Citation
Agathe Habyarimana, entourée de ses enfants à Paris, en janvier 2005.JACQUES TORREGANO / DIVERGENCE
Jardin du palais présidentiel de Kigali, le 21 [27] mai 2021. Un peu plus tôt dans la matinée, le président français a reconnu la responsabilité de notre pays dans le processus qui a conduit au génocide des Tutsis en 1994. Un million de tués en cent jours, le dernier génocide du XXe siècle et le second, après la Shoah, auquel l'État français est lié. Une extermination planifiée et déclenchée après l'assassinat du président Juvénal Habyarimana, tué dans un attentat le 6 avril 1994. La journaliste Françoise Joly, directrice de l'information de TV5 Monde, est l'une des deux journalistes autorisées à poser une question aux présidents Emmanuel Macron et Paul Kagame. « Laquelle poserais-tu ? », m'interroge-t-elle, connaissant mon travail sur le Rwanda. Je lui réponds : « Emmanuel Macron s'est engagé tout à l'heure à ce que toutes les personnes vivant en France et soupçonnées d'avoir pris part au génocide des Tutsis ne puissent pas échapper à la justice. Je lui demanderais ce qu'il entend donc faire concrètement, en citant le cas d'Agathe Habyarimana. »
Les juges et les historiens
Françoise Joly sait tout autant que moi que les livres d'histoire, les rapports d'ONG et de nombreux témoignages présentent la veuve du président Habyarimana comme la cheffe de la structure extrémiste – l'Akazu, « petite maison » en kinyarwanda – qui a conçu le génocide des Tutsis. Cette organisation réunissait les extrémistes hutus, tous issus de sa famille ou de son clan du nord-ouest du Rwanda (1). Et bien qu'elle soit visée par une plainte pour complicité de crime de génocide depuis 2007 en France, bien que le Rwanda ait émis un mandat d'arrêt international contre elle, cette femme vit dans un pavillon de la banlieue parisienne comme si de rien n'était. Françoise pose sans trembler la question suggérée. Jamais un président français, depuis que François Mitterrand lui a accordé la protection de notre pays, l'ayant fait évacuer aux premiers jours du génocide, allant jusqu'à l'accueillir à sa descente d'avion en France avec un bouquet et 200 000 francs, n'avait été interrogé publiquement sur son cas.
Sans sourciller, Emmanuel Macron lui répond aussitôt : « Je ne vais pas parler de ce cas particulier, car il ne m'appartient pas de faire ce travail, qui relève d'abord de la justice. Mais ce que nous avons décidé de faire, c'est de donner les moyens pour que la coopération judiciaire s'améliore. Et de construire toutes les solutions administratives qui peuvent faciliter les poursuites, l'établissement de la vérité et les extraditions. »
Trois ans plus tard, Agathe Habyarimana vit toujours dans son pavillon d'Évry-Courcouronnes. Bénéficierait-elle encore de la protection de Paris ? C'est ce que pensent, sans pouvoir le prouver, tous les rescapés que j'ai interrogés, en France, en Belgique, en Suisse ou au Rwanda. Quoi qu'il en soit, la justice de notre pays pour l'heure ne l'a pas condamnée, ni même jugée. Pourquoi ? Je prends contact avec l'avocat d'Agathe Habyarimana, Maître Philippe Meilhac. Selon lui, le dossier de sa cliente serait vide et les enquêteurs n'auraient rien trouvé qui puisse la compromettre du point de vue du droit, et cela malgré dix-sept ans de procédure. « La réalité juridique et judiciaire de ma cliente n'est pas celle que je lis sous la plume de ceux qui la critiquent, me dit-il. Depuis 2007, elle a été entendue trois fois. Elle n'a pas été mise en examen, elle a comparu sous le statut de témoin assisté. Elle ne peut bénéficier que d'une ordonnance de non-lieu (2). Nous attendons depuis février 2022 que la juge chargée du dossier la prononce. Il serait temps, ma cliente a 81 ans. »
Un dossier vide ? Autrement dit, serait-elle aux yeux de la justice innocente de ce dont les livres d'histoire l'accusent ? À peine cette enquête commencée, je dois déjà me confronter à une question complexe : le régime de vérité des juristes serait-il différent de celui des historiens ? Début mars, je me rends au Rwanda pour participer aux Rencontres internationales du livre francophone de Kigali. J'y croise la magistrate Aurélia Devos, l'ancienne cheffe du pôle Crimes contre l'humanité, crimes et délits de guerre au parquet de Paris. À cette occasion, elle évoque l'écart possible entre vérité juridique et vérité historique, qui peut profiter aux individus liés à des crimes de masse. « C'est toujours très frustrant, dit-elle, de constater que la justice ne peut pas complètement dire l'histoire. Elle peut servir à l'historien, elle lui donne des éléments, des éclairages, lui exposer des précisions, mais en vérité, elle ne dit pas tout. Elle ne peut se prononcer que sur la responsabilité d'un individu à un moment précis, avec les éléments dont elle dispose et qui sont forcément parcellaires, passés par la moulinette du système judiciaire, de la démonstration de la preuve. Et donc, par définition, la justice passe parfois à côté de la vérité. »
« Tout se passait à l'oral, les ordres comme les consignes. »
Invité par la chaîne LCP à une émission consacrée à la traque, par Alain et Dafroza Gauthier, des génocidaires rwandais installés en France, j'y rencontre le colonel Éric Émeraux, l'ancien chef de l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les crimes de haine (OCLCH). Pendant l'émission, nous abordons le cas de la veuve de l'ancien président rwandais, rappelant qu'elle habite toujours en France. Alors que nous avons quitté le studio pour nous attabler dans un café, je lui demande s'il a enquêté sur elle. « Oui ! Mais vous savez, quand vous devez traiter une trentaine de dossiers en même temps, vous devez privilégier ceux qui ont le plus de chances d'aboutir. Pour Agathe Habyarimana, nous nous sommes vite rendu compte qu'il serait difficile de trouver des documents prouvant son rôle dans la conception de la manœuvre pour l'élimination des Tutsis. Nous n'avons pas insisté. »
Doit-on comprendre, en l'absence de preuves matérielles de son implication dans le génocide, qu'il n'y a aucune chance de la voir un jour traduite devant un tribunal français ? Au Rwanda, on ne se fait aucune illusion sur ce point. « Nous savons très bien qu'on ne trouvera pas de document, d'archive sur la préparation ou l'exécution du génocide signé par elle. Tout se passait à l'oral, les ordres comme les consignes », m'a ainsi confié une source au cœur du pouvoir rwandais, à Kigali, à la fin du mois de février.
