Fiche du document numéro 342

Num
342
Date
Mars 2006
Amj
Auteur
Fichier
Taille
540750
Pages
84
Titre
Le Réseau Zéro, Fossoyeur de la Démocratie et de la République au Rwanda (1975-1994)
Nom cité
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Nom cité
Source
Type
Langue
FR
Citation
LE RESEAU ZERO (B),
Fossoyeur de la Démocratie et de la République
au Rwanda (1975-1994).
Rapport de consultation rédigé à la demande du Bureau du Procureur
du
Tribunal Pénal International pour le Rwanda

par Christophe MFIZI
Licencié en Philosophie et Lettres (Philologie Romane)
Université Catholique de Louvain
Diplômé en Science Politique, Paris I - Sorbonne
Ancien Ambassadeur du Rwanda à Paris
Arusha (Tanzanie), mars 2006

2
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
2
I. UN PUNCHER DANS L’ARENE : Protais ZIGIRANYIRAZO
5
1.1. Le régionalisme étouffe un projet éducatif national
5
1.1.1. Un projet éducatif.
5
1.1.2. Duel régionaliste
6
1.2. L’ombre de P. Zigiranyirazo sur le Campus de Nyakinama
7
1.3. Agression morale contre l’Education
8
II. LA PREDATION ECONOMIQUE AU MEPRIS DE LA LIGNE POLITIQUE
9
2.1. Chasser les Bagogwe pour récupérer leurs terres
9
2.2. Détruire la forêt des bambous, habitacle des gorilles
11
2.3. Sacrifier les vaches canadiennes du Kinigi
12
2.4. Détruire la charge symbolique des paysannats
13
2.5. La prédation patrimoniale aux origines de la Deuxième République
14
III. LE RESEAU ZERO A LA CONQUETE DU POUVOIR POLITIQUE
19
3.1. Zigiranyirazo, Procureur et Juge dans l’affaire Lizinde
19
3.1.1. La politique dans le procès
19
3.1.2. L’acharnement contre les innocents
20
3.2. Apparition du Réseau zéro qui «récupère» le Renseignement
22
3.3. Le Réseau zéro ronge le fonctionnement de l’Etat
24
3.3.1. Les instances du MRND
24
3.3.2. P. Zigiranyirazo « travaille » les Congrès Nationaux du MRND
25

3
3.3.3. Les Préfets ‘zédistes’
25
3.3.4. Les Communes sous l’’indirect rule’ du Réseau zéro
3.3.5. Le Réseau zéro bourre les urnes
29
3.4. Quand le Réseau zéro se trompe de guerre
32
3.4.1. Tentative de mentir à la population
33
3.4.2. Mensonge au Chef de l’Etat ?
36
3.4.3. Manipulations par un Etat Major ethniste
36
3.5. Echec récurrent du Réseau zéro dans l’espace médiatique
40
3.5.1. P. Zigiranyirazo dans le « domaine réservé » du Président
40
3.5.2. ‘Z’, le « scorpion » récidive
41
3.5.3. Portait et objectif de ‘Z’
43.
3.5.4. Le Pouvoir à portée de ‘Z’
44

26

IV. LE RESEAU ZERO SAPE LES REPERES MORAUX DE LA SOCIETE47
4.1. La Justice handicapée
47
4.2. Les églises chrétiennes bridées
47
4.3. La jeunesse dévoyée
51
V. LE RESEAU ZERO FOURBIT SA DERNIERE ARME
54
5.1. Ultimes ratés du Réseau zéro pour conquérir la presse publique
54
5.2. R.T.L.M : ‘l’alternative du diable’
56
5.3. Des exécutants « sous influence »
57
DEUX INTERROGATIONS CONCLUSIVES
61
C1. L’’Akazu’ du Président Habyarimana : une méprise anthropologique et politique
61
C2. Le Réseau zéro a précipité la société rwandaise dans la violence extrême
67

4

INTRODUCTION
« Anthologie de l’Ordre zédiste ». Tel pourrait aussi s’intituler le présent Rapport. A
partir de scènes socio politiques dont j’ai été partie prenante à un titre ou à un autre, je
décris, sereinement, comment un certain Protais Zigiranyirazo, Préfet de Ruhengeri, au
Nord du Rwanda, s’est imposé dans les coulisses du pouvoir rwandais. Beau-frère du
Président Juvénal Habyarimana, il a créé ce que j’ai appelé, en 1992, le « Réseau
zéro »1[1]. ‘Zéro’, comme ‘Z’, initiale de son nom par laquelle le public le désignait, tant
prononcer son vrai nom faisait peur, les murs ayant des oreilles. En partant desdites
scènes, observées depuis notre première rencontre professionnelle en 1975 et rapportées
de manière factuelle, je montre comment il a érigé une officine de type mafieuse oeuvrant
à l’accroissement souvent illicite de son patrimoine personnel et celui de ses comparses.
Brandissant son statut de « beau-frère » du Président et s’appuyant sur cette officine, ‘Z’
a progressivement instauré un système d’influence – je l’appellerai ici l’Ordre zédiste2[2],
qu’il infuse dans l’administration publique, le fonctionnement institutionnel de l’Etat
rwandais, sans oublier le secteur privé. Au point que s’étant soumis le Renseignement et
assuré, à l’Armée, de la connivence du Colonel Laurent Serubuga, entre autres, de son
frère Séraphin Rwabukumba dans le monde des affaires et du Colonel Elie Sagatwa,
Secrétaire Particulier du Président, ‘Z’ détient, à la fin des années 1990, la réalité du
pouvoir au Rwanda.
Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (T.P.I.R.), sis à Arusha en Tanzanie,
tente de juger les hauts responsables politiques présumés coupables du génocide contre
les Tutsi et des crimes contre l’Humanité, commis entre 1990 et 1994 au Rwanda. ‘Z’ se
trouve parmi les prévenus en train de comparaître en ce mois de février 2006. Il serait
intervenu personnellement pour conduire ou inciter les tueurs à massacrer les Tutsi. Vrai
ou faux, ce n’est pas à moi d’en décider. Ce dont je suis certain et que démontre le
présent Rapport, c’est que le réseau qu’il avait fondé et qu’il animait était devenu, à cette
époque, une puissante nébuleuse politico-mafieuse qui étendait l’ordre zédiste sur tout
le pays.
Ne pas tenir compte de cette dimension, ce serait s’interdire de cerner les véritables
responsabilités dans l’emballement politique - et criminel ? - de tout le pays. Risque
d’autant plus probable que nombreux spécialistes jusqu’à présent patinent sur au moins
deux points : d’une part, la définition et le rôle de l’Akazu (cercle familial) du Président
Habyarimana dans lequel ils englobent son épouse et ses beaux-frères ; et de l’autre, sur
la production des preuves matérielles sur la planification du génocide.
La présente contribution revisite rigoureusement le concept d’Akazu du Président
Habyarimana, tenu pour une évidence et démontre qu’il y a méprise sur toute la ligne,
1[1]

Mfizi C., Le ‘Réseau zéro »/ Ikiguri-nûnga, Lettre ouverte à Monsieur le Président du MRND, Kigali, Editions
Uruhimbi, juillet-août 1992, 15 p.
2[2]
Par commodité, je garde la dénomination Réseau zéro pour signifier les acteurs divers du Réseau Zigiranyirazo,
tandisque l’Ordre zédiste désignera la pratique empirique mais systématisée, le ‘modus operandi’ du Réseau zéro. Le
Réseau zéro en italique désigne ma lettre ouverte, implicitement codée (A) pendant que le présent Rapport s’identifie
sous (B).

5
du point de vue anthropologique aussi bien que politique. Fonder son appréciation sur un
concept inconsistant pourrait se révéler inopérant et conduire à une impasse. Au grand
dam des victimes et des exécutants « sous influence » ! Je démontrerai par contre la
pertinence du concept du réseau dont ‘Z’ occupait la position nodale et dont l’Ordre
zédiste, à caractère politique, a impacté toute la vie politique et poussé tout le pays aux
violences extrêmes. C’est le Réseau zéro qui a alimenté le brasier identitaire 3[3] par le
biais notamment d’un discours lancinant ethniste destiné à occulter les vrais mobiles
d’action, par le biais des milices Interahamwe et par le biais enfin de la Radio Télévision
des Milles Collines (R.T.L.M.), de triste mémoire, fondée à cette fin.
On risque de se heurter à la même impasse s’agissant de la production de la preuve
matérielle de planification du génocide si l’on privilégie des schémas préconçus que des
témoins et experts reprennent complaisamment. On lira ici, par contre, la description du
‘modus operandi’ de l’ordre zédiste qui requiert le renouvellement de la notion de
preuve dans une culture dominée par l’oralité, culture grâce à laquelle jonglent, en
parfaits « métis culturels », des protagonistes retors. On lira dans ce Rapport, en outre, un
faisceau d’indices concordants4[4] qui permettent d’exclure définitivement, s’agissant de
la tuée5[5] du Rwanda de 1990 à 1994, la prétendue réaction spontanée des Hutus6[6],
consécutive à l’attaque du Front Patriotique Rwandais (FPR) et à l’attentat mortel contre
l’avion du Président Juvénal Habyarimana.
Directeur de l’Office Rwandais d’Information (ORINFOR), de 1976 à 1990, j’ai été, ès
qualité, rapporteur des travaux du Conseil du Gouvernement et du Comité Central du
MRND, membre du Comité interministériel de Coordination des questions politiques et
de sécurité, membre de la Commission des Affaires culturelles, puis des Affaires
politiques du Comité Central du MRND, membre de la Commission des Fêtes et
Conférences. Déjà de 1974 à 1976, Directeur de l’Institut Pédagogique National (IPN),
j’avais identifié et commencé à combattre certains modes de décision en marge de la
pratique écrite. Jusqu’en 1996, où j’ai démissionné de mes fonctions d’Ambassadeur du
Rwanda à Paris (France), j’ai pu enrichir ma connaissance de la culture politique du
Rwanda, même si le pouvoir avait changé de mains. Par mon expérience dans le monde
3[3]

Je n’oublie évidemment pas la part du F.P.R. dans cet emballement, mais ce n’est pas l’objet du présent Rapport.
Je parle d’indices parce qu’il revient à la Justice d’énoncer la preuve d’une responsabilité pénale. Mais, à mon
niveau, ces indices suffisent pour emporter ma conviction.
5[5]
Tuée : mise à mort de bêtes. C’est bien cela le génocide : la victime est prise pour une bête. Et le bourreau ?
6[6]
La thèse de la réaction populaire et spontanée des Hutu attaqués par les Tutsi est malsaine parce qu’elle accorde
crédit à deux lectures tout aussi damnables. La première lecture veut qu’il y ait eu guerre civile entre Hutu et Tutsi et
non pas génocide contre ces derniers. Lecture tout compte fait insidieusement colonialiste, voire raciste : les
« sauvages » se seraient massivement entretués suite à leurs querelles tribales séculaires. La deuxième lecture, rwandorwandaise, postule que les Hutu – à l’exception de quelques uns injurieusement appelés ‘modérés’ – se seraient, comme
un seul homme, jetés sur les Tutsi. Les Hutu auraient commis massivement le génocide au moins comme acteurs
passifs mais consentants. Cette « globalisation criminelle des Hutu » paralyse la lutte politique pour les libertés et la
démocratie en entretenant la peur de se voir accusé de « séparatiste », de « négationniste », de « génocidaire ». La
globalisation criminelle des Hutus n’arrange pas seulement les partisans d’un Tutsi Power qui ne dit pas son nom. Elle
autorise le Hutu Power – produit de l’ordre zédiste - à dissimuler, comme naguère, sa culpabilité et ses intentions
génocidaires derrière la « masse des Hutu à libérer de l’esclavag tutsi». Nous avons là tous les ingrédients pour la
reproduction de la violence cyclique. Non seulement la thèse de la réaction populaire et spontanée des Hutu est fausse,
mais aussi elle est grosse d’autres nuisances.
4[4]

6
associatif (Education, Culture, Communication, Développement rural), j’ai mesuré
davantage la pandémie de l’Ordre zédiste sur l’ensemble de la vie nationale. Il ne doit
sans doute plus y avoir beaucoup de Rwandais qui aient passé, comme moi, plus de 22
ans sans interruption dans une position d’observateur de l’action politique au sommet de
l’Etat et qui, aujourd’hui, pourraient, comme je m’en porte garant, en témoigner en toute
indépendance et sérénité.
Focaliser mon propos sur les scènes dont je peux garantir l’authenticité implique deux
inconvénients. D’une part, je me vois obligé de parler de moi : mon Rapport n’étant pas
le fruit de l’érudition, je décris la manière dont j’ai eu connaissance des faits ; je raconte
comment les acteurs se sont révélés à mon regard. D’autre part, j’ai été obligé d’omettre
plusieurs scènes qui auraient pu contribuer à la consistance du tableau de la vie sociopolitique que je décris ; je les ai exclues de mon corpus d’analyse, parce que je ne peux,
personnellement, en garantir l’authenticité. Je laisse à d’autres témoins oculaires le soin
de combler cette lacune. Encore que cela devienne compliqué de trouver des témoins
fiables. Des survivants du génocide, Tutsi comme Hutu, deviennent de plus en plus
réticents à témoigner, même en privé, pour n’avoir pas à subir des tracasseries de toutes
sortes. Et ne parlons pas de l’effet néfaste de la pratique en vogue de la manipulation et
de la subornation des témoins. Quant aux pourfendeurs du pouvoir en place au Rwanda,
que ce soit des prévenus incarcérés ou des hommes libres, confirmeraient-ils la vérité si
celle-ci devait se retourner contre eux-mêmes, contre « les leurs » ou encore contre ce
qu’ils croient être leurs intérêts politiques ? Enfin, je cite beaucoup de témoins qui ne
sont plus. Car c’est cela la réalité dramatique du Rwanda : en peu de temps, la mort a
fauché des gens par centaines de milliers ! Ce témoignage est ma manière à moi de rendre
hommage à tous ceux qui sont morts innocemment.
Ces difficultés ne sont pas cependant rédhibitoires. Le présent Rapport fait nettement
ressortir la capacité de ‘Z’, même après ses fonctions officielles de Préfet, grâce au
Réseau zéro qu’il avait construit depuis 1975, d’entretenir l’Ordre zédiste et de peser
continûment sur les événements politiques jusqu’en juillet 1994.
Nombre d’experts du Rwanda lient le nom de Protais Zigiranyirazo, ancien préfet de
Ruhengeri à ce que l’on appelle l’Akazu (souvent traduit par petite maison) du Président
Habyarimana, son beau-frère. Un autre concept, le Réseau zéro, lancé en août 1992
dans ma lettre ouverte7[7], est depuis lors, associé à Protais Zigiranyirazo. Certains auteurs
pressés ont confondu les deux concepts et par le phénomène du copier/coller, surtout via
internet, ont universalisé cette erreur. Ce Rapport se propose de lever cette confusion en
revisitant ces deux concepts et en montrant l’implication de cette démarche, au moins, au
plan politique. Cependant, par un parti pris méthodologique, on attendra d’en savoir
plus dans ma conclusion. Ma démarche se veut, en effet, empirique : présenter une
mosaïque de faits, une anthologie de scènes dont on verra émerger et se profiler un acteur
politique et le système qu’il a mis en place. Parce qu’il a mené son entreprise
7[7]

Mfizi C., Le Réseau zéro, lettre ouverte…, op. cit.

7
empiriquement, le suivre pas à pas permet de dégager, sans discours partisan, la nature de
son système et de son projet politique. C’est dans la conclusion que nous soulignerons,
sans a priori, les majeures liées à l’akazu et/ou au Réseau zéro, s’agissant de l’évolution
politique du Rwanda jusqu’en 1994.

8

I
UN PUNCHER DANS L’ARENE : Protais ZIGIRANYIRAZO.
1.1.

1.1.
LE REGIONALISME ETOUFFE UN PROJET EDUCATIF
NATIONAL.

En avril 1974, lorsque je fus nommé Directeur de l’Institut Pédagogique National (IPN),
le climat dans les écoles se ressentait encore des séquelles des troubles qu’avaient connus
les établissements scolaires une année auparavant, au crépuscule de la Première
République. Les protagonistes de ces troubles parfois sanglants étaient encore là :
professeurs et étudiants, victimes rescapées et leurs bourreaux se côtoyaient.
1.1.1. Un projet éducatif.
Parallèlement au redressement administratif de l’institution, il fallait combattre le préjugé
lancinant d’incompétente qui pesait sur l’IPN, préjugé dû au recrutement de ses deux
premières promotions8[10]. Pour effacer cette réputation, une stratégie s’imposait en trois
phases. D’abord, conscientiser étudiants et professeurs sur une exigence de qualité.
Ensuite une campagne de communication sur la vie et les performances de l’Institut : le
sport, les activités culturelles et le comportement responsable des étudiants de l’IPN
permirent à celui-ci de soutenir fièrement la comparaison avec sa rivale universitaire.
Mais comment cultiver pareilles exigences dans un environnement éclaté ? Professeurs et
étudiants de l’IPN avaient trouvé spontanément un modus vivendi, fait de non-dits,
d’esquives, d’interdits, de peurs multiformes. Cependant, la majorité silencieuse des
étudiants et des professeurs était à la recherche d’une voie royale. Peut-être allaient-ils la
trouver en prenant au mot le discours politique de la Deuxième République encore
tâtonnante qui appelait à l’unité nationale, à la discipline et au travail de chacun. Peu à
peu, la confiance revint avec la foi dans les objectifs partagés. Une devise traduisait cet
élan : Ubwenge (le savoir), Uburere (éducation), Umuco (culture). Ces trois axes de
progrès qui éclataient comme un phare devant guider le comportement de chaque
membre de notre communauté.
Le moment était venu d’entamer la troisième phase de ma stratégie. Après une visite des
instituts pédagogiques et des écoles normales supérieures d’Afrique (Burundi, Côte
d’Ivoire, Mali, Zaïre), le projet IPN se définit comme le maillon incontournable dans la
démarche nationale de développement de l’éducation et de l’enseignement supérieur. La
France prit notre parti de faire de l’IPN une véritable Ecole Normale Supérieure, passage
obligé de la formation des enseignants au Rwanda.
Dans cet esprit, d’accord avec les plus actifs de mes collaborateurs, j’ai proposé à
Thaddée Bagaragaza, Ministre de l’Education Nationale, le projet de transférer l’IPN
ailleurs qu’à Butare afin de l’extraire de l’aisselle de l’UNR et d’ainsi lui permettre de
8[10]

On avait recruté ses deux premières promotions parmi les enseignants du primaire - que l’on appelait soit
moniteurs, soit D4 i.e. diplômés de 4 ans d’études secondaires – auxquels une formation accélérée avait conféré un
niveau équivalant à celui de six ans d’enseignement général ou technique.

9
s’épanouir dans un espace physique, social et intellectuel propre. Le choix de
Nyakinama, à une dizaine de kilomètres de Ruhengeri, dans le Nord du Rwanda, résulte
d’une étude comparative avec d’autres sites, étude que j’ai personnellement menée dans
Gitarama, Kigali, Gisenyi, Kibungo et Ruhengeri. Avaient été pris en considération le
nombre d’écoles secondaires accessibles à nos stagiaires, le réseau routier et électrique
construit ou programmé, la distribution d’eau, la production alimentaire, la proximité des
loisirs, etc. Les considérations politiques n’ont interféré d’aucune façon dans ce choix. Le
Ministre Bagaragaza ne m’a rien imposé du tout. Il m’a cependant déconseillé de
proposer un site proche de Kigali, car, selon lui, les autorités de l’époque, effarouchées
par les récents troubles dans les écoles du Rwanda, n’aurait pas accepté le risque d’une
fourmilière d’étudiants aux portes de la Capitale.
1.1.2. Duel régionaliste.
Par contre les oppositions à ce transfert furent solides. La plus vive était celle du Ministre
du Plan, originaire de Butare, au Sud du pays. A côté des raisons techniques et
diplomatiques qu’il avança, il ne me cacha pas qu’il me soupçonnait d’avoir obéi à une
injonction de la Présidence de la République visant à affaiblir la région du Sud où étaient
concentrées de nombreuses institutions de recherche et d’enseignement secondaires et
supérieures. Bien qu’il n’y eût aucune espèce d’injonction du pouvoir, les politiciens du
Centre, du Sud et de l’Est – la région dénommée Nduga – prirent le relais et
s’appliquèrent à contrecarrer l’érection de l’IPN dans le Nord. Ils prétextaient que la
proximité de l’IPN et de l’UNR à Butare permettait une gestion rationnelle des
ressources. C’était faux : les deux institutions ne partageaient rien du tout, sauf quelques
rares professeurs de l’Université qui, à titre privé, dispensaient quelques cours à l’IPN.
L’inverse étant impensable. Ce courant de résistance, soutenu, entre autres, par le
nouveau Ministre de l’Education Nationale, Pierre Claver Mutemberezi (originaire de
Kigali) allait s’amplifiant.
Mais paradoxalement, si l’initiative de transférer l’IPN à Nyakinama n’avait pas réjoui
les politiciens du Sud, pour autant ceux du Nord ne l’avaient pas accueillie à bras ouverts.
De toutes parts, on soupçonnait le Ministre Bagaragaza, non seulement de saboter le Sud,
mais surtout d’avoir recherché, par ce transfert, son intérêt personnel, le terrain retenu se
situant dans son terroir. Ce qui était totalement fortuit. Le comble : ainsi que me l’apprit
Sylvestre Kamali, Directeur général aux Affaires Etrangères et ancien député de Gisenyi,
les politiciens de cette préfecture me reprochaient de n’avoir pas retenu un terrain dans
Gisenyi, ma préfecture d’origine. Ils oubliaient que, dans les années soixante, le Collège
Inyemeramihigo avait dû se réfugier à Muhororo (Kibilira), quittant précipitamment
Gisenyi, suite au conflit armé qui opposa (déjà !) le Congo et le Rwanda. J’avais évité ce
coin d’une part pour des raisons de sécurité et de l’autre pour ne pas prêter le flanc à des
considérations régionalistes. Or voici que le projet s’engluait en plein dedans. Car du fait
que le Nduga s’opposait au transfert de l’IPN à Nyakinama, le régime du Président
Habyarimana, homme du Nord, y perçut un défi politique à relever. Les deux parties
trouvèrent donc un compromis : l’Université Nationale du Rwanda, gardant son siège
social à Butare, absorberait l’IPN. Voilà donc comment pour des querelles régionalistes,
le régime du Président Habyarimana infligea une double perte au pays : premièrement, en
dédoublant l’UNR, on était loin de faire des économies ; deuxièmement, en supprimant

10
l’IPN, on tuait dans l’œuf le rêve d’une institution solide de formation des enseignants du
secondaire dont le besoin ne cessera plus de se faire gravement sentir désormais. Quoi
qu’il en soit, la présence d’un campus d’enseignement supérieur à Nyakinama va offrir à
Protais Zigiranyirazo une rampe de lancement sur la scène nationale.
1.2. L’OMBRE DE P. ZIGIRANYIRAZO SUR LE CAMPUS DE NYAKINAMA
Hostilité visible des politiciens du Sud, réserve de ceux du Nord. Et comment les
autorités locales avaient-elles accueilli le projet originel ? En 1975, le préfet de
Ruhengeri, Protais Zigiranyirazo avait reçu l’idée avec réserve, regrettant lui aussi que je
n’aie pas choisi de transférer l’IPN à Gisenyi. Ayant entendu les raisons techniques de ce
choix, le Préfet Zigiranyirazo me promit son aide. Il demeura cependant réticent à l’idée
de nous accorder des terrains pour la construction des maisons des professeurs en pleine
ville de Ruhengeri, derrière le complexe hospitalier. Il préférait voir ceux-ci résider sur le
campus de leur Institut. Cette position était dans l’air du temps. Comme les autorités de
Kigali, il devait craindre l’influence des intellectuels dans sa ville. De surcroît, leur
présence en ville n’allait-elle pas renforcer l’opposition que les autochtones lui
manifestaient déjà sourdement ? Il pouvait le craindre. Monsieur P. Zigiranyirazo tint en
tout cas parole. Sans doute a-t-il dû intervenir auprès du Président de la République pour
que celui-ci imposât au Ministre du Plan d’inscrire, dans le Plan de Développement 1977,
une ligne de crédits pour la construction des habitations des professeurs de l’IPN. à
Ruhengeri. C’était lors du premier Conseil du Gouvernement auquel j’assistais, puisque,
entre temps, j’avais quitté l’IPN pour l’ORINFOR. Ni le Ministre de l’Education
Nationale ni, encore moins celui du Plan, n’avaient soutenu ce dossier au Gouvernement.
Mieux : mes notes proposaient de construire les habitations des professeurs dans la ville
même de Ruhengeri. Or le Président de la République ordonna la construction des
résidences des professeurs sur le site de Nyakinama. Manifestement, M. Zigiranyirazo
avait soutenu à la fois le transfert de l’IPN ainsi que le construction des résidences des
professeurs à Nyakinama.
C’est quelques années plus tard que fut construit, dans la ville même de Ruhengeri, un
chapelet de logements pour professeurs. L’incommodité du voisinage de ceux-ci, sur le
campus, avec les étudiants avait fini par être reconnue. Mais sans doute aussi le Préfet
avait-il enfin perçu tous les avantages qu’il pouvait tirer de la proximité de ces cerveaux.
N’avait-il pas fait l’expérience de ce genre de relations avec le Comité l’installation du
campus de Nyakinama ? Ce Comité avait à sa tête un duo de jeunes universitaires très
motivés, tous deux hutu du Nord, l’un de Ruhengeri, Ferdinand Nahimana ; l’autre Léon
Mugesera de Gisenyi. Ils devaient, c’est évident, collaborer avec l’autorité locale pour
réussir leur mission. Mais une chose est de recourir à l’administration locale pour les
concours nécessaires, une autre est de substituer l’autorité du préfet à celle des instances
académiques. Le Comité d’installation du Campus de Nyakinama, selon un témoin
oculaire, ne semble pas avoir échappé à ce travers. Le tandem travailla quelque temps
main dans la main à l’ombre de M. Zigiranyirazo. Mais l’ambition personnelle et l’appât
du gain eurent vite raison de cette funeste unanimité. F. Nahimana, qui ne s’embarrassait
pas de la fierté propre aux Rwandais, non content de massivement recruter ses proches
dans les services du campus naissant, alla jusqu’à affecter son propre père parmi le petit
personnel de cuisine ! La compétition était lancée entre les deux hommes. M.

11
Zigiranyirazo tenait là deux poulains dévoués et efficaces. On verra l’un, Nahimana, pour
qui le sport n’était pourtant pas une passion, s’agiter en supporter inconditionnel de
Mukungwa Sports, l’équipe de football contrôlée par le préfet. On verra l’autre - et fi les
moqueries non dissimulées pour son excès de zèle !- investi à l’arraché de fonctions
d’animateur public lors des manifestations officielles organisées par le préfet, avant de
jouer un rôle éminent dans la construction aux forceps du cursus scolaire de P.
Zigiranyirazo. En tous les cas, les deux jeunes loups seront les obligés de « Z. » Il ne les
lâchera plus désormais. Pour lui devoir leur fulgurante ascension, ils resteront ses
hommes liges, prompts à promouvoir la « politique zédienne », sinon à la mettre en
œuvre. A tel point que, connaissant par ailleurs le pouvoir de pression que « Z. » était
capable de déployer, il n’est pas exagéré de se demander, pour les deux professeurs
comme pour tous ceux qui tomberont dans ses filets, où commence et où s’achève la
responsabilité de ces féaux littéralement « sous influence ». Plusieurs autres cadres de
Nyakinama seront happés par la nasse tendue par P. Zigiranyirazo, pour être commis à
des taches ordinaires à son service : élaboration de notes techniques, prise de minutes de
réunions politiques, animation des manifestations publiques, etc. Tout ce beau monde –
dont émergeront, en outre, un certain Anastase Gasana, bientôt Conseiller au MRND ou
encore Daniel Mbangura, plusieurs fois Ministre du Président Habyarimana et même
membre du gouvernement Kambanda - se bousculera aux portillons du préfet,
échangeant, entre eux, profusion de crocs-en-jambe éliminatoires. A l’éclatement de la
guerre en octobre 1990, les carottes étaient cuites : le campus de Nyakinama était, depuis
belle lurette, «zédifié ». Pour se maintenir dans la barque, il fallait ramer contre le bon
sens et plier la science aux injonctions préfectorales. En outre, à Nyakinama, le ver de
l’ethnisme et du régionalisme était dans le fruit. La conviction selon laquelle le campus
de Nyakinama était l’Université des Hutu et des Bakiga avait fait du chemin. On y
supportait mal la présence des Tutsi et des Banyanduga, professeurs et étudiants. Des
agressions contre ceux-ci se multipliaient, sans intervention convaincante des pouvoirs
publics. Certains professeurs se réfugièrent spontanément au campus universitaire de
Butare. Bientôt les étudiants les y suivront. Et le campus fermera les portes
définitivement. Plus que la guerre, c’est le régionalisme et la ‘zédification’ du Campus de
Nyakinama qui eurent raison du projet éducatif national. L fermeture du campus
universitaire de Nyakinama mettra fin à l’existence d’un pole économique et d’une
référence intellectuelle et morale stimulante. Car, malgré sa ‘zédification’, Nyakinama
abritait tout de même, peu avant 1990 déjà, quelques ermites voués à l’enseignement, à la
recherche et à l’humanisme : des historiens (feu E. Ntezimana, G. Mbonimana, J.-G.
Rumiya), des linguistes (feu T. Kabeja, L. Munyakazi, L. Nkusi), pédagogues et
philosophes (P. Muswahili Maniragaba Balibutsa9[11]), des géographes, etc. Il y avait là un
noyau d’intellectuels modèles qui commençaient à faire école dans la région et dans le
pays.
1.3. AGRESSION MORALE CONTRE L’EDUCATION.
La disparition de Nyakinama créa néanmoins un vide psychosocial déstabilisateur. Des
forces maléfiques se mirent à inoculer publiquement dans les esprits des déviances jusque
là répandues en sourdine. Au point que, en 1992, les autorités locales conduiront l’enfant
9[11]

Maniragaba Balibutsa s’est signalé, entre autres, par un livre très stimulant, Les sacrifices humains antiques et le
mythe christologique qui lui valut l’anathème des milieux catholiques.

12
rwandais sur le chemin du crime. Sans doute le Front Patriotique Rwandais (FPR) les
avait-il précédé dans cette voie en recrutant des enfants-soldats. Mais le maquisard n’a-til pas la bonne excuse qu’il est précisément hors la loi et qu’il n’exerce aucune
responsabilité ni sociale ni politique ni morale sur aucun territoire légitime ? Or, c’était
bien la première fois que l’administration rwandaise déversait sur la rue des milliers
d’écoliers de Ruhengeri et partiellement de Gisenyi, sommés de manifester contre Agathe
Uwilingiyimana, alors Ministre de l’Enseignement Primaire et Secondaire. On l’accusait
d’avoir malmené les enseignants militants du MRND, en les mutant ou en les mettant
prématurément à la retraite. Que cela fût vrai ou faux n’est pas ici la question. Mais avoir
poussé des enfants à occuper la rue, à ériger et à tenir des barricades, à proférer des
injures inouïes envers une mère de famille, à braver l’autorité nationale pendant que le
préfet Charles Nzabagerageza, successeur de Zigiranyirazo, tenait un discours
soustrayant le Nord à l’autorité d’un Ministre de la République parce que originaire du
Sud, un discours sécessionniste quasiment, n’était-ce pas là déjà dévaluer deux catégories
sociales les plus structurantes de la société rwandaise : umubyeyi (mère) et l’enfant-roi
(umwana ni umutware). Ce faisant, on pourrissait le climat social. On affranchissait les
jeunes de toute référence légale et morale, les apprêtant à commettre des crimes contre
des victimes qu’on leur désignerait un jour.

13

II
PREDATION ECONOMIQUE AU MEPRIS DE LA LIGNE
POLITIQUE.
Partis politiques, organisations relevant du mouvement associatif, tous cherchent de quoi
soutenir leurs actions. C’est encore plus vrai des officines occultes, de nature clientéliste
qui dépendent d’un ou de quelques individus. Ces animateurs charismatiques doivent
s’assurer des moyens directs ou indirects d’entretenir leur clientèle et de financer l’action
de celle-ci. Que le Réseau zéro n’échappe pas à cette règle, quoi d’étonnant ! Ce qui
choquait les gens, par contre, c’était que ses adeptes agissaient au mépris des politiques et
des directives nationales connues de tous. Ce qui irritait les gens, c’était qu’ils faisaient
porter le chapeau de leurs infractions à ceux qui s’avisaient de ne pas les suivre dans leurs
sentiers tortueux et damnables. Ce qui scandalisait, c’était qu’ils restaient impunis, même
s’ils étaient pris en flagrant délit. Pis que tout cela : l’ordre zédiste faisait plier le pouvoir
au sommet à sa propre règle qui devenait la référence en lieu et place de la loi.
2.1. CHASSER LES BAGOGWE POUR RECUPERER LEURS TERRES.
En 1978, le gouvernement organise le recensement général de la population. Opération
compliquée et dont la population avait du mal à comprendre les mobiles. Car compter ses
enfants ou ceux d’autrui relève toujours d’un interdit encore vivace au Rwanda. Parmi les
rumeurs qui entouraient ce projet, la plus forte prétendait que le Colonel Alexis
Kanyarengwe, Ministre de l’Intérieur, voulait connaître le nombre exact des Tutsi en vue
de les éliminer10[12]. On poussait les Tutsi à fuir au Zaïre avant l’extermination. J’ai vérifié
si cette rumeur avait quelque fondement politique et si elle courrait dans tout le pays.
Curieusement, ces bruits s’étaient répandus uniquement dans les préfectures de Gisenyi et
surtout de Ruhengeri. Je pris deux initiatives, sans en référer à personne pour ne pas
griller mon informateur. D’une part, je revins rassurer mon ami et lui demander
d’expliquer alentours que l’opération n’était ni dirigée contre les Tutsi ni ourdie par
Kanyarengwe. De l’autre, en lien avec l’Office National de Population (ONAPO), je fis
intensifier par l’Office Rwandais d’Information (ORINFOR) la campagne de
communication sur le recensement.
Cette opération terminée, l’Imvaho publia un article sur l’exode des Bagogwe (Tutsi) de
la commune Kinigi, aux pieds des volcans, exode dans lequel étaient impliquées des
autorités de Ruhengeri, notamment le Bourgmestre de Kinigi. Celui-ci protesta
véhémentement contre cet article, selon lui, totalement mensonger. La copie de sa lettre,
couverte officiellement par le Préfet P. Zigiranyirazo, fut largement diffusée. Avant
d’honorer son droit de réponse, je pris l’initiative d’envoyer secrètement deux
journalistes au Zaïre et dans la région des Volcans, mener une enquête de terrain fouillée.
Mes collaborateurs, Gaspard Gahigi, de la Presse Ecrite et Callixte Kalisa, journaliste
photographe, originaire de la commune Kinigi, me remirent un dossier explosif (avec
10[12]

Je tiens cette information d’un ami tutsi, originaire du Bushiru, généralement très bien informé auquel le Président
Habyarimana en personne avait ordonné d’importer frauduleusement du Zaïre (RDC) du bois précieux pour la
construction et la décoration de sa résidence privée de Kanombe.

