Citation
(texte prononcé)
Dr Léon Saur
IMAF
Le thème ici abordé dans cette table ronde [« Négationnisme et continuité de l’idéologie génocidaire contre les Tutsi ». Mardi 12 septembre 2023, Sorbonne (Amphithéâtre Louis-Liard)] soulève une problématique au croisement de la mémoire et de l’histoire, du droit et des sciences politiques, de la morale et de l’éthique, autant de disciplines qui ne font pas toujours bon ménage. Soit, une problématique complexe, qui suscite chez moi plus de perplexité que de réponses. Pour le coup, j’en suis désolé, mais je ne dirai rien de neuf. Mon propos sera une suite de réflexions à voix haute peut-être en décalage avec ce qui a été dit précédemment, plutôt qu’une communication scientifique stricto sensu.
1. La négation du génocide des Tutsi s’incarna dès l’été 1994 dans la théorie du double génocide. Une particularité de cette théorie est son évolutivité. Initialement, elle soutenait qu’entre avril et juillet 1994, le Rwanda avait subi deux génocides : celui des Tutsi par les Hutu et celui de ces derniers par le FPR. L’objectif des promoteurs de cette théorie était éminemment politique : renvoyer les parties dos à dos et ainsi réhabiliter le gouvernement intérimaire.
Après l’évacuation par la force des camps de réfugiés dans l’est du Zaïre en octobre 1996, le rapatriement de plus de 700 000 d’entre eux au Rwanda et le déclenchement de la première guerre du Congo, la théorie du double génocide mua. L’Armée patriotique rwandaise (APR) et l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) furent accusées d’avoir massacré, selon les sources, de 40 000 à 200 000 réfugiés rwandais alors qu’ils fuyaient vers l’ouest à travers les forêts du Zaïre.
Au génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 répondait donc désormais, au dire de certains, celui, en 1996-1997, des Hutu en fuite au Zaïre, voire même aussi la mort des Congolais victimes des deux guerres du Congo (1996-1997 et 1998-2003). A ce propos, André Lambert et Louis Lohlé-Tart ont fait scandale en RDC, notamment, pour avoir évalué en 2008 le nombre de victimes congolaises des deux guerres à « seulement » 200 000, alors qu’on parlait plutôt jusque-là de 4 à 5,4 millions. Les deux démographes de l’Adrass ont aussi calculé que les six millions de morts excédentaires avancés par plusieurs ONG résultaient de la déliquescence du régime mobutiste depuis la fin des années 1970, non des deux guerres du Congo.
Le fin du fin de la théorie du double génocide consiste à nier l’existence du génocide des Tutsi pour mieux accuser le FPR d’en avoir perpétré un en deux temps contre les Hutu, au Rwanda d’abord, dans les forêts du Zaïre ensuite.
2. Plus généralement, on peut dire que le négationnisme et l’idéologie génocidaire contre les Tutsi s’alimentent réciproquement et que le premier est aussi ancien que le génocide lui-même. Avec Stéphane Audoin-Rouzeau, j’estime en effet que le négationnisme est consubstantiel au génocide. Cela, dans la mesure où un génocide peut être nié ou caché en même temps qu’il est commis.
3. Ce qui précède n’est pas un motif pour renoncer à combattre le négationnisme et l’idéologie génocidaire contre les Tutsi, mais je dirais – au risque d’être incompris – qu’il m’arrive de penser qu’il n’est guère possible de les éradiquer totalement et définitivement. Cela, d’autant qu’il nous faut constater qu’aujourd’hui encore, il y a, contre toute attente, des négationnistes de la Shoah et, bien plus nombreux, des antisémites.
4. Les raisons de la résilience du négationnisme et de l’idéologie génocidaire sont multiples. En voici quelques-unes, non exhaustives.
4.1. Il y a d’abord une cause sociologique, voire anthropologique, pour ne pas dire naturelle. Ceux qui ont connu le régime de Habyarimana et en ont gardé la nostalgie, ont transmis leur mémoire à leurs enfants. Ceux-ci ont repris le flambeau et revendiquent une réécriture de l’histoire plus conforme au récit familial. C’est la contre-mémoire évoquée par le Dr Bideri.