Sans papiers
Qu'en pense-t-on du côté des plaignants, de Dafroza et Alain Gauthier ? Je les retrouve place Saint-Michel, à Paris, un soir de semaine. « Je crains de ne jamais la voir jugée en France », me dit Dafroza, qui m'invite à appeler son avocat, Maître Michel Laval. Ce que je fais aussitôt. « Lorsque nous avons déposé plainte en 2007, il était déjà évident qu'elle avait joué un rôle éminent dans la préparation du génocide, comme l'avaient déjà jugé l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et des apatrides, NDLR) et la commission de recours des réfugiés (CRR) : raison pour laquelle ils ont refusé de régulariser sa situation. » Raison pour laquelle, comprends-je, elle est aujourd'hui encore sans papiers...
« C'était fascinant de la voir et de l'entendre dire qu'elle ne savait rien. »
Mais, constate l'homme de loi, il n'y a pas eu de volonté politique de donner les moyens aux gendarmes de l'OCLCH d'enquêter vraiment sur son rôle dans le génocide. « Nous avons découvert que l'investigation mandatée par le magistrat instructeur portait sur la période du 6 au 9 avril, seulement trois jours, entre l'attentat et son départ du Rwanda. En conséquence, la commission rogatoire a fait complètement l'impasse sur la période antérieure au 6 avril, soit la période pendant laquelle Agathe Kanziga (son nom de jeune fille, NDLR) a pris part à la préparation du génocide. C'est complètement ahurissant ! » Et d'ajouter : « L'instruction donnée aux enquêteurs traduit une évidente réticence à mener une véritable information judiciaire sur l'un des personnages clés du génocide des Tutsis perpétré au Rwanda. »
Agathe Habyarimana et son avocat, Philippe Meilhac, au tribunal de Paris, le 3 novembre 2020. Elle y était interrogée dans l'enquête sur le rôle de l'ex-gendarme Paul Barril à l'époque du génocide. / Thomas Samson / AFP
Je mets la main sur les documents qui jalonnent les tentatives d'Agathe Habyarimana pour régulariser sa situation administrative en France. Ils sont terribles pour la veuve du président rwandais. Elle a ainsi été déboutée de sa demande d'asile par l'Ofpra parce qu'il y a « des raisons sérieuses de penser » qu'elle « a participé en tant qu'instigatrice ou que complice à la commission du crime de génocide ». Parmi ces raisons ? Son rôle dans l'Akazu. Mais aussi dans la radio Mille Collines, la radio qui a appelé au meurtre des Tutsis tout le printemps et l'été 1994. Cette décision a été confirmée par la CRR en 2007. Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry a assisté à l'audition d'Agathe Habyarimana : « C'était fascinant de la voir et de l'entendre dire qu'elle ne savait rien, qu'elle s'occupait juste de son foyer, de la cuisine, de ses enfants, qu'elle prenait soin de son mari. Elle portait un manteau de fourrure, tous ses enfants, ses supporteurs étaient dans la salle, il y en avait un qui portait un flingue. »
Une brosse à dents et un sac en plastique
Dans le jugement de la CRR, on lit qu'Agathe a eu « un rôle éminent » au sein du « premier cercle du pouvoir », appelé Akazu. Elle « a exercé une autorité de fait entre 1973 et 1994 mais aussi au-delà de cette date, en entretenant des liens privilégiés avec le gouvernement intérimaire, puis avec le gouvernement rwandais en exil ». Elle aussi a « tenté de manière évidente d'occulter son rôle et son engagement réels dans la vie politique du pays ». Et de conclure : « Elle s'est trouvée au cœur du régime génocidaire. »
C'est pourquoi la CRR a jugé qu'il existait « des raisons sérieuses de penser qu'elle s'est rendue coupable (...) notamment d'un crime contre l'humanité ». Saisi par Agathe Habyarimana, le Conseil d'État, la plus haute juridiction de la République française, a validé le rejet du droit d'asile décidé par l'Ofpra et la CRR.
Pourquoi n'est-elle pas extradée ? C'est l'autre mystère juridique qui l'entoure. Bien qu'elle soit sous le coup d'un mandat d'arrêt international émis par Kigali, Paris refuse de la lui livrer. La France, à la différence des Pays-Bas et de la Norvège, n'extrade pas les personnes soupçonnées d'être impliquées dans le génocide des Tutsis au Rwanda. C'était la règle avant l'engagement d'Emmanuel Macron d'en faciliter la procédure, pris le 21 [27] mai 2021 devant la presse internationale, les victimes du génocide et les autorités rwandaises.
Trois ans après, rien n'a changé. Une situation vécue comme un « défaut de justice » du côté de l'ambassade du Rwanda en France. Et qui inflige une profonde douleur aux rescapés, ceux-ci n'ont eu cesse de me le confier ces dernières années. Dans Murambi, le livre des ossements, un grand classique de la littérature africaine, Boubacar Boris Diop a su trouver les mots pour expliquer à ses lecteurs les conséquences de la fuite à l'étranger des responsables du génocide : elle « les met à l'abri d'un procès qui guérirait notre peuple de son traumatisme ».
« Dans ses épreuves, la foi l'a guidée, et d'ailleurs, sans cette foi, elle aurait sombré. »
C'est en pensant aux mots du grand écrivain que je demande au colonel Émeraux la raison pour laquelle la France refuse de les extrader. Il m'explique que le crime de génocide ne figurait pas dans le code pénal du Rwanda au moment des faits, en 1994. La Cour de cassation a donc jugé que l'extradition de Rwandais pour crime de génocide et crime contre l'humanité serait contraire au principe de « non-rétroactivité de la loi pénale » : on ne peut être jugé pour une infraction non définie par la loi au moment des faits, a-t-elle rappelé en 2014. J'avoue que je peine à être convaincu par cette réponse. Mais je ne suis pas juriste. J'ai pu demander à un juge ayant participé à plusieurs procès concernant le crime de génocide ce qu'il en pense. « En l'état, on applique la décision de la Cour de cassation », me répond-il. Et d'ajouter : « Aujourd'hui, la décision de refus d'extrader est définitive. » La voici donc à l'abri, définitivement.