14
identité complète des Bagogwe concernés et des acquéreurs, les dimensions et le prix des
parcelles) confirmant l’implication des autorités locales dans l’exode forcé des Tutsi
Bagogwe. Ces autorités avaient « amicalement informé» les Bagogwe que, le
recensement terminé, Kanyarengwe les ferait périr ; ils avaient intérêt à partir au Zaïre
par le chemin des volcans. Mais on les avait invités à vendre, avant leur départ,
discrètement, leur terre « à un prix d’ami ». On avait ainsi bradé les biens de plus d’une
centaine de familles tutsi Bagogwe avant leur exil forcé au Zaïre. Un groupe d’individus
parmi lesquels le Bourgmestre de Kinigi avaient concocté cette affaire. J’ai remis ce
dossier en mains propres au Colonel Sagatwa à l’attention du Président de la République,
en y joignant copie de l’article répondant au Bourgmestre. Le Major Elie Sagatwa n’a pas
remis le dossier des Bagogwe au Président de la République. Il a été pris en flagrant délit,
en ma présence, par le Chef de l’Etat lui-même. Plusieurs années après ces faits, lors
d’une audience auprès du Président, j’avais évoqué ce dossier. Je me plaignais de ce que
Joseph Habiyambere, Directeur Général du Service Central de Renseignement avait
refusé de délivrer un passeport à un journaliste photographe de l’ORINFOR, Callixte
Kalisa, pour lequel j’avais négocié et obtenu une bourse d’étude aux Etats-Unis. J’en
trouvais la raison dans le fait que Kalisa, hutu de mère tutsi et originaire de la commune
Kinigi, avait participé à l’enquête publiée par le journal Imvaho et que d’aucuns se
doutaient qu’il en avait été la première source. Le Président me dit qu’il ne connaissait
pas ce dossier. Je manifestai mon étonnement puisque je l’avais remis moi-même à son
Secrétaire Particulier. Sur-le-champ, il appela ce dernier (devenu Colonel entre temps).
Sagatwa fut totalement hébété devant le Président. Celui-ci, furieux, le congédia
rudement. Le Président, en ma présence, appela Joseph Habiyambere et lui ordonna de
délivrer immédiatement son passeport à Kalisa. Mais, rusé, Habiyambere se hâta si
lentement à exécuter cet ordre que, malgré mes rappels, le passeport arriva quelques jours
après la date limite que l’Ambassade des Etats-Unis avait fixée. Kalisa ne partira pas aux
Etats-Unis. Il sera assassiné à Remera de Kigali au début de la guerre. On répandit le
bruit que sa femme l’avait fait éliminer par son amant. Aucune enquête sérieuse ne vint
confirmer ces soupçons, car ni sa femme, ni cet amant ne furent inquiétés.
Sept enseignements à tirer de cet épisode.
1. Le bourgmestre de Kinigi, dans cette affaire, a trouvé appui total du Préfet
Zigiranyirazo. Pourquoi ne pas aller jusqu’à penser qu’il avait agi sur ordre de celui-ci ?
Il était en effet impossible qu’un bourgmestre entreprît, à deux pas de la préfecture, une
action politico-criminelle d’une telle envergure sans en avoir au minimum parlé au
Préfet. Au demeurant, pourquoi le Major Sagatwa aurait-il pris le risque de cacher ce
dossier au Président si ce n’était pour couvrir à bon escient Protais Zigiranyirazo ? Les
deux frères n’étaient-ils pas de mèche ?
2. Protais Zigiranyirazo n’avait qu’un doigt à lever pour que le Service de renseignement
obtempérât à ses injonctions. Joseph Habiyambere, Directeur du Service Central de
Renseignement, service placé sous l’autorité directe du Président, ne pouvait pas ne pas
exécuter avec empressement l’ordre de celui-ci s’il n’était pas assuré d’une protection
capable de contrebalancer ou d’infléchir, à coup sûr, l’autorité du Président.
3. Mais il y a une question plus grave. Pourquoi le Président, suite à mon information,
n’a-t-il pas exigé que Sagatwa lui présentât le dossier des terres des Bagogwe ? Pourquoi
ne me l’a-t-il pas demandé à moi-même ? Et si en vérité il le connaissait ! Si le silence de
Sagatwa était la couverture à son Chef ! Pourquoi le Président n’a-t-il pris aucune

15
sanction connue contre aucun des protagonistes de cette affaire ? Y a-t-il eu, de la part du
Président, un double jeu ? Ou bien tout simplement, P. Zigiranyirazo et son réseau
étaient-ils devenus déjà si puissants et dangereux que le Président préférait louvoyer ?
4. Sur les terres dégagées par les Bagogwe, s’installa une vaste exploitation de pommes
de terre. Et qui étaient les investisseurs dans cette entreprise agricole ? Protais
Zigiranyirazo, Elie Sagatwa, Séraphin Rwabukumba, entre autres. Bien entendu, les
noms de ces personnalités n’ont peut-être été consignés nulle part comme propriétaires du
projet : le recours aux faire-valoir s’était banalisé. Je tiens l’information du Directeur
Général d’Air Rwanda, Isidore Rukira. Lorsqu’il eut à faire face à des pressions énormes
de la part de ce puissant trio dont Séraphin Rwabukumba était le plus assidu. On lui
intimait l’ordre de baisser les tarifs du fret d’Air Rwanda sur l’axe Kigali-Bangui, pour
leur permettre d’exporter en Centrafrique la pomme de terre produite sur les terres des
Bagogwe. Le pauvre homme se trouvait entre le marteau et l’enclume. Air Rwanda était
menacé de dépôt de bilan. Le gouvernement lui avait enjoint de redresser la Société mixte
par des mesures draconiennes. Et voici que les beaux-frères du Chef du même
Gouvernement lui ordonnaient de prendre des mesures contraires. Je lui avais conseillé
de s’en ouvrir directement au Chef de l’Etat. J’ignore s’il l’a fait. En tout cas, il résista.
Mal lui en prit : peu après, il perdit son poste « pour gestion laxiste».
5. Pour la première fois – c’est du moins la première fois que je m’en rendais compte -,
sont à l’œuvre, comme un bloc, les trois beaux-frères du Président. Etaient-ils innocents
dans l’exode des Bagogwe quand il s’agissait de dégager les terres sur lesquelles le trio
cultiverait la pomme de terre ? On voit, en outre, Protais Zigiranyirazo agir en sous-main,
infiltrer les services du Président (le Renseignement, le cabinet personnel) et perturber un
service d’économie mixte (Air Rwanda) pour promouvoir ses propres intérêts au mépris
de la politique du Gouvernement.
6. On sait que le Colonel Alexis Kanyarengwe, puissant Ministre de l’Intérieur, déjà
réputé rival du Président Habyarimana, disposait d’un réseau efficace de renseignement,
de part ses fonctions et du fait qu’il avait dirigé la Sûreté nationale sous la Première
République. Qui donc avait intérêt et les capacités de mettre impunément sur le dos de
Kanyarengwe l’exode des Bagogwe ? Mon hypothèse : le trio fraternel, noyau du Réseau
zéro.
7. Si les terres des Bagogwe sont convoitées à ce point longtemps avant la guerre et le
génocide, quoi d’étonnant que cette population comptât parmi les premières victimes des
sévisses des porteurs de mort entre 1990 et 1992 !
2.2. DETRUIRE LA FORET DE BAMBOUS, HABITACLE DES GORILLES.
Lors d’une de ses tournées dans les préfectures, le Président avait développé le thème de
la préservation de l’environnement, insistant sur la sauvegarde des forêts naturelles
(Nyungwe, Gishwati) et des parcs nationaux (Kagera et Volcans). C’est ce moment que
choisit Protais Zigiranyirazo pour lancer ou tout au moins soutenir une activité
d’exploitation privée de la forêt des bambous dans les volcans, habitacle des gorilles de
montagnes bien connus. Parvint à la rédaction de l’hebdomadaire Imvaho de
l’ORINFOR, un article dénonçant cette transgression de la politique nationale
fraîchement énoncée. Le journaliste ignorait sans doute que Protais Zigiranyirazo était
derrière cette affaire. Augustin Nduwayezu, Chef du Service Central de Renseignement
(S.C.R.) vint me voir dans mon bureau une heure à peine avant que je ne donne le « Bon

16
à Tirer » au numéro en édition. Sans mettre les gants, il me somma de retirer purement et
simplement l’article sur la forêt des bambous. Il m’a clairement dit qu’il agissait à la
demande de P. Zigiranyirazo. J’ai catégoriquement refusé d’obtempérer malgré les
menaces proférées contre moi et contre le journaliste, car nous verserions dans la
subversion en publiant cet article. Selon lui, en effet, c’était exposer à la hargne publique
le beau-frère du Président et donc le Chef de l’Etat lui-même. J’ai immédiatement
dépêché une note au Président de la République. Je me plaignais de subir ce genre de
pressions qu’on aurait dû exercer plutôt contre P. Zigiranyirazo, coupable de contrevenir
aux orientations nationales. J’informai le Président que je laissais le processus de
publication se poursuivre jusqu’à son avis contraire. Jamais cependant le Chef de l’Etat
ne m’a fait de commentaires sur cet incident. A-t-il reçu ma note sur laquelle il aurait été
gêné de revenir ? Celle-ci a-t-elle été interceptée par le Colonel Elie Sagatwa, soucieux
une fois de plus de protéger son frère Zigiranyirazo et A. Nduwayezu, son propre beaufrère11[13] ? Disons enfin - à titre strictement indicatif et sans avis sur le fond de l’affaire -,
que cette entreprise de destruction par Protais Zigiranyirazo de l’habitacle des gorilles de
montagne ne maque pas de faire penser aux allégations qui l’impliquaient dans le
commerce des trophées de ces gorilles et dans l’assassinat subséquent de Diane Fossey.

11[13]

La sœur d’Augustin Nduwayezu est l’épouse du Colonel Sagatwa.

17
2.3. SACRIFIER LES VACHES CANADIENNES DU KINIGI
Un des axes de développement économique du monde rural prôné par le régime du
Président Habyarimana consistait à combiner l’agriculture et l’élevage bovin en
stabulation. Concilier l’agriculture et l’élevage bovin mettait ainsi fin au cloisonnement
idéologique catéchisé par la mythologie monarchique, stratifié par l’anthropologie
coloniale et relayé par les révolutionnaires hutu de la Première République. Les trois
acteurs politiques que voilà, sans en fournir la moindre preuve scientifique irréfutable,
ont prétendu que le Tutsi s’était naturellement spécialisé dans l’élevage de la vache qu’il
avait importée au Rwanda, tandis qu’au Hutu étaient dévolues la houe et la chèvre. La
réponse de la population à ce nouveau concept de paysan-éleveur commençait à être
perceptible : on voyait naître ça et là de modestes étables et des microprojets pour les
promouvoir et les soutenir.
Face à l’incapacité du programme de sélection bovine de l’Institut des Sciences
agronomiques du Rwanda (ISAR-Songa) de répondre à la demande de bêtes de race, le
Ministre de l’Agriculture et de l’Elevage, Frédéric Nzamurambaho, initiateur de cette
nouvelle dynamique, entreprit d’importer des vaches de race pour la reproduction et la
diffusion. Il avait choisi les frisonnes du Canada. Il avait eu du mal à faire passer le
projet : on trouvait que la vache canadienne venant des régions quasi polaires ne
survivrait pas au climat du Rwanda. En réalité, le Réseau zéro s’opposait à ce projet en
vue de protéger la filière d’importation de la brune suisse dont on peuplait les pâturages
de Gishwati dans le cadre du projet G.B.K. Obstiné, Nzamurambaho fit importer du
Canada un important troupeau de vaches qu’il installa dans la ferme de l’ISAR en
commune Kinigi, au pied des volcans. Les bêtes n’eurent pas de mal à s’adapter à cette
région où la température descend parfois jusqu’à 5° C. Ne voilà-t-il pas qu’elles attirèrent
aussitôt la convoitise de certaines personnalités qui se crurent le droit d’en prélever
quelques unes pour leur élevage personnel, notamment dans Gishwati précisément ! Le
Ministre Nzamurambaho s’y opposa fermement. Il s’en expliqua au Conseil du
Gouvernement : le troupeau devait d’abord passer la phase d’adaptation et se reproduire ;
à la deuxième génération, la diffusion commencerait par les paysans qui n’avaient pas les
moyens de s’acheter ce genre de bêtes.
On pouvait croire la cause entendue, tant elle paraissait logique. Cependant, le Président
ne soutint pas son Ministre ; il resta évasif sur ce point. Fort de cette tiédeur, le Réseau
zéro déclencha un véritable complot contre les vaches canadiennes du Kinigi – sinon
contre le Ministre Nzamurambaho lui-même. Les crédits furent bloqués. Plus de
complément alimentaires, plus de soins vétérinaires. Les bêtes furent assaillies par des
maladies diverses et commencèrent à mourir massivement. J’ai vu le Ministre
Nzamurambaho presque en larmes, supplier le Gouvernement de débloquer de l’argent
pour sauver ces vaches. On lui avait opposé la rigueur des affectations budgétaires. Le
Président, d’habitude sensible aux questions d’élevage, s’était gardé de trancher le débat.
Et un jour, profitant d’une visite du Président de la République à la Préfecture de
Ruhengeri, le Préfet Zigiranyirazo, invita celui-ci à aller au Kinigi voir à quel point les
vaches canadiennes étaient négligées. Le Président ne se fit pas davantage prier ; il y
consentit de trop bonne grâce bien que ce fût hors programme. Sur place, la catastrophe
était évidente. On avait rarement vu le Président Habyarimana en aussi grande colère. Et

18
l’on fit tout pour attiser celle-ci. Le personnel ouvrier rabattait devant le Président les
bêtes les plus mal en point, des carcasses qui n’avaient plus que la peau sur les os. A leur
vue, le Président fulminait. Interpellé rudement, Nzamurambaho lui rappela combien il
avait vainement demandé au Ministre des Finances de lui accorder des crédits nécessaires
à l’alimentation et aux soins de ces bêtes. Le Ministre des Finances nia catégoriquement
les faits pourtant connus de tous, affirmant que s’il avait été averti d’une situation aussi
effroyable, il aurait trouvé une solution. Le Président ordonna aux deux Ministres de
rencontrer d’urgence le Ministre à la Présidence pour dégager ces crédits.
Triomphant, le lobby du Réseau zéro remit en scelle l’argument pseudo technique selon
lequel, de toutes façons, les vaches du Canada mouraient de n’être pas adaptées au climat
du Rwanda.12[14]
2.4. DETRUIRE LA CHARGE SYMBOLIQUE DES PAYSANNATS
Le Réseau zéro venait de faire payer au Ministre F. Nzamurambaho sa résistance à
l’accaparement illicite du patrimoine public : thés villageois ; achat à vil prix, surtout
dans le pourtour de Kigali, des terres des paysans ‘kavukire’ (autochtones) ; acquisition
illégale des parcelles des paysannats (surtout dans les communes Kanombe et Bicumbi),
pillage des pépinières publiques lors des campagnes de reforestation du pays, etc. Il n’est
pas superflu de nous arrêter un instant précisément sur ces paysannats et ces pépinières de
reboisement pour souligner combien le Réseau zéro laminait la moralité publique et les
symboles politiques les plus porteurs.
Les paysannats sont des terres d’une charge symbolique énorme. Ces espaces ont été
conquis sur la forêt naturelle qui s’étendait sur les régions du Bwanacyambwe et du
Buganza (Icyanya), du Bugesera (Kigali rural) et du Mayaga (Gitarama). Cette forêt de
savane, totalement détruite aujourd’hui, était en outre un espace parsemé de puits salins
et de pâturages pour les troupeaux de bovins des grands aristocrates du royaume
rwandais. Au début des années 60, la Première République avait livré ces terres aux
paysans majoritairement hutu, immigrés de Ruhengeri, Gisenyi, Kibuye, Gitarama et
Butare. Trois raisons avaient motivé cette décision.
Première raison. Atténuer une pression démographique réelle dans ces régions, en
offrant à de jeunes familles démunies des terres nouvelles. Bien que, surtout pour les
montagnards, celles-ci fussent comme au Bugesera, inhospitalières elles étaient tout de
même plus fertiles que les terres épuisées des zones surpeuplées.
Deuxième raison. Lorsque, au début des années soixante, le Parti PARMEHUTU exila
des milliers de Tutsi au Bugesera, la Communauté internationale avait accusé le
Gouvernement rwandais et les Belges d’y créer un tutsiland. Ce n’était pas tout à fait
faux : dans l’esprit de certains leaders extrémistes hutu, il s’agissait bien d’une relégation
collective, voire d’un exil, car le Bugesera avait été, sous la monarchie déjà, tenu pour
12[14]

Espérant confondre ses adversaires, F. Nzamurambaho rachètera bon nombre de ces vaches réformées pour
abattage, les fera paître dans sa ferme montée à la hâte à cette fin dans la vallée de la rivière Mwôgo à Gikongoro. Il
s’était juré d’un jour inviter le Président à constater que ces bêtes se portaient bien, qu’elles s’adaptaient parfaitement
au Rwanda, moyennant des soins ordinaires qu’on leur avait refusés au Kinigi. Les tueurs qui le trucidèrent le 7 avril
1994 ont mis fin à son défi.

19
une terre étrangère [‘i shyanga’]13[15]. En rétablissant, par injection massive des hutu, la
mixité ethnique qui prévalait sur les collines du Rwanda, le Gouvernement espérait à la
fois mettre fin à ces accusations et contrer les infiltrations des rebelles tutsi « inyenzi »
qui auraient profité de la maîtrise exclusive du territoire par leurs congénères tutsi,
présumés alliés naturels.
Troisième raison. En poussant l’immigration de familles hutu dans ces anciens
pâturages, le PARMEHUTU gratifiait ses militants ‘Abarwanashyaka’ (« libérateurs » à
l’instar de ceux de Mugabe au Zimbabwe) pour leur participation décisive à la
Révolution contre la domination tutsi et la prédominance de la vache sur la houe.
Aussi, trente ans après, cette population vivait mal le fait de voir « leur terre, trophée de
la révolution», retomber dans les mains d’aristocrates d’un nouveau genre. Orchestrer la
distribution illégale de ces parcelles à certaines autorités membres du Réseau Zéro faisait,
par exemple, du Bourgmestre de Bicumbi, le fameux Laurent Semanza, un grand
seigneur. S’étonnera-t-on dès lors que, dans cette région, afin de garder ces « acquis
(illicites) de la Révolution », ces nouveaux seigneurs, dès l’éclatement de la guerre,
agiteront la peur des paysans en agitant le spectre du retour des Tutsi sur « leurs
terres »14[16] ! C’est pourquoi une clause avait expressément mais naïvement été insérée
dans le dispositif des Accords de Paix d’Arusha, interdisant aux réfugiés tutsi, bientôt de
retour, de réclamer ces terres. Cette disposition ne suffit pas à rassurer les habitants des
paysannats. Pas plus qu’elle n’empêcha le massacre des Tutsi d’y commencer assez tôt,
peu après le début de la guerre, comme une campagne d’entraînement avant le génocide
massif de 1994. Aucune mutation technologique en vue d’améliorer la productivité
n’ayant accompagné les immigrés installés sur les paysannats, ces paysans subissaient,
depuis les années 80, les mêmes difficultés que leurs parents restés sur les terres
ancestrales : surpopulation, conflits de succession, appauvrissement du sol, terres bradées
pour une misère, chute du prix de vente de leur production, particulièrement le café –
c’est le café qui attisait la convoitise -, etc. La frustration des paysans était grande et
vives les tensions sociales. On comprend, dans ce contexte, qu’en réactivant la loi sur les
paysannats en vue de freiner l’acquisition illégale des terres orchestrée par le Réseau
zéro, le Ministre Nzamurambaho courrait un grand péril.
Quant au pillage des pépinières, voilà un incident qui montrera, à nouveau, comment,
sous l’empire de l’Ordre zédiste, on ne s’embarrassait pas de morale quand ses protégés
voulaient accaparer des biens publics. Le Ministre Nzamurambaho s’était avisé, lors
d’une journée de l’arbre, de condamner le vol perpétré par des paysans du Bushiru dans
les pépinières publiques avant la distribution des plants. Peu après, se félicitant de la
13[15]

On se souvient du mot célèbre d’un aristocrate partisan du jeune Mwami Mutara Rudahigwa. Son oncle Kayondo
avait malmené le jeune prince jurant que si celui-ci devenait roi, celui-là s’exilerait [Niwima nzimuka]. A peine ayant
accédé au trône, Mutara Rudahigwa décréta que son oncle Kayondo fût relégué au Bugesera. L’exilé se mit en route.
Mais à quelques mètres de la résidence royale, il se retourna. Et son adversaire, le fidèle courtisan de Rudahigwa, de lui
lancer, cyniquement railleur : « Va-t-en, Kayondo, on t’exile à l’étranger et tu (oses) tourner le regard vers le
Rwanda ! » [Genda, Kayo, baragucira i shyanga ukagarura amaso i Rwanda ! ]
14[16]
Sous la monarchie, les pâturages relevaient du domaine public, excepté ceux émargeant de l’’isambu’, parcelle
prélevée sur la forêt par un ancêtre défricheur et vouée originellement à l’agriculture (Voir : Christophe Mfizi, Le poids
du foncier dans le champ politique du Rwanda précolonial. Mémoire de DEA, Science Politique, Paris I Panthéon
Sorbonne, juin 1998) . Ces terres qui étaient d’anciens pâturages, personne aujourd’hui n’a le droit d’en réclamer la
restitution au titre d’ancienne propriété privée. Ce serait une nouvelle prédation, génératrice d’autres tensions sociales.

20
bonne marche de cette journée et de la réponse enthousiaste de la population, le Président
Habyarimana avait, sur les antennes de Radio Rwanda, répliqué au Ministre qu’après tout
il était bon de voler des plants d’arbres pour le reboisement. Dans ce cas là voler était une
bonne action. L’opinion publique était choquée d’entendre le Président approuver un vol
quel qu’il fût, tout simplement parce qu’il avait été commis par des gens de son terroir.
2.5. LA PREDATION PATRIMONIALE AUX ORIGINES DE LA DEUXIEME
REPUBLIQUE.
Le Réseau zéro agissait comme une organisation mafieuse. La chose était devenue un tel
secret de polichinelle que même les journalistes de l’ORINFOR en débattaient souvent.
Deux d’entre eux, bien avant qu’ils fussent récupérés et instrumentalisés par l’Ordre
zédiste, prirent l’initiative de dénoncer ces pratiques. Kantano Habimana parla de
« réseaux mafieux », tandisque Jean-Marie Muhuri, animateur d’émissions
radiophoniques très populaires parla plusieurs fois de « Rose-croix ». Ils reçurent des
menaces anonymes. Comme par hasard, en même temps que ces menaces aux
journalistes sous mon autorité, le Président Habyarimana, en personne, m’ordonna un
matin, par téléphone et sans laisser, comme d’habitude, place à la moindre demande
d’éclaircissement, d’enjoindre à ces journalistes de cesser immédiatement ces allusions.
Comme s’il savait de qui il était question. Il ne m’a jamais reparlé de cela. Ces
journalistes ne furent pas cependant inquiétés outre mesure. Bien au contraire, on
entreprit de les appâter. Muhuri fut adoubé diplomate à l’Ambassade du Rwanda à Paris,
chargé de couvrir les visites présidentielles à Paris. Quant à Kantano Habimana, il
assurera une présence ambiguë à Arusha au moment où les radicaux hutus, abrités
derrière la CDR, torpillaient les négociations des Accords d’Arusha. Alors même qu’ils
se prétendaient ses meilleurs défenseurs, le succès du projet politique de la Deuxième
République n’était pas dans les préoccupations des adeptes du Réseau zéro. Tout se
passait comme si le Réseau zéro se préoccupait davantage de faire fortune, quitte à ce que
la direction politique du pays fût subordonnée à cet objectif. Au demeurant, l’opinion
publique n’avait-elle pas été abusée sur les véritables motivations des fondateurs – du
vrai fondateur15[17] - de la Deuxième République ? Dépouillé de l’habillage officiel, le
Coup d’Etat du 5 juillet 1973 répondait, en effet, essentiellement à des préoccupations
patrimoniales de la bourgeoisie militaire. Il est normal que la perspective de perdre les
bénéfices matériels de cette opération ait conduit aux dérives de 1980 (affaire Lizinde) et
aux hécatombes des années 90. Dans ce contexte, le terreau dans lequel se meut l’Ordre
zédiste, c’est la prédation patrimoniale, un socle sur quoi s’appuyer pour la conquête, la
conservation et la monopolisation du pouvoir politique.
Sous l’empire de l’Ordre zédiste, on effectuait la prédation de plusieurs manières. La plus
juteuse provenait des marchés publics. Elle se réalisait en nature ou en espèces. Je citerai
deux exemples.
Le premier. La déviation de l’axe routier Gitarama-Gatumba-Vunga-Ruhengeri. Le
jour de la première pioche donnée à Gitarama par le Président de la République pour
15
[17]

Mfizi C., Entretiens à Gasiza, doc. cit. Le Président Habyarimana me l’a affirmé nettement : aucun mais absolument
aucun d’entre les ‘Camarades du V Juillet’ n’est co-auteur réel du Coup d’Etat du 5 Juillet 1973. Ni même de la
déclaration lue sur les antennes de Radio Rwanda. Tout au plus furent-ils cooptés. Quant aux circonstances et aux
véritables motivations, le Général Habyarimana est resté désespérément flou. Des informations qui lui ont échappés au
cours de l’entretien révèlent cependant que les préoccupations patrimoniales furent pour beaucoup dans sa décision.

21
démarrer le chantier, Joseph Nzirorera, Ministre des Travaux Publics m’a avoué qu’il
allait faire passer la route par Gitarama-Ngororero-Kabaya-Gasiza-Mukamira (Gisenyi).
Je me suis inquiété de la réaction des bailleurs de fonds internationaux. Réponse : « Ils
réclament des justifications économiques ? Je leur déroulerai un chapelet d’écoles, de
plantations et d’usines de thé de la région. Ces Blancs s’imaginent que j’aurais servi à
quoi si le Président continue à bouffer de la poussière en rentrant chez lui à Gasiza,
alors que je construis une route non loin de là ?»16[29] Il s’agissait donc essentiellement
d’arranger le Président et les autres dignitaires habitant le Bushiru. On a même parlé de
délit d’initié lorsqu’il fut question d’indemniser « Z » pour sa «pagode», luxueuse villa
résidentielle, de style chinois, érigée hâtivement au bord de la route en construction et
abîmée par les travaux de la société chinoise.
Le deuxième. L’attribution du marché public de la construction du Terminal Isaka
(entrepôts de marchandises rwandaises en Tanzanie) et du Projet de développement de la
région des laves donna lieu à un scandale étouffé. Les entreprises pourtant moins disantes
d’un des bailleurs de fonds, la Belgique, furent éliminées au profit de celles, plus chères,
qui auraient payé des pots de vins. L’Ambassadeur de Belgique à Kigali alla s’en
plaindre auprès du Président de la République. Celui-ci lui demanda de lui remettre en
mains propres un dossier confidentiel avec les responsables de cette malversation.
Confiant, le diplomate s’exécuta. En moins de 48 heures après le rendu du rapport au
Chef de l’Etat, l’Ambassadeur s’entendit signifier son expulsion en douce. Bruxelles
l’avait définitivement rappelé. Sans doute parce qu’il aurait inclus dans la liste des
personnalités incriminées notamment le Ministre J. Nzirorera, le Dr Casimir Bizimungu,
Ministre des Affaires Etrangères et de la Coopération ainsi que « Z ». Les relations entre
la Belgique et le Rwanda en prirent du plomb dans l’aile. Le nouvel Ambassadeur de
Belgique, Johann Suenen, ne fermera pas les yeux, comme ses collègues occidentaux, sur
les violations de plus en plus flagrantes des Droits de l’Homme et des libertés politiques.
Peu avant la guerre la presse belge s’en donna à cœur joie en décrivant la fin de règne du
régime Habyarimana. Au début de la guerre, les libéraux belges, le Député Gol en tête,
relayèrent la campagne de communication du FPR jusqu’à imposer l’embargo sur les
armes belges commandées par le Rwanda. C’est pourquoi les partis de la mouvance
présidentielle s’opposeront au stationnement des paras belges de la MINUAR dans
Kigali, les soupçonnant d’avoir l’intention de livrer la Capitale aux troupes du FPR. Le
massacre des paras belges fut ainsi un épilogue logique d’une tragédie qui s’est nouée le
jour où quelqu’un s’est avisé de contrarier les prédateurs du Réseau zéro.
Une autre forme de prédation consistait à monopoliser les emplois stratégiques. Au
niveau de l’administration centrale et des Etablissements publics, le Réseau zéro exerçait
des pressions fortes en vue de faire embaucher des protégés dans des positions
stratégiques (gestion de services, de stock de biens vendables, ou surtout des finances).
Progressivement, le Réseau zéro a fini par investir ces postes en y plaçant des personnes
dévouées ou en contraignant celles qui y étaient déjà affectées à rejoindre ses rangs. Ces
ingérences ne négligeaient aucun détail. Elles s’exerçaient jusque dans l’attribution aux
agents des prêts sans intérêts ou des avances sur traitement. Bien que dans certains
16[29]

J’ai répondu au Ministre Nzirorera que j’espérais qu’il resterait Ministre jusqu’à la fin des travaux. Manière de le
prévenir qu’il pouvait n’être plus aux commandes pour faire aboutir ces travaux de complaisance. Et en effet, il avait
quitté le Ministère des Travaux Publics à l’arrivée du multipartisme. Et, il se trouve que jusque tout récemment, un
grand tronçon de cette route entre Kabaya et Ngororero n’était toujours pas achevé.

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services, des Comités élus en eussent la charge, il n’était pas rare que le Réseau zéro
intervînt auprès du responsable pour forcer la décision en faveur d’un protégé. Plus grave
encore évidemment étaient les interventions dans le secteur privé, particulièrement dans
les banques, à leur tour vassalisées. Ainsi était-il très ardu d’accéder au crédit bancaire
par des voies techniques internes à la banque, quelle que fût la consistance du dossier.
Sans la bénédiction d’un gourou du Réseau zéro judicieusement positionné à un niveau
incontournable de décision, aucun espoir de voir celui-ci aboutir bien que toutes les
étapes techniques fussent franchies. Pour passer ce verrou, il fallait s’assurer le concours
des ‘zédistes’ notoires tel que, entre autres, P. Zigiranyirazo, E. Sagatwa, S.
Rwabukumba, J. Nzirorera, L. Serubuga (en particulier pour les militaires). La Banque de
Kigali et la Banque Commerciale du Rwanda n’avaient plus guère de pouvoir de
décision. Déjà peu autonomes par rapport aux maisons mères bruxelloises, ces agences
envoyaient à leurs maisons mères des dossiers après agrément de l’officine du Réseau
zéro. Et on ne parle pas de ce qui se passait au niveau de la Caisse d’Epargne du Rwanda,
qui n’a pas survécu à ces pratiques délictueuses. La pratique était passée en forme de
droit qu’il suffisait d’être un protégé même mineur pour se livrer à des chantages
générateurs de drames occultés. Un beau-frère du Colonel Bagosora veut s’approprier, à
vil prix, la parcelle sur laquelle Jean Baptiste Hajabera, opérateur de saisie à l’imprimerie
SECOMAV/ORINFOR, érigeait une bicoque, dans le quartier Nyakabanda, en contrebas
de Chez Mutwe. Le jeune homme s’y refuse malgré les menaces répétées de faire détruire
son chantier par les services du Ministère des Travaux Publics. Et un jour ce fut fait.
Après quoi, l’instigateur de l’opération revint à la charge exiger la cession de la parcelle.
Nouveau refus du propriétaire qui, entre temps contracte un deuxième crédit pour
relancer, en toute légalité, son chantier. Après des pressions infructueuses, rebelote, le
chantier est détruit, avec les sarcasmes cyniques du perturbateur. Bien costaud, J.
Hajabera alla s’acheter un coutelas pour se faire justice. Mais, récemment converti à la
pratique chrétienne, il renonça à tuer autrui, s’administra de l’acide avant de se taillader
partout mortellement. Il a laissé à sa famille un courrier expliquant son geste. Et il a laissé
à son frère à mon attention un poignant message d’adieu que j’ai classé sous le titre de :
« Testament d’un désespéré généreux ». C’était le mercredi 2 avril 1989.
Dans ce froufrou de corruption rampante, comment s’étonner que le Ministère de la
Justice fût, depuis 1990, parmi les départements âprement disputés au point de contribuer
à compromettre la mise en place du Gouvernement de transition à base élargie (au FPR) !
Chaque belligérant - y compris le F.P.R. - voulait contrôler ce Département afin certes
d’étouffer les enquêtes sur ses propres crimes de guerre et violations massives des Droits
de l’Homme, quitte à en faire payer à l’autre partie une note salée. Mais plus
prosaïquement, il s’agissait aussi d’occulter ce genre de prélèvements, de prébendes et de
nombreuses malversations : procès trafiqués, y compris celui contre Lizinde rendu seul
responsable du « vol des vies » des politiciens de la Première République et du Président
Kayibanda ; monopole de la fourniture du ravitaillement des troupes (pain, bières),
pillage des institutions sociales et administratives et détournement de la production des
usines de thé dans la zone « libérée » par le FPR, contrainte des agents du fisc pour
éliminer ou réduire des impayés des zédistes avant le partage du pouvoir ; bradage de la
monnaie nationale avec le concours de bureaux de change sauvages, etc. Ces
malversations financières avaient proliféré depuis que la BNR avait troqué

23
l’indépendance et la rigueur farouches de J. B. Birara, Premier Gouverneur rwandais de
la BNR, contre la docilité d’A. Ruzindana, le dernier des Gouverneurs de la BNR sous la
Deuxième République.
Bien entendu, les combines évoquées ci haut ne laissent pas toujours des traces et bien
malin qui pourra en fournir la preuve matérielle irréfutable. Si j’en parle cependant, c’est
en connaissance de cause : j’ai subi des pressions pour accorder des faveurs indues à des
collaborateurs introduits auprès de l’une ou l’autre de ces personnalités ; j’ai moi-même
eu du mal, malgré mon rang, à contourner le verrouillage mis en place par ce système
parallèle de l’Ordre zédiste dans les établissements bancaires susdits (BK,BCR) ; j’ai eu
en mains, en qualité d’Ambassadeur à Paris, les bribes du dossier des armes commandées
dans un pays d’Europe de l’Est, via une société écran et plusieurs intermédiaires du
Réseau zéro, dont, selon une source fiable, le Dr Akingeneye, médecin particulier du
Président Habyarimana.
Qui pourra exclure que la perspective de perdre les bénéfices de la guerre qu’encaissaient
les ‘tireurs de ficelles’ zédistes ait pesé dans le refus persistant de conclure les Accords de
Paix ? Partager le pouvoir, c’était en partager les dividendes. Qui saura évaluer le pouvoir
financier que l’Ordre zédiste doit à ces pratiques délictueuses ? Plus palpable en tout cas
la force politique qu’il en retirait et qui finira par devenir outrancière. Nous verrons, dans
la section III ci après, comment celle-ci s’était déjà manifestée depuis plusieurs années en
infiltrant le fonctionnement institutionnel de l’Etat (Comité Central, Congrès National,
gouvernement), la gestion administrative quotidienne (préfets, bourgmestres, comité
communaux) ou lors des crises ponctuelles d’ordre politique (élections truquées), etc.
Concluons cette section II en réaffirmant combien nombreuses sont des personnes ou des
familles17[30] qui, par impuissance et désespoir, ont cédé aux harcèlements multiformes
des gourous et des adeptes intouchables du Réseau zéro. Tombèrent dans ses filets de
plus en plus de jeunes cadres très compétents et crédibles. Tous les secteurs étaient
sollicités. Et toutes les régions. Se savoir connus de tel grand personnage du Réseau Zéro
leur donnant des ailes, ces cadres se pressaient de répondre positivement à une
sollicitation pour tel « petit service». C’est ainsi que bon nombre d’entre eux se sont
retrouvés membres, voire fondateurs de structures mortifères comme les Interahamwe De
toutes les façons, pouvaient-ils refuser ou reculer sans exposer dangereusement leur
carrière ou leur vie ? Plus la crise devenait aiguë, plus on était jugé, en cas de réserve ou
de refus d’obtempérer, comme complice (‘ibyitso’) avec le FPR, avec les Inyenzi. La
responsabilité personnelle de ces cadres demeure certes indéniable dans bien des cas.
Mais il faudra toujours se rappeler que, bien avant la guerre, l’Ordre zédiste avait jeté sur
tout le pays, sur toutes les institutions, une chape de plomb très lourde sous laquelle plus
d’un a ployé. Aussi le principal tueur de la démocratie et de la République est-il
assurément le Réseau zéro.

