Kamanyola et 150.000 qui élirent domicile principalement au Buha en Tanzanie.
Une fois leurs études en Europe terminées, très peu de Burundais hutu rentraient chez eux. Ils ont alors mis sur pied des organisations qui ne cachaient pas leurs ambitions politiques. On pense notamment au Mouvement de libération des Barundi (MOLIBA) créé à Bruxelles en août 1969 qui donna peu après naissance au Mouvement des étudiants progressistes barundi (MEPROBA) en avril 1970. En dépit de nombreuses dissidences, il a été pendant longtemps leur organe d’expression et comptait de nombreuses sections aussi bien en Europe qu’au Rwanda où on le connaissait sous l’appellation de BAMPERE. On y trouvait les futurs présidents Melchior Ndadaye, Cyprien Ntaryamira et Sylvestre Ntibantunganya.
L’ingénieur Rémy Gahutu, originaire de Muramvya trouva un bon emploi au Rwanda en 1974. Il parvint en mai 1979, avec sans doute la complicité des agents de sécurité, d’introduire un tract dans la salle où étaient réunis les Chefs d’Etat lors du sommet France- Afrique : il accusait nommément le président Jean Baptiste Bagaza d’avoir commis des génocides contre les Hutu dans les années antérieures. Cette affaire fit grand bruit et Gahutu fut expulsé. Il s’installa en Tanzanie et fonda le Parti pour la libération du peuple hutu (PALPEHUTU) pour en finir avec « l’asservissement des Tutsi ».
Son nom, comme d’ailleurs l’appellation de son parti et son idéologie faisait parfaitement référence à ne pas s’y méprendre au PARMEHUTU rwandais. Reprenant un témoignage d’un de ses militants, Alfieri (2016 :171) rapporte :
« Le nom de cet homme était à lui seul un programme : Gahutu !, raconte un ancien militant. Ce n’est probablement pas un hasard s’il devint un redoutable éveilleur. Son nom est déjà l’affirmation de l’identité ethnique. Il eut le mérite de correspondre à ce nom, et de le porter comme une parure, comme une destinée »
Son discours de mobilisation politique s’appuyait uniquement sur l’appartenance ethnique : « le peuple hutu » était présenté comme la victime toute désignée des Tutsi « décrits comme malins, diaboliques, utilisant le secret et le mensonge pour assujettir et manipuler les Hutu ». Et cela depuis un passé assez lointain :
« De la période coloniale à nos jours, l’Histoire du Burundi est profondément marquée par l’antagonisme entre les deux principales composantes ethniques du pays, les Bahutu et les Batutsi. Cet antagonisme s’est soldé par une hégémonie de la minorité tutsi au détriment des Bahutu et des Batwa qui ont été discriminés, massacrés et contraints à l’exil ».
Assez rapidement, le PALIPEHUTU s’installa solidement dans toutes les provinces du pays et organisa même une sorte d’administration parallèle jusqu’au niveau local. Il recrutait essentiellement parmi les enseignants des écoles primaires, les agronomes communaux et les petits fonctionnaires souvent brimés par les autorités provinciales.
Il mit sur pied une branche armée, le Front national de libération (FNL) qui attaqua à partir du Rwanda deux communes, Ntega et Marangara, le 15 août 1988. « Des jeunes gens sans ressources, sans instruction et révoltés devant les horizons bouchés » ( Nkurunziza: 41) ayant auparavant bénéficié des enseignements dans les préfectures de Butare et Kigali rural commencèrent par tuer un riche commerçant de Ntega, saccagèrent sa maison et volèrent ses biens. Les violences, qui durèrent une semaine, s’étendirent rapidement sur les collines environnantes : une centaine de Tutsi qui avaient trouvé refuge à la paroisse furent massacrés (Chrétien, 1989).
Les tueurs se dirigèrent ensuite vers la commune voisine de Marangara pour exécuter à l’arme blanche toute la population tutsi dont une partie fut jetée dans la Kanyaru, tandis que d’autres criminels coupaient tous les axes de communication. La répression fut à la mesure de la cruauté des tueurs.