Ce volet clos, je me mets en quête, en France, de ceux qui la connaissent ou de ceux qui l'ont connue. Et pourquoi pas la rencontrer ? Parmi ceux, rares, qui acceptent de m'en parler, il y a d'abord son avocat. « J'ai beaucoup d'admiration pour elle, je ne la défendrais pas sinon. Beaucoup de gens ont parlé d'elle sans bien la connaître. Moi, je la connais depuis vingt ans. La personnalité qu'on veut lui donner ne correspond pas à la personne que je fréquente. Et puis tout de même, elle a été la première dame du Rwanda, elle a été obligée de quitter son domicile avec une brosse à dents et un sac en plastique pour quelques affaires en quelques secondes, et voici qu'elle vit très chichement dans la banlieue parisienne. Dans ses épreuves, la foi l'a guidée, et d'ailleurs, sans cette foi, elle aurait sombré psychologiquement. »
À ma demande de la rencontrer, il répond qu'il va transmettre à sa cliente mais qu'il doute fort qu'elle accepte tant que l'ordonnance de non-lieu n'aura pas été prononcée.
« Ça m'étonnerait »
Ce que Maître Meilhac m'a dit de la foi de cette femme fait écho à tout ce que j'ai pu lire ou entendre sur la dévotion qu'on lui prête. Tout indique que son attachement à l'Église catholique serait l'un des traits majeurs de son caractère. Je vois là une piste pour m'approcher d'elle. Évry-Courcouronnes se trouvant dans le diocèse d'Évry, je consulte les noms des évêques qui auraient pu avoir affaire à elle depuis son installation dans cette ville en 1997.
Le premier, Mgr Guy Herbulot, est mort. Le second, Mgr Michel Dubost, est toujours vivant. Il a été l'évêque du diocèse de 2000 à 2017. Avant de l'appeler, je découvre qu'il a été évêque aux armées de 1987 à 2000. Serait-il allé au Rwanda avec l'armée française, avant et pendant le génocide ? « Oui », me répond-il. Mais il n'a pas eu de contact avec le couple Habyarimana au temps de leur splendeur, précise-t-il. En revanche, il a bien été en lien avec elle, par la suite. « Elle était ma voisine à Évry, à Courcouronnes, j'habitais pratiquement là. Elle venait à la messe tous les matins, dans une communauté religieuse. Donc, je l'ai rencontrée, et puis elle m'a présenté l'un de ses fils qui était en grande difficulté et qui a fini par se suicider », m'apprend-il. Elle lui a aussi envoyé ses autres fils, que Mgr Dubost reconnaît avoir aussi vus.
Devant la cathédrale d'Évry, le 24 mars. / Livia Saavedra pour La Croix L'Hebdo / Livia Saavedra
Il ne saurait dire si elle a une responsabilité dans le processus qui a préparé le génocide : « Je n'en sais rien. Mais après le 6 avril 1994, elle n'a plus rien fait, elle n'était plus là. » Il ajoute : « Elle a vu quand même son mari exploser en vol, on l'a beaucoup accusée d'avoir lancé le génocide. Or, après ça, ça m'étonnerait qu'elle ait soutenu la radio Mille Collines. » À ses yeux, elle n'a pas « lancé le génocide. Elle a été exfiltrée immédiatement et elle n'a plus eu aucun rôle ensuite, puisqu'elle n'était plus sur place ! » Il refuse de me mettre en relation avec elle, car il juge qu'elle a déjà trop souffert avec la perte de son fils. J'appelle aussi son successeur à la tête du diocèse, Mgr Michel Pansard. Il la connaît de nom mais il ne l'a jamais rencontrée personnellement. Lui non plus ne m'introduira pas auprès d'elle.
La peur au corps
Je retire des échanges avec ces deux évêques qu'elle allait bien à la messe dans une communauté religieuse. Je tiens un fil qui pourrait me conduire à elle. Je cherche donc des informations sur cette communauté. Je les contacte. « Oui, nous la connaissons. Elle vient tous les samedis à la messe que nous célébrons dans notre chapelle. Le dimanche, elle se rend plutôt à la cathédrale. » Ils me disent qu'ils savent bien qui elle est, ou du moins, qui elle a été, et qu'ils sont surpris de la voir dans leur chapelle. L'un d'eux a un jour même lâché : « Comment ose-t-elle venir ici ? »
Cependant, ils constatent que la justice française ne l'a pas condamnée. Il n'existe pas, à leur connaissance, de raison de ne pas l'accueillir dans leur chapelle et de lui refuser de lui donner la communion. C'est aussi la position de Mgr Dubost et de Mgr Pansard. Si je le souhaite, je peux venir à leur messe du samedi. Ce que je vais faire, leur dis-je. Mais avant de m'y rendre, j'ai rendez-vous avec l'un des très rares témoins clés qui ont connu Agathe Habyarimana au Rwanda.
Il s'agit du colonel René Galinié, l'attaché défense en poste au Rwanda entre 1989 et 1991, soit à l'époque le Français le mieux renseigné du pays. C'est lui qui, dès le 24 octobre 1990, avait mis en garde Paris sur le risque du massacre de 700 000 Tutsis. Après une première rencontre, un soir, rue des Écoles, près de la Sorbonne, il a accepté de me parler longuement d'Agathe Habyarimana et de ce qu'il avait observé à l'époque. « Quand je suis arrivé au Rwanda, en 1989, l'ambassadeur de France, Pierre Bitard, m'a expliqué où je mettais les pieds. Il m'a appris le rôle capital de la mère du roi au temps de la royauté. C'est elle qui exerçait le pouvoir avec l'aide d'un petit cercle composé de membres de sa famille et de son clan. Elle pouvait destituer le roi, usait de la dissimulation et de la violence, éliminant physiquement les personnes qui la gênaient, recourant au massacre de masse comme à une pratique normale du pouvoir. Cette place était désormais occupée par Agathe Habyarimana. » Ceci posé, le colonel Galinié me dit, sans l'ombre d'un doute : « Toute l'action d'Agathe Habyarimana consistait à ne pas partager le pouvoir absolu. Sa méthode ? La dissimulation, la duplicité, la délation et l'élimination individuelle, collective et massive. »
En 2018, le spécialiste des Grands Lacs qui avait alerté en vain les autorités françaises du projet exterminateur du régime Habyarimana, Gérard Prunier, m'avait aussi parlé du clan d'Agathe, de l'Akazu, de leur pratique de la dissimulation en des termes similaires. Pour René Galinié, Agathe et son frère Protais Zigiranyirazo, surnommé « Monsieur Z », étaient les personnalités les plus influentes de l'Akazu. « Bitard m'avait prévenu qu'ils resteraient toujours dans l'ombre et qu'ils ne se compromettraient jamais. »
Le colonel Galinié m'apprend aussi que le président rwandais était sous la surveillance étroite de sa femme, dont il avait la plus grande peur. Son propre chef de cabinet, un cousin d'Agathe, l'espionnait pour le compte de l'Akazu. Pour échapper à leur emprise, le président lui donnait des rendez-vous dans une résidence isolée, la nuit.