17[30]

Par suite de harcèlements de ce genre ou par des approches plus vicieuses, que de foyers détruits, que de zizanie
semée dans les familles pour des raisons patrimoniales ou politiques ourdies par le Réseau zéro !

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25

III
LE RESEAU ZERO A LA CONQUETE DU POUVOIR POLITIQUE
3.1. P. ZIGIRANYIRAZO, PROCUREUR ET JUGE DANS L’AFFAIRE
LIZINDE.
« Monsieur le Président, je ne dirai rien tant que vous n’aurez pas convoqué ici
Habyarimana et son beau-frère Protais Zigiranyirazo, car c’est à cause de leurs
manœuvres que je me trouve devant ce Tribunal ».
Ainsi le Major Théoneste Lizinde commença-t-il sa comparution devant la Cour de
Sûreté de l’Etat, à Ruhengeri, en 1981. Des deux mains menottées par devant, il avait
agrippé le micro pour faire sa déclaration. Il fallut le bousculer manu militari pour le faire
lâcher prise, interrompre l’identification du prévenu et l’évacuer sans ménagement.
Comme ce prisonnier spécial était aussi redouté que détesté par beaucoup, le public
agglutiné autour du Tribunal de Première Instance de Ruhengeri a pris sa déclaration
pour une fanfaronnade provocatrice à l’égard du Chef de l’Etat. La suite montrera à
l’observateur combien, sur le terrain, Protais Zigiranyirazo et, à partir de Kigali, le
Président Habyarimana avaient, en effet, la haute main sur le déroulement et l’issue du
procès. Sans me prononcer ici sur le fond de l’affaire Lizinde et Kanyarengwe, deux
phénomènes m’ont interpellé au cours de ce procès à huis clos auquel j’avais été appelé à
assister : la manipulation des exécutants instrumentalisés et l’ingérence de P.
Zigiranyirazo dans le déroulement des procès.
3.1.1. La politique dans le procès
D’après les déclarations des prévenus, il parut clair que le Major Lizinde avait mis au
point une stratégie rigide consistant à confier telle mission à un acteur de son groupe sans
que celui-ci en maîtrisât le lien avec telle autre mission confiée à tel autre intervenant tout
aussi laissé dans l’ignorance que le premier. Lizinde semblait tirer seul toutes les ficelles.
De la même manière, il avait d’ailleurs ordonné à tous les co-détenus, à travers un réseau
de communication savamment codé, de plaider non coupables et de lui laisser le soin de
tout expliquer. Presque tous se laissèrent prendre à ce piège. Y compris un Donat
Murego, Conseiller du Président pour les Affaires Administratives et Politiques, à
l’époque réputé connaisseur du droit et débateur redoutable.
Cette stratégie de manipulation et d’instrumentalisation diaboliques de ses compagnons
orchestrée par Lizinde fit école par la suite parmi ses tombeurs, adeptes du Réseau zéro.
On sera encore à l’œuvre lors des massacres préliminaires au génocide et au cours des
manœuvres politiques de gestion de la guerre et des négociations d’Arusha. Des acteurs
de seconde main étaient lancés dans l’arène pendant que quelques initiés, tapis dans
l’ombre, tiraient les ficelles en vue d’atteindre des objectifs inavoués. Il convient d’avoir

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toujours à l’esprit le pouvoir de contrainte que cette stratégie exerçait sur des acteurs, je
le redis, « sous influence ».
Protais Zigiranyirazo et Joseph Habiyambere, successeur de Lizinde à la direction du
Service Central de Renseignement se sont énergiquement appliqués à charger certains
prévenus contre lesquels ne pesait aucune présomption sérieuse autre que des rumeurs.
En particulier des hommes d’affaires du Sud, accusés d’avoir fait creuser des fosses à des
fins criminelles. Remarquons en passant que ce genre d’accusation de fosses creusées à
des fins criminelles - véritable psychose parmi les Rwandais comme les crimes sadiques
parfois imaginaires -, a proliféré aussi pour justifier agressions, interpellations voire
éliminations de nombreux citoyens dans les années 1959-1963, 1972-1973 et, davantage
encore, dans les sombres années 1990-1996. Le tandem Zigiranyirazo/Habiyambere
pourvoyait l’instruction d’éléments à charge, décrétés comme des dogmes que le Juge
n’aurait plus qu’à reprendre dans sa sentence. Et avant le jugement, l’opinion publique
devait, selon ce duo autoritaire, s’imprégner de ces dogmes.
C’est que cette démarche correspondait à une préoccupation d’ordre politique. En effet,
ce procès pouvait provoquer des ressentiments convergents contre le régime du Président
Habyarimana. D’une part, le Sud, non encore remis de la mort suspecte, après le Coup
d’Etat du 5 juillet 1973, du Président Grégoire Kayibanda et de nombreux politiciens
exterminés en prison, pouvait s’émouvoir de ce qu’on revînt frapper cette fois-ci ses
hommes d’affaires. D’autre part, le Nord voyait « ces gens du Bushiru » s’en prendre aux
gens issus des régions naturelles historiques et puissantes à savoir : Alexis Kanyarengwe
du Bukonya (Ruhengeri), le Major Jacques Maniraguha du Buhoma (Ruhengeri), le
Major Lizinde et le Commandant Biseruka du Bugoyi (Gisenyi). Les ressortissants de ces
dernières régions (auxquelles il sied d’ajouter le Mulera) ont toujours tenu ceux de la
région naturelle du Bushiru (dont sont originaires le Président Habyarimana et autres
Zigiranyirazo) pour des rustres, juste bons à vendre dans ces régions voisines, leur force
de travail agricole contre quelques grains de maïs. Il fallait donc prévenir ces
ressentiments en diffusant largement les allégations de l’accusation contre ces
personnalités bien enracinées dans leurs terroirs respectifs. Sans doute était-ce à cette fin
que l’on m’avait enjoint d’aller couvrir personnellement l’événement. On était certain
que ce serait techniquement bien fait, ayant fait mes preuves en rapportant, depuis plus de
cinq ans déjà, les travaux du Conseil du Gouvernement et du Comité Central du MRND.
De plus, originaire du Kingogo (autre région historique de Gisenyi), je joindrais ma
parole à celle de l’accusateur principal, Joseph Habiyambere, originaire du Kanage
(quatrième région naturelle de Gisenyi, mais marginale). On aurait eu donc derrière le
Bushiru (région du Président), le Kingogo et le Kanage contre le Bugoyi (région de
Lizinde). L’affaire n’en aurait paru que plus crédible, plus légitime. Au nom d’une vision
unitariste de son Histoire, plusieurs études sur le Rwanda se privent d’analyses fines en
négligeant ce microcosme anthropologique. Les régions naturelles ont toujours constitué,
en effet, des espaces culturels et économiques qui ont façonné profondément des
sensibilités identitaires, des solidarités et des clivages politiques bien plus que ne le feront
territoires, préfectures, communes, et même la distinction fluide ‘Kiga/Nduga’,
abusivement matérialisée en Nord/Sud.

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3.1.2. L’acharnement contre les innocents.
Quoi qu’il en fût, en me communiquant l’ordre du Président d’aller à Ruhengeri, le Major
Elie Sagatwa ne m’avait fait part d’aucune instruction particulière. Or rapporter une
séance du tribunal obéit à des critères différents de ceux qui pouvaient inspirer le tandem
Zigiranyirazo/Habiyambere. Parmi ces critères, l’honnêteté - pour ne pas dire
l’objectivité -, la sérénité et la réserve, car étaient en jeu d’une part, la dignité et la vie des
prévenus et, de l’autre, la crédibilité du gouvernement. Dans cet esprit, je devais garantir
la qualité professionnelle des reportages. A cette fin, je m’étais adjoint un journaliste de
Radio Rwanda, Anastase Nzabilinda, unanimement respecté par ses collègues pour sa
compétence, sa sérénité et sa prudence. Protais Zigiranyirazo se déchaîna littéralement
contre la présence de Nzabilinda. Il m’enjoignit de le renvoyer à Kigali. Pourquoi ? Parce
que, selon le préfet, il était ‘munyanduga’ (originaire du Sud) et sans doute (sic !) tutsi.
Nzabilinda était, en effet, originaire de Gitarama. Mais son dossier administratif affichait
qu’il était hutu, bien que, comme beaucoup d’autres hutu – y compris Zigiranyirazo luimême d’ailleurs - il fût ‘tutsiforme’. A mon insu, on avait dépêché, pour le remplacer, un
autre journaliste plutôt, sous tous rapports, quelconque. J’ai refusé le départ d’Anastase
Nzabilinda, ordonné à l’intrus de regagner Kigali sous peine de sanctions. Nzabilinda
m’exprima son appréhension de se trouver au milieu de cette querelle et souhaita s’en
aller. Je le rassurai que nous travaillerions ensemble et que j’assumerais seul la
responsabilité politique de ses reportages. Mais ne voilà-t-il pas que P. Zigiranyirazo
s’avisa de contrôler les textes que nous préparions en nous dictant des phrases, des noms
de prévenus déjà, selon lui, indubitablement coupables ! Nous avions préféré, quant à
nous, utiliser systématiquement le conditionnel pour rapporter l’acte d’accusation : « un
tel aurait fait ceci ou cela ». Cette formulation mit en émoi Protais Zigiranyirazo secondé
par Joseph Habiyambere. En plus de sous-entendre qu’il traduisait le point de vue du
Président de la République, P. Zigiranyirazo alléguait que, Préfet de Ruhengeri, il était
responsable de la sécurité de la population et qu’il devait s’assurer qu’aucune parole ne
vînt troubler l’ordre public. Pour mettre en exergue cette notion d’ordre public et exercer
sur moi, de surcroît, une pression psychologique supplémentaire, il s’était assuré la
présence de mon beau-frère, le Major Charles Uwihoreye, alors Commandant de l’Ecole
Nationale de Gendarmerie. Je tins bon cependant et rétorquai que notre reportage
dépassait les frontières de sa juridiction et que j’en assumais la responsabilité nationale.
Néanmoins, je jouai la transparence, laissant le Préfet lire par-dessus l’épaule les textes
que Nzabilinda et moi-même préparions. Je devenais manifestement un élément gênant.
On décida donc que je n’assisterais pas à la comparution de Théoneste Lizinde et de
Donat Murego. On tint secrète la date décisive de cette séance. Le jour venu, on me fit
savoir que le Président de la République voulait me voir en audience à Kigali à la
première heure. De la sorte, on espérait, enfin de journée, contraindre sinon remplacer le
journaliste pour le reportage de cette séance nodale. Flairant un coup monté, j’enjoignis à
mon collaborateur, avant mon départ pour Kigali, de s’en tenir à la ligne rédactionnelle
convenue, de ne pas envoyer son papier avant mon retour et, si je ne revenais pas, de s’en
remettre uniquement à l’arbitrage du Directeur de la Radio.
Le Président de la République me reçut en fin de matinée. Il me reprocha abruptement
trois choses : avoir donné le micro au Major Lizinde pour qu’il fît « son numéro » ; avoir

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refusé de collaborer avec la Cour de Sûreté de l’Etat et le préfet ; avoir fait diffuser des
informations contraires aux conclusions des enquêtes, semant ainsi la confusion dans la
population. Il avait repris presque mot pour mot ce que P. Zigiranyirazo et J.
Habiyambere m’avaient reproché à Ruhengeri. Ces accusations, à peu de choses près,
rejoignaient, tout au moins dans l’esprit, la qualification d’atteinte à la sûreté de l’Etat
telle que définie par le code pénal rwandais. Surmontant cette menace, j’ai expliqué au
Chef de l’Etat l’intérêt pour lui-même, pour son gouvernement et pour la population de
respecter la procédure : le Ministère public soumet à l’examen de la Cour des
présomptions ; le prévenu est réputé innocent. D’où l’usage du conditionnel, forme qui
deviendrait affirmative selon la sentence. S’imaginait-il ce qui se passerait si d’aventure
la Cour de Sûreté de l’Etat déclarait innocentes les personnes dont nous aurions annoncé
sans autres précautions qu’elles étaient coupables ! Pour finir, j’ai prié le Président de me
préciser s’il souhaitait que je retourne à Ruhengeri et que je continue de travailler de cette
façon là. Une manière de question de confiance. A son accord, je lui ai demandé de faire
cesser la pression, l’ingérence et les menaces à peine voilées que le Préfet et le Directeur
du Service Central de Renseignement exerçaient sur le journaliste Nzabilinda et sur moimême. Après l’audience, j’ai regagné Ruhengeri très vite. A mon arrivée, Lizinde avait
fini sa plaidoirie et Murego terminait la sienne. P. Zigiranyirazo et J. Habiyambere
avaient sans doute, dans l’entre-temps, reçu des instructions du Président, car ils
cessèrent leur harcèlement. Après tout, ils avaient obtenu l’essentiel : Lizinde et quelques
autres grosses têtes tomberont. Cependant, de nombreuses personnes seront relaxées,
notamment les commerçants du Sud dont on avait sommé la presse de dire pis que
pendre.
3.2. APPARITION DU RESEAU ZERO QUI «RECUPERE» LE
RENSEIGNEMENT
Zigiranyirazo, entreprit d’occuper le terrain que Lizinde venait de laisser vacant après son
éviction fin novembre 1981. Il à déjà commencé à former le noyau d’un réseau important
à son service. Ce faisant, il se ménagea progressivement, par des personnes sûres et
fidélisées, des Hutu mais de préférence des Bakiga du Bushiru, de Gisenyi en général et
de Ruhengeri et Byumba, le contrôle des positions juteuses dans le secteur public comme
dans le secteur privé. Le prétexte est de soutenir le régime conduit par son beau-frère, le
Général Juvénal Habyarimana. La réalité, c’est que ces vassaux constituaient des relais
des décisions de ce commanditaire occulte. Ces personnes étaient les obligés, à l’instar
d’une clientèle, de leur seul « bienfaiteur », sans aucun lien entre elles, afin, à la Lizinde,
de parer à une éventuelle solidarité horizontale non contrôlée. Ce réseau, je l’ai appelée,
dans ma lettre ouverte, zéro par prétérition mais pensant au ‘Z’ de Zigiranyirazo. Bien
qu’au premier stade, ce fût un conglomérat dépourvu de pensée structurée, on verra que,
surgiront, comme un logo, une ligne de conduite, une méthode et un esprit constants.
C’est pourquoi, à ce niveau, je parle de l’Ordre zédiste’, nonobstant le fait que nous
n’ayons pas affaire à quelque chose de structuré comme le serait l’idéologie d’un parti
politique. Ce flou accroît l’efficacité de cette nébuleuse politico-mafieuse activée par
des gourous, les acteurs n’ayant pas d’attributions selon un organigramme préalable, mais
recevant des missions selon l’importance et la nature de l’enjeu.

29
Nous avons vu P. Zigiranyirazo faire ses armes dans le secteur de l’éducation, puis
investir d’autres secteurs de la vie nationale. Nous allons l’observer qui poursuit son
œuvre d’infiltration jusqu’au sommet de l’Etat.
Après l’affaire Lizinde précisément, la Justice aura du mal à se défaire de l’emprise du
Réseau zéro, aussi bien dans l’organisation institutionnelle que dans son exercice
quotidien. Mais avant d’aborder cet aspect, voyons la manière dont l’Ordre zédiste
s’assurera l’emprise sur un important outil de pouvoir : le Service Central de
Renseignement (SCR).
Rappelons que le SCR avait un droit de regard sur toute nomination aux fonctions de
cadre dans le secteur public ainsi qu’aux postes politiques. Si le SCR voulait torpiller
l’action d’un Ministre ou d’un Directeur d’Etablissement public, il donnait
systématiquement un avis défavorable aux candidats de valeur qu’il se proposait de
recruter et un avis favorable aux rebus, surtout s’ils sont hutu du Nord. Pendant ce temps,
le SCR n’arrêtait pas d’amonceler les rapports soulignant que ce responsable négligeait
ses services. J’ai subi ce genre de manoeuvres du temps de Th. Lizinde, comme sous
Joseph Habiyambere ou Augustin Nduwayezu. Ce qui n’empêcha pas le même SCR de
m’accuser de ne recruter à l’ORINFOR que des incompétents18[31]. Le secteur privé
n’échappait pas non plus au SCR puisqu’il agissait par le truchement de la Direction
Générale de l’Emploi dont l’autorisation était requise pour tout recrutement de cadres
dans l’entreprise privée. Le poste stratégique de Directeur Général de l’Emploi au
Ministère de la Fonction Publique et de l’Emploi fut longtemps occupé par Noël
Mbonabaryi, parrain du Président que remplacera le même Joseph Habiyambere. Le SCR
donnait à celui qui le contrôlait un pouvoir considérable. Le Major Lizinde en avait fait
un instrument de répression redoutable. De peur qu’un autre larron ne cherchât comme ce
dernier à en tirer profit, on ramena le SCR dans le giron restreint du Réseau zéro.
L’éviction de Lizinde permit de reprendre en mains ce service en installant à sa tête
Joseph Habiyambere, son ancien adjoint. Homme sans envergure mais très ambitieux, J.
Habiyambere n’était qu’un faire-valoir : l’appareil du renseignement était en fait aux
mains des gourous du Réseau zéro, en l’occurrence P. Zigiranyirazo et E. Sagatwa.
Mais la soif de pouvoir brûlait intensément les nouveaux protagonistes. Ils ne mirent pas
du temps à en être grisés au grand dam de la paix et de la démocratie. On se mourait de
peur en République. On murmurait qu’avec Lizinde certes subversif, tyrannique mais
intelligent, on savait au moins à quelle sauce on serait mangé. Tandis qu’on ne savait pas
où J. Habiyambere, féal de Zigiranyirazo conduirait la République. Je profitai d’une
charge maladroite du SCR contre la liberté des journalistes de l’ORINFOR pour informer
le Président de l’inquiétude que suscitaient dans l’opinion les dérives du SCR sous
Joseph Habiyambere. Dans ma lettre où il était question de « censure politique » de la
presse publique, j’alertai le Président sur le fait que le SCR « prêt[ait] une oreille trop
complaisante aux milieux diffus qui cherch[aient] à ‘arraisonner’ la presse…»19[32]. Je
dénonçai « plusieurs avis regrettables » que le SCR lui donnait sans concertation avec
18[31]

Simbikangwa Pascal (Cpt), À propos de votre lettre ouverte adressée au Président du MRND, pamphlet, Kigali,
s.d. (septembre 1990 ?), 11 p (A4+). ; Kanyamibwa Faustin, (Directeur p.o. Joseph Habiyambere), Lettre confidentielle
n° 804/ à Son Excellence Monsieur le Président de la République. Désordre à l’ORINFOR, du 9 avril 1983.

30
d’autres services. Et de conclure : « Si les nombreuses plaintes que l’on entend sont tout
aussi justifiées, l’on n’est pas loin de clamer que nous tombons de Charybde en Scylla…
du fait qu’un obscurantisme peu poreux aux aspirations démocratiques et aux forces [de]
progrès ne tarderait pas à venir à bout de la résistance que la Deuxième République
avait opposée à la tyrannie répressive dont hier ce service était champion [soi-disant] au
nom de l’intérêt public… »20[33]. En clair : hier, la répression et la tyrannie de Lizinde
s’étaient retournées contre lui ; à force de garrotter la démocratie et le progrès,
l’obscurantisme des « forces diffuses » - que j’appellerai dix ans plus tard Le Réseau zéro
- détruira la Deuxième République. Par divers indices, je savais en effet que, depuis le
départ de Lizinde, Joseph Habiyambere était sous la coupe de Protais Zigiranyirazo. Un
exemple ? Les termes et le thème de la note du Directeur du CSR au Président de la
République, je les avais déjà entendus de la bouche même de P. Zigiranyirazo quand il se
croyait devoir me « prodiguer des conseils fraternels21[34] » pour que je modère la liberté
exagérée (sic !) des journalistes de l’ORINFOR.
Si P. Zigiranyirazo et E. Sagatwa avaient la haute main sur le SCR, ils ne pouvaient
normalement le faire qu’à l’ombre du Président. Depuis novembre 1965, en effet, c’est le
Général Habyarimana qui contrôle le renseignement civil et militaire. Nommé Ministre
de la Garde Nationale et de la Police, il garde, à sa requête, le Commandement de
l’Armée. « Oui, je l’ai demandé et il [le Président Kayibanda] n’a pas dit non. Il m’a
donné la Garde Nationale, la Police et la Sûreté ; la Sûreté qui était [au Ministère de]
l’Intérieur et l’Immigration, il l’a mise dans [mes] attributions »22[35]. On ne pouvait donc
pas concevoir que ce bras long du pouvoir échappât de manière visible à son autorité
directe. D’autant que c’est au S.C.R. qu’était commise la garde de la ligne de
démarcation entre l’orthodoxie et la déviance vis-à-vis du régime. Nous verrons plus loin
comment, progressivement, le Réseau zéro - en l’occurrence P. Zigiranyirazo et E.
Sagatwa - dépouillera le Chef de l’Etat du contrôle effectif de cet outil majeur du
pouvoir.

19[32]

Mfizi C., Lettre au Président de la République n° 852/12.01.01.2 du 6 mai 1982, 6 pages. Voir en outre :
Kanyamibwa Faustin (Directeur p.o. Joseph Habiyambere), Lettre confidentielle n° 804/, doc. cit ainsi que Mfizi C.,
Note confidentielle n° 0832/12.01.01.2 du 25 mai 1983 à Son Excellence Monsieur Edouard Karemera, Ministre à la
Présidence réagissant à la lettre du SCR.
20[33]
Mfizi C., Lettre au Président de la République n° 852/12.01.01.2 du 6 mai 1982, 6 pages, id.
21[34]
Protais Zigiranyirazo aimait à mettre en avant notre appartenance commune au clan des Abagesera. Selon lui, nous
étions, de ce fait, des frères faits pour nous entendre. Or, dans le Rwanda contemporain, nous le savions tous les deux,
l’appartenance à un même clan n’impliquait plus une solidarité automatique comme dans le Rwanda précolonial et
monarchique. L’évocation de cette origine mythique partagée servait au contraire, de sa part, à brouiller les pistes et à
émousser ma vigilance, comme prélude à un coup fourré.
22[35]
Mfizi C., Entretiens avec le Président Habyarimana, Gasiza, le 3 décembre 1988, enregistrement et script inédits,
99 pages (A4+)

31
3.3. LE RESEAU ZERO RONGE LE FONCTIONNEMENT DE L’ETAT.
Négligeons les méandres juridiques des institutions de la Deuxième République : des
juristes et politologues patentés ont, à souhait, discuté certains articles de la Constitution,
s’agissant notamment du MRND parti unique, de la dépendance de la Magistrature, de la
confusion des pouvoirs, de l’équilibre régional et ethnique, etc. Pragmatique, contentonsnous de donner plutôt quelques exemples précis, illustrant comment, entre 1980 et 1992,
le Réseau zéro perturbait gravement le fonctionnement de la vie politique du Rwanda. Ce
faisant, nous démontrerons que, par cette pratique politique viciée, les gourous de cette
officine mafieuse ont créé les conditions structurelles des violences extrêmes
survenues à partir de 1990.
3.3.1. Les instances dirigeantes du MRND.
Depuis la création du MRND en 1975, les membres du Comité pour la Paix et l’Unité
Nationale ont été ravalés en un ordre protocolaire de Camarades du 5 Juillet 23[36]. La
Présidence du MRND et le Comité Central étaient censés brasser les affaires politiques.
On les croit à l’origine des grandes orientations débattues à d’autres instances. On les
imagine concluant les débats et concevant le dispositif d’exécution. Or, non ! Au Comité
pour la Paix et l’Unité Nationale s’est substitué, en effet, un noyau informel, sorte de
Cellule suprême de sécurité, composée, entre autres, des Chefs d’Etat Major Adjoints, les
colonels Laurent Serubuga (Armée), Pierre Célestin Rwagafilita (Gendarmerie)24[37],
Bonaventure Buregeya, Secrétaire Général à la Présidence le Chef du Renseignement
militaire, l’officier responsable de la sécurité de la capitale, etc. Cette Cellule était
conduite par le Président Habyarimana qui en assurait la liaison avec les institutions
officielles. Il la consultait sur les questions appelant d’importantes décisions. Ainsi par
exemple, le Président l’a-t-il réunie, à l’Etat Major, la veille de la première visite
officielle au Rwanda de Mwalimu Julius K. Nyerere, Président de Tanzanie, sous la
Deuxième République. C’est par hasard que j’ai constaté la chose. Radio Rwanda avait
diffusé un éditorial sur la politique de rigueur pratiquée par Nyerere. Implicitement,
l’auditeur ne pouvait pas ne pas comparer avec le comportement des hommes politiques
rwandais Ceux-ci firent pression sur le Colonel Buregeya qui me convoqua à l’Etat Major
où ce beau monde se trouvait. A mon arrivée, je fus engueulé vertement, en particulier
par les Colonels Serubuga et Rwagafilita. Ils m’accusaient d’avoir, par cet éditorial,
discrédité les politiciens rwandais. Ils exigeaient que ce texte ne passât plus sur les
antennes de Radio Rwanda. J’alléguais que ce texte était entièrement conforme à la
politique du MRND qui prônait que « les intérêts particuliers fussent subordonnés à ceux
de la collectivité nationale » (je cite de mémoire). Et d’ailleurs, ajoutai-je, que pensera de
cette censure la suite du Président Nyerere ? Nos « amis » burundais n’en profiteraient-ils
pas pour semer la zizanie ? Je démontrais que poursuivre la diffusion de l’éditorial honni
nous discréditerait moins les politiciens rwandais que sa suppression. Voyant le Président
23[36]

Mfizi C., Entretiens à Gasiza, doc. cit. , p 72.
On lit parfois que le Colonel P. C. Rwagafilita est un membre de la famille du Président Habyarimana. Il n’en est
rien du tout. Malgré ses manières et son allure de montagnard ‘kiga’, Rwagafilita est né à Kabarondo, région naturelle
du Buganza (Est), berceau de la finesse rwandaise. Sa femme, à la démarche plus feutrée, est originaire de la région de
Gisenyi. Elle n’est pas non plus membre de la famille du Président. Voyez à quelles énormités peut conduite la
globalisation passionnelle !
24[37]

32
de la République entrer à l’Etat Major au volant de sa voiture, je proposais que nous lui
soumettions la question. Tous eurent le temps de me fusiller du regard m’intimant l’ordre
de n’en rien faire. Ils se mirent en rang serré, le doigt sur la couture de leurs pantalons
pour un salut militaire. Ils entrèrent derrière le Président. J’eus le temps de glisser un mot
au Colonel Buregeya lui demandant ce que je devais faire. Il me dit : « Bihorere, sha...
[Laisse-les, dis..]. Continue la diffusion de l’éditorial». Le Colonel Buregeya n’avait
cependant rien dit au cours de la discussion, ni pour me défendre, ni pour les appuyer. Il
devait penser comme moi que Président, à l’époque, trouvait cet éditorial pertinent. . Il ne
partageait pas le point de vue de ses collègues mais il semblait redouter leur force.
C’est cette Cellule qui inspirait les grands sujets à (ne pas) « débattre ». En sorte que,
dans les institutions officielles, constitutionnelles, le débat était déjà miné. Si le Président
Habyarimana, qui avait en fait concentré tous les pouvoirs entre ses mains, était habile à
patiemment vous laisser croire que vous débattiez, quitte à souffler la décision au cours
de synthèses régulières, il avait à ses côtés, au Comité Central, des hommes aussi
revêches que Serubuga et Rwagafilita pour vous culpabiliser, en cas d’avis contraire, de
n’être pas avec le Président, voire d’être contre lui. Ils veillaient cependant à se concilier
le Colonel Nsekalije qui, au Comité Central comme au Conseil du Gouvernement,
soufflait le chaud et le froid, selon ses propres intérêts. Cette cellule occulte avait été
progressivement infiltrée par Protais Zigiranyirazo via le Colonel Serubuga. Les deux
hommes étaient en liaison quasi permanente. J’en avais comme indice l’argument massue
que Serubuga assénait souvent sur la table, en dernier recours : « Monsieur le Président,
les Préfets qui sont quand même proches de la population disent que… ». Et il vous
sortaient les phrases de ‘Z’ que l’on pouvait avoir notées par ailleurs. La collusion
Zigiranyirazo-Serubuga opéra efficacement jusqu’à ce que vînt imposer sa légitimité de
parler au nom des Préfets, Thomas Habanabakize, Ministre de l’Intérieur et du
Développement Communal et membre du Comité Central du MRND. Ce jeune Ministre
coulait son courage politique et son indépendance d’esprit dans un humour dévastateur.
On ne peut pas vraiment dire cependant que ce Ministre de Gitarama – qui assumait ces
origines sans en éprouver le moindre complexe - organisa la résistance à cette Cellule
occulte. Mais il contribua à en atténuer l’automatisme en débattant au Comité Central et
au Gouvernement ses positions autrefois taboues. C’est sans doute pour cela que P.
Zigiranyirazo changea le fusil d’épaule en s’appuyant sur sa propre famille 25[38], mais
surtout sur un réseau qu’il a eu le temps d’étendre.
3.3.2. P. Zigiranyirazo « travaille » les Congrès Nationaux du MRND.
J’ai été témoin des pressions de P. Zigiranyirazo et de son réseau davantage encore lors
des Congrès nationaux du MRND. C’est de cette instance que la Présidence du MRND et
le Comité Central étaient censés tenir la légitimité des injonctions qu’ils donnaient au
Gouvernement et à d’autres niveaux d’exécution. Sans doute cette sorte d’assemblée
générale était-elle composée de peu d’élus. Mais bien que souvent nommés et étroitement
contrôlés par les Préfets, il arrivait aux délégués, par un effet de masse et happés par les
intérêts de leurs régions respectives, d’échapper à ce carcan lors de l’élaboration des
25[38]

J’évite autant que possible le concept d’‘Akazu’ dont je démontrerai, dans la conclusion, le caractère inopérant
quand on l’applique au Président Habyarimana.