4.2. Une autre raison est la publicité faite aux négationnistes. Je veux parler de celle que leurs adversaires leur offrent chaque fois qu’ils veulent les empêcher de s’exprimer. A ce sujet, le regretté historien uelbiste Jean Stengers a montré tout ce que le succès des thèses de Faurisson et Roques a dû au battage médiatique de leurs adversaires.
4.3. Dans le même ordre d’idées, un bilan de l’efficacité du recours aux lois mémorielles et aux tribunaux pour faire taire les négationnistes pourrait être dressé, trente ans après l’adoption de la loi Gayssot. Ce pourrait être un beau sujet de colloque transdisciplinaire.
François Dosse a souligné le « rôle décisif » de Pierre Vidal-Naquet dans la « contre-offensive des historiens contre les thèse négationnistes ». Or, Vidal-Naquet disait « vomir les négationnistes », mais refusa toujours qu’on impose la vérité historique par la loi. Bref, il était un farouche opposant aux lois mémorielles. Je le cite :
« Devons-nous persécuter [les négationnistes] au nom de la vérité ? Je ne le crois pas […]. La persécution, et même tout ce qui ressemble à de la persécution, engendre des martyrs, et nous n’avons pas le moindre intérêt à faire de ces gens des martyrs. Je ne suis nullement contre les poursuites pour diffamation quand il s’agit de mensonges dirigés contre les personnes ou les institutions, mais je suis résolument hostile à l’idée d’imposer la vérité historique par la loi.»
Et Vidal-Naquet de poursuivre :
« Si l’histoire du communisme et de la Vérité d’Etat ou de parti a quelque chose à nous enseigner, c’est qu’aucune vérité historique ne peut reposer sur l’appareil d’Etat – […] fût-il libéral – pour être considérée comme la Vérité. La vérité n’a aucun besoin de la police ou des tribunaux, elle a assurément besoin des historiens, seulement des historiens ».
Malgré le respect que je voue au grand historien qu’est Gérard Noiriel, je ne puis l’approuver quand il affirme que légiférer sur le passé ne serait pas contraire à la démocratie, car il serait (je le cite) « normal que les citoyens (et leurs représentants au Parlement) puissent intervenir dans le domaine de la mémoire collective ». Vu ce qui précède, j’ai plutôt tendance à penser avec Jean-Clément Martin que « l’instauration des lois mémorielles n’a rien résolu et […] qu’elle a durablement instillé des difficultés dont les conséquences sont encore à venir ».
Le vocabulaire employé peut être une raison supplémentaire.
4.4.1. En 1988, Stengers parle encore des « révisionnistes » pour désigner ceux qu’aujourd’hui, nous qualifions de négationnistes. L’année précédente, Henri Rousso avait pourtant dissocié ces mots pour éviter la confusion entre, d’un côté, le révisionnisme, qui est une « démarche classique chez les scientifiques » visant plus particulièrement chez les historiens à améliorer la connaissance du passé ; de l’autre, le négationnisme, qui n’est pas une démarche scientifique, mais un système de pensée et une idéologie. Le négationniste s’évertue en effet à étayer une conclusion fausse, établie a priori. Pour atteindre son but, il peut aller jusqu’à nier les faits et les réalités historiques les mieux établis. Rappeler ce point de vocabulaire n’est pas inutile pour ce qui suit.
Dans l’historiographie rwandaise aussi, le révisionnisme est souvent assimilé au négationnisme. Le mot désigne alors ceux qui, à tort ou à raison, sont soupçonnés de vouloir édulcorer le génocide des Tutsi ou en minimiser la spécificité. Comme l’Honorable Antoine Mugesera l’a bien montré, l’objectif de ce révisionnisme-là n’est pas de chercher la vérité, mais il poursuit d’autres buts, par exemple de diaboliser le chef de l’Etat rwandais et les institutions du pays. Il faut donc distinguer entre, d’une part, un révisionnisme dévoyé ou perverti effectivement assimilable au négationnisme, puisque – j’insiste – sa finalité n’est pas la quête de la vérité ; d’autre part, le révisionnisme légitime, inhérent à la discipline historique, sans lequel celle-ci se dissoudrait dans un exercice mémoriel indéfiniment répété alors que, avec tout le respect que nous devons aux victimes, nous savons combien l’histoire et la mémoire ne sont pas des synonymes. Attention donc à la précision des termes employés.