« Avant de repartir à Paris, en 1991, nous nous sommes vus dans cette maison. Il m'a clairement dit qu'il était surveillé, qu'il n'était jamais seul, qu'il ne pouvait pas parler librement. Ce soir-là, j'ai vu un homme paniqué par sa situation, par Agathe et son clan. Ses yeux, son visage, son corps étaient agités et marqués par l'effroi. C'est la dernière fois que je l'ai vu. »
« Solution finale »
Il me confirme qu'elle était profondément liée à l'Église catholique rwandaise, et l'Église rwandaise liée à elle. « L'archevêque de Kigali, Mgr Vincent Nsengiyumva, était son cousin et il était membre du comité central du parti unique hutu. Ils communiaient à la même haine anti-Tutsis. En septembre 1989, cet archevêque m'avait exprimé son souhait de tous les tuer. "Ils ne sont pas si chrétiens que ça", m'avait-il dit. »
Portraits de victimes du génocide au Mémorial de Gisozi, à Kigali. / Sven Torfinn/Panos / REA
Tous les contacts du colonel Galinié au sein de l'Église catholique lui ont confirmé l'existence de ce projet. Parmi eux, les Pères Blancs et les religieuses « me disaient la même chose. Ils manifestaient le même fatalisme pour le sort des Tutsis ».
« Agathe me haïssait, elle savait que je savais, que j'étais une menace pour la coopération militaire dont elle avait besoin pour rester au pouvoir et préparer l'élimination des Tutsis. Au cours d'une réception, en 1992, elle a évoqué devant un ami, un officier supérieur français, "l'exemple de l'élimination des Juifs par l'État français", une histoire qu'elle et ses proches connaissaient bien. » Et de me dire ces derniers mots : « Dans mes messages pour Paris, je parlais, en vain, de "solution finale" et du rôle central qu'Agathe Habyarimana occupait dans cet objectif. »
La messe
Sous une pluie fine et grise, je trouve la chapelle qui m'a été indiquée. La messe de 12 h 10 doit commencer dans quelques minutes. Je m'assois sur une chaise libre. Dans la même rangée, à cinq places vides de la mienne, Agathe Habyarimana est abîmée dans sa prière. Vêtue modestement, elle porte un chapeau, un petit sac à main et un parapluie déposés sous la chaise devant elle. Je crois que l'assemblée finit de réciter le Rosaire, je suis tellement troublé que je n'arrive pas vraiment à me concentrer. La messe débute comme si de rien n'était. Le célébrant annonce que c'est aujourd'hui la Sainte-Scholastique. Je pense à Scholastique Mukasonga, la romancière franco-rwandaise dont l'œuvre est hantée par le génocide... Qu'en penserait-elle, si elle savait ?
Nous ouvrons le carnet de chants et prenons en chœur l'antienne proposée, nous nous reconnaissons pécheurs, recevons la bénédiction... Je vacille. Le prêtre se lève, proclame l'Évangile, nous écoutons le sermon, les mots glissent sur moi. La messe est offerte pour des inconnus : a-t-on jamais prié pour les Tutsis dans cette chapelle, face à cette femme ?
Nos voix se mêlent pour le Notre Père, qu'elle prie les bras et les paumes des mains tournés vers le ciel. Nous nous tournons l'un vers l'autre pour échanger « la paix du Christ ». Son visage s'est illuminé en m'adressant ces mots. Au moment de la communion, Agathe se lève, marche vers les prêtres, communie au corps et au sang du Christ, revient à sa place, se recueille, profondément. À la fin de la messe, elle est restée assise un moment. Une jeune femme est venue la chercher, elle s'est levée, est passée devant moi, puis a disparu.
Cette femme, décidément, est un mystère, trouble et inquiétante. C'est avec cette intranquille impression que je m'envole pour le Rwanda, une semaine plus tard.
Ici, on l'appelle toujours « Madame », « la première dame » ou par son nom de jeune fille, Kanziga. À Kigali, les moins de 30 ans, ceux qui sont nés après le génocide – la majorité de la population rwandaise – ne savent pas qu'elle est toujours vivante. Pour eux, elle est un personnage du passé, un nom sur un manuel qui raconte une histoire révolue. Le Rwanda a décidé de regarder devant lui, il n'oublie pas l'abîme dont il s'est relevé, mais il consacre son énergie à vivre, à développer le pays, m'expliquent tous les jeunes gens que je rencontre à Kigali.
Si les plus jeunes n'ont pas grand-chose à dire à propos d'Agathe, les lieux où elle a vécu sont-ils aussi peu éloquents ? Pour le savoir, je commence par la résidence présidentielle. Avec son mari, ils l'ont construite dans les années 1970. Une villa spacieuse et sans goût dans le quartier Kanombe, où se trouve le camp militaire du même nom, au-dessus de l'aéroport. Tanière de la famille et lieu de pouvoir, cette maison abrite aujourd'hui un musée d'art moderne. Un moyen habile pour éviter que cette résidence ne devienne un lieu de pèlerinage pour les nostalgiques de l'ancien régime.
Pour y entrer, il faut se déchausser. Le visiteur déambule en chaussettes dans cet ancien sanctuaire des Habyarimana. Qu'en dirait Madame ? D'elle, il ne reste rien dans cette maison froide, si ce n'est la chapelle particulière, où le pape Jean-Paul II aurait célébré une messe privée lors de son voyage au Rwanda en 1990. C'est ce que raconte le guide qui me fait visiter. Agathe y aurait reçu et prié avec des évêques, des prêtres, des visiteurs illustres, avec ses intimes, avec l'une des voyantes de Kibeho qu'elle faisait souvent venir chez elle, dit-on.
Derrière cette chapelle recouverte d'une épaisse moquette se trouve la pièce où les sorciers des Habyarimana, surtout de Juvénal, exerçaient leurs activités occultes. J'ai l'impression d'être dans un mauvais film des années 1930 qui véhicule les clichés les plus éculés sur « l'Afrique sauvage ». Cette scène fait écho au bassin du boa offert par leur ami Mobutu, que l'on nous montre dans le jardin de la résidence. Un « boa pour la sorcellerie », explique le guide, qui n'en dit pas plus. Les Habyarimana vivaient donc là ? Dans ce mélange de sorcellerie et de catholicisme fervent sous le même toit, dans des pièces côte à côte, au-dessus de la chambre parentale, celle qui a un escalier secret pour fuir le danger. Sa vie consistait, a-t-elle dit devant la CRR, à préparer les repas pour toute la famille, à s'occuper de jardinage et d'élevage. Elle « n'écoutait pas la radio et ne lisait pas de journaux », « n'a jamais parlé de politique avec [son] défunt mari ». Elle s'occupait aussi de ses sept enfants. Une vie banale de femme au foyer, c'est tout.