33
projets de résolutions, du moins au niveau des Commissions. Ce que voyant,
Zigiranyirazo circulait d’un préfet à l’autre, d’un Ministre techniquement concerné à
l’autre, un projet de texte à la main, pour imposer la formule du Réseau zéro. Quiconque
s’en écartait publiquement – tel Pierre Claver Mutemberezi, Ministre le plus impopulaire
de l’Education Nationale, critiquant l’équilibre ethnique et régional dans un effort
désespéré de masquer ses propres insuffisances ou tel préfet dont la délégation ne se
ralliait pas - ne tardait pas à se voir sanctionné.
3.3.3. Les Préfets ‘zédistes’.
Parce que, comme nous le disions plus haut, Zigiranyirazo avait mis la main sur le
Service Central de Renseignement, il pesait sur la nomination de préfets qui lui étaient
acquis et dont plusieurs étaient d’ailleurs d’anciens agents du S.C.R. ou tout au moins ses
indicateurs. Les plus irréductibles à la fin des années 1980 sont : F. Kagimbangabo
(Cyangugu), L. Bucyibaruta (Kibungo), E. Bagambiki (Kigali rural), S. Baliyanga
(Kibuye). En ajoutant à cette liste de préfets ‘zédistes’ l’un ou l’autre collègue qui ne
voulait pas d’ennuis (Gitarama, Gikongoro), on voit que plus de la moitié de la réunion
des Préfets était acquise à « Z ». Ce qui mettait souvent dans l’embarras les Ministres de
l’Intérieur. Sans compter les nombreux échanges avec le Ministre Thomas Habanabakize,
j’ai été témoin de ce genre de tensions lorsque, sur instigation de ‘Z’, j’étais « convoqué »
à la réunion des préfets pour expliquer la politique de l’information de l’ORINFOR. Si le
Ministre de l’Intérieur avait un pouvoir de proposition dans la nomination des
Bourgmestres, les Préfets étant entendus, il n’était pas rare que la Présidence, sur foi du
SCR, nommât le candidat acheminé par le Préfet du ressort, sur instigation de ‘Z’. Ainsi
l’influence de celui-ci descendait-elle jusqu’au niveau des communes.
3.3.4. L’’indirect rule’ du Réseau zéro dans les Communes.
« La Commune est la cellule de base du Développement». Politologues et économistes se
sont exprimés pour ou contre cette orientation politique. Sans entrer dans ce débat parfois
partisan sur le « ruralisme » de la Deuxième République, contentons-nous de relever que
cette orientation est un des axes qui, au niveau idéologique, se voulait le prolongement de
la lutte du Président Kayibanda pour la « promotion sociale de la masse ». Le Président
Habyarimana recherchait sa légitimité en reprenant les thèmes qui avaient permis à la
Première d’exister politiquement. Cependant, au nom de l’efficacité, il décréta la fin de la
politique en imputant à celle-ci les troubles qui avaient entaché la fin du régime renversé.
Au nom de l’efficacité, le nouveau régime en vint à retirer la confiance au Peuple ! Certes
celui-ci gardera le droit d’élire les Conseillers communaux. Et juste après le Coup d’Etat
de 1973, le Conseil communal sera la seule instance élue - à mains levée -, tandisque le
Bourgmestre sera nommé par le Président de la République. Non content de cette
restriction, le nouveau régime fait encadrer le Conseil communal par un essaim de
techniciens nommés par le pouvoir central au sein de la Commission Technique. Ce sont
souvent des hauts cadres des administrations publique ou parapublique originaires de la
région, parmi lesquels on insère quelques hommes ou femmes de la société civile. Ces
personnalités sont les yeux du pouvoir central dans la Commune. De leur prestige, ils en

34
imposent aux braves conseillers communaux qui sont là pour la galerie, sommés de
décider ce que le pouvoir leur demandera de décider.
Rien ne pouvait se faire dans la Commune sans que le Bourgmestre s’assurât l’aval de
l’un ou l’autre membre de la Commission Technique. Les Bourgmestres les plus avisés
passaient par ces hauts cadres pour obtenir des administrations diverses le financement de
leurs projets. Si ces faveurs étaient accordées, ces fonctionnaires voyaient se renforcer à
la fois leur influence dans leur commune d’origine - avec quelques retombées sous
forme de « petits services » - et leur lien vassalique avec le Réseau zéro. Celui-ci, à son
tour, pouvait d’autant mieux faire passer les directives qu’il voulait voir exécutées par la
base du MRND. D’avoir pensé que le Conseil communal avait quelque légitimité coûta
cher à Emmanuel Ruzindana, préfet de Butare : il avait osé exprimer publiquement au
Chef de l’Etat la décision du conseil communal de Huye. Celui-ci, par vote, avait
demandé à plusieurs reprises la suppression de cette commune, car elle n’avait pas assez
de ressources pour réaliser sa mission de « cellule de base du développement ».
L’honnête fonctionnaire fut immédiatement démis de ses fonctions.
Le développement de plus en plus conséquent des communications routières et
téléphoniques ayant facilité les contacts entre les communes et la capitale, beaucoup de
bourgmestres auront dû assurément requérir des avis et recevoir des injonctions de ces
personnalités lors des crises multiples pendant la guerre et le génocide de 1994. Pour
illustrer l’emprise de cet ‘indirect rule’ du Réseau zéro sur la commune, rappelons la
mauvaise gestion des massacres des Tutsi qui se sont abattus sur la commune Kibilira en
1990 tout au début de la guerre. Alerté par le Centre Régional d’Information de Gisenyi,
j’ai informé à mon tour Siméon Nteziryayo, Ministre à la Présidence, en présence du
Conseiller technique helvéto-canadien à la Présidence, que la commune Kibilira était à
feu et à sang. A cette occasion, j’ai même lancé une boutade provocatrice : « Mais
comme il s’agit de Kibilira26[39] », leur dis-je, mi-figue, mi-raisin, «vous verrez : personne
ne lèvera son petit doigt ». Je ne croyais pas si bien dire ! Je revins à la charge le
lendemain. Aucun changement sur le terrain. Le surlendemain, je décidai de téléphoner
moi-même le Bourgmestre pour en avoir le cœur net, afin que mes services puissent
informer la population en connaissance de cause. Le Bourgmestre de Kibilira, JeanBaptiste Nteziryayo, m’a fait clairement comprendre, la gorge serrée, que, dès le premier
jour des troubles provoqués par des groupes allochtones, il avait saisi toutes les autorités
compétentes et était resté en contact permanent avec des personnalités sa Commission
Technique27[40]. L’intervention de l’une de ces personnalités en vue d’arrêter les
26[39]

La rivière Kibilira qui a donné son nom à cette commune dont je suis originaire était, selon la tradition orale,
frappée par un fâcheux interdit royal. Parce que le sang du Mwami Ndahiro Cyamatare tué au Mont Kibya – surnommé
depuis ‘Rubi rw’inyundo’ càd. la Vilenie du royaume) se serait mêlé à l’eau de cette rivière, certains bami/rois ne
pouvaient la traverser. Il faut croire que cet anathème a été scrupuleusement respecté, puisque aucun Président avant
Paul Kagame en 2004 n’y avait effectué de visite officielle. C’était une commune négligée en matière de
développement.
27[40]
Voici les plus zélés parmi les membres de la Commission Technique et qui conseillaient souvent le Bourgmestre
Nteziryayo :
1). Pierre Tegera, Docteur en Agronomie, très compétent Directeur du Programme National Agricole de la Pomme de
Terre (PNAP) à Ruhengeri, branche de l’Institut des Sciences Agronomiques du Rwanda (ISAR). Ne jurant que par J.
Nzirorera et par ‘Z’, Tegera n’avait pas hésité, sous l’instigation de ce dernier, à soutenir la dislocation de l’ISAR que
dirigeait pourtant son ami L. Gahamanyi. C’est que le Préfet voulait voir la branche PNAP érigée en établissement
public et confiée à son féal Tegera en plus de la ferme des fameuses vaches canadiennes en commune Kinigi. Ceci

35
massacres de Kibilira aurait certainement été suivie d’effets. Ces personnalités ont bien
pu soutenir ensemble ou séparément J.M.V. Sindibona qui remplaça J.B. Nteziryayo à la
tête de la commune Kibilira et qui recruta un groupe de jeunes virulents qu’il lançait
contre les militants de l’opposition28[41]. Les mêmes personnalités s’activeront pour
truquer l’élection partielle et porter Vincent Rwirahira aux fonctions de bourgmestre de
Kibilira, alors qu’ils connaissaient ses exactions en Préfecture de Gitarama, des faits suite
auxquels il venait d’être viré comme chef du renseignement. Le même Rwirahira
supervisera les massacres des Tutsi à la maison communale et à la paroisse de Muhororo
en 1994. Par contre, si ces personnalités ne se sont pas mobilisées pour faire arrêter les
massacres alors qu’elles faisaient habituellement du zèle pour montrer à leur patrons
zédistes qu’ils étaient incontournables dans Kibilira, c’est qu’ils savaient que leur
initiative ne plairait pas, que massacrer des Tutsi était quelque part un haut fait. Pierre
Tegera ne s’est-il pas vanté auprès de feu Vincent Murwanashyaka - témoin génocidé en
avril 1990 grâce à la RTLM -, d’avoir fait massacrer les Bagogwe qui gardaient son
troupeau de bovins dans GBK-Gishwati ?
Le Bourgmestre Nteziryayo n’avait cependant vu venir aucune action pour l’aider à
rétablir l’ordre dans sa commune. Or ce jour-là, les circonstances inattendues me firent
rencontrer le Président de la République. Ayant supervisé, au Village Urugwiro, une
conférence qu’il venait d’accorder à la presse internationale avant de se rendre à Nairobi,
j’ai traîné les pieds pour m’assurer que tout le monde eut quitté la salle. Et du pas de la
porte, je lui ai demandé s’il était au courant des événements qui se déroulaient en
commune Kibilira. Le Président me répondit qu’il était au courant. «On m’a informé, ditil, qu’il y avait quelques centaines de déplacés et une famille qui s’était collectivement
suicidée». Or, le Bourgmestre Nteziryayo m’avait informé qu’il y avait 4.000 déplacés et
250 morts. Parmi ces derniers se trouvait la famille de Munyambonwa,29[42] tuée à Sholi,
les criminels l’ayant brûlée vive dans sa maison avec de l’essence apportée en jerricans.
Ayant communiqué la réalité des faits au Président, je ne lui ai pas dissimulé ma révolte :
«Je ne comprends pas, Monsieur le Président. Je ne comprends pas» me suis-je écrié,
avant de m’éclipser. Vers 16 h, le Ministre de l’Intérieur, Jean Marie Vianney
Mugemana, m’informa par téléphone que, d’ordre du Président, il s’était rendu à Gisenyi
dans la journée, qu’il avait suspendu le Bourgmestre de Kibilira et le sous-Préfet de
arrangeait les affaires du groupe de P. Zigiranyirazo engagé, comme nous l’avons vu, dans la culture de la pomme de
terre sur les terres des Bagogwe.
2). Marcel Munyangabe, ancien Président de la Cour des Comptes, responsable de l’Association SOS Enfants.
Virulent contre les Tutsi, il s’opposera au recrutement d’enfants tutsi à l’Institut Député Segatwa, Ecole Normale
Primaire dont il était membre du Comité Directeur, chargé des Finances. Au cours de la même réunion, il nous avouera,
proprio motu comme on se vante d’un exploit, qu’il avait refusé d’accueillir les enfants orphelins tutsi dans les
structures de SOS Enfants ; il l’avait fait notamment vis-à-vis des neveux de Mgr Alfred Niyitegeka, Recteur du
séminaire de Rutongo, pourtant membre actif de notre association A.D.E.C. L’ironie du sort voulut que les deux
hommes se rencontrèrent dans la mort, le même jour, sur la même colline de Remera, le prélat tué, dit-on, par les
Interahamwe et la Garde Présidentielle au Couvent des Jésuites et le laïc, massacré chez lui avec plusieurs des siens,
selon d’autres sources, par le FPR.
28[41]
Le Colonel Charles Uwihoreye, Célestin Rugemana, moi-même et plusieurs autres membres du M.D.R. originaire
de Kibilira avons échappé de justesse, moyennant quelques dégâts et blessés légers, à un lynchage mortel parfaitement
couvert, sinon ourdi par le Bourgmestre Sindibona.
29[42]
Callipophore et Daphrose Munyambonwa étaient des tutsi maîtres d’école à Muhororo puis à Kabyiniro. Leur
compétence professionnelle et leur pondération étaient unanimement saluées. Daphrose était encore active, tandisque
Callipophore était depuis plusieurs années handicapé dépendant, suite à une chute accidentelle dans les ravins d’une
mine d’étain jouxtant son domicile.

36
Ngororero. Interpellés, les deux boucs émissaires seront jetés en prison où, peu après,
l’on trouvera le sous-préfet «suicidé» (sic !) dans sa cellule. Je n’ai pas eu connaissance
d’aucune enquête visant à identifier les circonstances de sa mort. Le gouvernement a
plutôt polarisé l’opinion sur la question sociale des déplacés. Il imposa comme une
évidence la thèse de la responsabilité des deux fonctionnaires arrêtés qui n’auraient pas
informé à temps les autorités supérieures. Or, feu le Major I. Nzabanita dit
« Dictionnaire », improvisé agent de liaison auprès des services d’information avec l’Etat
Major des FAR, me dira très clairement que le Colonel Serubuga avait reçu,
régulièrement sur son bureau, dès le premier jour des massacres de Kibilira, les
informations détaillées en provenance du renseignement militaire de Gisenyi. Donc il y a
eu au moins un haut responsable de la sécurité publique, adjoint immédiat du Chef d’Etat
Major, qui avait la bonne information. Comment se fait-il que le Président de la
République ait reçu une information qui tendait à lui faire comprendre qu’il n’y avait pas
lieu d’intervenir ? Si l’on sait que le Colonel Serubuga avait été un des animateurs des
Comités du Salut en 1973, si l’on considère qu’il était membre influent du Réseau zéro, si
l’on connaît son aversion notoire contre les tutsi, on comprend qu’il n’ait pas
communiqué une information qui aurait contribué à en sauver quelques uns.
Dans le système politique et administratif qui prévalait depuis que le Réseau zéro était
devenu tout-puissant au Rwanda, le fait que des personnalités visibles comme les
« techniciens » prestigieux ci haut cités ainsi que des hauts responsables de la sécurité,
quoique bien informés, ne soient pas intervenus pour arrêter les massacres interdisait à
quelque subalterne que ce fût de prendre, en pareil cas, une initiative décisive. Et si le
Bourgmestre de Kibilira avait été puni précisément parce qu’il m’avait donné une
information qui m’avait permis de faire arrêter les massacres des Tutsi ! Et si le souspréfet de Ngororero, ex agent du renseignement, avait été témoin de faits susceptibles de
compromettre certaines hautes personnalités, n’y aurait-il pas eu là de quoi se (faire)
«suicider» ?
Il ressort de cette dramatique histoire des premiers massacres de Tutsi en commune
Kibilira, trois enseignements très importants pour la compréhension des massacres
intervenus depuis l’éclatement de la guerre et sans doute aussi du génocide d’avril juillet
1994.
1. Premier enseignement. Le Réseau zéro exerçait sur les autorités communales
une influence réelle telle que ses acolytes pouvaient influencer le cours des
événements, positivement ou négativement.
2. Deuxième enseignement. La puissance publique elle-même aurait pu arrêter les
massacres si elle en avait manifesté la volonté. Mais hélas ! la manifestation de
l’autorité publique en commune Kibilira fut, dans le chef, au moins, de J.M.V.
Mugemana, Ministre de l’Intérieur ostentatoire, superficielle, éphémère et
probablement inéquitable.
3. Troisième enseignement. On faisait pourtant face à la toute première violence
contre la population civile tutsi depuis le déclenchement des hostilités par le FPR.
De plus, cette violence s’est déroulée à mille lieues des zones de combats et bien
avant que l’‘ethnisation’ de la guerre ne (se) fût généralisée. En outre, ces
massacres se sont déployés dans une commune où, depuis 1959, les tentions

37
interethniques n’ont jamais été ni extrêmes, ni le fait des autochtones. La tradition
de tolérance et de solidarité imprimée par le Bourgmestre-député Célestin
Segatwa, dans les sombres années de 1959-1963, était solidement ancrée dans la
population.30[43]
Tout ceci pour affirmer qu’il faut exclure, sans la moindre hésitation, tout au moins dans
le cas de Kibilira mais aussi de manière générale, la sempiternelle rengaine de la
prétendue «réaction populaire spontanée»31[44]. Ces massacres étaient au moins
encouragés, sans doute organisés de longue main. Peut-être était-ce d’ailleurs le début
du génocide contre les tutsi qui devait s’étendre à tout le pays si l’autorité publique
n’avait pas été interpellée. Mais comme, par la suite, celle-ci a englouti ses énergies dans
le gouffre ethnique, les massacres « expérimentaux » contre les Tutsi ont repris de plus
belle en 1992 et se sont répandus dans d’autres régions en 1993.
3.3.5. Le Réseau zéro bourre les urnes.
La consultation populaire au Rwanda est plus ancienne que la République. Bien qu’elle
fût, sous la colonisation et la monarchie, réservée à une minorité de notables, l’idéologie
ethniste ambiante (déjà !)32[45] en faussait les résultats. La représentativité biaisée au
Conseil de Chefferie et au Conseil Supérieur du Pays engendra des frustrations qui
rendirent la population poreuse aux idées révolutionnaires. La Première République
n’améliora guère les choses. La fraude électorale était monnaie courante, que ce fût lors
de la consultation référendaire de 1961 décidée et supervisée par les Nations Unies33[46],
que ce fût lors des scrutins nombreux organisés par le PARMEHUTU. Bien que, au nom
de la paix et de l’unité nationale, elle ait publiquement banni les magouilles politiques, la
Deuxième République n’a rien innové en ce domaine. La fraude électorale était de
surcroît d’autant plus gratuite que le parti unique avait tué toute compétition. C’est le
Comité Central du MRND qui agréait les candidats au Conseil National de
Développement ; c’est sous son contrôle, via les Préfets, qu’était désignée la tête de liste
dans chaque Préfecture. C’est la Présidence du MRND qui présentait à la population des
candidats bâillonnés. Le seul candidat qui avait droit à la parole unilatérale, c’était le
candidat unique à la Présidence de la République. Le maillon le plus important de ce
scénario, c’était le préfet de Préfecture, maître quasiment absolu de sa circonscription
30[43]

En 1964, encore collégien, j’avais entendu Célestin Segatwa prêcher que « nous pouvions faire la nécessaire
Révolution contre la monarchie tutsi sans massacrer voisins et parents ; qu’il fallait plutôt montrer à ces derniers que
notre lutte contre la monarchie féodale était commune». Malgré de vives oppositions d’une minorité d’extrémistes (dits
‘Abaganzu’, du nom de Jean Ruganzu Iyamuremye) manipulés par le Bureau Exécutif Régional du PARMEHUTU sis
à Gisenyi, la politique de concorde prônée par C. Segatwa s’était imposée et lui avait survécu. C’est cette tradition que
prolongea, entre autres, Thaddée Ngirabatware, conseiller du Secteur Rongi, en la même commune de Kibilira, en
protégeant les Tutsi tout le temps que les tensions étaient infusées dans la population, y compris pendant le génocide de
1994. Il fut décoré par le régime actuel, non sans lui avoir fait subir humiliations, emprisonnement et tortures.
31[44]
Cet argument a toujours été avancé depuis les années 59-60 par le Gouvernement de Grégoire Kayibanda pris en
flagrant délit, pour le moins, de conduite irresponsable face aux massacres contre les Tutsi.
32[45]
N’eut été l’objet restreint de ce Rapport, ce serait ici le moment de tordre le cou à une énorme contre-vérité
répandue par la propagande nationaliste des années soixante et tenue, aujourd’hui, comme une vérité scientifique, selon
laquelle l’ethnisme serait une plaie importée par le méchant Blanc colonialiste, qu’avant lui la frontière ethnique était
fluide (Voir, Jean-Pierre Chrétien toutes les fois qu’il a été amené à aborder ce sujet).
33[46]
Assesseur lors de ce scrutin à Ngororero, j’ai vu la lâcheté (déjà !) d’un observateur de l’ONU qui s’est contenté
d’une admonestation verbale au Bureau alors qu’il avait constaté de nombreuses fraudes.

38
électorale. C’est lui qui nommait et présidait le Bureau. C’est lui qui assurait la sécurité
publique et celle de l’acheminement des urnes. Celles-ci furent cependant régulièrement
violées. Pour les législatives, les Préfets veillaient à ce que fussent en tête de liste les
candidats soutenus en sous main par la Présidence du MRND. Pour les présidentielles,
depuis qu’on avait trouvé des bulletins noirs (négatifs) dans les urnes en Préfectures de
Kibuye et Gikongoro, aucun préfet n’eut encouru le déshonneur d’enregistrer des
bulletins gris du « NON » au candidat Président. Le plus sûr était de ne pas distribuer aux
électeurs les bulletins de vote honnis qui prenaient directement la voie de la fosse. Et
pendant ce temps le secret du vote en prenait un coup : les agents du Service Central de
renseignement talonnaient les électeurs jusque dans les isoloirs. Cependant, il faut dire
que dans les régions où régnait la confiance entre les autorités communales ou
préfectorales et la population, celle-ci adhérait au discours qu’on lui avait servi. Par
contre, les fraudes les plus flagrantes étaient souvent constatées dans les préfectures que
le Réseau zéro avait investies. Ruhengeri de ‘Z’ battait le record. N’était-ce pas à son
initiative que les Préfets avaient lancé la formule choc de la campagne électorale de
1983 : [‘Habyarimana, tuzagutora ijana kw’ijana’!] «Habyarimana, nous t’élirons à
100% !». Voici en quels termes j’ai attiré l’attention du Chef de l’Etat sur les fâcheuses
conséquences politiques que le pays encourait suite aux irrégularités qu’impliquait ce
slogan ‘démocracide’.
«(..)J’apprends que les Préfets se sont donnés la consigne d’éliminer systématiquement
tous les bulletins gris [NON], faute de pouvoir ne présenter à l’électeur que les bulletins
verts [OUI]. L’objectif : ‘tuzagutora ijana kw’ijana !’ [Nous vous élirons à 100%] : tel
fut le slogan des groupes d’animation qui vous ont accueilli.
Si cette information se vérifiait, ce serait plus que malheureux : une erreur politique qui
coûterait cher à ce pays, à son capital de confiance interne et externe que Vous aviez tant
fait pour accumuler…»
« (…) Un 100 % signifie ni plus ni moins une manipulation des résultats électoraux…»
(…).
Et de démontrer combien cette fraude ne servait à rien, sauf à voiler l’existence d’une
réelle mais insignifiante opposition au Président, avant de conclure :
« … je vous suggère, Monsieur le Président, de demander à ceux qui mènent les
opérations de laisser les gens voter comme ils veulent, de leur expliquer, oui, mais de ne
pas les contraindre et d’appliquer scrupuleusement la loi électorale. Il faut surtout éviter
de (ne) donner aux électeurs (qu’) un seul bulletin, et de tricher pendant le décomptage.
Au demeurant, qui peut le plus pourra le moins. Comment évitera-t-on les fraudes
pendant les législatives ? Et là, il y aurait des bagarres que l’on justifierait par
l’éventuelle première fraude.
Chacun a son Président : le mien, je le veux hors des sentiers boueux, parce qu’il a
l’habitude de marcher la tête haute, avec éclat et qu’il est chrétien. (…) s’il advenait que
vous fussiez élu suite à une manoeuvre programmée, alors qu’inutile, je perdrais les
pédales et l’enthousiasme. Et je suis profondément convaincu que je ne serais pas le
seul.»34[47]

34[47]

MFIZI C., Lettre confidentielle à Son Excellence Monsieur le Président de la République Rwandaise, Objet :
Campagne électorale. Kigali, le 14 décembre 1983.

39
Conseils politiques et exhortations morales restées sans effet. Ce qui paraissait au départ
comme un simple slogan électoral d’incitation à voter massivement pour le candidat du
MRND, devint, chemin faisant, une injonction, un objectif à atteindre absolument. Lors
du comptage des voix, les préfets se livrèrent à une surenchère totalement ridicule. Les
moins disants parmi eux furent les malheureux qui avaient été les premiers à
communiquer les résultats à l’antenne de Radio Rwanda. Les retardataires furent plus
heureux d’annoncer un meilleur score. Ceux qui redoutaient des représailles du Réseau
zéro en cas d’un score bas tremblaient d’effroi. Gisenyi rappela le journaliste Félicien
Semusambi qui avait déjà communiqué un résultat proche de 99.99 %. On le somma de
revoir sa copie : «on venait de découvrir des bulletins non comptés par erreur ; Gisenyi
avait élu le Président à 100 %» ! Mais le plus hilarant fut le Préfet de Gikongoro. Il
déclara sans sourciller sur les antennes de Radio Rwanda que sa préfecture avait «élu le
Général Major Juvénal Habyarimana, Président de la République, avec 101 % des voix !»
Les deux préfets ne s’avisèrent pas qu’ils énonçaient là les conditions suffisantes pour
invalider le scrutin.
Mais qui s’en souciait ? Et quel suicidaire aurait lancé la procédure d’invalidation du
scrutin ? La préoccupation du moment était ailleurs. Deux raisons avaient, en effet,
poussé le Préfet Zigiranyirazo à contraindre tout le pays à un vote uniforme.
Premièrement, la présence de bulletins noirs (NON au Président Habyarimana) en
préfectures de Kibuye et Gikongoro lors de la toute première élection présidentielle
organisée par la Deuxième République, avait fait perdre aux préfets concernés
l’appréciation du pouvoir : ils n’auraient pas suffisamment « encadré35[48]» la population.
Or, dans Ruhengeri, il n’y a jamais eu de Préfet plus impopulaire que ‘Z’. Il avait donc de
bonnes raisons de redouter que ses administrés saisissent l’occasion de l’élection
présidentielle pour exprimer leur ras-le-bol, obligeant ainsi le Président à les débarrasser
de son beau-frère. Si ce dernier avait lancé le slogan du 100% pour la seule préfecture de
Ruhengeri, il n’aurait pas eu le succès escompté. Astucieux, Zigiranyirazo insista sur une
deuxième raison de s’inquiéter. Le NON de Gikongoro et Kibuye avait, en outre, été
attribué, à tort ou à raison, aux manœuvres du Colonel Alexis Kanyarengwe, jugé et
condamné par contumace, en même temps que le Major Lizinde pour tentative de coup
d’Etat en 1980. Or Kanyarengwe étant originaire de la Préfecture de Ruhengeri, on
pouvait craindre que ses éventuels partisans rééditent la même action souterraine de
sabotage. Raison pour laquelle on « mobilisa » tout le pays à plébisciter le Général
Habyarimana. L’élection présidentielle de 1983 servit ainsi de validation politique à la
condamnation du tandem Lizinde-Kanyarengwe, condamnation pour laquelle, on s’en
souvient, P. Zigiranyirazo s’était investi de manière suspecte.
Une fois de plus, on le voit, c’est à partir de l’affaire Lizinde que P. Zigiranyirazo, par
son Réseau, renforce son pouvoir. Il resserre son étau autour du Président qu’il prétend
avoir sauvé deux fois du danger. Il n’eut pas de mal à le convaincre que, « trahi » par ses
frères d’armes (Kanyarengwe et Lizinde), il ne pouvait plus compter que sur « la
famille ». Désormais, le Président se laissera progressivement déborder par « les siens »,
ou plutôt par ceux de ‘Z’. Ils bénéficieront d’une immunité de fait dont certains abuseront
35[48]

Ce terme, à relents militaires, implique l’interventionnisme, voire la contrainte, en tout cas l’absence de toute
forme de liberté.

40
effrontément. Les élections suivantes furent régulièrement l’occasion de déployer une
énorme machine à humilier les candidats qui se refusaient à cette inféodation au Réseau
zéro. Pour afficher un score maximal aux présidentielles d’une part et, d’autre part, lors
de telle élection législative, hisser Joseph Nzirorera au rang de tête de liste électorale de
Ruhengeri au détriment de Boniface Rucagu, Protais Zigiranyirazo ne transigera même
pas avec la décence. D’après deux témoins oculaires dont un membre du Bureau, ‘Z’ a
tout simplement bouclé les urnes dans une salle de classe ; il a chassé les curieux et la
presse ; il a écrit au tableau noir le résultat dans un ordre sorti de sa poche ; il a fait
sceller les urnes et il a convoqué la presse pour lui communiquer les résultats du scrutin.
Ce genre d’abus s’était généralisé. Jusque dans Gisenyi, la Préfecture du Président, des
politiciens trop zélés - ou trop peureux - s’étaient si mal comportés, alors qu’il n’y avait
aucun risque politique. Dans les communes Karago, Giciye, Ramba et Satinski on avait,
lors des législatives, molesté les électeurs. J’avais cru utile de signaler au Président toutes
ces irrégularités que nos journalistes avaient remarquées presque partout à des degrés
divers. C’est qu’il me fallait savoir quels enseignements tirer de cette élection au cours de
nos publications post-électorales. Le Président de la République m’ordonna de faire une
enquête approfondie et de lui soumettre un rapport sur le sujet. J’espérais qu’il prendrait
des mesures exemplaires contre les responsables de ces délits. Dans la plus grande
discrétion, j’ai mené personnellement cette enquête au plus près de la population. Mon
rapport confirma les constatations de nos rédactions. Et comment s’expliquaient les
violences dans certaines communes de Gisenyi ? Réponse : on s’en était pris à ceux qui
n’avaient pas voulu élire Noël Mbonabaryi, oncle et parrain du Président Habyarimana,
car l’opinion le jugeait peu apte à défendre les intérêts de la population ; on l’avait
pourtant mis de force en position utile sur la liste électorale. Quelques jours après la
remise de mon rapport, le Président condamna publiquement avec la dernière fermeté
« ceux qui avaient perturbé les élections, en cherchant à torpiller des candidats que le
MRND avait placés, à bon escient, en position utile sur la liste. Est-ce qu’un père a tort
de préférer confier une mission importante à celui de ses fils qui se révèle le plus
véloce?», avait-il conclu, sentencieux. Les victimes condamnées, les fautifs absous !
Stupeur et déception furent grandes dans l’opinion. Pas seulement dans la population
citadine instruite. Mais en plus jusque dans le monde rural. Chacun comprit que l’on ne
pouvait pas contrarier le Président quand il s’agissait des intérêts particuliers de sa
parentèle. «Eh bien! Oui. Nous avons forcé l’élection de Mbonabaryi », me dira peu
après le Colonel Nsekalije. Et nous recommencerons aux prochaines élections. Sinon, qui
nous prendrait au sérieux si nous n’arrivions pas à assurer une bonne pension à ‘notre
vieux’ ? Il faut qu’il meure député !». Ironie corrosive qui visait évidemment le Président
Habyarimana. Il n’est d’ailleurs pas impossible que d’aucuns torpillaient Noël
Mbonabaryi, sans doute à cause de son incompétente, mais surtout parce qu’il était le seul
inconditionnel du Président.
Ne quittons pas ce chapitre de la fraude électorale sans évoquer cette scène incroyable
que l’intéressé m’a lui-même confirmée quelques mois après les faits, dans sa résidence
de fonctions jouxtant l’Eglise Saint-Michel, à Kigali. Le Docteur Théodore
Sindikubwabo, constatant de ses propres yeux qu’il avait irrémédiablement perdu
l’élection à un siège de député dans la circonscription électorale de Butare, se retire dans

41
sa résidence privée à Tumba, faubourg de Butare. Comme tout le monde, il ouvre son
poste de Radio pour suivre les résultats dans les autres préfectures. Lorsque arrive le tour
de Butare, non seulement son nom à lui figure parmi les élus, mais il vient en tête de liste
avec le plus grand score. Il n’en croit pas ses oreilles et pense à une erreur. Jusqu’à ce
qu’il reçoive l’appel du Président de la République qui le félicite en personne de cette
élection. Mieux – ou pire : quelques jours après, le Président Habyarimana fit désigner
Théodore Sindikubwabo comme Président du Conseil National de Développement. Les
députés, dans l’hilarité générale devant une si grosse mascarade, approuvèrent, quasi
unanimes, cette nomination autoritaire qui jetait le discrédit sur toute l’élection. Le profil
du Dr Sindikubwabo est instructif. Il montre que remonte à plusieurs années la
collaboration de ce vieux routier de la politique avec le Général Habyarimana. Comme si,
en l’adoubant troisième personnage de l’Etat, le Président le gratifiait pour quelque haut
fait et qu’il le préparait à une éventuelle relève. On le voit, les pratiques politiques du
Réseau zéro obéissaient à une logique implacable : accéder et se maintenir au
pouvoir36[49], dans le mépris effarant de la population.
3.4. QUAND LE RESEAU ZERO SE TROMPE DE GUERRE
Mais c’est l’éclatement et la gestion de la guerre qui révèleront, sans conteste, la vraie
nature De l’Ordre zédiste. Tant il est vrai que la guerre met à nu les enjeux cachés. Face à
ces derniers, elle interpelle explicitement les consciences. La guerre n’accepte pas de
demi-mesures. Tout acte, toute parole deviennent dévoilement. Jusque là, bien des gens
formulaient implicitement ou clairement des critiques vis-à-vis du Président
Habyarimana. Malgré ces critiques, on lui faisait confiance. On pensait qu’il cherchait
l’occasion la plus avenante d’améliorer les choses. Qu’il était fidèle à son style consistant
à observer patiemment et à régler les questions l’une après l’autre. On lui accordait d’une
année à l’autre le bénéfice du doute. On patientait.
Pour ma part, le doute m’avait profondément marqué depuis 1988. Malgré des
interventions sur l’ouverture démocratique, je le voyais de plus en plus rétif à s’engager,
de manière sincère, sur la voie des avancées démocratiques. Son souci était de maintenir
le statu quo, moyennant quelques réaménagements contrôlés. Mais, dès le 1er octobre
1990, je n’eus plus de doute : le Réseau zéro existait réellement. Je vis clairement que sa
force politique était devenue ‘pandémique’, perverse et dangereuse pour la République et
la Nation rwandaise toute entière. Siphonné par le Réseau de son beau-frère, le pouvoir
avait glissé des mains du Président Habyarimana. Dès lors il ne me fut plus possible de
« marcher sur la corde raide ».
3.4.1. Tentative de mentir à la population.
Mentir à la population. Tel fut le tout premier geste du Réseau zéro dès l’attaque du Front
Patriotique Rwandais (FPR), le 1er octobre 1990. Vers 19 h ce jour là, le Ministre à la
Présidence, Siméon Nteziryayo me convoqua par téléphone. Il me fit part de la réunion
qui venait de se tenir et à laquelle avaient participé, entre autres, Monsieur Bonaventure
36[49]

Joseph Nzirorera énoncera ce principe à son vassal Pierre Tegera qui me l’a répété : « Quand on a le pouvoir, on
le garde, bon an mal an ! » [‘Ufite ubutegetsi agomba kubugumana uko byagenda kose’]. (Mfizi C., Le Réseau zéro,
lettre ouverte, op. cit., p. 12).