4.4.2. Un usage immodéré du mot « génocide » contribue aussi à la bonne santé du négationnisme.
Comme le souligne Yves Ternon, que nous avons entendu hier avec un grand intérêt, « l’alternative est simple : ou le génocide est la destruction physique intentionnelle d’une part substantielle d’un groupe humain comme tel et il est le crime absolu […] ; ou l’incrimination s’étend à d’autres actes et le concept est dénaturé, l’infraction banalisée ». Et, ajouterais-je, le négationnisme l’est aussi.
Pierre Nora avait-il tort quand il affirmait en 2011 que l’historien se passerait volontiers de ce néologisme hybride qui met certes en exergue la volonté exterminatrice des crimes commis, mais a ensuite pris « une connotation extensive aux frontières floues, [de sorte que] son utilisation n’a plus qu’un contenu émotif, politique ou idéologique ».
Le trait est à nuancer, mais il est exact qu’outre la surenchère victimaire et la concurrence des mémoires qu’elle exacerbe généralement, l’application rétroactive de ce mot à des épisodes antérieurs à sa définition juridique en 1948 masque mal les enjeux parfois très concrets qui la sous-tendent. Plus on remonte dans le temps, plus elle exsude l’anachronisme. Cela, même si l’extermination de peuples, les déplacements massifs de population, les traites ou l’esclavage font effectivement penser, par analogie et comparaison, à des génocides et à des crimes contre l’humanité, juridiquement définis en 1945. Et puis, jusqu’où remonter ?
Dans l’Antiquité déjà, il y avait matière et les autres périodes n’ont pas été moins prolixes. Avec une question, provocatrice : faut-il ou non légiférer sur le génocide vendéen ?
Ce qui me semble une dérive sémantique découle à mon sens d’un double oubli : (1) l’histoire est tragique, jalonnée de violences et de sang versé ; (2) les hommes sont veules et peu ont vocation à la souffrance, encore moins au martyre. Le plus souvent, ils font le choix de ce qui leur paraît être, sur le moment, la solution la moins dommageable pour eux.
4.5. Les mauvaises relations persistantes entre Kigali et Kinshasa sont une autre cause de la bonne santé du négationnisme et de l’idéologie génocidaire contre les Tutsi. Ce n’est pas un hasard si le Dr Mukwege a exhumé le rapport Mapping. Et il suffit de lire Isidore Ndaywel quand il évoque un possible « deux poids, deux mesures », pour constater combien les sensibilités et les préoccupations sont différentes de part et d’autre de la Ruzizi quand il est question de l’est de la RDC.
Une normalisation des relations entre les deux pays contribuerait assurément à des débats plus sereins entre intellectuels et savants des deux rives. Un détour par la Première Guerre mondiale éclairera mon propos.
Je dirais en courant, car le temps presse, que Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker ont montré que la guerre 14-18 a provoqué (je cite) une « "ethnicisation de la conscience historique et politique" à travers un dévoiement de la recherche scientifique ». Même Henri Bergson n’a pas échappé au phénomène de « nationalisation de la vérité », qui pousse les intellectuels et les savants d’un pays à forcer le trait, voire dire n’importe quoi sur le plan scientifique, pourvu que cela serve la cause nationale. Et cela, au nom de la vérité, l’autre étant par définition menteur et barbare. Audoin-Rouzeau et Becker montrent aussi qu’il est alors risqué de faire entendre une voix dissonante, fût-elle nuancée. Dès lors, pourquoi les intellectuels congolais se priveraient-ils de « charger » Kigali ? Les négationnistes et leurs amis tirent évidemment profit de cette situation.
5. Une dernière chose. D’accord pour combattre les négationnistes, Vidal Naquet et Stengers divergeaient sur un point : le premier refusait toute discussion avec eux ; le second pensait que ce refus équivalait à donner l’impression qu’on craignait leurs arguments. Ces deux grands historiens étant au-dessus de tout soupçon, il importe de veiller à bien faire passer la ligne de fracture entre les négationnistes et leurs adversaires ; et non pas au sein de leurs adversaires, entre ceux qui refusent de discuter de vive voix et ceux qui acceptent.
Comme le Prof. Gahama, je n’ai pas de conclusion, seulement beaucoup de questionnements et d’inquiétudes.
@Léon Saur
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