C'est dans ce jardin, près de la piscine, qu'elle a recueilli, la nuit de l'attentat, la dépouille de son mari éparpillée parmi les débris du Falcon. C'est dans ce salon qu'elle a exposé le corps, puis qu'elle aurait reçu les principaux responsables de l'Akazu et dressé avec eux la liste des opposants à éliminer. Qu'elle « priait tout haut en demandant d'aider les Interahamwe à nous débarrasser de l'ennemi ou pour que les militaires rwandais aient des armes », selon deux témoins, les deux filles du médecin personnel du président Habyarimana tué aussi dans l'attentat. Que, cette nuit-là, se sont croisés l'évêque de Kigali, le commandant du camp militaire, de la Garde présidentielle, des officiers français, les chefs des miliciens. C'est ici, aussi, que la proposition de François Mitterrand de l'évacuer lui a été transmise par le commandant Saint-Quentin.
L'opération s'est déroulée le 9 avril 1994. Dans mes notes, le récit de cette évacuation par l'aumônier militaire Richard Kalka, projeté à Kigali avec les parachutistes français de l'opération Amaryllis. Il raconte : « La veuve est à la fois nerveuse, angoissée et arrogante. Habituée à donner des ordres qui ne souffrent pas le moindre refus, elle exige son évacuation immédiate ainsi que celle de tous les membres de sa famille. Les 4 × 4 se remplissent en un temps record. Les paras trient les bagages pour laisser la place à une demi-douzaine d'employés de l'ambassade, tous tutsis. "Il est hors de question d'abandonner nos valises", rugit Mme Habyarimana. Les paras s'exécutent, déchargent les employés et leur promettent de revenir les chercher. Une heure plus tard, les employés gisaient égorgés à même le sol carrelé de l'ambassade. »
Le Padre Kalka précise au sujet de Madame : « Il existe des raisons sérieuses de penser qu'elle avait été à l'origine de l'Akazu (...) et qu'elle aurait participé, à ce titre, à la préparation des plans du génocide » (3). En fermant les yeux dans cette maison sans âme, je perçois le spectre de cette femme « nerveuse, angoissée et arrogante ».
Non loin de là, j'ai rendez-vous avec Florence, elle m'a été recommandée par les Gauthier. Elle habitait en face des Habyarimana en 1994. Elle voyait les allées et venues, les visites officielles et privées, le mélange de la vie quotidienne et banale avec la vie des affaires et la vie du pays. Le jour de l'attentat, elle était là. Elle a ensuite subi et traversé une épouvante inconcevable pour la plupart d'entre nous. Mais le rendez-vous est finalement annulé, Florence vient d'être hospitalisée, son corps, martyrisé pendant le génocide, se décompose. Vénuste, un rescapé du génocide qui m'accompagne pour les traductions, me dit qu'il ne sera pas facile de trouver des gens qui ont connu la première dame et qui accepteraient de parler d'elle. Il me rappelle que trente ans ont passé depuis qu'elle a fui le pays, que ceux qui l'ont connue de près sont morts ou en prison, ou ont fui... ou se taisent. « Chez nous, les traces de Madame se sont effacées. » Vénuste est désolé, mais je ne désespère pas.
« Qu'est-ce que vous attendez ? Il n'y a plus de commandement. Il faut éliminer tous les Tutsis. »
Après plusieurs essais infructueux, je décroche un rendez avec Marie-Chantal, une autre ancienne voisine d'Agathe. Elle m'attend dans le petit self à lait qu'elle tient dans le quartier de Remera, en contrebas de l'aéroport. Elle avait 20 ans en avril 1994. Elle habitait avec sa famille tout près de la résidence présidentielle. Cette époque est gravée dans sa mémoire. Elle voyait de temps en temps Madame se promener dans le quartier, entourée de ses gardes du corps. Son mari l'accompagnait parfois, ils allaient voir une parente qui habitait non loin de là. Parfois, ils marchaient aussi avec leurs enfants et leurs chiens. Tout le quartier était quadrillé par la garde présidentielle, l'armée et les Interahamwe. Le cœur du système reposait dans la résidence présidentielle, dit-elle. Les Tutsis du quartier étaient étroitement surveillés, contrôlés et intimidés. L'atmosphère est devenue de plus en plus lourde, hostile, terrifiante pour les Tutsis. À la fin du mois de mars, une lettre anonyme annonce leur fin prochaine. La famille décide de s'installer ailleurs, loin, peu de temps avant l'attentat.
À la recherche de témoins
Ce jour-là, Marie-Chantal a vu l'avion de Juvénal Habyarimana se transformer en boule de feu, des débris ont pulvérisé sa maison, qui s'est enflammée aussitôt. Des anciens voisins, des Hutus, lui ont raconté, après le génocide : « Les tueries contre les Tutsis ont commencé dans le quartier, juste après le crash. Le 7 avril au matin, les Tutsis avaient tous été tués, leurs cadavres ramassés et brûlés dans le camp de Kanombe », relate-t-elle.
L'un de ses voisins, un ami de la famille, lui avait rapporté les confidences d'un garde présidentiel. « Aux premières heures du génocide, Madame les avait secoués : "Qu'est-ce que vous attendez ? Il n'y a plus de commandement, leur avait-elle dit, il faut éliminer tous les Tutsis". »
Carcasse de l'avion présidentiel rwandais le lendemain de l'attentat qui a provoqué la mort de Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. / Archives Jeune Afrique / REA
À 25 kilomètres du centre-ville, un autre lieu porte la marque de Madame : l'orphelinat qu'elle a fondé en 1979, dédié à sainte Agathe et confié à des religieuses. Je m'y rends avec Vénuste. Les bâtiments abritent aujourd'hui l'administration du district de Masaka. Je dois m'y présenter pour avoir l'autorisation de poser des questions sur le passé de Sainte-Agathe. Vénuste est reconnu par quelques fonctionnaires. Le chef de ce district est le fils de l'un de ses amis, tué en 1994. Il fait ce qu'il peut pour nous rendre service. Je découvre que personne, ici, ne pense plus à Madame. Ni à ce qu'était ce lieu au temps de l'ancien régime. Ils n'ont pas oublié cette histoire, et encore moins l'élimination du personnel tutsi, mais leur esprit est occupé par les tâches du jour.