42
Habimana, Secrétaire Général du MRND, le Colonel Serubuga, Chef d’Etat Major
Adjoint de l’Armée, le colonel Rwagafilita, son homologue de la Gendarmerie, le colonel
Rusatira, Chef de Cabinet du Ministre de la Défense Nationale, J. M. V. Mugemana,
Ministre de l’Intérieur et du Développement Communal. En l’absence du Chef de l’Etat,
en voyage aux Nations Unies et à Washington, ces hautes autorités venaient d’échanger
des informations sur la chose suivante : des groupes de bandits armés, circulant en
camions venaient d’être repérés dans le Mutara, à la frontière rwando-ougandaise. La
population n’avait pas à s’inquiéter, car les forces de sécurité avaient la situation en
mains et traquaient ces bandits. Le Ministre Nteziryayo me demandait de rédiger un
communiqué dans ce sens et d’en assurer la diffusion immédiate sur les antennes de
Radio Rwanda.
Je n’eus pas de peine à démontrer au Ministre Nteziryayo, en deux temps, que cette
information était fausse. D’abord, ce n’était pas la première fois que des bandes armées
se signalaient au Mutara. On n’avait pas alerté la population avec autant de solennité. Je
rappelai ensuite au Ministre le télex que nous avions transmis au Président de la
République le 23 septembre 1990, juste avant son départ aux Etats-Unis. Par ce télex, le
bureau de l’Agence France Presse à Nairobi demandait à son correspondant à Kigali de
vérifier les informations selon lesquelles de nombreuses troupes armées tutsi avaient pris
position sur la frontière ougando-rwandaise, prêtes à fondre sur le Rwanda. L’AFP avait
suggéré de se rapprocher des officiers belges de l’assistance technique militaire qui, selon
elle, devaient être au courant. J’avais moi-même relevé ce document de l’appareil. J’en
avais donné une copie à Madame Goretti Uwibambe, journaliste à l’ORINFOR et
correspondante de l’AFP à Kigali avec ordre de se mettre immédiatement en contact avec
la coopération militaire belge. J’avais porté l’original au Ministre Nteziryayo afin qu’il en
informât le Président, avec prière de diligenter l’information vérifiée à transmettre à
l’AFP. Le Ministre avait remis le document, en ma présence, au Colonel Sagatwa. J’avais
pu observer que Sagatwa était dans un état d’agitation inhabituel, ce qui, pour moi,
confirmait la tension que j’avais perçue depuis quelques semaines. Malgré mon insistance
auprès du Ministre Nteziryayo qui n’en put mais, aucune réaction du Président ne me fut
jamais communiquée.37[50]
37[50]

Plusieurs fois le Président déclarera que le Rwanda avait été surpris par l’attaque du FPR. Pourtant, par deux fois,
je lui avais fait parvenir les informations venues du Zaïre et de Tanzanie et qui faisaient état de recrutements massifs
par les réfugiés tutsi en préparation de la guerre contre le Rwanda. Voir notamment, Mfizi C., Lettre n°
0229/12.01.01.5/D/CONF au Président de la République. Objet : Préparatifs attaques « inyenzi » ? Kigali, 23 février
1990. Dans mon analyse sur l’éventualité d’une attaque extérieure, je m’enhardis à suggérer ceci : ’Il faudra surtout
[trouver] le moyen de donner confiance aux gens que notre Armée est capable de jouer son rôle, car on l’accuse de
n’être ni équipée ni combative ». Il faudra attendre un ordre implicite de sensibiliser la population aux techniques de
camouflage des Inkotanyi suite à une Note secrète du SCR adressée le 12 octobre 1990 à Son Excellence Monsieur le
Président de la République Rwandaise sur ce sujet. Mais ce genre de supputations ne résultait pas d’observations de
terrain mais d’hypothèses basées vraisemblablement sur de vielles techniques utilisées par les Inyenzi dans les années
60. De plus, la note du SCR inspirait davantage la panique car elle ne suggérait aucune attitude à la population en pareil
cas. Concernant l’éventualité d’une attaque par les Inkotanyi le Président m’avait signalé, au cours de sa visite
officielle à l’ORINFOR, en octobre 1984, que notre cellule d’animation portait le même nom qu’un groupe de réfugiés
tutsi de l’Uganda. Il a repris la même observation en juillet/août 1987, à l’inauguration de la station FM au sommet du
Mont Huye, en Préfecture de Butare. Cette fois-ci, il y avait de l’impatience dans sa voix. Je l’ai rassuré que ce serait
fait incessamment. Nous avons ainsi pris le nom de « Imboni » (prunelles) abandonnant au FPR. celui de « Inkotanyi »
(batailleurs acharnés). Non sans relever, jovialement, que nous avions pris ce nom avant ces réfugiés. «Et s’ils venaient
à se prévaloir du nom de Rwanda », lui ai-je dit, «serions-nous amenés à changer le nom de notre pays ?» Où que l’on
tourne la chose donc, le Président Habyarimana a été le moins surpris de tous les Rwandais par l’attaque des Inkotanyi
le 1er octobre 1990. Cette anecdote fut, symboliquement, la première victoire des Inkotanyi !

43

Le Ministre Nteziryayo fut convaincu de l’évidence : les militaires avaient menti.
L’information de l’AFP se vérifiait. Il s’agissait bien d’une attaque d’envergure. Je lui
déclarai que je n’étais pas disposé à communiquer à la population une information
mensongère de cette importance ni de lui annoncer un état de guerre. C’était aux
départements de souveraineté de le faire : le Ministère de la Défense Nationale, le
Ministre de l’Intérieur ou même le Haut Commandement des Forces Armées Rwandaises.
Au demeurant, le Secrétaire Général du MRND, Bonaventure Habimana, deuxième
personnalité du régime38[51] était présent. Pourquoi toutes ces autorités, présentes dans
cette réunion, ne voulaient-elles pas assumer leurs responsabilités et se défaussaient-elles
sur moi ? Le Ministre aurait pu mal prendre mon refus d’obtempérer : il était mon
supérieur hiérarchique et l’ordre qu’il me donnait venait des instances les plus autorisées
en l’absence du Chef de l’Etat. Il comprit cependant ma position. Il s’engagea à
convaincre les militaires, lors de la rencontre prévue le lendemain, de rédiger un
communiqué à me remettre. Ce texte ne viendra jamais. Le colonel Serubuga – le poids le
plus lourd de tous ces personnages – s’était défaussé sur le Colonel Rusatira, Chef de
Cabinet du Ministre de la Défense. Au troisième jour, on ne pouvait plus cacher que la
guerre avait éclaté. Le Colonel Rusatira, accepta de donner une conférence de presse.
Mais sans doute sentant in extremis le piège que lui avait tendu le Colonel Serubuga, il
congédia les journalistes car, ayant appris que le Président de la République rentrait
d’urgence au Rwanda, il préféra lui réserver la prérogative de s’adresser au Peuple
rwandais. S’il avait parlé au Peuple, il se serait sûrement fait taper sur les doigts si j’en
crois le bougonnement méprisant du Chef de l’Etat à l’endroit de son Chef de Cabinet
lorsque je lui ai rapporté que ce dernier, tout afféré à faire contenir l’attaque, n’avait pas
eu le temps de s’adresser à la presse aux toutes premières heures de l’invasion.
3.4.2. Mensonge au Chef de l’Etat ?
Le 2 octobre 1990 vers 13 h, je reçus un coup de fil d’un membre de la délégation
présidentielle qui s’inquiétait des disputes survenues entre les membres de la délégation
de presse constituée par la Présidence, sans me consulter selon les usages. Notre affaire
terminée, mon interlocuteur ne fit aucune allusion à la situation que nous connaissions
dans le pays. Je lui demandai ce que le Président en savait. Cette personnalité très bien
informée me déclara que le Président avait été informé par Augustin Nduwayezu, Chef
du Service Central de Renseignement, qu’une horde de bandits avait été repérée au
Mutara. Je le priai instamment de communiquer personnellement au Chef de l’Etat la
version authentique des événements : il y avait eu, en provenance de l’Ouganda, non pas
une infiltration de bandits, mais une attaque par une armée tutsi bien organisée, bien
équipée et nombreuse de plus de 6 000 hommes à en juger par des troupes encore en
marche. Je m’engageai sur la véracité de cette information. J’insistai pour qu’il fût dit au
Président avec la plus grande netteté que celui-ci avait trois options : 1) rentrer
immédiatement au Pays car personne ne prenait la moindre décision au sommet de
l’Etat ; 2) passer par Bruxelles et Paris pour solliciter une intervention militaire car son

38[51]

C’était une façon de parler. On sait que ses prérogatives demeuraient protocolaires, qu’il ne disposait d’aucun
pouvoir et que « les Colonels », Aloys Nsekalije en premier lieu, lui disputaient la deuxième place.

44
armée était en déconfiture39[52] ; 3) ou bien se résoudre à perdre le pouvoir. Au retour de la
délégation présidentielle, j’ai appris qu’après avoir reçu mon message, le Chef de l’Etat
avait surpris tout le monde en ordonnant le retour immédiat de la délégation.
Une interrogation ne m’a jamais quitté depuis lors. Ces informations que j’ai fait
transmettre au Chef de l’Etat, je les avais reçues d’un cadre du SCR, lui-même informé
par son collègue de Byumba, ce dernier relayant ses indicateurs à la frontière ougandorwandaise. Le Chef du SCR quand il se déplaçait avec le Président à l’étranger,
trimballait un équipement technique lui assurant la liaison permanente avec ses services à
Kigali. Etait-il possible qu’il ignorât des informations vieilles de 24 heures ? Comment se
fait-il qu’aucune autorité militaire n’ait pris l’initiative d’informer le Chef de l’Etat ?
Comment expliquer la paralysie de l’Etat au moment de l’invasion du pays par le FPR ?
Voici mon hypothèse. Le Colonel Sagatwa et son beau-frère Augustin Nduwayezu, Chef
du SCR, auraient bloqué l’information à leur niveau et transmis une version écornée,
concoctée avec le Colonel L. Serubuga telle que j’aurais dû l’avoir diffusée auprès de la
population. Sans mon « indiscrétion », le Président aurait retardé son retour, perdu son
crédit auprès de l’opinion nationale (pour n’être pas venu au secours des Hutu menacés
par les Tutsi) et internationale (pour n’avoir pas rejoint son Pays attaqué). Un Coup
d’Etat aurait ainsi été justifié. Ceci reste bien une hypothèse. Mais à un faisceau
d’indices40[53] qui avaient fondé mes soupçons avant le départ du Président aux EtatsUnis, on doit toujours ajouter l’attentat qui provoquera sa mort prévisible41[54], attentat
dont on n’a pas encore déterminé le véritable auteur, excepté les allégations partisanes
des uns et des autres. Je verse enfin dans ces indices une information inédite : le
Président Habyarimana, depuis plusieurs années déjà, se serait rapproché d’un pays
occidental, demandant l’aide de ses services secrets pour surveiller son beau-frère, le
Colonel Sagatwa. J’ai reçu cette « indiscrétion » en 1995 d’un grand diplomate
occidental, universitaire par qui transitaient tous les dossiers des Grands Lacs. Mon
39[52]

Au moment où j’étais allé le voir pour préparer la conférence de presse, j’avais en effet entendu le Colonel
Rusatira converser avec l’Etat Major et les commandants des troupes en contact avec l’ennemi : le FPR était très
mobile ; il encerclait les FAR qui perdaient des positions les unes après les autres ; la panique avait envahi tous les
officiers que j’avais rencontrés.
40[53]
J’avais remarqué depuis plusieurs jours une tension inquiétante à Kigali et des comportements inexplicables de la
part de certains membres du Réseau zéro. Comme si quelque chose de très grave se préparait. Je n’avais pas pensé à la
guerre. Mais à un Coup d’Etat. Un des nombreux signes était le procès pour délit de presse diligenté par Augustin
Nduwayezu, Chef du SCR et beau-frère du Colonel Elie Sagatwa contre Monseigneur Vincent Nsengiyumva,
Archevêque de Kigali, responsable ès qualité du journal Kinyamateka. On reconnaissait à A. Nduwayezu bien des
maladresses. Mais d’audace, point ! Comment, de lui-même, aurait-il pu s’en prendre à la toute puissante Eglise
catholique, juste après la visite du Pape ? Comment aurait-il pu prendre l’initiative de traîner devant les tribunaux ce
prélat ami personnel du Président ? J’étais convaincu qu’il y avait là une action concertée de déstabilisation dirigée
contre le Président Habyarimana par le Réseau zéro. Prétextant le besoin d’orientation concernant de nombreux
dossiers judiciaires pendants, j’avais souhaité m’inquiéter auprès du Chef de l’Etat de cette tension avant son départ
aux Etats-Unis. Nos relations étant particulièrement brouillées en ce moment, il m’avait, pour la première fois depuis
14 ans, refusé une audience en me renvoyant à des services tiers. Il avait nerveusement griffonné sur ma note : « Ces
affaires concernent le Ministre de la Justice ». Un Conseiller à la Présidence, Juvénal Habimana, ancien agent du SCR,
en intérim du Ministre à la Présidence, m’avait transmis copie du document annoté, alors que les notes manuscrites de
la main du Président, sauf instructions formelles, ne circulaient pas en dehors de la Présidence. Erreur prestement
réparée : on subtilisa le document de mon bureau dans l’heure qui suivit sa réception. En tout cas, au moment où j’ai
transmis le télex de l’AFP, quelque chose d’inhabituel se passait à la Présidence. Le Général Rusatira confirme ce
climat et révèle que le Colonel Sagatwa était resté à Kigali pour – double jeu ? - parer au risque de Coup d’Etat. (Voir,
Général Léonidas Rusatira, Le Droit à l’espoir, Paris, L’Harmattan, 2005, 356 p.
41[54]
Voir Mfizi C., Le Réseau zéro, lettre ouverte, op. cit., p. 9.

45
éminent collègue n’avait aucun intérêt à barbouiller sa crédibilité en me racontant des
bobards. Il réagissait à ma réflexion selon laquelle, en 1994, bien d’autres milieux que le
FPR – sans exclure celui-ci bien évidemment – avaient de bonnes raisons d’en vouloir à
mort au Président Habyarimana. Ainsi donc, même s’il venait à s’avérer que cet
attentat-là ne lui était pas imputable, le Réseau zéro, ne ferait pas moins partie de
ceux auxquels pouvait profiter le crime. Est-il impossible d’ailleurs que des forces
maléfiques, internes et externes, rwandaises ou étrangères, aient, concurremment mais
séparément, pour des motifs divergents, cherché à se débarrasser du Président
Habyarimana ?
3.4.3. Manipulations par un Etat Major ethniste
Il n’est plus nécessaire de démonter la mise en scène de la fausse attaque du FPR dans
Kigali au cours de la nuit du 4 au 5 octobre 1990, que l’on a appelée pertinemment « la
nuit du simulacre ». Il s’agissait, de la part de l’Ordre zédiste, de trouver prétexte à
traquer et arrêter les personnes présumées complices (‘ibyitso’) du FPR Inkotanyi. C’était
souvent des Tutsi et accessoirement des Hutu (présumés) membres des partis de
l’opposition. Lorsque vers 4 h du matin les tirs se sont espacés, j’ai voulu savoir si Radio
Rwanda était tombée aux mains du FPR. Au téléphone, une voix sereine d’un chauffeur
nouvellement recruté me rassura : tout était normal. L’agent gendarme qu’il me passa
confirma l’information : les gendarmes du corps de garde de Radio Rwanda avaient reçu
l’ordre de tirer. Ils tiraient dans le vide, car ils n’avaient répliqué à aucun tir ennemi. Pour
en avoir le cœur net, je contactai le Colonel Rusatira, Chef de Cabinet du Ministre de la
Défense. Tout était rentré dans l’ordre, me dit-il. Juste un mort. Il me garantit que mes
collaborateurs pouvaient faire démarrer la Radio en toute sécurité. Moi-même j’ai rejoint
vers 5 h 30 les quelques collaborateurs que j’avais réussi à convaincre et qui avaient pu
atteindre l’immeuble de la Radio. Toute la matinée, j’ai, moi-même, sans chauffeur,
sillonné la ville pour assurer le transport des équipes de journalistes, animateurs et
techniciens. Dans l’attitude des militaires qui surgissaient des embuscades à l’approche
de ma voiture, je n’ai pas décelé la nervosité généralement consécutive à des combats.
Beaucoup de rigueur dans le contrôle, rien de plus. Il n’y avait aucun cadavre en vue,
contrairement à un reportage d’un envoyé spécial de RFI qui, de sa chambre à l’Hôtel
Méridien Umubano, avait fait état de milliers de cadavres jonchant les trottoirs de la
Capitale. Celle-ci était calme. Rassurés par le démarrage à l’heure habituelle et la
continuité des émissions de Radio Rwanda, des gens sortaient petit à petit de leurs
habitations. Nous avons alors commencé à apprendre que des arrestations massives
avaient eu lieu dans de nombreuses familles au cours de cette nuit de grande
manipulation.
Les jours suivants, la gestion politique de cette mascarade fut catastrophique. Casimir
Bizimungu, Ministre des Affaires Etrangères et de la Coopération, Madame Spérancie
Mutwe Karwera, Responsable de l’Information à la Présidence du MRND et moi-même,
assaillis par la presse et par les diplomates, avons cherché à en savoir davantage auprès
du Chef de l’Etat. La thèse de l’attaque par le FPR et ses «ibyitso» (complices) devint
inconsistante : le Président nous avoua que l’Etat Major ne lui avait montré comme armes
saisies qu’un vieux fusils de chasse. Il semblait se désolidariser de l’erreur monumentale

46
que ses services de sécurité venaient de commettre. A peine l’avions-nous quitté
d’ailleurs que l’Etat-Major des FAR convoqua la presse et lui présenta une panoplie de
kalachnikov, de grenades et d’armes lourdes tous matériels badigeonnés de boue rouge.
On prétendait que ces armes appartenaient aux complices, qu’elles avaient été prises à
leur domicile ou dans des cachettes qu’ils avaient montrées. On abusait de notre
ignorance en nous déclarant que les FAR ne disposaient pas de ce genre d’équipements,
ce qui se révèlera faux. De retour de cette conférence de presse, j’ai dépêché une note au
Président de la République attirant son attention sur tous ces artifices : d’où venaient et à
quoi serviraient donc ces armes que l’Armée avait cachées à son Chef d’Etat Major et
Ministre de la Défense et Chef de l’Etat et Commandant Suprême des Armées, en temps
de guerre ? Sincère ou bien excellent comédien, le Président Habyarimana semblait ne
pas avoir toutes ses cartes en mains. Qui tirait les ficelles ? Qui avait pris l’initiative de
ces arrestations massives ? Quelle force le contraignait-elle au point que, selon une fuite
crédible, il aurait accepté, quelques jours après de passer par les armes toutes les
personnes interpellées et encore entassées au Stade de Nyamirambo ? Cette proposition
lui aurait été faite lors d’une réunion de la fameuse Cellule de haute sécurité. Mais seul
un Officier Supérieur de Gendarmerie aurait refusé de s’associer à ce crime et menacé de
démissionner. A la suite de quoi, on convint de faire gérer le dossier des ‘ibyitso’ par le
Ministère de la Justice. Celui-ci s’en empara, prêt à exécuter, la peur au ventre, des
injonctions extérieures à l’appareil judiciaire. Dans cette précipitation, s’appuyant sur je
ne sais plus quel verset de la Bible, le Ministre de la Justice, Théoneste Mujyanama, dans
une interview enregistrée dans les studios de Radio Rwanda, traita tous les interpellés de
traîtres et leur promit des châtiments exemplaires. Lui ayan fait remarquer qu’un Ministre
de la Justice ne peut se référer qu’à la Constitution et aux lois de la République, je fis
bloquer la diffusion de la partie incriminée de son interview. Le pauvre Ministre finira
par comprendre dans quelle indignité il avait failli s’embarquer : il perdit son poste et
passa à l’opposition avant de perdre la vie. Pour tempérer cet empire de la bêtise, on sait
le rôle courageux que jouèrent ensuite le Procureur Général Alphonse-Marie Nkubito et
Sylvestre Nsanzimana, arrivé opportunément à la tête de ce département.
Ce chapelet de mensonges m’avait rendu précautionneux. Je me gardais toutefois de
gérer la situation en solitaire. Les conférences de rédactions discutaient la manière de
couvrir les événements. Nous avions ensemble défini une ligne rédactionnelle axiale :
sans traumatiser la population, nous avions à la préparer à une guerre longue, à lui
expliquer ses ramifications politiques sans actionner le levier de la haine ethnique et de la
guerre civile. Nous estimions qu’actionner ce levier ethnique était la manière la plus sûre
de courir à la défaite. J’avais invité les journalistes à travailler dans la concertation la plus
large possible, afin de pondérer la diversité des opinions politiques. Dans cet esprit, nous
prenions avec des pincettes les informations de l’Etat Major des FAR. Le Colonel
Serubuga, sous prétexte de risques trop grands, avait refusé d’accéder à ma requête que
les journalistes pussent aller au front couvrir les combats. On nous noyait sous des
communiqués hagiographiques avec des chiffres toujours ronds d’ennemis abattus, sans
pertes ni blessés de notre côté. J’en suis arrivé à refuser de les publier. Le Ministre C.
Bizimungu (Affaires Etrangères) et Madame S. Mutwe (Informations MRND) émettaient
les mêmes réserves. Nous en avons saisi le Chef de l’Etat. D’ordre de celui-ci, un officier
de liaison fut mis à la disposition de la presse pour nous communiquer des informations

47
et nous en donner des commentaires autorisés. Mais l’officier que l’Etat Major nous
désigna, le Major Nzabanita dit «Dictionnaire», c’était finalement quelqu’un que le
Colonel Serubuga voulait écarter du champ des opérations42[55]. Il n’accédait pas plus que
nous aux informations fiables. Et quand il y en avait, ordre lui était donné de ne pas les
diffuser. Tel fut le cas, rappelons-le, des informations concernant les massacres des Tutsi
en commune Kibilira fin 1990. Elles étaient parvenues sur le Bureau du Colonel
Serubuga mais on avait transmis au Chef de l’Etat des informations inexactes. Pour nous,
la communication de l’Armée prenait à contre-pieds le discours politique qui, à l’époque,
appelait la population à l’unité. Au contraire, le Colonel Serubuga jouait explicitement la
fibre ethnique, jusqu’à m’enjoindre de chasser de l’antenne de Radio Rwanda la
journaliste Louise Kayibanda, parce que «cette ‘tutsitule’ » 43[56] n’était pas digne de
rapporter les hauts faits de l’Armée rwandaise. Cherchant à mettre la journaliste à l’abri
de cette hargne, j’avais demandé à ma collaboratrice de décider, à son aise, ce qu’il
convenait de faire. Elle a courageusement choisi de rester à l’antenne puisque la qualité
de sa prestation n’était pas en cause. Au demeurant, j’avais bien dit à son agresseur que je
ne la retirerais pas de l’antenne sans faute professionnelle avérée. Le Colonel raciste
m’avait raccroché au nez avec des menaces : «‘Ni uko unshubije, sha ? Ba uretse gato
uzaba ureba [C’est comme cela que tu me réponds, toi ? Attends un peu, tu vas (me)
voir…]»
Le malentendu sur la manière de couvrir la guerre persista. On crut y remédier en
envoyant deux cadres du MRND qui, à l’insu des services compétents du Mouvement et
de moi-même, vinrent contraindre le personnel technique de la Radio à enregistrer et à
42[55]

L’opinion courante parmi les Officiers voulait que ce fût la pratique du Colonel Serubuga d’affecter ou de
proposer à des taches quasi civiles les officiers dont il voulait se défaire. Ou alors il les envoyait au front, alors qu’ils
avaient longtemps été écartés du Commandement des troupes espérant qu’ils se feraient tirer dessus. Pour survivre, ces
condamnés à mort sursitaires devaient soit prendre des mesures exceptionnelles pour leur propre sécurité, soit se battre
pour deux et mériter l’appréciation de la troupe - tel aurait été le cas des Colonels A. Nshizirungu et Deogratias
Nsabimana -, soit être «victimes d’une embuscade ennemie» masquant une élimination - cas des Majors Marcel
Bivugabagabo qui en réchappa. et Rwendeye qui en mourut. Dominique Makeli, journaliste à Radio Rwanda, avait un
jour réalisé une émission sur la mort du Major Rwendeye. Il laissait entendre que si cet officier était tombé dans une
embuscade, il n’était pas sûr que celle-ci fût tendue par le FPR. A moins que le FPR fût précisément une armée plus
performante que l’on ne voulait le reconnaître. Certes Makeli n’était pas une lumière, loin s’en faut. De plus, il avait
passé outre la discipline que nous nous étions imposée: tout journaliste rentré du terrain devait discuter son reportage
avec sa rédaction avant diffusion et, au besoin, informer le Directeur de la Radio ou de l’ORINFOR. Makeli s’était
affranchi de cette exigence professionnelle. Cependant, il avait respecté l’orientation générale de la ligne rédactionnelle
: nous avions, en effet, convenu de faire ressortir que le Rwanda avait été attaqué non pas par « des bandes armées ou
des va-nu-pieds - [‘imihirimbiri’] selon la célèbre injure proférée par Dr Casimir Bizimungu, Ministre des Affaires
Etrangères et de la Coopération – mais par une armée bien organisée, bien entraînée, bien équipée et surdéterminée.
Autant de choses que l’Etat Major des FAR ne voulait pas reconnaître publiquement. C’est parce qu’il avait inscrit
l’émission dans cette problématique que j’ai tout de même couvert le journaliste, quitte à m’entendre dire
successivement par les Colonel Elie Sagatwa et Léonidas Rusatira : « Monsieur Mfizi, il faudrait finalement savoir de
quel côté vous êtes. Vous êtes de notre côté ou vous êtes du côté des Inyenzi ? ». La menace était redoutablement claire.
43[56]
Tutsitule’, néologisme tentant de traduire l’injure ‘agatutsikazi’ proférée par le Colonel Serubuga à l’endroit de la
jeune fille : « Niko shahu Mfi, kaliya gatutsikazi ni ko wasanze kavuga neza ibigwi by’ingabo z’uRwanda» ? « Dis
donc Mfizi, c’est cette ‘tutsitule’ que tu as trouvée digne de rapporter les hauts faits des FAR ? » Pourtant Louise
Kayibanda se décarcassait pour décrédibiliser le FPR et amener l’opinion à se ranger derrière les FAR. On la
surnommera d’ailleurs ‘imburagasani’ [les maudits], comme elle appelait le FPR Inkotanyi, parce qu’on estimait
qu’elle faisait du zèle. Elle n’allait certes pas jusqu’à les traiter d’’Inyenzi’ (cancrelats, terme politiquement dépassé) ;
mais par le terme ‘imburagasani’, tout locuteur rwandophone comprenait qu’elle n’en était pas loin. Louise est la fille
de François Kayibanda, officier de la deuxième promotion de l’Ecole d’Officiers de Kigali, en souffrance de
promotion : il accumulait la double « tare » d’être tutsi et originaire de Gitarama. Mais sans se départir de sa légendaire
courtoisie, François Kayibanda avait refusé de courber l’échine. Est-ce pour cette raison que le Colonel Serubuga ne
supportait pas la présence de sa fille sur les antennes nationales ?

48
diffuser une émission sur la guerre. Heureusement, notre ligne rédactionnelle était si
transparente que même les techniciens la connaissaient. L’un d’entre ceux-ci me signala
cette émission avant de l’acheminer à l’antenne. Qui pouvait avoir mandaté ces
réalisateurs improvisés ? Pourquoi ces deux Conseillers du MRND, Anastase Gasana et
Léon Mugesera, avaient-ils cru devoir agir clandestinement ? Ces jeunes cadres
qu’aucune amitié n’avait jamais liés devaient avoir été téléguidés pour réaliser, ensemble,
cette émission. Ils n’auraient jamais osé tenir à l’antenne des propos en marge de
l’orthodoxie officielle du MRND et du Président sans un appui solide. Si cet appui avait
été le fait du Président lui-même, les deux compères qui ne brillaient pas par la modestie
seraient entrés par la grande porte, en suivant le protocole existant entre l’ORINFOR et
les services d’information du MRND. Quelqu’un parmi les protagonistes invisibles de
cette affaire mesurait sans doute le degré de la dérive que cette émission aurait provoqué
en attisant sans ménagement la tension ethnique. La loyauté constante de ces anciens de
Nyakinama vis-à-vis du Réseau zéro me rendit prudent. J’ai bloqué l’émission. Elle était
politiquement irrecevable sur les ondes d’une antenne qui, en relais aux positions
officielles du Chef de l’Etat et du Gouvernement, incitait la population à ne pas se
tromper d’ennemi. Je n’en ai référé à personne, attendant la plainte des services de
l’information au MRND ou même de ces Conseillers du MRND, offensés. Personne n’en
fit rien. Preuve que nous étions en face du « modus operandi » du Réseau zéro : inciter
des exécutants ‘sous influence’ à des actes répréhensibles, voire répressibles par la loi,
sans en assumer la responsabilité.
Entre temps, à l’ORINFOR, nous avons continué à glaner des informations auprès des
populations qui avaient été témoins des combats. Il n’est pas rare que, par cette voie, nous
en ayons su plus que ce que l’Armée voulait bien nous dire. Nous avions eu très vite la
conviction que les belligérants se livraient à des exactions sinon à des massacres de
populations civiles et que c’était une des raisons pour lesquelles l’Etat Major des FAR,
moins habile que le FPR à masquer ses crimes de guerre, ne voulait pas de journalistes au
front. Ainsi avions-nous compris, par exemple, que lorsque les troupes revenaient du
front en brandissant victorieusement les gourdins ‘ntamponganoyumwanzi’ [litt. : il n’y a
pas de rançon en faveur de l’ennemi, c.à.d. : pas de pitié pour l’ennemi] tâchés de sang,
puis peints en rouge pour masquer le sang humain, il était clair que l’on ne s’en était pas
servi pour ‘guhumbahumba’ [tuer l’ennemi un à un jusqu’au dernier] des adversaires
armés de kalachnikov, mais des civils ou des soldats désarmés. Il faut signaler ici que ce
sont les militaires, surtout ceux de la Garde Présidentielle, qui ont utilisés, les premiers,
ces gourdins avant que les milices ne les adoptent. Pourquoi la Garde Présidentielle ? A
en croire la plainte d’un Adjudant du Camp Kami, la Garde Présidentielle n’intervenait
jamais en première ligne. Elle n’allait pas au contact avec l’ennemi. Elle arrivait toujours
après les combats, effectuait des opérations éclair, avant de s’en retourner bien vite dans
sa base à Kigali.44[57] On comprend que, dans ces circonstances, la Garde Présidentielle
44[57]

Selon cet Adjudant que j’avais pris en autostop de Kigali à Kinyinya, la Garde Présidentielle ne participait pas aux
combats parce que ses officiers et sous-officiers étaient occupés à construire leurs maisons sur des crédits bancaires
qu’on leur avait distribués pour acheter leur loyauté au Président de la République. Et d’ajouter en substance : « Nous
refusons de nous battre seuls pendant que d’autres s’enrichissent. Nous savons d’ailleurs maintenant que nous nous
battons contre d’autres Rwandais qui cherchent à regagner leur pays. Nous n’allons pas continuer à nous battre si
vous autres les politiciens vous refusez de négocie». Il faisait allusion aux manifestations du week-end précédent au
cours desquelles des hutu extrémistes avaient bruyamment contesté, dans Kigali, les Accords d’Arusha. Et de
poursuivre: « Nous refusons de nous battre parce que, de surcroît, vous désorganisez notre Armée pour des querelles

49
s’en soit prise, gourdin au poing, aux populations civiles au cours de ces opérations de
ratissage - sinon de nettoyage ethnique. Ainsi encore lorsque, un matin, les élèves
officiers rentrés du front la veille, se présentèrent au salut matinal du drapeau, brandissant
comme trophées de victoire, une ou deux têtes tranchées de soi-disant combattants du
FPR. Ce matin-là, le Colonel Bonaventure Buregeya qui m’en parlait horrifié, déprimé,
au bord des larmes, avait dû interrompre la revue de la troupe et renvoyer «ces sauvages»
dans leurs chambres. Homme cependant indécis face à la méchanceté 45[58], lui-même
déstabilisé dans son propre camp, il n’avait pas assez de cran ni d’autorité pour s’opposer
à la guerre sauvagement ethnique que distillait la haute hiérarchie militaire. Et je doute
fort qu’il ait pris des mesures répressives contre ses élèves officiers criminels, au risque
de passer pour un traitre.

qui ne nous concernent pas. Plus aucune unité, depuis l’assassinat du Colonel Stanislas Mayuya, n’est composée
d’éléments qui se sont entraînés ensemble. Aucune n’est normalement commandée par quelqu’un que la troupe connaît
et qui soit le plus gradé. A Kami par exemple, au lieu de promouvoir un officier supérieur de notre camp, on nous a
parachuté un capitaine pour nous commander, parce qu’il est de Gisenyi et que, Tutsi, il ne va oser rien tenter contre
le pouvoir ». Bien que ce sous-officier ait refusé de s’identifier, je tiens pour crédible son témoignage spontané que j’ai
confronté par la suite avec d’autres sources. Il m’a dit que lui et ses camarades me connaissaient, qu’ils avaient
apprécié la pertinence de ma lettre ouverte au Président (Le Réseau zéro/Ikiguli-nûnga) et que c’était pour cela qu’il me
parlait ouvertement. En culture rwandaise, des témoins spontanés, couverts par le plus parfait anonymat, s’adressant à
quelqu’un qu’ils apprécient, sont généralement sincères et vrais. Bien qu’il ne corresponde pas à la norme occidentale,
ce genre de témoignage, recueilli fortuitement, de la bouche de soldats non ou peu gradés, m’a souvent servi
efficacement pour ma propre sécurité et pour mon information personnelle.
45[58]
Ce trait de caractère du Colonel Bonaventure Buregeya, je le lui connais depuis qu’il était sergent à l’Ecole
d’Officiers de Kigali vers les années 1963 : il n’osa pas contester les décisions injustes prises par son camarade, le
Sergent Alexis, à l’encontre des étudiants venus au Congrès de l’Ecole d’Officiers. Il n’avait pas changé lorsqu’il était
Secrétaire Général à la Présidence et, de ce fait, à partir de 1976, mon supérieur hiérarchique pendant plusieurs années.

50

3.5. ECHECS
MEDIATIQUE

RECURRENTS

DU

RESEAU

ZERO

DANS

L’ESPACE

3.5.1. P. Zigiranyirazo dans le « domaine réservé » du Président
Nous sommes en 1982. La restructuration de l’hebdomadaire ‘Imvaho’ allait bon train.
On s’arrachait le journal lundi tôt le matin, dans nos points de vente disséminés dans les
centres urbains importants. Les lecteurs commençaient à réagir par un courrier de plus en
plus abondant. Les journalistes de la presse écrite autant d’ailleurs que ceux de Radio
Rwanda avaient pris le poil de la bête et n’hésitaient plus à égratigner sinon le pouvoir,
tout au moins les administrations. Comme ils descendaient de plus en plus sur le terrain
pour rencontrer librement la population, leurs reportages faisaient mouche. Les autorités
locales commençaient à s’en inquiéter et le Préfet de Ruhengeri, Protais Zigiranyirazo,
parmi les premières. Un beau matin, je reçois sa visite à la Direction de l’ORINFOR. Il
venait me mettre en garde [‘kumburira’]. Il me disait avoir entendu la veille au soir le
Président de la République se plaindre de « l’insolence » des journalistes de l’ORINFOR.
Selon le Préfet, le Président était déçu : n’avait-il pas espéré que Mfizi le débarrasserait
rapidement de ces journalistes Tutsi et Banyanduga (ceux du Sud) qui agressaient le
gouvernement ! Mais au contraire, c’est à eux qu’étaient confiés les postes
d’encadrement. P. Zigiranyirazo énuméra les journalistes et les cadres tutsi et
‘banyanduga’ à écarter. Le Préfet concluait qu’il ne convenait pas d’obliger le Président à
me dire lui-même ce genre de choses. C’est pourquoi, mon visiteur avait pris l’initiative
de me prévenir, car si je ne m’exécutais pas dans ce sens, le Président se fâcherait un jour
et prendrait des mesures contre moi sans que je devine pourquoi. Ce discours était
stupéfiant. A supposer que le Président se fût plaint de la prédominance, d’ailleurs réelle,
des Tutsi et des Banyanduga à l’ORINFOR, était-il pensable qu’il ait préconisé leur
éloignement pur et simple ! Car, suite à une note que je lui avais adressée quelques mois
auparavant46[59], le Chef de l’Etat m’avait donné des directives en vue de rétablir les
équilibres. Il ne s’agissait pas de chasser, malgré leur compétence, des journalistes pour
leur origine ethnique ou régionale. Au contraire, le Président avait marqué son accord de
principe quant à l’urgence de recruter et de former massivement les journalistes ainsi
qu’à la nécessité de motiver les effectifs en place. Le Président de la République aurait-il
changé d’opinion en si peu de temps ? Et pourquoi ne m’avait-il pas convoqué pour me
donner d’autres instructions ? Pour en avoir le cœur net, j’ai sollicité et obtenu en urgence
une audience au cours de laquelle j’ai vérifié l’authenticité des propos de P.
Zigiranyirazo. «Ce type ne m’a-t-il pas assez embêté comme ça ! », tonna47[60] le Président
Il se leva ; il tourna en rond dans son cabinet en pestant contre son beau-frère. Il se
ressaisit, se rassit et, en substance, me dit avec fermeté. « L’ORINFOR est placé sous
mon autorité. Personne d’autre, fût-il mon beau-frère, n’a à te donner des instructions.
C’est de moi et de moi seul que tu les reçois par les canaux habituels et tu réponds
46[59]

Mfizi, C., Lettre du 8 novembre 1981 au Président de la République, 12 pages manuscrites sur du papier portant
mon adresse privée (B.P.1067 Kigali).
47[60]
« Il tonna ». Le mot convient bien à l’homme. De son propre aveu (MFIZI C., Entretiens à Gasiza, doc. cit.), ses
condisciples séminaristes, impressionnés par sa corpulence, l’avaient surnommé ‘Jupiter’. Et à l’explosion de sa colère
longtemps contenue, ils se sauvaient en criant : «‘Jupiter tonnat’!»