P. Nkurunziza (2016 : 65) fait remarquer à juste titre que la presse internationale, ne trouva pas mieux que de nous renvoyer, comme d’habitude, à une manifestation de plus d’un antagonisme ancestral. Elle parla de :
« Les longs contre les courts», (Washington Post, 21 août) ; « des peuples aussi différents que les Finnois et les Siciliens » (The Economist, 27 août) ; « des géants de plus de 2m que les hutu s’amusent à scier » (La voix du Nord, 28 août ); « des Nilotes et des Bantous »,Ouest-France,22 août ; « des seigneurs et des esclaves »( Le Monde, 20 août) ».
Cette crise intervint au moment où le régime de Pierre Buyoya ne s’était pas encore affirmé, puisqu’il avait pris le pouvoir en septembre 1987 après avoir renversé Jean Baptiste Bagaza à qui on reprochait des dérives sectaires et surtout son bras de fer avec l’Eglise catholique.
Selon de nombreux observateurs, les nouvelles autorités de Bujumbura furent obligées sur pression de la communauté internationale d’entamer un processus d’intégration nationale : le rapatriement des réfugiés fut très rapide, un débat sur la question de l’unité nationale fut initié à tous les niveaux. Une charte et un hymne furent adoptés et un monument construit à cet effet. Tout cela n’empêcha pas le PALIPEHUTU de reprendre les armes, en attaquant en 1991 les provinces de Bubanza, Cibitoke et Bujumbura.

Cristallisation de la haine ethnique et de l’idéologie du génocide

L’arrivée de Pierre Buyoya au pouvoir en 1987 allait s’enrichir d’un nouveau vocabulaire politique autour du tandem ubumwe (unité) et amahoro (paix). Après la crise de Ntega- Marangara en août 1988, le président Buyoya mit en place une commission paritaire composée de 12 Hutu et 12 Tutsi choisis au sein de tous les secteurs institutionnels et socioprofessionnels pour étudier la question de l’unité nationale. Le rapport qu’elle présenta en mai 1989 fit ressortir que les causes des violences récurrentes étaient à rechercher dans les manipulations ethniques durant la période coloniale, mais aussi dans la mauvaise gestion des élites burundaises au lendemain de l’indépendance. Pour conclure, elle proposait « une charte nationale pour matérialiser l’engagement collectif en faveur de la paix » (Gahama, 1995 : 78).
Alors que pour l’UPRONA au pouvoir, l’unité tait indispensable pour assoir la démocratie et un rapide développement économique et social, l’opposition conduite par le FRODEBU fondé dans la clandestinité en 1986 mais non encore agréé à cette époque, pensait qu’elle allait découler tout naturellement d’une politique basée sur la justice sociale. C’était aussi sans compter avec les jusqu’au-boutistes du PALIPEHUTU qui attaquèrent la ville de Bujumbura et le nord- ouest du Burundi en novembre 1991 et avril 1992 comme on l’a vu plus haut.
Une nouvelle constitution fut approuvée par voie référendaire le 9 mars 1992 : elle se distinguait des précédentes par une très large ouverture démocratique et par le retour au multipartisme supprimé en 1966, malgré la réticence de nombreux milieux qui avaient encore l’amère expérience du début des années 1960. Elle interdisait aussi la création des partis « à caractère ethnique, régional, confessionnel » et même monarchique. Les élections présidentielles et législatives de 1993 consacrèrent la victoire du FRODEBU, du Rassemblement populaire du Burundi (PB), du Parti du peuple (PP) et du Parti libéral (PL), au détriment de l’UPRONA. Pour une simple raison : comme pour les législatives de 1965, le vote avait été ethnique.
Melchior Ndadaye, le nouveau président élu ne gouverna qu’une centaine de jours : il fut assassiné le 21 octobre 1993 lors d’une tentative de putsch organisé par des éléments radicaux de l’armée encore sous contrôle des Tutsi. Bien que ce coup d’Etat fut rapidement condamné de toutes parts, à l’instar du Ministre de la Santé Jean Minani qui utilisa la voie des ondes via Radio Kigali, quelques autorités politiques hutu à tous les niveaux appelèrent la population à « défendre la démocratie », laissant ainsi s’exprimer, comme dirent certains, « la colère populaire « pour venger « leur président ». Une grande partie du pays, en particulier le Nord, le centre et l’Est, fut le théâtre de massacres systématiques des familles tutsi par leurs voisins hutu. L’intervention des forces de l’ordre occasionna d’autres réfugiés qui prirent principalement le chemin vers le Rwanda, où à Kigali, on venait d’organiser « une marche de soutien au peuple burundais au cours de laquelle un appel en faveur du Hutu Power est lancé » (Viret, 2O14 :45 ; Bertrand, 2000).