Je leur demande s'il y a moyen de trouver des témoins de l'époque. « Cela va être difficile, c'était il y a trente ans », me répond-on. Trouver un témoin, c'est une chose. Trouver une personne qui soit disposée à parler, c'en est encore une autre. On contacte la branche locale d'une association de rescapés du génocide. Elle ouvre son carnet d'adresses et réussit à joindre un témoin qui habitait juste en face de l'orphelinat. Il se nomme Emmanuel Munyemana, il a 61 ans, il ne parle que kinyarwanda. Il accepte de partager ses souvenirs. « Du temps de Madame, j'ai vu de très nombreux chefs d'État venir visiter l'orphelinat. C'est elle qui assurait la visite, elle était très fière de cet endroit, c'était son œuvre. Grâce à elle, l'institution recevait beaucoup d'argent. » Les orphelins accueillis ici étaient en grande partie des enfants de militaires tués au combat, des Hutus. Le personnel comptait quelques Tutsis. « Il n'y avait pas assez de Hutus qualifiés pour occuper tous les postes », souligne Emmanuel. Les jours qui ont précédé le génocide, il se souvient que les Tutsis craignaient pour leur vie. L'atmosphère était électrique. L'attentat, le 6 avril, le retient dans l'hôtel où il travaillait, Chez Lando. À son retour à Masaka, il apprend ce qu'il s'est passé à l'orphelinat. La Garde présidentielle et des miliciens y ont été dépêchés pour le protéger. « Ils ont éliminé tout le personnel tutsi. Les employés hutus et les enfants ont été évacués par l'armée française. Les dames hutues vivent toujours chez vous. »
Emmanuel me parle d'un enfant dont les parents venaient d'être tués par les génocidaires et qui s'était faufilé parmi les orphelins en se faisant passer pour un Hutu, le jour de leur évacuation par les parachutistes français. « Avec les autres, il a réussi à rejoindre la France. Il a été renvoyé ici. Il est devenu fou, il est tombé dans la drogue, il en est mort. »
Emmanuel est convaincu que le personnel tutsi a été tué sur ordre de Madame : « Cet orphelinat était sous sa protection. L'intervention de la Garde présidentielle (GP) et des miliciens interahamwe n'a pu se faire qu'avec son autorisation, personne n'aurait osé passer outre. Jusqu'à l'arrivée des Français, ils ont assuré la sécurité des seuls Hutus. Si Madame leur avait donné l'ordre de protéger tout le personnel, ils l'auraient fait. On ne désobéissait pas à ses ordres. » Vénuste opine de la tête. « Rien d'important ne pouvait arriver à cet orphelinat sans l'accord de la première dame. La GP n'aurait jamais pénétré dans cette enceinte si elle ne le lui avait pas demandé », ajoute Emmanuel.
Entrée de l'orphelinat Sainte-Agathe, dans le quartier de Masaka, à Kigali, le 27 mars. / PACIFIQUE K pour La Croix L'Hebdo
Lorsque les orphelins et le personnel embarquent dans l'avion français chargé de les évacuer, le 9 avril, la liste des accompagnateurs compte 36 adultes. Leurs identités sont restées secrètes. Cette opération demandée par Agathe Habyarimana a tout l'air d'avoir servi de couverture pour mettre en sécurité des Hutus extrémistes proches d'elle, le temps que la guerre prenne fin. Pour en savoir plus, il faudrait interroger les religieuses de cette époque, dont la principale, sœur Édith. Mais elle s'est réfugiée au Cameroun, où elle vit retirée.
« Que pensez-vous de savoir Agathe Habyarimana en liberté en France ? », lui dis-je. « Cela me met en colère, souffle Emmanuel. Comment cela est-il possible ? Je réclame la justice pour tous nos morts : que les responsables soient enfin jugés. »
Je suis ensuite conduit par le père Augustin Karekezi dans un salon tranquille du Centre Christus. Rwandais, il fait partie de la Compagnie de Jésus depuis les années 1970, mais n'était pas présent à Kigali pendant le génocide. Il est revenu dans ce centre en juillet 1994. Le 7 avril 1994, des militaires liés au régime y ont massacré 17 personnes, dont trois pères jésuites. L'un de ces prêtres était un confident de Juvénal Habyarimana. Il aurait été tué sur ordre de Madame. Du moins, c'est ce qu'on raconte. « Avant le génocide, elle venait parfois au Centre pour y prier le Rosaire et assister à la messe. Je ne l'ai jamais rencontrée personnellement. Je l'ai vue quelquefois, mais de loin. »
Effectivement, me confirme-t-il, elle n'aimait pas l'un des jésuites assassinés le 7 avril, le père Chrysologue Mahame. « Il a été le premier Rwandais à intégrer la Compagnie de Jésus, il avait une grande aura, un charisme pour la communication, m'apprend le père Augustin. Bien que tutsi, il était le confident de Juvénal Habyarimana. Le père Mahame savait beaucoup de choses sur sa vie avec Agathe, sur ses relations avec l'Akazu. Ils se parlaient librement, et il avait donc une influence certaine sur lui. C'est ainsi qu'il l'avait poussé à négocier avec le Front patriotique rwandais (FPR). Il a été son envoyé spécial, avec d'autres, pour négocier une rencontre entre lui et les responsables politiques du FPR. »
Sur la liste
Le père Augustin sait tout cela car, quand le père Mahame partait rencontrer le FPR, il passait par Nairobi pour loger à Hekima College, où il habitait. Ils étaient très proches. « C'est sûr que cela déplaisait à l'Akazu et à Madame. Il en savait trop et il avait trop d'influence auprès du président. Nous savions qu'elle s'en méfiait, elle était jalouse de sa relation avec son mari. Et en plus, le père Mahame était tutsi... Ce qui est sûr, c'est que le Centre Christus a été l'un des premiers lieux attaqués le 7 avril par la Garde présidentielle. Les assaillants sont passés par la porte qui donnait sur leur camp, d'où partaient les commandos chargés d'éliminer tous les Rwandais qui ne leur convenaient pas. Pour nous, il était clairement sur la liste des personnes à abattre. » Et d'ajouter : « Cela ne fait aucun doute, c'est elle qui tirait les ficelles. Elle était entourée d'extrémistes, de gens qui exerçaient vraiment le pouvoir et qui tuaient. Comme son frère, Monsieur Z, le chef du commando de la mort, le "Réseau Zéro", par exemple. éliminer les "gênants", c'était très clairement dans leurs habitudes, déjà avant le génocide. Son mari tué, elle est devenue la "mère" de tout ce monde. »
Entrée du Centre Christus, à Kigali, le 27 mars. / PACIFIQUE K pour La Croix L'Hebdo
Je le quitte à regret. Le lendemain, je pars à la première heure dans le fief de Madame, à quatre heures de route de Kigali. Il faut arrêter la voiture le long de la chaussée, prendre un sentier, traverser un champ de maïs pour déboucher sur l'emplacement où s'élevait la maison où elle a grandi, à flanc de colline, dans un paysage escarpé où coule, dans un lit rocailleux, une rivière. Je suis arrivé à Rambura, le pays d'où sont issus Agathe et Juvénal Habyarimana, là où tout a commencé, où ils sont nés, ont grandi, été à l'école. La maison d'Agathe a été rasée, pillée. Le regard bute sur la colline d'en face, où s'élèvent des arbres, des champs de thé, et à droite, l'école catholique des garçons ; à gauche, l'école catholique des filles. Un peu derrière, la toiture de l'église.