51
devant moi de leur exécution». Il me congédia en me rappelant de suivre la ligne qu’il
m’avait fixée concernant le recrutement et la gestion du personnel de l’ORINFOR.
Dès cet incident, j’ai retenu deux leçons.
Première leçon. L’ORINFOR appartenait au « domaine réservé » du Chef de l’Etat. Le
dispositif du Décret qui le crée ne le plaçait pas, en effet, sous la tutelle de la Présidence
de la République, mais « sous la tutelle du Président de la République ». La nuance
n’était pas fortuite, mais une politique délibérée. La ligne rouge était tracée désormais et
tant que le Président de la République ne l’aurait pas déplacée de manière explicite, je
m’y tiendrais quoi qu’il m’en coûtât.
Deuxième leçon. J’eus la certitude que, à l’époque, Protais Zigiranyirazo, « ce type »
agaçait le Président, en donnant du « beau-frère » à tort et à travers. Et il ne devait pas en
être à sa première bévue. En ce temps-là, certes Protais Zigiranyirazo était encore un
tireur au flanc qui tentait d’exister politiquement. Néanmoins, sa stratégie était posée :
après avoir contribué à éliminer politiquement le Major Théoneste Lizinde et le Colonel
Kanyarengwe, il brandissait le statut anthropologique de « proche parent » du Président et
faisait pression sur les responsables des services publics en vue de faire passer ses visées
politiques fondées sur les clivages ethniques et régionalistes. Clivages que proclamait
combattre le discours politique du Chef de l’Etat. Que d’esprits fragiles ont donné dans
ce piège satanique !
3.5.2. ‘Z’, le « scorpion » récidive
Depuis la création par l’ORINFOR, des Centre Régionaux d’Information (CRI), au début
des années 1980, les préfets se disputaient l’ouverture de ce service public dans leur
préfecture. Ce zèle procédait cependant d’un profond malentendu. Grâce aux CRI,
l’ORINFOR ambitionnait d’étendre sur le pays un faisceau de véritables pôles de
développement de la communication rurale, libre, omnidirectionnelle, entre citoyens
engagés dans des initiatives de progrès. Plusieurs préfets y voyaient, quant à eux, un
relais de transmission verticale des injonctions du pouvoir et, du coup, un outil de
propagande personnelle à leur disposition. Jaloux d’entendre souvent cités à la Radio et
de lire dans l’hebdomadaire Imvaho rénové les noms de leurs collègues de Butare et de
Gisenyi, siège des deux premiers CRI, les Préfets assiégeaient l’ORINFOR en rivalisant
de disponibilité à accueillir ce service. Le préfet de Ruhengeri n’en avait cependant pas
réclamé la création. Protais Zigiranyirazo ne m’a pas caché sa méfiance vis-à-vis de ce
service le jour où, en 1984, je suis allé l’informer que le Conseil d’Administration en
avait décidé l’installation à Ruhengeri. Il a fallu le rassurer que j’y affecterais un
journaliste en qui il aurait confiance. J’avais en effet désigné, Aloys Mundele, hutu,
originaire du Bushiru48[61] et qu’il connaissait bien. Cette désignation tenait compte de la
personnalité du Préfet et des compétences certaines de mon collaborateur. A ce nom de
Mundele, ‘Z’ a rengainé. Pour m’assurer de sa collaboration, il me proposa
immédiatement un bureau dans l’immeuble de la Préfecture. J’ai décliné son offre. En
vérité, je n’acceptais, par principe, ce genre d’offre de la part d’aucun préfet. Je préférais
48[61]

En le recrutant, j’avais été abusé par de faux papiers. En fait, comme il sera obligé de me l’avouer lui-même, Aloys
Mundele était originaire du Zaïre, terre qui l’avait vu naître. Ses parents zaïrois rwandophones habitaient à cette époque
au nord de Goma. C’est pourquoi son nom est bien Mundele (chance) et non pas Mundere, nom rwandais (éduquezmoi).

52
louer, dans un quartier populaire, un immeuble de particulier, abritant à la fois les
bureaux, les moyens de communication et l’appartement du journaliste correspondant
régional. De quoi garantir à celui-ci une disponibilité constante et une large
indépendance, d’autant qu’il disposait d’un véhicule de fonction non incorporé au charroi
de la préfecture. Mais Aloys Mundele ne parvint pas à garder la distance qu’imposait sa
profession. Bien au contraire, il se soumit très vite et de bonne grâce au Préfet dont il
devint comme le porte-parole, au point que les rédactions ne savaient plus comment
traiter des papiers manifestement dictés par le Préfet. Se sentant sous une aisselle
puissante, Mundele ajouta à cet écart professionnel des fautes disciplinaires en cascade.
Le Conseil d’Administration en vint à décider d’abord de le retirer de ce poste, puis de
mettre fin à ses fonctions de journaliste de l’ORINFOR.49[62] Il nomma à sa place JeanBaptiste Nkuliyingoma. Alliant au courage des qualités professionnelles sûres,
Nkuliyingoma rencontrera cependant une hostilité non dissimulée de la part du Préfet
Zigiranyirazo. Mais cette hostilité d’un préfet dont la popularité laissait à désirer
n’entama ni sa performance, ni ses relations avec la population de Ruhengeri. Celle-ci
appréciait bien au contraire son objectivité et son indépendance. La crise avec le préfet
éclatera le jour où J.-B. Nkuliyingoma indiqua, dans un reportage, qu’un sous-préfet avait
dûment remplacé le préfet à quelque prestation publique. C’était une formule consacrée,
imposée par les susceptibilités de nos administrants : l’autorité appartenait bien au
titulaire de la fonction ; même s’il était absent, la presse devait mentionner son nom. Or
l’absence du Préfet Zigiranyirazo, ce jour-là, correspondait, semble-t-il, à une escapade
constitutive d’infraction administrative. Le journaliste l’ayant rendue publique sans
calcul, le Préfet prit la chose pour une malveillance délibérée qu’il lui ferait payer. Sa
tache devint impossible. En fait, le Préfet Zigiranyirazo visait plus haut que le journaliste.
Il attribuait la prétendue faute de celui-ci à l’ORINFOR, à son Directeur en particulier
auquel il reprochait de confesser une conception de l’information qui, selon lui, ne servait
pas les intérêts de la population. Il me fit convoquer par les instances préfectorales du
MRND pour que j’explique la politique de l’information. J’acceptai la confrontation mais
pris soin d’en différer le moment. Manière de lui en contester le droit. Pendant ce temps,
je multipliai les contacts en vue de désamorcer la tension et polariser le débat non sur les
personnes mais sur l’objet du contentieux : la politique de l’information pratiquée par
l’ORINFOR. Je pris un jour l’initiative de me faire inviter par le Comité préfectoral de
Ruhengeri. J’ai sollicité, à cette fin, l’entremise du Ministre Joseph Nzirorera, Viceprésident de cette instance, un des gourous du Réseau zéro, afin de convaincre le Préfet
Zigiranyirazo en ce sens.
La réunion eut lieu à Ruhengeri, sous la présidence du Préfet. Celui-ci avait pris soin
d’écarter le journaliste Nkuliyingoma qui, en sa qualité de correspondant régional à
Ruhengeri, aurait dû couvrir cette activité. Du coup, j’étais obligé de rendre moi-même
compte50[63] de ce débat extrêmement tendu. La réunion était composée d’une douzaine de
49[62]

Employé par l’entreprise publique ELETROGAZ pour sa communication institutionnelle, Aloys Mundele sera
récupéré par Séraphin Rwabukumba pour son journal ‘Intera’. Leur collaboration ne durera pas ainsi que je l’avais
indiqué à son employeur lorsque, lui ayant refusé de dévoyer un journaliste de l’ORINFOR pour son journal, il m’avait
demandé mon avis sur Mundele.
50[63]
Le matériel technique dont je m’étais muni me lâchera ; je ne réussis pas à enregistrer les propos surréalistes que
j’y ai entendus. C’est à croire que le technicien qui me l’avait remis avait reçu ordre de le traficoter puisque la présence
du micro ne semblait pas inciter les locuteurs à un comportement approprié, comme s’ils avaient été informé que
l’enregistrement ne fonctionnerait pas.

53
personnalités, telles Thaddée Bagaragaza, Jean Damascène Munyarukiko, le Dr Casimir
Bizimungu, etc. Les unes avaient été montées contre l’ORINFOR et me décochaient des
arguments aussi violents qu’embrouillés. Les autres avaient pris l’habitude de se taire
dans cette instance croupion ; quitte, les débats clos, à me chuchoter leurs félicitations
pour ma résistance hardie. Seul le Dr Casimir Bizimungu avait défendu publiquement, en
cours de séance, le droit à la presse de s’exprimer librement. Il venait d’être nommé
Ministre de la Santé. Après la séance, je le remerciai de son soutien, ajoutant que
j’apprécierais davantage son appui s’il me le renouvelait six mois après. Car, je me
doutais bien que, comme d’aucuns, son indépendance d’esprit ferait long feu.
Mais au fait, pourquoi P. Zigiranyirazo s’obstinait-il à dicter sa loi à l’ORINFOR ?
Au cours de cette même réunion, il a résumé sa volonté en quelques phrases d’anthologie.
Selon lui, le « Peuple de Ruhengeri » souhaitait que le Correspondant régional travaillât
en accord avec le Préfet comme le font les autres agents de l’Etat - c’est-à-dire : sous ses
ordres. Il devait rendre compte des activités des autorités préfectorales dans le même
esprit et avec la même compétence que le Directeur de l’ORINFOR mettait à rédiger les
comptes rendus du Conseil du Gouvernement. Le préfet exigeait en outre que Radio
Rwanda consacrât un temps d’antenne plus long aux activités de sa préfecture.
En trois points, je rejetai cette perspective expliquant à l’assistance qu’elle nous ramenait
à une pratique de l’information largement dépassée. D’abord, le correspondant régional
travaillait correctement à la lumière des instructions que l’ORINFOR était seul compétent
à lui donner. Trois minutes imparties aux reportages, c’était une durée déjà trop longue,
vu qu’il n’était pas rare d’avoir à radiodiffuser des reportages provenant des dix
préfectures. Ensuite, n’était-ce pas incongru de parler du ‘Peuple de Ruhengeri’ comme
si cette préfecture était en état de sécession ! Enfin, je déclarai que la manière dont je
rédigeais le compte rendu des travaux du Conseil du Gouvernement était sui generis. Car
le Conseil du Gouvernement était une instance constitutionnelle ; ses travaux se
déroulaient à huis clos ; ils étaient conduits par le Chef de l’Etat en personne ; le
communiqué qui en sortait engageait toute la Nation. Il n’y avait donc pas de
comparaison possible avec les travaux d’un Comité préfectoral, organe régional d’un
parti politique et présidé par un préfet.
Les positions du préfet et la mienne étant inconciliables, la séance fut levée dans une
ambiance électrique. Je me rendis au CRI pour rédiger le reportage du jour. Je
m’apprêtais à le communiquer par téléphone aux rédactions à Kigali quand arrivèrent en
trombe deux des membres de la réunion, dont un professeur de l’Université, campus de
Nyakinama, devenu l’homme à tout faire du Préfet Zigiranyirazo. Ils venaient de la part
de celui-ci me remettre un compte rendu de la réunion. Leur texte faisait endosser à celleci les thèses habituellement soutenues par le Préfet, sans tenir aucun compte du débat
suscité par mon exposé. C’était au demeurant ce genre de manipulation des faits qui
avait, autrefois, rendu inexploitables les papiers signés par Aloys Mundele et ardue la
tâche de son successeur Nkuliyingoma. Il y avait là, de la part du Préfet, flagrant délit de
désinformation. Je maintins mon texte franchement plus équilibré, non sans l’avoir, en
toute transparence, montré aux émissaires du Préfet. Ceux-ci, confus, déclarèrent que,
malgré tout, le texte du Préfet faisait foi puisque celui-ci présidait la réunion. Je lui fis

54
dire qu’en qualité de reporter ayant été obligé de couvrir cette réunion, mon texte faisait
professionnellement foi dans nos rédactions, qu’il consignerait le sien dans son rapport
administratif. Le Préfet ne se le fit pas dire deux fois. Il fit rapport, sans délais, au
Président de la République. Le lendemain matin, celui-ci me convoqua. Il me reprocha
vivement d’avoir fait diffuser un compte rendu inexact, après avoir refusé le texte plus
objectif (sic !) élaboré par les services de la préfecture. Je fais ici l’économie de mes
arguments puisque j’en ai déjà mentionné ci haut la teneur. Pour finir, je lui ai indiqué
mon intention de changer le journaliste rien que pour mettre fin à ce bras de fer sans faire
davantage perdre la face au préfet. J’ajoutai toutefois que si ce dernier maintenait son
comportement vis-à-vis de la presse, nous n’aurions rien réglé.
3.5.3. Portait et objectif de ‘Z’.
S’attarder sur pareil incident semble à première vue anecdotique. Or, que non ! Cet
incident illustre au moins 5 traits caractéristiques de la personnalité de Protais
Zigiranyirazo et permet d’identifier le motif du harcèlement qu’il infligeait à la presse
publique.
A) Protais Zigiranyirazo exerçait sur Ruhengeri un pouvoir seigneurial. Autour de son
soleil toutes les étoiles devaient pâlir. Il ne pouvait supporter aucune opinion contraire à
la sienne.
B) Protais Zigiranyirazo est un « scorpion » : il ne lâche pas sa proie ni son objectif. Pour
arriver à ses fins, ni la loi, ni la morale, ni les principes connus de politique nationale ne
l’arrêteront.
C) Protais Zigiranyirazo ne pouvait pas se départir de préjugés ethniques et régionalistes.
C’est, chez lui, un invariant lourd de conséquences. Il m’avait exprimé ses soupçons
quant à l’identité du journaliste Nkuliyingoma. Il m’avait fallu, la mort dans l’âme,
préciser que ce journaliste était bien un hutu et que sa physionomie tutsiforme et son
allure impassible correspondaient au tempérament des habitants de Mukarange, dans la
région naturelle du Buganza Nord, en préfecture de Byumba. Malgré ces précisions, le
doute subsistait, dans l’esprit du préfet Zigiranyirazo, tout comme son ressentiment que
« son » journaliste Mundele avait été changé.
D). La confusion entre le niveau préfectoral et le niveau national n’était pas fortuite dans
l’esprit de Protais Zigiranyirazo. Elle procédait d’un mimétisme de plus en plus visible
par rapport au Président Habyarimana. Démarche, coiffure, gestes de salutation à la
population, se faire appeler, « le Chef » ou bien « Umubyeyi », attribut qui, lorsqu’il est
appliqué au Chef de l’Etat, signifie « Père de la Nation », etc. Non, Protais Zigiranyirazo
n’imitait pas le Président, il se prenait pour le Président. Il voulait qu’on le prît pour le
Président. M’obliger à couvrir moi-même, à la place de mon journaliste, la réunion du
Comité préfectoral qu’il présidait participait à cette obsession. Que Protais Zigiranyirazo
intervînt de manière ponctuelle pour contraindre tel service national ou local à se plier à
ses intérêts propres (les terres des Bagogwe, les vaches de Kinigi, les bambous, etc.), on
s’y était fait. Voici que, passant à la vitesse supérieure, il entendait maintenant, de propos
délibéré, intervenir dans la définition des politiques nationales. L’information restait un

55
des derniers domaines où « Z » n’avait pas encore réalisé cette ambition qui le
conduirait aux marches du pouvoir.
E). Protais Zigiranyirazo exerçait, à cette époque, sur le Président Habyarimana, une
influence qui n’avait plus rien de discret. En effet, à chaque charge de Zigiranyirazo, le
Président me convoquait. Il écoutait mes arguments d’autant plus pertinents qu’ils
collaient à ses instructions explicites quant à la gestion de l’ORINFOR. Mais j’avais beau
démonter point par point et preuves indubitables à l’appui, les manœuvres de
Zigiranyirazo, le Chef de l’Etat ne s’offusquait plus, comme en 1981, de l’intrusion de
« ce type » dans son « domaine réservé ». Et le préfet recommençait impunément son
harcèlement quelques temps après.
3.5.5. Le Pouvoir à portée de « Z »
De guerre lasse, j’ai d’ailleurs pris l’initiative de prier Madame Agathe Kanziga
Habyarimana, au cours d’une audience privée, d’amener son frère à une attitude moins
raide par rapport à nos divergences. Elle m’a aimablement accueilli dans la Résidence à
Kanombe et m’a poliment écouté. Elle me promit de lui en parler incessamment. Par la
suite cependant, je n’ai pas eu l’impression que mon initiative ait produit l’effet désiré.
Ma démarche n’arrivait-elle pas trop tard ? Ma référence à l’autorité du Président étaitelle encore pertinente et décisive ? N’était-ce pas probablement ma loyauté inflexible
vis-à-vis du Chef de l’Etat qui agaçait parce qu’elle contrariait la réalisation des
ambitions de l’Ordre zédiste, ambitions auxquelles, peut-être, mon interlocutrice n’était
pas étrangère ?
Si, en effet, j’ai demandé l’entremise de Madame Agathe Kanziga Habyarimana, c’était
pour deux raisons. D’abord, Protais Zigiranyirazo, pour contraindre ses victimes à lui
obéir, agitait, comme une menace, son statut de beau-frère du Président. Ce faisant, il
instrumentalisait la position de Madame le Président, sa sœur. Je venais de me rendre
compte, certes encore confusément et trop tardivement peut-être, que la famille
patriarcale, l’‘inzu’ 51[64] de Madame Agathe Kanziga Habyarimana jouait un rôle nodal
dans les décisions au sommet. P. Zigiranyirazo me l’avait confirmé d’ailleurs lui-même
sans ambages début 1988.
Lui ayant refusé de signer sous sa contrainte un document compromettant, « Z » m’avait
défié de ne jamais pouvoir faire parvenir au Président la moindre note pour ma défense
sans passer par lui ou par Sagatwa. « Aucune lettre, me dit-il, ne parvient jamais au
Président sans passer par moi ou par Sagatwa. Et nous sommes, Sagatwa et moi, en
liaison permanente. Seule la lettre que je te conseille d’écrire et de me confier lui
parviendra. Sans quoi, tu peux t’attendre au pire. » 52[65]
51[64]

J’emploie ici, à dessein, le terme ’inzu’ au sens strictement anthropologique, son diminutif ‘akazu’ ayant pris,
d’ailleurs abusivement comme je le démontrerai dans ma conclusion, une extension sémantique en faisant irruption
dans les champs politique et judiciaire.
52[65]
Furent témoins de ces propos, mon frère feu que « Z » avait fait venir nuitamment de Rutsiro (Crête Zaïre-Nil)
Florent Kabwana et mon beau-frère le Colonel Charles Uwihoreye dans le domicile duquel, à Ruhengeri, Protais
Zigiranyirazo avait convoqué cette rencontre. Me voyant persister dans mon refus d’obtempérer, « Z » ira terroriser
mon autre grand frère, Thaddée Ngirabatware, Conseiller du secteur Rongi qu’il dépêchera à Kigali me rappeler que
sans passer par ‘Z’ je signais ma perte. Ma sœur, Béatrice Mushashi Uwihoreye a reçu par deux fois mission de venir à

56
53
Le Dr Charles Nzabagerageza, lorsqu’il remplacera P. Zigiranyirazo comme Préfet de
Ruhengeri, soulignera à mon attention cette puissance des frères de Madame Agathe
Kanziga Habyarimana. Charles n’a pas pris les gants pour me le dire. Depuis qu’il avait
été coopté membre du Groupe d’Etudes et de Réflexion53[66] que j’avais fondé en 1970 à
Louvain, en Belgique, nous échangions, de temps à autre, des points de vue sur les
affaires politiques du pays. Avant sa nomination comme préfet de Ruhengeri, Charles
Nzabagerageza n’approuvait pas les errements manifestes de son prédécesseur. Je suis
persuadé qu’il était sincère, bien que conquis déjà par les avantages que lui procurait sa
fulgurante ascension. Peu après sa nomination, il m’avait confié qu’il se refusait à
administrer la préfecture de Ruhengeri comme s’il la tenait en laisse, à l’instar de P.
Zigiranyirazo. Bien au contraire, il avait l’intention de s’appuyer sur le génie et la force
de la population de Ruhengeri pour impulser le progrès dans tous les domaines.
Sollicitant amicalement mes conseils, C. Nzabagerageza m’avait avoué ne pas supporter
l’ingérence de l’ex-préfet Zigiranyirazo et de son acolyte J. Nzirorera, les deux larrons
cherchant à le maintenir sous leur coupe. « Le Président ne m’a pas nommé Préfet de
Ruhengeri par délégation de « Z » ni de Nzirorera», me dira-t-il un jour. Il voulait
s’affranchir de cette tutelle avec fracas. Je l’encourageai à affirmer plutôt son autorité à
travers un programme d’action concerté avec ses administrés mais sans engager un bras
de fer avec « Z » et ses acolytes dont je connaissais la capacité de nuisance. Moins d’une
année après, c’était autour de Charles Nzabagerageza de me prodiguer des conseils de
prudence. Un jour, sur son invitation, nous avons passé une longue soirée à discuter dans
sa résidence de fonction à Ruhengeri. Je l’ai quitté vers 1 h du matin pour rentrer à
Kigali. Il m’avait invité à être réaliste et à me rapprocher de « Z » et de son groupe,
«sans quoi ils allaient me casser». «’Menya ko ingoma yabaye iy’umugore na basaza be,
sha’/Le pouvoir est passé aux mains de la femme et de ses frères, sache-le, dis.», avait-il
conclu, triste mais résigné. Il m’a pressé par conséquent de cesser de me référer à la
parole du Président. Selon mon interlocuteur, le Président parlait, oui, mais le pouvoir
réel avait changé de main. Charles me prévint que, n’arrivant plus à me défendre, il se
voyait obligé de ne même plus me fréquenter si je ne l’écoutais pas. Le Président luimême ne pourrait plus me protéger. Ces conseils sincères confirmaient mon
pressentiment quant à l’emprise de plus en plus forte du Réseau zéro sur le Chef de
l’Etat, emprise constitutive d’un très important virage politique de la Deuxième
République.
Malgré cela, je me résolvais mal à me plier à des injonctions contraires à celles du
détenteur de l’autorité suprême et légale. Si l’exécution des ordres parallèles m’avait
entraîné dans des difficultés quelconques, quels auraient été mes moyens de défense,
sachant que le modus operandi des gourous du Réseau zéro est de ne laisser aucune trace
de leurs pressions et injonctions, strictement orales ? Comment aurais-je expliqué à mes
collaborateurs pourquoi je tournais casaque ? Et où se trouvait d’ailleurs l’intérêt de mon
Kigali, à 2 h du matin, me faire entendre raison, suite à cette menace. D’autant que « Z » me faisait dire que ma fille
aînée serait enceinte et qu’il était disposé, si je la lui envoyais à Ruhengeri illico, à m’aider à la faire avorter. Je n’en fis
évidemment rien, m’étant assuré que ma fille n’avait aucune grossesse. J’ai invité les membres de ma famille à ne plus
venir chez moi répercuter cette pression à laquelle j’ai refusé de céder.
53[66]
François Xavier Munyarugerero dans Réseaux, pouvoirs, oppositions. La compétition politique au Rwanda. Paris,
L’Harmattan, 2003.), p. 166.

57
pays ? Je rechignais à m’engager sur une voie dont l’issue me paraissait dangereuse pour
le pays. En effet, du pouvoir autocratique du Président Habyarimana, on pouvait espérer
arracher, petit à petit, des lanières de démocratie, des balbutiements de liberté. Ç’eut été,
par contre, une régression considérable de livrer les media publics – et donc le pays – à
l’empire de l’Ordre zédiste. Car le chef de file de cette école sans pensée, Protais
Zigiranyirazo en l’occurrence, n’était pas homme à rester longtemps dans l’ombre. Ses
propres aveux et ses manoeuvres, les révélations de Charles Nzabagerageza, éclairent
violemment la marche forcée de ‘Z’ vers le pouvoir. Par quels moyens y aurait-il
accédé ? Au regard du peu de cas qu’il faisait des élections, lui qui excella dans le
bourrage gratuit des urnes, il est permis de douter que ce fût à la suite d’un scrutin
démocratique54[67].

54[67]

Toutefois, il n’est pas impossible que le Président Habyarimana surveillât du coin de l’œil ces manœuvres
d’approche, se réservant de frapper le jour où ces ambitions se seraient mises à nu. Cette hypothèse est loin d’être
folle si l’on songe à sa démarche visant à faire surveiller le Colonel Sagatwa.

58

IV
LE RESEAU ZERO SAPE LES REPERES MORAUX DE LA
SOCIETE
C’est à travers son ‘modus operandi’, sa marque déposée que, derrière telle action
politique, la présence du Réseau zéro se manifeste : manipulation des exécutants,
harcèlement des innocents pour éteindre leur regard accusateur, déstabilisation des
familles, violation des sanctuaires de la moralité publique en étouffant la Justice afin de
brider toute référence à la loi, en s’immisçant dans la gestion des Eglises chrétiennes et
en semant le virus de la violence parmi la Jeunesse.
4.1. LA JUSTICE HANDICAPEE.
Depuis l’ingérence de l’Exécutif dans le procès Lizinde-Kanyarengwe en 1981, la Justice
aura du mal à se défaire de l’emprise du Réseau zéro, aussi bien dans l’organisation
institutionnelle que dans son exercice quotidien. Ainsi, le Ministre de la Justice, Charles
Nkurunziza, juriste tatillon, avait vite renoncé à l’idée d’un Conseil Supérieur de la
Magistrature indépendant de l’Exécutif. Cette institution allait certes être consultée pour
la nomination et la gestion de carrière des juges, mais elle serait supervisée par le
Ministre de la Justice qui transmettrait les dossiers au Président de la République avec les
« éclairages » incontournables du SCR, désormais bras droit du Réseau Zéro. Quant au
déroulement des procès, les interférences du SCR et des gourous du Réseau zéro
aboutirent à un blocage que le public dénonçait régulièrement lors des rencontres
populaires avec le Chef de l’Etat. On demandait à celui-ci de créer, au niveau de la
Présidence, une instance qui coifferait tout le système judiciaire rwandais, ce que la
Constitution n’autorisait pas. Une enquête de terrain n’aurait pas de mal, même
aujourd’hui, à exhumer des cas de jugements gauchis par des intrusions extrajudiciaires,
particulièrement en préfecture de Ruhengeri sous la férule de ‘Z’. Cette emprise du
Réseau Zéro sur la pratique de la Justice ira grandissant au point qu’elle génèrera une
tension permanente entre le Président de la République et Joseph Kavaruganda, Président
de la Cour de Cassation, fréquemment vilipendé en Conseil du Gouvernement, pour son
intransigeance à défendre le Droit et la séparation des Pouvoirs.
4.2. LES EGLISES CHRETIENNES DOMESTIQUEES.
Depuis les premières heures de la colonisation et de l’évangélisation, c’est l’Eglise
catholique qui s’est impliquée dans la vie politique et sociale du Rwanda. On se
rappellera l’impact politique des communications de ses Evêques tels Mgr Léon Classe
en faveur de l’aristocratie tutsi et Mgr André Perraudin en faveur des hutus. On se
souviendra aussi de la présence de religieux dans les plus hautes instances politiques du
Pays (Abbés Innocent Kagiraneza et Stanislas Bushayija, membres du Conseil Supérieur
du Pays sous la monarchie). Sous la Deuxième République, un pas encore plus grand est
franchi. Tout Rwandais étant d’office membre du MRND parti unique, aucun religieux

59
n’est excepté. Les Curés à la tête de leurs paroisses sont réputés Responsables des
cellules du parti unique. Quoi d’étonnant que le Chef de l’Eglise catholique, Mgr Vincent
Nsengiyumva fût nommé membre du Comité Central, Président de la Commission des
Affaires Sociales du MRND ! L’équilibre ethnique et régional devint la règle de l’Eglise
dans les nominations à des postes de responsabilités notamment épiscopales.
En novembre 1981, les apparitions de la Vierge Marie, Mère du Verbe, dans un collège
de jeunes filles à Kibeho semblent conforter cette ambiance d’harmonie conviviale entre
l’Eglise catholique et l’Etat. Parce que le discours des voyants fustigeait les déviances
sociales (haine, corruption, injustice) et prédisait « un fleuve de sang » au Rwanda en cas
de non repentance, les gourous du Réseau zéro y lurent une charge politique trop critique
et soupçonnèrent l’événement de servir de couverture à l’infiltration des réfugiés tutsi
inyenzi qui viendraient du Burundi. Ils finiront cependant par être rassurés du fait que la
presque totalité des voyants étaient de jeunes hutu. Une religiosité envahit villes et
campagnes et fit verser des torrents de larmes d’émotions. On put même voir l’épouse du
Chef de l’Etat venir assidûment - et, doit- on reconnaître, en toute simplicité -, assister
aux apparitions. Il n’est pas interdit de penser que ces « apparitions » aient conforté le
Président Habyarimana dans sa volonté de faire venir le Pape au Rwanda afin de
légitimer et renforcer son régime que l’affaire Lizinde et ses séquelles avaient fragilisé.
Mais le Vatican était resté inflexible : le Pape ne viendrait pas au Rwanda tant que le
Chef de l’Eglise locale serait membre du Comité Central d’un parti de surcroît non
démocratique. On démissionna donc Mgr V. Nsengiyumva du Comité Central. Tout au
moins formellement, car il gardera tous les avantages visibles de son statut (voiture de
fonction notamment). L’influence – et pas nécessairement négative - que Mgr V.
Nsengiyumva exerçait sur le Président Habyarimana demeurait notoire55[68]. Au
demeurant, de manière générale, entre l’Eglise catholique et l’Etat rwandais, le climat
reste serein. Sans doute ces relations conviviales expliquent-elles l’atonie de la visite du
Pape Jean-Paul II. Intervenue au moment où les tensions socio-politiques étaient
paroxysmiques, celle-ci n’a pas donné lieu, de la part du Saint Père, à une dénonciation
des abus à la hauteur de leur gravité. Le Pape n’y fit que mollement allusion56[69].
On le voit, le Réseau zéro n’a pas cessé de chercher à domestiquer l’Eglise catholique
pour la plier à sa norme idéologique. Certes, à la fin des années 80, elle ne constituait
plus guère une menace comme du temps où Mgr Alors Bigirumwami (1952-1974) faisait
de la résistance à l’omnipotence hutu, hébergeant les réfugiés tutsi, veuves et orphelins
surtout, dans l’enceinte de l’Evêché ou bien accueillant des prêtres tutsi intellectuels
traqués par le PARMEHUTU. L’Eglise catholique n’était plus censée saboter les Hutu,
faute dont on avait accusé Mgr Jean-Baptiste Gahamanyi (1961-1997), cependant qu’il se
dépensait pour le progrès social dans le diocèse de Butare. En effet, on imputait à cet
évêque tutsi originaire de Gikongoro, le tort d’entasser des tutsi dans les écoles placées
sous son autorité, notamment les séminaires, contournant ainsi les contraintes de
55[68]

J’ai eu moi-même recours à cet ascendant de Mgr V. Nsengiyumva sur le Président Habyarimana – je rends ici à
l’Archevêque un sincère hommage posthume – quand je cherchais comment contourner l’obstacle que Protais
Zigiranyirazo avait dressé pour m’interdire d’accéder au Chef de l’Etat. Malgré cette médiation, il aura fallu une
plaidoirie sur 19 pages (A4+) et un débat très tendu de 2 h 25 minutes au Village Urugwiro, le 5 avril 1988 pour tenter,
en vain, de convaincre le Président qu’il avait été trompé.
56[69]

La Relève, N° 139 du 14 au 20 septembre 1990, pp 7-8, pp 12-13

60
l’équilibre ethnique et régional. Le nouvel évêque de Kibungo, Mgr Frédéric Rubwejanga
(1992), bien que tutsi, on ne le voyait pas surmonter sa modestie pour contrer l’Ordre
zédiste. Celui-ci aurait d’ailleurs dû se reposer sur le poids de jeunes évêques hutu, Mgr
Thaddée Ntihinyurwa, (Cyangugu 1984), Mgr Thaddée Nsengiyumva (Kabgayi
1987-1994) et Mgr Augustin Misago (Gikongoro 1992) qui promettaient de marquer la
vie de l’Eglise d’une empreinte plus visible que l’atonie de leurs aînés désespérément
conservateurs Joseph Sibomana (Ruhengeri, Kibungo (1961-1992), Phocace Nikwigize
(Ruhengeri 1968-1996) et Joseph Ruzindana (Byumba 1981-1994).
Il ne faut pas croire toutefois que, dans les années 1990, l’Eglise catholique était
monolithique s’agissant des rapports avec le pouvoir politique. Beaucoup de membres du
clergé ne suivaient pas sur ce point leur hiérarchie conservatrice. La preuve en fut les
huées par lesquels les prêtres rwandais quasi unanimes accueillirent l’hommage un peu
trop appuyé de Mgr V. Nsengiyumva au Président Habyarimana, le 9 juillet 1992, à
l’occasion sacre de Mgr F. Rubwejanga à Kibungo57[70]. Autre indice : ayant appris que
les Evêques et le Gouvernement m’avaient désigné pour adresser au Pape le message des
intellectuels et les fonctionnaires, le clergé rwandais m’envoya, en septembre 1990, une
délégation me demander de porter aussi leurs doléances propres, les Evêques leur ayant
fermé toutes les voies d’accès au Saint-Père. Je leur ai opposé une fin de non recevoir
pour éviter des interférences contre-productives, sachant cependant que le message des
laïcs que je représentais contenait les préoccupations du monde religieux rwandais. Mais
bien avant ces indices, depuis l’arrivée au pouvoir du Général Habyarimana en 1973, le
journal Kinyamateka58[71] de l’Eglise catholique ne l’avait pas ménagé. Ce prestigieux
hebdomadaire est dirigé, depuis les années 80, successivement par deux prêtres
originaires de la paroisse de Muyunzwe, dans la région de Kabagari (Gitarama), région
pourvoyeuse de Ministres des gouvernements du Président Kayibanda. - On parlait à
l’époque d’’Agatsiko’ (groupuscule) comme on parle aujourd’hui d’Akazu. Naturellement
mal à l’aise face à un régime qui avait renversé puis décimé « les leurs », ces deux
prêtres, Silvio Sindambiwe, puis André Sibomana, par ailleurs journalistes compétents,
étaient, sous couvert de défense des Droits de l’Homme et de la démocratie, à couteau
tiré avec le régime de la Deuxième République, qu’ils poussaient souvent à la faute.59[72]
C’est pour dévoiler les raisons politiques occultées sous les apparences d’un débat valide
et démocratique autour du culte de la personnalité vis-à-vis du Président Habyarimana
que j’avais interpellé Philibert Ransoni, journaliste de Kinyamateka60[73].
Comme quoi si les tentatives du Réseau zéro de domestiquer l’Eglise catholique
ramollirent la hiérarchie, elles n’eurent pas raison d’un courant « rebelle » au sein du
57[70]

S’adressant au Chef de l’Etat, l’Archevêque s’est écrié : « Komeza uganze (abanzi), Nkeragutabara ! ».
[Continuez à exterminer l’ennemi, ô toi, le-prompt-à-courir-au-front-de-bon-matin-pour-livrer-bataille !].
58[71]
Kinyamateka demeurait sous l’autorité, au moins morale, de Mgr André Perraudin, inconditionnel du Président G.
Kayibanda renversé par le Général Habyarimana.
59[72]
Au point que le Gouvernement ne réussira pas à convaincre l’opinion publique que le SCR de renseignement
n’était pas mêlé à la mort et aux exactions subies par ces deux prêtres. (Voir Théoneste Mujyanama, Ministre de la
Justice, Lettre confidentielle n° 1549/05.24 à Son Excellence Monsieur le Président de la République Rwandaise.
Objet : Les prétendus assassinats que SEMUSAMBI impute au S.C.R., Kigali, le 24 mars 1990, 2 pp.). A ce propos, le
Président Habyarimana, un jour, devant la presse nationale à Byumba, rejettera cette accusation par une boutade
ambiguë et de mauvais goût en la circonstance : « Ces agents du SCR sont-ils vraiment si malins que ça ! ». Il suggérait
que ses services étaient incapables de maquiller les assassinats en accidents.
60[73]
Mfizi C., « Nsubize Ransoni: harya ngo Perezida si umubyeyi ?», Imvaho n° 394 du 14-20 Nzeri 1981.