Le rapport S/1996/682 de la Commission Internationale d’Enquête Judiciaire des Nations Unies pour le Burundi conclura plus tard en 1996, en son paragraphe 483, ce qui suit :
« La Commission estime que les éléments de preuve dont elle dispose suffisent à établir que des actes de génocide ont été perpétrés au Burundi contre la minorité tutsie le 21 octobre 1993 et les jours suivants à l'instigation et avec la participation de certains militants et responsables hutus du FRODEBU, y compris au niveau des communes ».
Elle justifiait ces agissements criminels, d’après des témoignages qu’elle avait recueillis, par une cristallisation de la haine ethnique accumulée suite aux diverses crises dont il a été question plus haut et surtout par l’idéologie du génocide qui avait gagné un nombre important des leaders du FRODEBU et du PALIPEHUTU.
C’est donc dans un climat de méfiance et même de tension que les différents protagonistes politiques regroupés au sein des Forces de changement démocratique sous l’égide du FRODEBU et les Forces de l’opposition sous la conduite de l’UPRONA essayèrent de remette en place les institutions dans le cadre d’une Convention de Gouvernement signé en octobre 1994. Il s’agissait d’un accord qui attribuait aux formations politiques des Tutsi le poste de Premier ministre en plus d’au moins 40% des membres du cabinet (Ould Abdallah, 1996).
Considérant que c’était leur voler la victoire des élections de 1993, un certain nombre de leaders du FRODEBU se regroupa autour de Léonard Nyangoma, alors ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique pour créer le Conseil national pour la défense de la démocratie (CNND) et une branchée armée (Forces de défense de la démocratie : FDD) qui se rendit aussitôt coupable des atrocités dans les faubourgs de Bujumbura et gagna l’intérieur du pays. Elle commit des massacres des Tutsi à Teza, Bugendana et Rukina en septembre et décembre 1996.
Le Président Sylvestre Ntibantunganya élu pour remplacer Cyprien Ntaryamira qui avait trouvé la mort en même temps que Juvénal Habyrimana lors de son attentat fut incapable de ramener la paix : il fut déposé par l’armée qui sollicita Pierre Buyoya pour revenir au pouvoir. La rébellion se renforça davantage de sorte qu’elle l’obligea à négocier. Après de longues et stériles négociations narcissiques menées par les politiciens hutu d’un côté et les tutsi de l’autre, il fut signé le 28 août 2000 à Arusha un Accord pour la paix et la réconciliation. Son contenu fait ressortir que « la nature du conflit burundais est fondamentalement politique avec des dimensions ethniques extrêmement importantes » et commande donc « une nouvelle organisation des institutions de l’Etat afin qu’elles soient à même d’intégrer et de rassurer toutes les composantes de la société burundaise ».
Bien que cet accord ait été signé par les autorités politiques burundaises sous la contrainte de la communauté internationale et particulièrement de la médiation confiée successivement à Julius Nyerere et Nelson Mandela, il a permis de mettre un terme à une guerre très meurtrière durant laquelle des actes de génocide ont été commis. Dans le souci d’assurer des équilibres et dissiper les peurs des uns et des autres, il a été consacré un partage des postes de responsabilités politiques sur base ethniques, confiés respectivement aux Hutu à raison de 60% et aux Tutsi à 40%. On se souvient que les corps de défense et de sécurité (armée, gendarmerie, police, services de renseignement) n’ont cessé d’être l’objet de sollicitudes de toutes sortes depuis l’indépendance, raison pour laquelle elles ont été composées de manière paritaire.
« Cette alchimie des quotas ethniques », comme le relève si bien Birantamije (2019) ne satisfaisait en réalité personne : certains faisant valoir que le poids démographique n’avait pas été respecté, alors que d’autres disaient avec raison que ce système ne tenait pas compte des mérites et compétences individuelles.
Les élections après la période de transition donnèrent en 2005 la victoire au CNDD-FDD qui entretemps s’était transformé en parti politique. Mais le pouvoir de Pierre Nkurunziza ne tarda pas de se caractériser par des dérives autoritaires (Muntunutwiwe, 2012). Sa candidature pour un troisième mandat en 2015 fut la goutte qui fit déborder le vase. Les manifestations contre cette violation de l’Accord d’Arusha furent réprimées dans le sang, les opposants politiques s’enfuirent pour la plupart à l’étranger, notamment le Rwanda, qui est actuellement considéré par Gitega, comme le bastion de l’opposition.