« On prie pour elle »
Agathe a vécu dans ce paysage champêtre aux faux airs de Suisse, où les signes du catholicisme sont ultra-présents. Sur sa colline, elle a grandi à l'ombre de l'Église avec ses frères et sœurs dont Protais, Monsieur Z, l'homme des basses œuvres, qui a bénéficié d'un non-lieu au Tribunal international pour le Rwanda. Seules les tiges de maïs soufflées par le vent, où se repose une vieille chèvre, apportent un peu de vie dans ce lieu figé et vide. Je suis accompagné par Innocent, il est originaire de Rambura. Il a été membre de la Garde présidentielle et a souvent été choisi pour être le garde du corps de Madame. « Elle aimait revenir ici, retrouver les champs, la vie rurale », confie-t-il.
Sur une autre colline s'élève la maison de campagne du couple Habyarimana. En briques rouges, deux étages, une cour, une terrasse, délimitée par une rambarde surmontée de crucifix qui donne sur la chapelle de la maison. La propriété est vaste, quelques maisons du clan familial l'entourent, face aux champs de thé. Les passants, des paysans une bêche sur l'épaule, ont le visage fermé. « Avec son mari et ses enfants, elle passait tous ses congés dans cette maison, elle y fêtait Noël », m'indique Innocent.
Une femme étend au soleil ses haricots dans la cour d'honneur de la propriété. Méfiante, elle ne parle pas. Lorsqu'elle apprend que je suis français, elle se déride un peu. Elle se souvient de Madame, elle sait qu'elle est en France. Je lui dis que je l'ai vue à la messe, la semaine dernière. Son visage se détend, me demande comment elle va, elle aimerait la revoir. Elle ne croit pas ce qu'on raconte sur elle : elle était gentille avec tout le monde, donnait des vêtements, recevait les gens. « Elle me manque, elle nous manque ! Si vous la voyez, dites-lui bonjour de notre part, dites-lui qu'on s'occupera bien d'elle, qu'on l'embrasse, qu'on ira restaurer sa maison pour qu'elle soit bien installée, ici, chez elle. »
En contrebas, des paysans s'approchent. Lorsqu'ils m'entendent dire que j'étais avec Madame une semaine plus tôt, ils me sourient, manifestent de la joie en apprenant qu'elle va à la messe, en France, là où elle vit désormais. « Elle est innocente de tout ce qu'on l'accuse », dit Floride. « Elle manque à tous les gens du village, affirme Rose. Dites-lui qu'on l'attend, que Dieu la garde et l'aide, qu'on l'embrasse beaucoup, beaucoup. »
Un monsieur ajoute : « On serait heureux de la revoir. »« J'étais amie avec l'une de ses filles, Marie-Rose. Nous jouions ensemble », me montre une femme en fixant les jardins qui entourent la propriété. « On ne l'oublie pas. Le curé ne le sait pas, mais quand on prie le chapelet, on prie pour elle », affirme une autre.
Vue depuis le site de la maison natale d'Agathe Habyarimana, dont il ne reste rien, à Rambura, dans le nord du Rwanda, le 22 février. / Laurent Larcher
Un peu plus haut, s'élève l'école des garçons Saint-Jean-Baptiste, du nom du père de Juvénal Habyarimana. Les élèves ignorent que l'ancien président a été lui aussi scolarisé dans cet établissement. Son nom s'est effacé des mémoires. Ils ne savent pas qu'il avait une maison à quelques encâblures de l'école. Ils ne savent pas que son épouse est aussi originaire de Rambura.
Brochettes empoisonnées
À l'église Saint-Joseph, les passants se souviennent de Madame. Ils me disent la même chose que les paysans rencontrés plus tôt quand ils apprennent que j'ai été à la messe, assis à côté d'elle. « Nous prions pour elle. Dans notre cœur, parce que le curé ne voudrait pas qu'on le fasse publiquement. On continue à penser à elle. On l'aime beaucoup, vous savez. »
« Elle s'est mise à l'abri chez vous. C'est normal, car la France était notre amie, avant tout ça. »
Je retrouve Innocent autour d'une bière et de brochettes de chèvre que mon traducteur, qui ne vient pas de la région, craint sérieusement être empoisonnées. Nous sommes dans une pièce cachée des regards. Innocent égrène quelques-uns de ses souvenirs sur Agathe. En voiture, elle priait tout le temps. Un jour, elle lui avait dit que son mari avait fait une erreur en acceptant le multipartisme, elle reprochait aux Français de l'avoir poussé en ce sens. Depuis lors, jugeait-elle, son pouvoir s'était considérablement affaibli.
Plus Innocent boit de la bière, plus son esprit s'échauffe. « Madame ne faisait pas de politique, elle priait, elle aimait son mari. Ce sont ses proches qui ont pris le pouvoir, mais pas elle. » Il reprend une bière. « Ceux qui disent qu'elle n'aimait pas les Tutsis, ils se basent sur quoi ? L'attentat contre l'avion du président a été fomenté par les Anglo-Saxons, le FPR, les Belges et les Hutus du sud qui avaient tous intérêt à l'éliminer. » Alors que mon traducteur est parti aux toilettes, Innocent ajoute en me lançant un regard de connivence : « Elle s'est mise à l'abri chez vous. C'est normal, car la France était notre amie, avant tout ça. »
Non loin de là s'étend le Congo, où se sont réfugiés nombre d'ex-génocidaires. En 1997, ils montaient des raids dans cette région pour continuer à éliminer les Tutsis et les ralliés au FPR. Innocent combattait alors en leur sein. À la veille du 30e anniversaire du génocide, ils sont toujours actifs. Ils ont un nom, les FDLR. Ils affrontent un autre groupe armé, le M23, soutenu lui par le Rwanda.