61
clergé rwandais fort de la distance qu’avait pris Mgr Perraudin vis-à-vis de la Deuxième
République. Par contre, ce qui, selon le Réseau zéro, vint menacer de rompre ce fragile
équilibre, ce fut la nomination d’un tutsi, l’Abbé Muvala, à la succession de Mgr
Gahamanyi. Le SCR, sans doute mandaté par le Réseau zéro, entreprit de brocarder le
jeune prêtre par des attaques personnelles de bas étage. Le recul de toute la hiérarchie
catholique à l’occasion de cette succession controversée n’éteignit cependant pas les
inquiétudes du Réseau zéro. Celui-ci n’arrêta pas,en coulisse, d’ameuter l’opinion,
stigmatisait l’influence grandissante des tutsi dans l’Eglise. Il craignait d’assister à la
réédition des forfaits reprochés, à tort plus qu’à raison, aux évêques tutsi Mgr
Bigirumwami et Mgr Gahamanyi par rapport à l’idéologie du PARMEHUTU et du
Réseau zéro. De là à ne plus permettre le moindre écart à la presse catholique, il n’y eut
qu’un pas. L’Ordre zédiste le franchit allègrement, en septembre 1990, en intentant un
procès en diffamation contre Mgr Vincent Nsengiyumva, en sa qualité de responsable de
Kinyamateka. Traîner devant la Justice comme un délinquant cet Archevêque, ami
personnel du Président Habyarimana, était-ce une audace que pouvait se permettre
Augustin Nduwayezu, Chef du SCR, sans injonction et protection exceptionnelles de
quelqu’un comme P. Zigiranyirazo ou Colonel E. Sagatwa à l’ombre desquels il se
mouvait ? Parallèlement au glissement du pouvoir vers P. Zigiranyirazo au détriment du
Président Habyarimana, la peur de la puissance morale de l’Eglise catholique avait sans
doute poussé le Réseau zéro à une attaque préventive. De peur que l’Eglise ne constitue
une barrière contre le Réseau zéro si celui-ci venait à passer le Rubicon ?
Ce qui est dit des relations entre le Réseau zéro et l’Eglise catholique peut se vérifier pour
les Eglises réformées. Largement minoritaires depuis la colonisation, moins liés au
pouvoir belge du fait que la plupart relevaient du monde anglo-saxon, les chrétiens que
l’on appelle globalement – mais abusivement – Protestants furent longtemps
marginalisés. Ne s’étaient-ils d’ailleurs pas manifestés davantage sensibles aux malheurs
qui frappèrent les Tutsi pendant la Révolution sociale de 1959 ! La Première République
les confina dans leur isolement. L’accession au pouvoir du Général Habyarimana donna
l’occasion d’émerger à un évêque anglican, Mgr Adonia Sebununguri. Les deux hommes
se rencontraient parfois dans les manifestations publiques ou chez le Président
Kayibanda61[74]. Petit à petit, ce prélat combatif réussit à faire reconnaître au moins
légalement l’égalité de tous les cultes devant l’Etat. La compétition fit rage dans les
milieux protestants pour se rapprocher des hommes influents de l’autorité politique.
Celle-ci ne s’empêcha pas d’exploiter ces divisions lors de la nomination des dirigeants
des diverses Eglises ou de la reconnaissance des écoles fondées par ces dernières.
Parlant des rapports entre les confessions religieuses et l’Etat, signalons que les
musulmans, largement minoritaires et honnis davantage encore qu’aucune autre religion,
profitèrent de cette aspiration à l’égalité entre les diverses confessions. Les pétrodollars et
autres cadeaux62[75] de Kadhafi y furent pour beaucoup. Mais le Réseau zéro ne réussira
pas à s’infiltrer dans la communauté musulmane. Est-ce parce que les leaders de l’Union
Nationale Rwandaise, parti de l’aristocratie puis généralement des Tutsi, y avaient
autrefois recruté beaucoup de militants ? Est-ce en souvenir de cette connivence que les
61[74]

Mfizi C., Entretiens à Gasiza, doc. cit.
Le mobilier qui équipa la Résidence privée du Président à Kanombe est un ‘don’ de Kadhafi selon un témoin
oculaire.
62[75]

62
musulmans ne répondirent pas massivement aux injonctions des extrémistes pour traquer
et occire les Tutsi pendant le génocide de 1994 ?
C’est sans doute pour s’affranchir de la référence morale et de la religion en général que
le Réseau zéro cherche à déstabiliser le chef de l’Eglise catholique63[76]. Quitte à verser
aujourd’hui sur sa tombe une larme de crocodile, la main sur le coeur ! Une fois affaiblie,
voire levée cette référence morale, il n’y aura plus ni de lieu ni de corps consacrés
derrière lesquels un Tutsi pourra s’abriter. Rien n’arrêtera plus désormais l’acharnement
des massacreurs et génocidaires à poursuivre et à trucider, sans craindre la géhenne, les
Tutsi et les Hutu de l’opposition, civils et religieux, jusque dans les sanctuaires.

63[76]

L’Union Nationale Rwandaise (UNAR) et ses satellites avaient adopté la même stratégie dans les années 1960.
Mais les défaillances et les compromissions de la hiérarchie catholique ne peuvent pas, à elles seules, justifier la hargne
que le FPR ranime constamment contre l’institution chrétienne. Sans doute, pour les mêmes raisons stratégiques
qu’autrefois, veut-on affranchir l’action politique parfois douteuse de toute référence morale.

63

4.3. LA JEUNESSE DEVOYEE
Parmi les productions phares de Radio Rwanda, mentionnons, entre autres, l’émission
« Ejo nzamera nte ? » [Demain, que deviendrai-je ?] dont l’impact fut considérable, entre
1987-1990. Le projet de l’ORINFOR consistait, au départ, à sillonner le pays à la
rencontre des jeunes, regroupés principalement dans des associations coopératives. Le
dialogue s’engageait, le micro ouvert, entre l’animateur de l’émission et les jeunes d’une
part et entre les jeunes eux-mêmes, d’autre part. La diffusion se faisait presque à l’état
brut, sauf quelques impératifs techniques de montage. Des questions diverses étaient
soulevées, touchant aux difficultés que les jeunes rencontraient dans le monde rural, en
matière de loisirs, d’études, de formation, de progrès social et économique. De fil en
aiguille, les jeunes soulevaient des questions politiques : gestion des communes,
détournement des parcelles normalement attribuées aux jeunes pour les cultures
maraîchères, pertinence des activités coopératives ; utilité des Centres d’Enseignement
Rural et Artisanal Intégré (CERAI), etc. Mais tous ces débats se déroulaient sans une
once de subversion. Au contraire, les jeunes s’inscrivaient parfaitement dans le discours
politique du moment et se plaignaient de ne pas voir appliqués à leur avantage les
préceptes positifs du MRND. De ce fait, il est vrai, conseillers, bourgmestres, voire
préfets étaient pertinemment pris à partie. Se sentant de plus en plus mises en cause par
ces émissions, plusieurs autorités locales se coalisèrent autour des préfets pour mettre fin
à ces prétendus mensonges des jeunes. Comme des reportages croisés confirmaient
souvent la pertinence des revendications, l’émission continuait à conscientiser les jeunes
sur leur rôle dans le progrès du pays.
Mais une fois encore, le Réseau zéro prit la tête de la coalition pour torpiller ces
émissions. Il diligenta à cette fin le Colonel Augustin Ndindiliyimana, qui avait la
Jeunesse dans ses attributions ministérielles. Malgré des manœuvres douteuses dont se
désolidarisèrent ses collaborateurs qui trouvaient l’émission « Ejo nzamera nte ?»
respectueuse de la politique du département et du pays, le Ministre ne réussit pas à
convaincre le Conseil du Gouvernement de condamner l’émission des Jeunes. Par contre,
le Président de la République m’ordonna d’expliquer aux bourgmestres, réunis au Centre
d’Echanges Culturels Franco-rwandais à Kigali, en mai 1988, la politique de
l’information, en particulier les enjeux de l’émission « Ejo nzamera nte ?». Le Président
cédait sans doute à la pression que continuait d’exercer le Préfet Zigiranyirazo, car, au
départ, ce thème n’avait pas été prévu dans le programme du Ministre de l’Intérieur,
organisateur de la rencontre. Défendant la ligne rédactionnelle de l’émission ‘Ejo
nzamera nte ?’, j’attirai l’attention sur le décalage de plus en plus flagrant entre le
discours politique des deux républiques et des deux Révolutions (sociale de 1959 et
morale de 1973) d’une part et, de l’autre, les contraintes réelles économiques, sociales et
politiques que subissait la jeunesse. Je ne fis pas mystère de mon opinion selon laquelle
les promesses politiques non tenues pourraient conduire les jeunes à une explosion, à
moins d’adapter la manière de gouverner à la nouvelle donne sociale, les gourous du
Réseau zéro se scandalisèrent de mon audace à critiquer le régime, comme par défi au

64
Président.64[77] L’émission « Ejo nzamera nte » se poursuivit, perdant cependant petit à
petit son tonus. Les gourous du Réseau zéro, P. Zigiranyirazo en tête, avaient entrepris de
récupérer ce forum dynamique. Au cours de l’enregistrement, on infiltrait des jeunes
allochtones parmi les autochtones de telle commune, soit pour magnifier l’action de tel
bourgmestre, soit pour enfoncer tel autre, devenu indésirable. L’animateur de l’émission,
Alexis Nshimyimana, se prêta sans doute à cette manoeuvre?.
Cette tentative de récupération de l’émission se poursuivait encore lorsque éclata la
guerre en octobre 1990. Un événement scandaleux en donnera un tour de vis décisif. Il
apparut, en effet, que les troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR Inkotanyi),
comprenaient un nombre important d’enfants soldats qui participaient aux combats, au
moment même où les Chefs d’Etats du Monde, parmi lesquels Habyarimana du Rwanda
et Museveni de l’Ouganda, réunis au siège des Nations Unies à New York, signaient la
Convention sur les Droits de l’Enfants, convention qui interdisait notamment d’engager
des enfants dans la guerre. Le Réseau zéro exploita cette information. Par le biais de
l’émission ‘Ejo nzamera nte ?’, il infusa parmi la jeunesse rwandaise en mal d’action et
de reconnaissance sociale, l’idée faussement patriotique suivante : si des préadolescents
tutsi malmènent nos troupes, pourquoi ne pas nous donner des armes à nous qui avons
14-16 ans, pour que nous défendions, nous aussi, notre Patrie ?
Ce discours produisit deux effets pervers. D’abord, il favorisa l’enrôlement parmi les
Forces Armées Rwandaises (FAR), des éléments de plus en plus jeunes. On les envoya au
front sans qu’ils aient eu le temps de s’imprégner de principes déontologiques
indispensables s’agissant des lois en temps de guerre. Comment, dans un conflit à relents
de plus en plus ethniques, contenir ces jeunes recrues face à la tentation de commettre des
crimes de guerre ? Ensuite les jeunes civils, frustrés de n’avoir pas été incorporés dans
l’armée, constituèrent la cible facile des extrémistes, les Interahamwe, nés d’une
initiative de jeunes cadres de Kigali et reconnus par le Président Habyarimana en
décembre 1991 et qui sont devenus un mouvement de plus en plus structuré. Ils
organisent des opérations coups de poing contre d’autres jeunes affiliés principalement au
MDR au cours de la lutte d’influence de leurs partis respectifs dans les quartiers de
Kigali. Chaque fois que leurs partis organisent des meetings populaires, ces jeunes sont
de la partie pour une démonstration de force. Arborant bientôt un uniforme chatoyant, les
Interahamwe paraissent les mieux organisés, les mieux équipés, les plus attrayants. Ils
sont devenus une milice efficace, violente et redoutable, manifestement soutenue par le
pouvoir. Fort de ce modèle, il fut désormais facile au Réseau zéro épaulé par le SCR de
recruter et de disséminer, au milieu de l’année 1992 déjà, des jeunes par centaines dans
plusieurs communes. Ils étaient entraînés, sous le couvert d’activités d’animation, aux
actions soi-disant d’autodéfense. En fait, la cible qu’on leur désignerait le moment venu
64[77]

Au lieu de prendre en considération la pertinence de mes propos, ces gourous s’y référèrent pour me faire mettre
sur la liste des assassins présumés du Colonel Stanislas Mayuya abattu pendant cette conférence des bourgmestres. Le
projet de m’incarcérer devait aboutir le jour même où, sur pression de la Communauté internationale, les autres
prévenus dans cette affaire Mayuya seront libérés. Une vieille dame tutsi de mes amis, bien introduite auprès des
militaires de haut rang, m’avait prévenu du danger et, de bonne foi ou par manipulation, m’avait incité, en vain, à me
réfugier à l’étranger pour éviter la prison. Deux officiers supérieurs parmi les prévenus, me certifieront, après leur
libération, que pendant leur interrogatoire, ils avaient été poussés à citer mon nom parmi leurs complices, ce que me
confirmera spontanément par la suite un Colonel chargé de suivre ce dossier.

65
était consignée sur des listes65[78] établies depuis longtemps par le SCR et qui avaient
notamment servi lors des arrestations arbitraires des prétendus ibyitso (tutsi et membres
de l’opposition démocratique dits complices et espions) au cours de la nuit du simulacre
du 4 au 5 octobre 1990.
En conséquence, il ne fait aucun doute que le Réseau zéro est comptable de la création
des Interahamwe comme fer de lance de la violence de plus en plus organisée. Aussi n’aije pas été étonné, un week-end de mai 1992 où je passais en voiture devant l’hôtel
Kiyovu, de voir Séraphin Rwabukumba, un des frères de Protais Zigiranyirazo, donner
comme des ordres rapides à un trio d’Interahamwe, bérets au vent, parmi lesquels j’ai
reconnu indubitablement Ephrem Nkezabera, jeune cadre de la Banque Commerciale du
Rwanda. Le commando n’avait pas discuté. Il avait écouté docilement avant de quitter
leur interlocuteur, rapides comme des flèches, en direction de la «descente» violente
effectuée dans Kigali par cette milice, manifestation dont les échos me parvenaient de
l’Avenue de l’OUA (?), entre l’Eglise Sainte Famille et l’ancien point de ‘payage’
routier. A partir du milieu de l’année 1992 et au cours de 1993, la société rwandaise était
devenue méconnaissable. Evident était le pilonnage systématique des valeurs morales de
référence : respect et protection universelle de l’enfant et de la mère, respect de tout
détenteur de l’autorité politique ou sociale (personnes âgées66[79], religieux, etc.), pudeur,
sinon tabou vis-à-vis des choses de l’amour67[80], etc. La collusion entre ces groupes
extrémistes et le Pouvoir ainsi que la complaisance du Président de la République avec
les milices Interahamwe déjà malfamées étaient criantes. Ces groupes soi-disant
« d’autodéfense » constituaient donc une pépinière dont on prélèverait des tueurs utilisés
au cours des massacres annonciateurs du génocide et pour la commission de celui-ci.
Indéniable le fait que la violence n’était pas spontanée du tout mais savamment organisée
par les partis dominants y compris le MRND, parti de gouvernement. Qui se scandalisera
donc, lors de tel meeting populaire, d’entendre des hommes comme Mathieu
Ngirumpatse ou Edouard Karemera68[81] exciter les milices Interahamwe à la violence si le
Chef de l’Etat lui-même soutient ces dernières publiquement ? Les exactions des
Interahamwe étaient notoires, en effet, lorsque le Président Habyarimana déclarait que,
«mitingi igihe zizatangirira, nzatuma ku Nterahamwe, maze tumanuke
65[78]

Je tiens l’information concernant ces recrutements et ces listes d’un fonctionnaire cadre du SCR, le même qui
m’avait indiqué l’importance de l’armée du FPR au moment où l’Etat Major la traitait de « bandits ».
66[79]
Un journal osera travestir une sentence qui consacre le respect des vieux. Le texte de référence : ‘Urukwavu
rukuze rwonka abana’/ [Le lapin qui vieillit se nourrit du lait de ses petits] étant transformé en : ‘Urukwavu rukuze
bararwica bakarurya’/ [Le lapin qui vieillit, on l’abat et on le mange].
67[80]
Un journal de tendance FPR, vantera, illustrations dessinées à l’appui, la beauté exclusive de la fille tutsi,
prétendument la plus performante en amour ‘à la rwandaise’. Non seulement ces images sont pornographiques, mais
encore l’article prêche, de manière explicite, l’ethnisme, voire le racisme. Quoi d’étonnant que, un peu plus tard, sur la
RTLM, Habimana Kantano reprenne, à l’envers, ce discours insensé, exhortant la fille hutu à se considérer comme la
plus belle ! Aucune autorité judiciaire ni politique n’a osé sévir publiquement contre cette dépravation des mœurs ni
contre ces discours qui remuaient, sous la ceinture, les sentiments d’orgueil et d’humiliation, alimentant et radicalisant
ainsi la haine ethnique.
68[81]
C’est à ces deux dirigeants du MRND que je fais allusion dans ‘Le Réseau zéro’, lettre ouverte.., remarquant
« qu’on ne reconnaît plus certains hommes autrefois d’esprit vif. Ils en sont arrivés à des prestations publiques
quelconques et rugueuses. Ils ne peuvent plus passer le cap de la polémique véhémente ». Le texte kinyarwanda est
encore plus incisif. En voici une traduction serrée : « Même ceux qui étaient très éloquents ont avalé leur langue.
Quand ils ouvrent la bouche, il n’en sort plus que des injures ». Je me référais aux extraits radiodiffusés de leurs
discours lors de récents meetings de leurs militants, interventions qui me paraissaient inciter à la violence. (Mfizi C., Le
‘Réseau zéro’, lettre ouverte… op. cit, . p. 5.

66
koko » [traduction : lorsque les meetings (de la campagne des élections présidentielles)
commenceront, j’en appellerai aux Interahamwe et, ensemble, nous descendrons en
force]. Il se promettait de recourir à eux pour gagner l’élection présidentielle.
L’expression ‘maze tumanuke’, (litt. : nous descendrons alors ensemble en force) qu’il
utilisa évoque des hordes qui se rueraient sur les électeurs pour les contraindre à voter
dans le sens voulu. Et comme par hasard, il tint ces propos dans les hautes terres de
Ruhengeri d’où ces milices descendraient vers le Sud, réputé ‘tutsisant’ et réfractaire au
leadership des Hutu Bakiga du Nord. Pour compléter la polysémie de ce terme
‘tumanuke’, ajoutons cette donnée culturelle : la mythologie extrémiste (aussi bien tutsi
que hutu mais dans des logiques opposées) considère ces hautes terres volcaniques
comme le siège de la résistance ou de la rébellion hutu contre « l’envahisseur ou
civilisateur tutsi ».
Le vocable ‘tumanuke’ énonce donc, un projet de violence politique qui déclenche parmi
l’auditoire concerné une détermination explosive. Et cette polysémie est parfaitement
décodable par tout locuteur de culture rwandaise. Certes pas nécessairement de manière
discursive. Mais intuitivement le message est capté. C’était là, aux yeux des simples
gens, de l’opposition civile et militaire et des milieux diplomatiques, davantage qu’un
dérapage, une triste révélation qui éroda sérieusement le crédit du Président
Habyarimana. Celui-ci venait de friper sa toge de Magistrat Suprême dont le regard et le
jugement s’élèvent au dessus de la mêlée69[82]. Il venait de « normaliser» les actes violents
des Interahamwe. Ou bien, pour prendre les choses d’un autre bout, le Président de la
République venait de se proclamer Chef des Interahamwe. A moins qu’il ne s’en rendît
désormais prisonnier. Où est passé l’homme de dialogue et de paix ? Une fois de plus
tout était consommé : le MRND et son Fondateur étaient devenus irrécupérables.

V
LE RESEAU ZERO FOURBIT SA DERNIERE ARME
Les tentatives multiformes du Réseau zéro pour contrôler indirectement la presse
publique avaient buté contre la détermination de l’ORINFOR à ne pas passer la « ligne
rouge ». Et, de fait, le Président de la République n’avait de cesse de me rappeler que
« l’ORINFOR demeurait, avec le SCR », - je n’étais pas fier de ce rapprochement – « des
instruments du Chef de l’Etat, celui-ci en amont, celui-là en aval » 70[83], ni de m’enjoindre
d’habituer les journalistes à «un exercice prudent de la liberté d’expression qu’il faut
69[82]

Voir le sage dicton : ‘Ukiza abavandimwe arararama’ [Celui qui tranche une querelle entre frères, fixe
ses yeux au firmament].
70[83]

Mfizi C., Note confidentielle à Son Excellence Monsieur le Président de la République. L’Office Rwandais
d’Information ‘désengagé’ ? Kigali, le 1er octobre 1984, 14 pages A4+, p. 3. Cette note faisait référence à une audience
que le Président Habyarimana m’avait accordée à la Maison de Passage de Gisenyi, le 9 juillet 1984 en présence de
Siméon Nteziryayo, Ministre à la Présidence. J’y réfutais l’accusation, sans doute répandue par le Réseau zéro, selon
laquelle l’ORINFOR, parce que de plus en plus critique, s’était « désengagé», sous ma responsabilité, de la politique du
Gouvernement. (On se doute bien que si je reprenais, à l’attention du Président de la République, les propos qu’il
m’avait tenus, ma citation avait intérêt à être exacte). C’est au cours de la même audience qu’il m’avait fait part de la
rumeur selon laquelle je me plaindrais de n’être pas invité à sa résidence privée. « Même Siméon [Nteziryayo, Ministre
à la Présidence], me dit-il, « ne vient pas chez moi. Je le reçois dans les lieux où m’appellent mes fonctions ». J’avais
déclaré au Président que j’en étais fort aise, d’autant que d’autres rumeurs me disaient plutôt que le Président
n’apprécierait pas que je ne demande jamais d’être reçu à sa Résidence privée.

67
cultiver dans la déférence et la modération vis-à-vis des réalisations du
Gouvernement »71[84]. Mon style de management consistant à négocier la « ligne rouge »
en marchant sur la « corde raide »72[85] devait, à l’époque, ne pas trop heurter le Président
et sans doute appréciait-il ma loyauté73[86].
5.1. ULTIMES RATES DU RESEAU ZERO POUR CONQUERIR LA PRESSE
PUBLIQUE
Les adeptes du Réseau zéro étaient obligés de se dévoiler un peu plus. Faustin
Munyazesa, Préfet de Byumba, venait de démissionner comme Président du Conseil
d’Administration de l’ORINFOR, parce qu’il ne pouvait rien faire face au Réseau zéro
qui avait sorti ses griffes pour arraisonner les services d’information. Le Réseau zéro
réussit à le faire remplacer par Boniface Ngulinzira, alors Directeur Général de la Culture
et des Arts, au Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique,
département tenu par Charles Nyandwi, brûlant de zèle pour le Réseau zéro. Donnant
dans le piège d’une question oratoire, le Ministre Nyandwi m’a confirmé que cette
nomination « nous [i.e. : Réseau zéro] permettrait enfin de peser sur les décisions de
l’ORINFOR ». Boniface Ngulinzira espérait qu’en s’agrippant au Réseau zéro, il serait
utile à Butaro, sa commune négligée de la Préfecture de Ruhengeri. Malgré son zèle à
relayer les zédistes au sein du Conseil d’Administration, il n’arrivera pas à imposer cette
tendance dont il a sans doute fini par mesurer l’incohérence par rapport aux exigences
professionnelles. Je n’exclus d’ailleurs pas que cette fonction l’ait aidé à prendre
davantage conscience du rôle inique qu’on voulait lui faire jouer et qu’il se soit rebellé en
passant dans l’opposition. Il signait son arrêt de mort, intervenue à Kicukiro en avril
1994.
La volonté du Réseau zéro de peser sur la presse publique venait de subir là un autre
échec. Il ne lui restait plus qu’à profiter de l’atmosphère de la guerre pour passer à la
vitesse supérieure en faisant nommer comme Directeur de l’ORINFOR Ferdinand
Nahimana, depuis longtemps homme lige du tandem Protais Zigiranyirazo et Joseph
Nzirorera. Connaissant bien mon successeur depuis 1973 – mon étudiant en 3ème
baccalauréat à l’UNR – et ses « exploits » à Nyakinama, je n’eus pas de mal à percevoir à
71[84]

Id., ibid.
Je lui ai rappelé la nature de l’ORINFOR : « Il faut toujours se souvenir de l’enjeu politique que constitue ce
service et des appétits qu’il peut susciter [de la part des politiciens], ne serait-ce que pour s’y assurer une influence qui
permet de promouvoir dans l’opinion son image de marque particulièrement en période électorale. ». Définissant ainsi
mon style de la « corde raide », je l’ai invité à pratiquer, en matière d’information, « un libéralisme de bon aloi » (...)
Donner la parole à la population et à tous ceux qui veulent s’exprimer, même parfois en des termes peu agréables,
c’est jouer le jeu de la démocratie. Dans un système semi-libéral, la presse libre est un des paramètres fondamentaux
du progrès économique, social et culturel. Chaque fois que Vous fermez les yeux sur une opinion qui ne Vous plaît pas,
Vous éloignez tous les facteurs qui minent Votre politique de paix, d’unité et de développement. » (…) « Au demeurant,
le but que nous nous étions promis d’atteindre en 1980 pointe à l’horizon, à savoir : ‘mettre fin à la communication
verticale plongeante et univoque qui s’est souvent traduite par la transmission des ordres ; pondérer une
communication de bas en haut qui, par réaction à la première, se limite à la transmission des doléances ; créer la
communication pluridirectionnelle, source d’échanges d’idées et d’expériences, la seule apte à consolider la
démocratie responsable et la création populaire, mère du génie d’un peuple, donc mère du Progrès’ (ma
communication aux Préfets les 15-16 Avril 1981) ».Id., Ibid., pp 11-12.
73[86]
A plusieurs reprises, je lui avais demandé une autre affectation à l’abri des pressions incessantes sur mes services.
Lorsque j’ai renouvelé cette demande pour la troisième fois, il avait répliqué, définitivement, que c’était lui qui
apprécierait quand il conviendrait d’opérer ce changement.
72[85]

68
quelle déconfiture il courrait. En lui remettant publiquement les clefs de l’ORINFOR
début 1991, je le lui ai dit, dans mon allocution, en ces termes : ’Aya maboko utegewe
ntazahinduke ibigembe’.[«Ces bras que l’on t’ouvre (pour te féliciter), qu’ils ne
deviennent pas demain autant de fers de lances (pointés sur toi)]. On sait comment il se
coula immédiatement dans le moule idéologique de l’Ordre zédiste, comme la main dans
un gant : il fit des médias publics sous sa responsabilité des ferments de tension ethnique,
sous prétexte d’ouvrir le débat sur la guerre. La fameuse Lettre du Comité interafricain
pour la non violence qu’il diffusa sur les antennes de Radio Rwanda, le 3 mars 1991, fut
un geste de trop. Perçue par les partis d’opposition et par les organisations de défense des
Droits de l’Homme comme « une invitation au génocide »74[87], cette manipulation de
l’opinion sonna le glas de sa carrière à l’ORINFOR.
Dans sa tentative de se faire une place dans l’espace médiatique rwandais, Réseau zéro
n’était pas à son premier revers. Déjà, on s’en souvient, Séraphin Rwabukumba avait
essayé de se lancer dans la presse privée en créant un titre Intera (1989) qu’il avait eu la
malencontreuse idée de confier à un Aloys Mundele sur le déclin. Kangura de Hassan
Ngeze (1990), poulain entre autres de J. Nzirorera 75[88], faisait certes des ravages dans
l’opinion en prêchant la haine du Tutsi et des Hutu de l’opposition. D’autres titres de
moindre envergure relayaient ce discours. Mais les publications proches de l’opposition
(Rwanda Rushya de Kameya, Le Tribun du Peuple de Mugabe, Kanguka de Rwabukwisi
Ravi ; Isibo de S. Musangamfura, Ikindi de Th Nsengiyaremye) auxquelles il sied
d’ajouter Kinyamateka de l’Eglise Catholique inondaient le marché, ainsi que Radio
Muhabura, organe du FPR dont l’auditoire, bien que clandestin, s’élargissait de jour en
jour76[89]. Quoi qu’il en fût, l’espace médiatique était dominé incontestablement par Radio
Rwanda et par l’Imvaho, deux outils irremplaçables passés sous le contrôle de
l’opposition. L’Ordre zédiste allait-il s’avouer définitivement battu et renoncer à être
présent sur le champ de bataille de la communication ?77[90]
5.2. LA R.T.L.M. : ‘ALTERNATIVE DU DIABLE’78[91]
74[87]

Rapport de la Mission RWANDA, Commission Justice et Paix et Rechtvaardigheid en Vrede, février 1992, p. 14.

75[88]

Témoignage d’un cadre de la maison qui imprimait le journal Kangura.

76[89]

Radio Muhabura a eu sur le public rwandais surtout tutsi un impact structurellement comparable à celui qu’aura la
RTLM sur les Hutu, sauf que cette dernière a encouru seule le discrédit qu’elle mérite certes largement. Si l’on avait
mis autant de soin à scruter sans parti pris les émissions de Radio Muhabura, on aurait constaté que son discours allusif,
ambivalent, accessible aux auditeurs bien pétris de culture rwandaise était si réversible que les connaisseurs percevaient
parfaitement ses cibles. Dommage que les auteurs de Rwanda. Les médias du génocide, (sous la Direction de JeanPierre Chrétien), Karthala, 1995, aient jeté aux rebus ma recommandation (faite à Jean François Dupaquiet qui m’avait
soumis à relire sa contribution), les engageant à mener une analyse moins partisane de l’espace médiatique rwandais de
l’époque. (Voir : C. Mfizi, Lettre à M. Jean-François Dupaquier, Paris, le 9 octobre 1995, 3 p.). Cela dit, rien ne peut
évidemment excuser un Gouvernement qui n’a pas su rassurer et protéger « ses » Tutsi de l’intérieur à la fois contre les
sollicitations du FPR et contre la violence alimentée par le Réseau zéro.
77[90]
Il s’agit ici de la bataille interne, car au niveau international, le FPR nous avait magistralement battus du fait
d’abord que toute tentative de produire une information critique consommable s’était heurtée à un mur. Alors que le
Colonel Serubuga s’était opposé à la présence de nos journalistes sur le front, le FPR progressait micro et caméra au
poing, s’étant assuré par ailleurs le service de journalistes officiant dans de puissants organes d’information tel que
Monique Maes (RFI), Marie-France Cros (La Libre Belgique), François Misser, correspondant de presse, etc., tous
relayés par la société civile dont le Rwanda ignorait encore le pouvoir. Sans compter que le FPR maniait à l’envie les
outils les plus modernes de communication (portables, fax, e-mails) pendant que nous bricolions avec des outils
obsolètes.
78[91]
Frederick Forsyth, L’alternative du diable. Roman.

