De notre envoyé spécial
«
Ce qui est en train de se passer chez notre voisin, dans l’est de la RD-Congo, nous bouleverse et nous inquiète. On entend à nouveau des discours décomplexés de haine contre les Tutsis, à nouveau on en voit se faire tuer parce que tutsis », s’afflige Joséphine, une rescapée du génocide de 1994, propriétaire d’une petite échoppe où l’on vient se restaurer dans un quartier populaire de Kigali.
Pour appuyer son propos, elle montre sur son téléphone portable des vidéos qu’elle présente comme récentes et qui proviendraient du Nord et du Sud-Kivu. On y voit des miliciens en uniforme marchant au pas en chantant des airs incendiaires contre les «
cafards », le surnom donné aux Tutsis par les tueurs du régime génocidaire rwandais de 1994. Des vidéos montrent des cadavres de «
Tutsis congolais », les Banyamulenges, les jambes découpées comme en 1994. Sur d’autres images, on voit des membres des FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), un groupe armé fondé au début des années 2000 par des génocidaires hutus réfugiés en RDC, attaquer des villageois. «
Ces vidéos me replongent dans ce que nous avons vécu ici, c’est terrible », assure-t-elle.
Moïse, un Rwandais qui réside à Gisenyi (ouest du Rwanda), travaille juste de l’autre côté de la frontière, à Goma (RD-Congo), où il se fait passer pour un Hutu. Si les Banyamulenges ne sont pas directement menacés en ville, confie-t-il, ils le sont ouvertement par les FDLR et l’armée congolaise sur les collines environnantes. «
Cela m’évoque 1994, c’est insensé, comme si rien ne s’était passé », regrette aussi une religieuse bénédictine de Gisenyi.
Ces témoignages épars ne sont pas isolés au Rwanda, où la situation explosive qui prévaut dans l’est de la RDC, les récits de ceux qui en reviennent comme Moïse, les discours haineux et les images des exactions anti-Tutsis qui saturent les réseaux sociaux ravivent de douloureux souvenirs.
«
Tu crois que la haine est finie. Ce n’est pas le cas. Le discours toxique sur les Tutsis, sur l’ethnicisation, les violences qui les accompagnent, trente ans après le génocide, sont à nos portes », déplore l’actrice rwandaise Isabelle Kabano. «
On est fatigués de cette situation. Pourquoi cela renaît-il dans l’est de la RDC ? Mais parce que se sont installés là-bas les génocidaires de 1994. Et qu’en trente ans, leur idéologie s’est diffusée jusqu’au sommet de l’État congolais », se désole-t-elle.
Lors des Rencontres internationales du livre francophone, qui se sont tenues au début du mois de mars dans la capitale rwandaise, l’universitaire Alice Urusaro Karekezi s’est, elle aussi, alarmée publiquement de ce retour du discours des tueurs de 1994 à la frontière du Rwanda ; et sur l’impunité dont ils sont l’objet de la part de Kinshasa et de l’ONU qui, comme en 1994, ne les désarme pas, ni n’assure la protection des populations ciblées.
Si la situation dans l’est de la RDC est vécue au Rwanda comme un surgissement du passé génocidaire dans le présent, elle est aussi perçue comme une menace pour l’équilibre d’une société traumatisée par ce passé. Une société qui a voulu s’affranchir de la division entre Hutus et Tutsis, abolissant dans sa Constitution de 2003 les références ethniques au nom de l’unité du peuple rwandais. C’est pourquoi, à Kigali, on redoute que le retour des persécutions anti-Tutsis à sa frontière ne réactive d’anciens réflexes ethniques.
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On ne craint pas la guerre avec la RDC, nous y sommes prêts, assure une source au cœur du régime, mais nous en craignons les effets auprès de ceux qui, ici, regrettent en silence l’ancien régime. Une guerre qui pourrait aussi pousser un nombre considérable de réfugiés congolais persécutés par anti-tutsisme chez nous, au risque de réactiver l’idéologie ethniciste (l’assignation de chacun à une ethnie, NDLR) là où nous l’avons abolie pour le bien de tous. »