En écho à leur affrontement, le discours anti-Tutsis a repris de la vigueur de ce côté de la frontière. Il s'accompagne de violences et de crimes contre les populations, dénonce Kigali. Kinshasa, qui conteste ces violences, accuse en revanche le Rwanda de piller ses ressources. Agathe est-elle liée à cette recrudescence de la violence ? Non, me répondent ceux qui, à la frontière ou à Kigali, surveillent cette crise avec attention. En revanche, ce que j'ai pu vérifier, c'est que bien qu'absente depuis trente ans de cette région qui l'a vu naître, elle n'y est pas oubliée par ceux qui l'ont connue. Elle y est même toujours désirée.
Alors que je m'apprête à prendre mon vol pour Paris, début mars, voici que le procureur Jean-François Ricard, le chef du parquet antiterroriste français, arrive à Kigali. L'objectif annoncé de son voyage ? Améliorer la coopération avec les autorités rwandaises afin de juger au plus vite les présumés génocidaires installés en France. Interrogé sur le cas exceptionnel d'Agathe Habyarimana, il a ses mots : « Mon parquet, sur mes instructions, a demandé au juge d'instruction de poursuivre ce dossier et que de nouvelles investigations soient faites afin de pouvoir vérifier tout ce que l'on pourrait faire, et tout ce que l'on peut faire dans ce dossier sera fait. C'est un engagement évident que nous prenons et nous le prenons ici, au Rwanda. » Ainsi, je rentre à Paris en me disant, soulagé, que l'histoire d'Agathe Habyarimana n'est donc pas terminée, en tout cas chez nous, en France.
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Agathe Habyarimana, du Rwanda à la France
1942 : Naissance probable d'Agathe Kanziga dans la province de Gisenyi (nord-ouest du Rwanda).
1973 : Coup d'État militaire, le général Juvénal Habyarimana prend le pouvoir. Son épouse, Agathe, devient la « première dame » du pays.
1987 : Création du Front patriotique rwandais (FPR) par des Tutsis rwandais réfugiés en Ouganda.
1990 : Première offensive du FPR dans le nord du Rwanda. François Mitterrand envoie des parachutistes pour sauver le pouvoir de son « ami » Juvénal Habyarimana, c'est l'opération Noroît.
1991 : Le général Jean Varret, chef de la coopération militaire de la France, apprend par les responsables de l'armée rwandaise qu'ils attendent un plus grand appui militaire de Paris afin d'en finir avec les Tutsis. Un plan dont avait aussi connaissance son attaché défense au Rwanda, le colonel René Galinié. Leurs alertes sont ignorées par Paris.
1993 : Signature des accords d'Arusha avec le FPR. Ils visent à libéraliser le pays et à donner une place au FPR dans les institutions rwandaises. Fin de l'opération Noroît. Les militaires français quittent le pays, sauf une trentaine de coopérants au service de l'armée et du régime rwandais.
6 avril 1994 : Attentat contre Juvénal Habyarimana. Les extrémistes liés à Agathe Habyarimana prennent le pouvoir, éliminent l'opposition hutue et déclenchent le génocide perpétré contre les Tutsis. En 100 jours, un million de Tutsis sont exterminés.
9 avril 1994 : Agathe Habyarimana et quelques-uns de ses proches sont évacués par l'armée française, d'abord vers la Centrafrique puis à Paris, où la « première dame » est prise en charge par l'État français.
1998 : Elle s'installe définitivement à Évry-Courcouronnes, dans un pavillon appartenant à l'un de ses fils.
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Pour aller plus loin
► Des livres
• Le Génocide des Tutsi au Rwanda
Avec clarté et pédagogie, l'auteur réussit dans ce livre court à exposer l'histoire de l'épouvantable tragédie, en n'omettant aucune question.
De Florent Piton, La Découverte (2018), 248 p., 18 €
• La France face au génocide des Tutsi
Le président de la commission d'historiens, chargée par Emmanuel Macron de dépouiller les archives sur le rôle de la France au Rwanda, synthétise et complète son rapport de 2021, qui établissait « une responsabilité lourde et accablante » dans le génocide des Tutsis.
De Vincent Duclert, Tallandier, 640 p., 25,50 €
• Papa, qu'est-ce qu'on a fait au Rwanda ? La France face au génocide
L'auteur de ce dossier adresse à sa fille une leçon d'histoire sur le rôle de la France au Rwanda.
De Laurent Larcher, Seuil, 160 p., 17 €
• Le choc. Rwanda, 1994 : le génocide des Tutsi
Dix-sept auteurs se sont réunis pour évoquer la manière dont ils ont été percutés par ce drame et ce que cela a changé dans leur vie. Le rôle et la place du catholicisme dans cette tragédie y sont abordés à plusieurs reprises.
Sous la direction de Stéphane Audouin-Rouzeau, Annette Becker, Samuel Khun et Jean-Philippe Shreiber, Gallimard, 432 p., 22 €
► Une BD
• Rwanda, à la poursuite des génocidaires
Roman graphique sur le travail de Dafroza et Alain Gauthier, les fondateurs du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), qui partent à la recherche des témoins du génocide pour traduire devant la justice française les Rwandais soupçonnés d'être des génocidaires.
De Thomas Zribi et Damien Roudeau, Les Escales-Steinkis, 192 p., 24 €
► Un documentaire
• Rwanda vers l'apocalypse
Ce film raconte comment une élite rwandaise a transformé le Rwanda en théâtre de l'horreur absolue. Et y expose le rôle controversé de la France.
De Michaël Sztanke, Maria Malagardis et Seamus Haley. Le 7 avril à 21 h 05, sur France 5
(1) La bibliographie sur le sujet est abondante. Lire par exemple, La France face au génocide des Tutsi, de Vincent Duclert, Tallandier, 640 p., 25,50 €.
(2) Le 15 février 2022, le juge d'instruction chargée de l'enquête pour « complicité de génocide et de crimes contre l'humanité » visant Agathe Kanziga a annoncé la clôture des investigations, prélude à un possible non-lieu, car aucune mise en examen n'a été prononcée pendant l'instruction.
(3) Dieu désarmé. Journal d'un curé de campagnes, Éd. LBM (2012).
Sur le même thème Génocide au Rwanda, la Cour de cassation enterre l'enquête française sur l'attentat du 6 avril 1994