Conclusion

Les vingt ans qu’a duré le protectorat allemand au Ruanda- Urundi (1896-1916) n’ont pas suffi pour transformer profondément ce territoire de l’Afrique orientale. Il en allait être autrement sous le Mandat de la SDN et la Tutelle de l’ONU confiés a la Belgique de 19223 a 19622.
Apre la loi du 21 août 1925 qui a uni sur le plan administratif le Congo belge et le Ruanda- Urundi, une réforme de grande ampleur opérée grosso modo entre 1926 et 1933 détruisit systématiquement les structures traditionnelles des pouvoirs politiques et religieux et affecta de manière significative les sociétés rwandaises et burundaises. Les principales composantes de la population furent classifiées en « races « supérieures les unes aux autres en mettant en exergue leurs descriptions physiques assorties de jugements moraux globalisants, leurs origines, leurs poids démographiques et leurs activités économiques.
L’introduction du livret d’identité avec mention ethnique (hutu, tutsi, twa) au début des années 1930 consacra pour toujours cette classification alors que les gens s’identifiaient eux-mêmes par leurs clans pour la plupart transversaux. L’appartenance ethnique devint ainsi un critère d’accès à l’enseignement, au pouvoir politique et partant, au bien être économique et au prestige social. C’est ce que le Manifeste des Bahutu dénonça plus tard en 1957 quand l’administration coloniale et l’Eglise catholique décidèrent de se séparer de leurs auxiliaires tutsi rendus responsables des erreurs commises auparavant. Le Résident général Jean Paul Harroy (1985, 1987) dans ses mémoires se félicite d’avoir fait passer « le Rwanda de la féodalité a la démocratie », mais se contente de relater avec regret ses « souvenirs d’un combattant d’une guerre perdue » au Burundi,
Nous avons pu en effet constater plus haut que les partis politiques créés au Burundi a la veille de l’indépendance n’avaient aucune base ethnique, contrairement au Rwanda. Mais l’assassinat en septembre 1961 du prince Louis Rwagasore qui avait pu rassembler autour de lui tous les « nationalistes » sans aucune distinction laissa un grand vide qu’aillaient exploiter rapidement et efficacement les théoriciens de l’idéologie de la haine ethnique, de l’exclusion et du génocide. Des sources bien documentées permettent aujourd’hui de relever que certains politiciens hutu burundais du début des années 1960 étaient séduits par le « modèle rwandais » et tentèrent a plusieurs reprises de renverser les pouvoirs établis en 1965, 1969 et surtout 1972.
L’ikiza (catastrophe) d’avril- mai 1972 constitue sans nul doute la crise qui par ses violences et son ampleur a laissé la marque la plus indélébile dans la mémoire collective : elle a généré des sentiments de méfiance réciproque, encore d’actualité, entre les Hutu et les Tutsi du Burundi. Car autant les Tutsi furent systématiquement massacrés dans le sud du pays par une rébellion venue de Tanzanie, autant une répression militaire très sévère s’abattit sur l’élite intellectuelle hutu. La gestion de cette crise par des régimes autoritaires du General Michel Micombero (1966-1976) et du Colonel Jean Baptiste Bagaza n’a pas pu renouer totalement le tissu social, l’environnement régional se prêtant très mal à la réconciliation : le Rwanda ne cachait pas son hostilité envers le Burundi
La démocratisation du pays ces trente dernières années se heurte non seulement aux jusqu’au-boutistes du PALIPEHUTU nourris a l’idéologie raciste du PARMEHUTU rwandais qui ont attaqué le pays en 1987, 1991 et 1992, mais aussi aux radicaux militaires tutsi qui ont assassine le président Melchior Ndadaye trois mois après son élection.
L’idéologie de la haine ethnique, de l’exclusion et du génocide dont on vient de décrire les différentes étapes de son introduction et de son développement au Burundi à partir du Rwanda n’a pas malheureusement pas encore disparu de la scène politique, malgré un Accord de paix et de réconciliation péniblement négocié en 2000 à Arusha, après de longues années de guerre civile.
©Joseph Gahama

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