69
Aussi longtemps que son homme de main, F. Nahimana était aux commandes à
l’ORINFOR, le Réseau zéro pouvait tenter une alternative audiovisuelle diabolique. Deux
démarches de création d’une télévision avaient, en effet, commencé parallèlement à mûrir
depuis quelques années. Le premier projet était celui de la Télévision Rwandaise (TVR)
que l’ORINFOR avait lancé. Il en avait placé la barre très haut en ce qui concerne les
études, les négociations des financements nationaux et internationaux, le choix des
équipements, le mode de production des programmes, l’étendue de la couverture sur tout
le territoire. Plus rigoureux encore avait été le recrutement des personnels. Un deuxième
projet mijotait dans les coulisses. Suite à de vagues fuites, on savait à Kigali que, depuis
1987 au moins, sur instigation de Séraphin Rwabukumba, concoctait la création d’une
entreprise audio-visuelle dont on comptait confier la direction à l’un des deux fils aînés
du Président.
Deux indices me donnèrent la quasi certitude que le Président Habyarimana était de la
partie. Premier indice. Alors qu’il avait suivi personnellement la naissance et l’évolution
du projet TVR, le Président de la République prit subitement ses distances,
particulièrement au moment du recrutement des personnels à former. Je ne peux pas
croire qu’en fût la cause le rejet de la candidature d’un certain Max Mazimpaka,
recommandé, d’ordre du Président (sic !) par le Colonel Sagatwa. La proposition était
scandaleuse : ce photographe – ou plutôt cet agent du renseignement - à la Présidence,
par ailleurs notoirement incompétent et indiscipliné, ne réunissait pas les critères
strictement techniques (niveau d’études entre autres), déjà approuvés par le Président.
Peut-être les dispositions rigoureuses que j’avais prises pour conjurer les interférences
non techniques dans le recrutement de la première équipe des personnels de la TVR ontelles fait entrevoir que le contrôle, par le Réseau zéro, de cet important outil serait
laborieux. La présence d’un technicien belge au sein du comité de sélection que je
présidais moi-même rendait délicate toute forme de pression.
Deuxième indice. Parallèlement au projet de télévision rwandaise (TVR), l’ORINFOR
préparait depuis 1978 un projet de loi sur la presse. Le renvoyant d’une commission à
l’autre79[92], le Président en avait trop souvent différé l’aboutissement sans motif apparent.
Au milieu de 1990, il mit subitement beaucoup de zèle à son examen. Jean Marie
Vianney Mugemana étant Ministre de l’Intérieur et Président du Comité Interministériel
de Coordination pour les affaires politiques, de sécurité et de l’information était chargé de
présenter le projet de loi au Gouvernement. Le Ministre avait mis tout l’excès de zèle et
toute la brutalité dont il était capable à faire d’un projet de loi utile à la promotion et à la
gestion de la presse un outil de répression des libertés. Il étouffa le débat en vue
d’éliminer ou, à tout le moins, écorner, avant le Conseil du Gouvernement, plusieurs
articles porteurs d’avancées démocratiques incontestables80[93]. La dernière séance du
79[92]

Madame Aloysia Cyanzayire, actuelle Présidente de la Cour Suprême, a, à deux niveaux, travaillé sur ce projet de
loi.
80
78. Ce sont des dispositions ayant trait à la responsabilité en cascade, à la clause de conscience, à la caricature comme
outil de la liberté d’expression, etc. Il s’agissait surtout de l’’exceptio veritatis’ qui restreignait le champ de la
diffamation et de l’inviolabilité du Chef de l’Etat ou des Chefs d’Etat hôtes. Selon le projet, il n’y avait ni diffamation
ni offense à Chef d’Etat si les faits rapportés étaient vérifiés et qu’ils étaient moralement répréhensibles ou répressibles
par les lois de la République. Le Professeur Emérite William UGEUX du Département de Communication de Masse de
l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve que j’avais consulté
m’avait lancé ce défi à propos de cet article : « Si votre gouvernement accepte cet article, téléphonez nous. Nous serons
rassurés que vous vivez encore. Et nous inscrirons votre pays parmi les plus démocratiques d’Afrique ». C’est dire
combien ces articles, que le Ministre Mugemana se fit fort d’agiter, en épouvantail, comme germes de subversion dans

70
Conseil du Gouvernement eut lieu le jour où le Président m’apprit sa décision de me
remplacer à l’ORINFOR. Il avait accédé cependant à mon souhait de participer à cette
séance ultime pour défendre mon projet. Au cours des débats, le Président Habyarimana a
personnellement amené le Gouvernement à accorder au monde de l’audio-visuel des
libertés qu’il refusait au reste de la presse, particulièrement à la presse écrite, en dépit de
tous les arguments techniques que j’alignais en vue de conjurer ce déséquilibre
incompréhensible. Je peux attester que le Président Habyarimana ne savait pas mentir
« en direct ».- « En différé », je ne dis pas. - Dans le feu du débat, face à son
interlocuteur, il manquait d’aplomb pour cacher un mensonge. La longue expérience que
j’avais de la manière dont il conduisait les débats au Conseil du Gouvernement, au
Comité Central du MRND, lors des rencontres populaires ou en tête à tête restreint,
m’avait appris à déceler, de manière quasi infaillible, que, sur tel ou tel point, le Président
avait une arrière-pensée. Le déséquilibre qu’il imposa au projet de loi sur la presse était,
j’en eus une nette conviction, délibérément programmé.
Ces indices ont donc fini par me convaincre que son désintérêt subi au projet de
télévision rwandaise (TVR) conduit par l’ORINFOR n’était qu’une manœuvre de
contournement. Qu’il y avait, en effet, un autre projet dont il préparait l’irruption sur la
scène médiatique rwandaise. Mais, je le redis, le Président Habyarimana avait
accompagné et soutenu le projet de la TVR avec sincérité. J’avais eu avec lui des
entretiens passionnés où nos points de vue s’étaient heurtés puis accordés sans fausseté.
Ainsi avait-il soutenu notre idée audacieuse d’installer un relais FM/TV au sommet du
volcan Karisimbi81[94] en imposant au Ministre des Finances d’en prévoir les fonds
nécessaires. Il avait appuyé de la même manière l’acquisition des équipements de
production d’une banque d’images bien avant le lancement officiel de la Télévision. Il
avait adhéré à la vision souveraine et ultra moderne du projet face aux préjugés et aux
pressions des bailleurs de fonds néocolonialistes Il est donc certain que son revirement ne
procédait pas d’une longue maturation mais qu’il lui avait été soufflé in extremis.
Pour quelle raison aurait-il subitement changé le fusil d’épaule ?
Mon hypothèse de travail à cet égard, la voici. Ayant eu du mal à contrôler les média
publics, effrayé de voir le projet TVR se concrétiser hors de son influence directe, le
Réseau zéro, en vue de préparer la voie pour un projet de son cru, a-t-il sans doute décidé
le Président de la République à changer de cap. Sans compter le jeu d’intérêts financiers
qu’impliquait le projet TVR évalué à plus de 3 milliards de Francs Rwandais de l’époque,
le monde médiatique rwandais en explosion, ont fâché le Président Habyarimana qui les dénigra au Conseil du
Gouvernement me reprochant de « vouloir imposer au Rwanda une presse à la française ».
81[94]
C’est à feu Jean Népomuscène Barihima, technicien Basses Fréquences à Radio Rwanda que nous devons l’idée
d’exploiter ce site pour maîtriser la diffusion en FM sur notre territoire au relief perturbé. C’est à une équipe de
techniciens courageux – deux y perdront la vie que nous devons les études et la construction de ce relais fonctionnant à
l’énergie solaire et éolienne combinée. Monsieur Martin, ingénieur chez TDF, dépité que j’aie rejeté pour la deuxième
fois la télévision de pacotille que les spécialistes de la ‘Franç’Afrique’ voulaient nous imposer, avait trouvé
techniquement ridicule et irréalisable l’idée d’une antenne au sommet du volcan Karisimbi. Madame Thérèse Pujolle,
Chef de la Coopération à l’Ambassade de France à Kigali avait ironisé : « Monsieur Martin, vous devez savoir que
Monsieur Mfizi est «‘rwabugiliste’ [rgouabouguiliste] » ; à l’instar de Rwabugili, monarque conquérant de la fin du
XIXème siècle, il veut que, par sa télévision, le Rwanda rayonne sur toute la région des Grands Lacs ». Elle ne croyait
pas si bien dire ! Le Président Habyarimana, à quelques nuances près, avait parfaitement compris la hauteur de l’enjeu.
A quoi se ralliera plus tard Jean Lartigue, Conseiller Culturel à l’Ambassade de France à Kigali, qui soutint ce projet
sans réserve.

71
ce changement préparait la création de la Radio Télévision des Mille Collines (RTLM). Il
fallait un outil pour diffuser l’idéologie déjà bien établie de l’Ordre zédiste, axée entre
autres sur les clivages ethniques et régionaux. L’évolution de la guerre et du contexte
politique se chargera d’accélérer la marche faisant de la R.T.L.M. le fer de lance des
« media de la haine », une arme mortelle.
5.3. DES EXECUTANTS « SOUS INFLUENCE ».
La stratégie de contournement que le Président avait mise en œuvre consistait donc à
laisser le projet de TVR générer des capacités techniques performantes et des ressources
humaines compétentes qu’il suffirait de « siphonner » pour lancer ce projet audiovisuel
privé. C’est ce qui a dû se passer pour le lancement de la RTLM. D’expérience, il est, en
effet, totalement exclus que les techniciens de la RTLM, si ingénieux et si informatisés
fussent-ils, aient mis si peu de temps à maîtriser l’étude et la réalisation d’un réseau
d’émission en modulation de fréquence et à peaufiner pour leurs émissions un discours
aussi monstrueusement efficace. Monsieur Ferdinand Nahimana étant à la fois Directeur
de l’ORINFOR, fondateur et membre du Conseil d’Administration de la RTLM,
pourquoi se serait-on tant fatigué alors que l’ORINFOR avait capitalisé une expérience
probante en la matière ? Le délit d’initié à côté de tous les autres d’ailleurs impunis
n’était-ce pas une peccadille ! Il suffisait d’embrigader dans le projet RTLM des
techniciens expérimentés parmi lesquels Joseph Serugendo, Directeur Technique à
l’ORINFOR.
Personnalité fragile, Serugendo était, lorsque je l’ai recruté, au début des années 80, un
technicien moyen mais plus performant que son prédécesseur Claver Ngendahimana.
Face à la nécessité de maîtriser de nouvelles technologies, Serugendo compensait ses
insuffisances par une assiduité remarquable. Eprouvé par l’effort, il lui arrivait cependant
de perdre ses moyens jusqu’à la déprime et parfois aux larmes. Il manifestait la même
faiblesse s’agissant de la gestion des hommes. Davantage encore face aux pressions
politiques. Il requérait une présence constante à ses côtés pour qu’il prît de l’assurance en
lui. Ainsi fallut-il le contraindre quasiment à prendre en charge la présentation technique
du projet FM au Président de la République et à l’assistance lors de l’inauguration du
relais FM du Mont Jari (1978), cependant que j’assumais le volet politique par un
discours sur la liberté de la presse qui fit date. Une fois ainsi épaulé, il se surpassait et
atteignait des performances au-delà de son niveau. Serugendo n’avait aucune culture
politique qui lui eut permis de flairer, avant sa commission, un montage ou une
manipulation politiques. Sans encadrement adéquat, il n’avait pas non plus de courage
politique qui lui eut permis de se dégager, une fois le mal identifié.
Pareil profil était une proie facile du Réseau zéro. Les gourous de celui-ci, Protais
Zigiranyirazo et Séraphin Rwabukumba en particulier, savaient y faire pour s’attacher les
services de très bons techniciens, en usant de cette diabolique façon de les appâter par des
prébendes tout en jouant sur tel aspect psychologique de leur personnalité. C’est ainsi
qu’on été récupérés de jeunes cadres bien positionnés dans plusieurs secteurs : bancaire
(Ephrem Nkezabera, Marie Banzubaze, Bibiane Ntengayire), gestion d’entreprises (I.
Butare dans OPROVIA, D. Murenzi dans PETRORWANDA), des universitaires

72
(Runyinya Barabwiriza, Jean Gualbert Rumiya, etc.), des paysans syndicalistes, voire
d’anciens membres du PARMEHUTU (Wellars Banzi de Gisenyi, Amandin Rugira de
Butare), politiciens mis au ban par la Deuxième République. En vérité, le MRND
inscrivait la récupération de ces derniers dans la radicalisation de la vision ethniste de la
guerre et de l’évolution politique. Le MDR ayant surfé sur les « acquis de la
Révolution », sur ‘ishyaka rya ba papa’ (trad. : le Parti de vos pères) avait pris les
devants pour s’attirer la masse hutu. Ce que voyant, le MRND devenu MRNDD près
avoir tenté de brouiller les sigles en siphonnant l’idéal républicain – R- et démocratique –
D-, soigne sa vitrine en embauchant des leaders « révolutionnaires » hutu. Plusieurs
parmi ceux-ci ne se faisaient pas d’illusion sur leur avenir politique au sein de ce parti en
désarroi. Ils ont suivi mollement, guettant l’occasion propice pour prendre le large,
parfois au risque de leur vie (J.G.Rumiya). D’autres, tels de nombreux journalistes de
l’ORINFOR pénétrés de leur métier, ont trouvé des ressources pour se dérober jusque
dans la mort. Quelques uns cependant, incapables de résister à l’offre réelle de prébendes
(Gaspard Gahigi), ou en mal d’une valorisation sociale que leur déchéance personnelle
avait broyée (Noël Hitimana82[95], Kantano Habimana) se sont jetés passionnément dans
les griffes du Réseau zéro.
Dans le contexte des luttes politiques assujetties au thème de la guerre contre le FPR –
contre les «inyenzi», contre les Tutsi ainsi qu’on ne se gênait pas de le dire dans les
milieux investis par le Réseau zéro –, c’était un honneur d’être pressenti à quelque tâche
que ce fût. En revanche, s’y dérober ou s’y refuser, c’eut été accepter imprudemment
d’être pris pour un traître, bon à abattre. Se dégager de cette glue, requérait de fortes
convictions politiques et morales ainsi que du courage à revendre. Et en tous les cas avoir
déjà capitalisé une certaine réputation et des contacts diplomatiques qui auraient fait
hésiter Réseau zéro à vous agresser. Sans cette manière de « halo sécuritaire », aurais-je
moi-même survécu à la publication de ma lettre ouverte Le Réseau zéro/’Ikiguri nûnga’,
en août 1992 ? La lettre que m’adressa en guise de semonce le redoutable Capitaine
Pascal Simbikangwa83[96], chef de la cellule malfamée de criminologie, en dit long sur ce
qui m’attendait.
S’agissant toutefois de l’embrigadement de talents divers par Réseau zéro, soulignons-le,
plusieurs jeunes intellectuels ont pris l’initiative d’adhérer à l’idéologie zédiste sans être
ni dupés, ni contraints. On a vu ainsi, sous couvert d’intérêts carriéristes, autour
d’Alphonse Ntilivamunda84[97], le beau-fils du Président Habyarimana et féal de Joseph
82[95]

Déjà en janvier 1985, le Conseil d’Administration de l’ORINFOR avait condamné le journaliste Noël Hitimana
d’avoir obéi aux injonctions d’Augustin Nduwayezu, Chef du Service Central de Renseignement qui l’avait poussé à
s’attaquer à la liberté de la presse dont avait fait usage le journal Kinyamateka.( Voir Mfizi C., Lettre confidentielle à
Son Excellence Monsieur le Président de la République, du 22 janvier 1985).
83[96]
D’aucuns ayant dit et écrit que le Capitaine Simbikangwa officiait à la tête des Escadrons de la Mort (qu’il ne faut
pas confondre du tout avec le Réseau zéro), le pamphlet de 11 pages (A4+) qu’il m’adressa, non daté (septembre
1992 ?) mais dûment signé, avait tout l’air d’un réquisitoire. On y trouve des accusations véhiculées contre moi depuis
1980 par le SCR et que Kangura venait de relayer (recrutement du personnel incompétent, trahison vis-à-vis du
Président, etc.).
84[97]
Alphonse Ntilivamunda était Directeur Général des Ponts et Chaussées. C’est un poste traditionnellement
convoité. Disposant du parc des équipements et outillages de l’Etat, tous ceux qui l’ont occupé, à quelques exceptions
près, ont fini Ministres. C’est à Ntilivamunda qu’échut ès qualité, malgré des débats tendus au Conseil du
Gouvernement, la gestion du juteux Fonds Routier. Le Réseau zéro s’accrochait aux prébendes que générait la
Direction Générale des Ponts et chaussées, poste dont partaient notamment des moyens d’entretien (outillage, tracteurs,

73
Nzirorera85[98], se former un groupe de jeunes loups, généralement des hutu du Nord (C.
Ndangali, E. Ngendahimana, Th. Bizimungu, etc.). Très activistes, ils ont amené le
Président Habyarimana à radicaliser sa position, parfois de manière absurde, dans le
débat avec l’opposition civile et plus tard avec le FPR. Ces cadres - certains avaient pris
le poil de la bête en réussissant une fronde qui voulait imposer Augustin Ruzindana
comme tête de liste de Byumba contre la désignation par le Président de Madame
Immaculée Nyirabizeyimana - se sentaient menacés de perdre leur position dans
l’Administration Publique du fait que de nouvelles dispositions légales les plaçaient sous
l’autorité d’un Premier Ministre du MDR. Ils incitèrent le Président Habyarimana, par
exemple, à ne pas contresigner les arrêtés qui, en les écartant, auraient dépouillé le
MRND de ses partisans dans les rouages de l’Etat. De même, ils pesèrent lourd dans le
rejet des Accords d’Arusha. En conséquence, le virus idéologique véhiculé par l’Ordre
zédiste s’auto-reproduisait au niveau de certains membres qui, certes, devraient, de ce
fait, répondre de leurs initiatives répréhensibles.
Ce groupe me paraît politiquement responsable de l’érosion de la marge politique qui
séparait le MRND classique et la Coalition de la Défense de la République (CDR),
rapprochement qui a abouti, logiquement et effectivement, à la constitution de la
mouvance extrémiste Hutu Power, acteur majeur de la débâcle du pays. Cependant les
gourous du Réseau zéro - dont ‘Z’ lui-même - qui les ont maintenus ‘sous influence’ sont
carburant) des latifundia que les gourous du Réseau zéro s’étaient fait tailler au Zaïre. Je tiens l’information d’un jeune
technicien ‘katangais’ qui supervisait ce convoi et que j’ai rencontré, un soir, chez feu Joseph Sibomana, Directeur
Général de la SONARWA.
85[98]
Joseph Nzirorera a fait des pieds et des mains pour que Alphonse Ntilivamunda, son poulain, épousât Jeanne
Habyarimana - un mariage quasiment forcé, comme je le tiens d’une bonne confidente de la jeune fille. En contribuant
à arranger ce mariage, Joseph Nzirorera renforçait sa position. Il me l’a lui-même fièrement confirmé le jour du
mariage traditionnel (cérémonie de la dot = ‘kwakira inkwano’) célébré à Gasiza. Mais Joseph Nzirorera, dans cette
affaire, était lui-même l’outil consentant de Protais Zigiranyirazo. Celui-ci avait entrepris depuis quelque temps de
prendre sous son aisselle les enfants du Président. Entreprise naturelle puisque l’oncle est réputé protecteur de ses
neveux. On connaît l’attachement du Président Habyarimana envers ses enfants. Les lui « prendre », en les intéressant,
entre autres, au monde l’argent - Ntilivamunda est fils d’un homme d’affaires important et il gère un patrimoine
conséquent aux Ponts et Chaussées - c’était, de la part de ‘Z’, soit accroître son influence auprès de son beau-frère, soit
– et j’opte pour cette hypothèse - une manœuvre diabolique visant à isoler celui-ci, voire à le briser. Ce sera chose faite
quand, après Jean-Pierre et Jeanne Habyarimana, viendra le tour de Jean-Claude qui était, pour son père et pour tous
ceux qui le fréquentaient, une référence morale et intellectuelle dans la famille du Président. S’inscrit dans cette optique
l’opération Foire aux Gorilles inspirée par un escroc Ivoirien nommé Bari. Il s’était présenté dans mon bureau en
compagnie de Jean-Claude Habyarimana, pour m’enjoindre d’engager l’ORINFOR dans cette affaire. Flairant
l’arnaque, j’ai émis des objections sérieuses et demandé de plus amples informations sur la nature de l’opération. Bari
m’avait menacé : comment pouvais-je me permettre de ne pas exécuter l’ordre que le Président me faisait parvenir par
son fils ? « Parce que, lui dis-je, ce serait bien la première fois que le Président me donne des ordres sans passer par
les circuits habituels ». J’avais compris que le Colonel Sagatwa me les avait envoyés, mais sans vouloir clairement
apparaître. Et que la Préfecture de Ruhengeri étant impliquée dans toute opération sur les gorilles, une affaire aussi
floue sentait le coup de « Z ». Or, j’avais depuis belle lurette exigé de Sagatwa et du Ministre à la Présidence de
toujours m’indiquer si ce qu’ils m’enjoignaient de faire était un ordre du Président ou leur propre initiative. Comme
personne ne voulait assumer, je promis que l’ORINFOR soutiendrait l’opération, à conditions que ses prestations
fussent rémunérées au prix du marché et à la commande. L’opération Foire aux Gorilles foira, après avoir grugé de
nombreux services publics et des opérateurs privés, à l’exception de l’ORINFOR. On reverra ce Bari perturber une
visite officielle du Président Habyarimana en France. Dr C. Bizimungu, Ministre des Affaires Etrangères et de la
Coopération, Madame Spérancie Mutwe Karwera, Responsable de l’Information au MRND et moi-même avions
demandé au Président d’où sortait cet Attaché de Presse qui, sous la houlette du Colonel Sagatwa, doublait les services
compétents jusqu’au bord d’incidents diplomatiques. « Je ne le connais pas », nous avoua le Président. « Ce sont mes
fils, Jean Pierre et Jean Claude qui me l’ont présenté comme leur ami habitué au milieu parisien » Il est clair que le
Réseau zéro entreprenait de doubler le Président par ses enfants téléguidés.

74
hautement responsables des dérives damnables de leurs recrues ainsi que des initiatives
pour le moins radicales des émules qui les ont rejoints.

75

C.
DEUX INTERROGATIONS CONCLUSIVES
A partir de 1980, s’est constitué au Rwanda, une nébuleuse politico-mafieuse que j’ai
identifiée fin 1990 et dont j’ai publiquement dénoncé l’existence en août 1992. Parce que
j’avais la conviction que son animateur principal, sinon son créateur était Protais
Zigiranyirazo, tout puissant beau-frère du Président Habyarimana, j’aurais dû nommer
cette officine le réseau Zigiranyirazo. Pour ne pas donner le flanc à des poursuites
judiciaires ou à quelque brutalité vengeresse, j’ai, par diversion, habillé le rhizome du
nom de « zéro », pensant au ‘Z’ de Zigiranyirazo86[99]. Je viens de décrire par quelles
étapes Protais Zigiranyirazo a créé ce réseau, d’abord à des fins d’accumulation
patrimoniale avant de s’en servir pour accroître son influence, voire accéder à des
responsabilités politiques à un très haut niveau. Ce réseau ayant fini par opérer selon des
actes itératifs et un style constant, il a instauré un système, une pratique politique que je
nomme l’Ordre zédiste dans ce Rapport.
A ce stade, il est possible, en guise de conclusion, de répondre de manière très claire à
deux questions :
• Quel rapport y a-t-il entre l’’Akazu’ du Président Habyarimana et le Réseau
zéro ?
• Le Réseau zéro a-t-il influé sur les événements qui ont conduit à la guerre et au
génocide entre octobre 1990 et juillet 1994 ?
C.1. L’’AKAZU’ DU PRESIDENT HABYARIMANA,
ANTHROPOLOGIQUE ET POLITIQUE.

UNE

MEPRISE

C.1.1. La Confusion
Il convient d’emblée de rappeler que le terme ‘akazu’ est le diminutif de ‘inzu’, maison
au sens de famille, comprenant l’ensemble strictement patrilinéaire de trois
générations87[100]. Le diminutif ‘akazu’ indique une restriction de l’espace et des privilèges
statutaires aux frères et enfants d’un père de famille. L’‘akazu’ dégage, en outre, un halo
péjoratif : du fait que cette entité familiale restreinte, exclut certains membres de droit de
l’’inzu’ ; à force d’exclure les autres, l’‘akazu’ s’exclut à son tour de cet ensemble. C’est
de là que l’’akazu’ en vient à désigner la paillote isolée, à l’écart de la concession
familiale et dans laquelle on relègue un membre de la famille atteint d’une maladie
contagieuse et infamante telle que la lèpre. Lorsque le MDR lance le terme ‘akazu’ lors
d’une manifestation dans Kigali en 1991, avec une paillote dans le cortège, cette
extension sémantique infamante, ‘akazu k’ababembe’ (la paillote des lépreux) est
connotée dans l’usage désormais politique du mot. C’est cette polysémie lisible – risible !

86[99]
87[100]

Encore que demeure valide la référence que j’ai faite à l’œuvre de Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture.
Vansina Jan, Le Rwanda ancien. Le royaume nyiginya. Paris, Karthala, 2001, p. 44.

76
– qui vaut au terme tant d’efficacité et de succès politiques dans la contestation effrontée
contre le pouvoir du Président Habyarimana.
C.1.2. Le concept d’’akazu’.
Lorsque paraît, en août 1992, Le Réseau zéro, ma lettre ouverte au Président
Habyarimana, des journalistes et chercheurs pressés de proposer des analyses sur le
Rwanda en guerre introduisent une confusion qui perdure88[101], amplifiée par le
dévastateur copier/coller des internautes. Ils ont établi d’autorité une équivalence entre
Réseau zéro, Escadrons de la mort, et ‘akazu’89[102]. Un glissement plus grave s’est
introduit dans l’usage du terme. On a pris l’habitude de parler de l’’akazu’ du Président
Habyarimana, y incluant cependant des membres de la famille de sa femme et même
des ressortissants de la commune Karago et Giciye, si ce n’est de Mukingo (Ruhengeri)
et d’autres préfectures90[103]. Nous voici bien loin de deux notions inséparables du terme
‘inzu’, à savoir la communauté de sang et la patrilinéarité. Dans ce sens, l’akazu du
Président Habyarimana devrait ne concerner que la personne de sa femme (intégrée
d’office dans l’’inzu’ du mari), les enfants du Président et ses propres frères. Or, quelle
est la situation respective des uns et des autres ?
Des deux frères et des deux sœurs du Président Habyarimana, on n’en connaît guère qui
se soient fait remarquer dans la sphère politique ni publiquement ni officieusement.
Certes a-t-on vu s’agiter, depuis déjà 1970-1972, sa sœur Godelieve Marie, religieuse des
Abenebikira (les Filles de la Vierge Marie) : elle ne tarissait pas de dire lors de la
campagnes de communication menée en Belgique en faveur de Juvénal Habyarimana que
le Colonel était son frère. On la surnomma la Sœur-sœur. Plus tard au Rwanda, elle
observera peu la discrétion qu’impose son statut de religieuse. On la verra s’afficher
davantage avec la famille en tant que tante des enfants du Président, au point qu’on
racontera qu’elle aurait quitté les ordres et l’habit, encore qu’elle gardât strictement le
voile. Mais, malgré son propos plutôt abrupt, elle eut peu d’influence politique. Un des
frères du Président, connu sous le nom de Melani, ancien policier était conseiller
communal, était resté de conditions et de tempérament plutôt modeste et sa sœur, Sœur
Thélesphore Marie, religieuse aussi, effacée.
Quant aux enfants du Président, trois d’entre eux (Jean-Pierre, Jeanne et Jean-Claude)
atteignaient à peine la majorité dans les années 90. Peu avant la guerre cependant, on a vu
le Réseau zéro tenter de les impliquer dans des affaires peu nettes et même au niveau
politique.
Joseph Nzirorera a fait des pieds et des mains pour que Alphonse Ntilivamunda, son
poulain, épousât Jeanne Habyarimana - un mariage quasiment forcé, comme je le tiens
d’une bonne confidente de la jeune fille. En contribuant à arranger ce mariage, Joseph
Nzirorera renforçait sa position, ainsi qu’il me l’a lui-même fièrement confirmé le jour du
mariage traditionnel (cérémonie de la dot = ‘kwakira inkwano’) célébré à Gasiza. Mais
88[101]

Guichaoua A., Les antécédents politiques de la crise rwandaise de 1994. Rapport d’expertise rédigé à la demande
du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, Document I. Arusha. Avril 1997, p. 31.
89[102]
Pour être rapide, disons que les Escadrons de la mort, étaient, disait-on, des éléments militaires et paramilitaires
qui exécutaient des assassinats d’opposants pour le compte du pouvoir. Quant au Réseau zéro, c’est une nébuleuse de
nature économique et politique, plus large que l’’akazu’ familial.
90[103]
Id. ibid. p. 31.

77
Joseph Nzirorera, dans cette affaire, n’était-il pas, à son tour, l’outil consentant de P.
Zigiranyirazo ? Celui-ci avait entrepris depuis quelque temps de prendre sous son aisselle
les enfants du Président. Entreprise naturelle puisque l’oncle est réputé protecteur de ses
neveux. On connaît l’attachement du Président Habyarimana envers ses enfants. Les lui
« prendre », en les intéressant, entre autres, au monde l’argent - Ntilivamunda est fils
d’un homme d’affaires important et il gère un patrimoine conséquent aux Ponts et
Chaussées - c’était, de la part de ‘Z’, soit accroître son influence auprès de son beaufrère, soit – et j’opte pour cette hypothèse - une manœuvre diabolique visant à isoler
celui-ci, voire à le briser. Ce sera chose faite quand, après Jean-Pierre et Jeanne
Habyarimana, viendra le tour de Jean-Claude qui était, pour son père et pour tous ceux
qui le fréquentaient, une référence morale et intellectuelle dans la famille du Président.
S’inscrit dans cette optique l’opération Foire aux Gorilles menée par un Ivoirien nommé
Bari. Il s’était présenté dans mon bureau en compagnie de Jean-Claude Habyarimana
pour m’enjoindre d’engager l’ORINFOR dans cette affaire. L’affaire me paraissant
fumeuse, j’ai émis beaucoup de réserve. Bari m’avait menacé : comment pouvais-je me
permettre de ne pas exécuter l’ordre que le Président me faisait parvenir par son fils ?
« Parce que, lui dis-je, ce serait bien la première fois que le Président me donne des
ordres sans passer par les circuits habituels ». Effarouché par l’intrusion de « Z » dans le
domaine réservé du chef de l’Etat et par le « modus operandi » du Réseau zéro qui
prétendait agir pour le compte du Président, j’avais, depuis belle lurette, prié Sagatwa et
le Ministre à la Présidence de toujours m’indiquer si ce qu’ils m’enjoignaient de faire
était un ordre du Président ou leur propre initiative. Ce coup–ci, je compris que le
Colonel Sagatwa m’avait envoyés ces jeunes gens sans vouloir clairement apparaître. Et
la Préfecture de Ruhengeri étant impliquée dans toute opération sur les gorilles, une
affaire aussi floue sentait le coup de « Z ». Comme personne ne voulait assumer, je
promis à mes interlocuteurs que l’ORINFOR soutiendrait l’opération, à conditions que
nos prestations fussent rémunérées au prix du marché et à la commande. L’opération
Foire aux Gorilles foira, après avoir grugé de nombreux services publics et opérateurs
privés, à l’exception de l’ORINFOR. On reverra ce Bari perturber une visite officielle du
Président Habyarimana en France. Dr C. Bizimungu, Ministre des Affaires Etrangères et
de la Coopération, Madame Spérancie Mutwe Karwera, Responsable de l’Information au
MRND et moi-même avons demandé au Président, dans sa suite au Crillon, d’où il avait
sorti cet « Attaché de Presse » duveteux qui, sous la houlette du Colonel Sagatwa et du
Colonel Mageza, Chef du Protocole d’Etat, doublait les services compétents jusqu’au
bord d’incidents diplomatiques. « Je ne le connais pas », nous avoua le Président. « Ce
sont mes fils, Jean-Pierre et Jean-Claude qui me l’ont présenté comme leur ami habitué
au milieu parisien ». Il est clair que le Réseau zéro entreprenait de doubler le Président
par ses enfants téléguidés. On ne peut cependant pas dire qu’ils aient sensiblement pesé
sur la vie publique, en dehors des frasques de jeunesse somme toute mineures, car, de
manière générale, il faut reconnaître que ces enfants étaient bien élevés.
Reste le Dr Séraphin Bararengana, Doyen à la Faculté de Médecine et chirurgien à
l’Hôpital Universitaire de Butare. François Xavier Munyarugerero91[104], parlant des
activités politiques du monde universitaire rwandais des années 1960-70, évoque
91[104]

Munyarugerero François Xavier, Réseaux, pouvoirs, oppositions. La compétition politique au Rwanda. Paris,
L’Harmattan, 2003.), p 166

78
l’existence d’un « cercle de réflexion élitiste et avant-gardiste » dont auraient été
membre le Dr Séraphin Bararengana. C’est une erreur. En effet, le « cercle de réflexion
élitiste et avant-gardiste » dont il parle s’appelait Groupe d’Etudes et de Réflexion
(GER). C’est moi qui en ai conçu l’idée à laquelle adhérèrent, en 1971, successivement,
Félicien Gatabazi, Dr Théoneste Gafaranga et Jean Marie Vianney Shingiro
Mbonyumutwa. Sur ma proposition, nous élargissions notre noyau par cooptation des
membres. Il fallait nous assurer de leur qualité intellectuelle, de leur engagement
politique et de leur détermination personnelle à dépasser le clivage ethnique et régional
qui minait les organisations d’étudiants rwandais. Il s’agissait de nous préparer à résister
ensemble, une fois rentrés dans le pays, à ce clivage et à la corruption qui gangrenaient la
société politique rwandaise. Furent ainsi recrutés entre autres : Charles Nzabagerageza
(Trésorier), Thomas Habanabakize, André Nzabandora, Claver Gatabazi, etc. Nous nous
identifiions comme une Génération Nouvelle, nom de notre publication dont j’assurais la
rédaction. Je peux donc attester que le Dr Bararengana n’a pas fait partie de notre groupe.
Bien plus, cet étudiant brillant se tenait constamment à l’écart de l’agitation politicienne
du monde des étudiants rwandais92[105]. Bien que frère du Colonel Habyarimana, Ministre
de la Garde Nationale et de la Police, il était d’une discrétion remarquable. Et cette
discrétion n’avait rien à voir avec les fonctions de son frère. Ce doit être son
tempérament. Séraphin Bararengana gardait la même distance vis-à-vis de la chose
politique du temps de ses études secondaires au Collège du Christ-Roi à Nyanza. Nous
étions nombreux à émerger grâce à notre engagement dans des activités socio-politiques.
Seuls ses résultats scolaires plaçaient le futur chirurgien très au-dessus du lot. De même,
plus tard, dans la vie professionnelle à Butare, cet homme ne se parera pas du manteau de
la fratrie avec le Chef de l’Etat. Ni sa femme Catherine de celui d’être la sœur d’Agathe
Kanziga, l’épouse du Président. En outre, j’ai entendu le Dr Séraphin Bararengana
déclarer jovialement à cette époque, que le Président l’envoyait furieusement promener
lorsque le chirurgien hasardait une appréciation sur les affaires politiques. Selon le Dr
Bararengana, le Général n’aimait pas mêler sa famille aux affaires de l’Etat. On n’est pas
obligé de le croire sur parole. Car comment ne pas penser que le Dr Bararengana ait, de
temps en temps, délibérément ou pas, fourni à son frère des informations utiles sur des
collègues et confrères ministrables ! Mais le fait que le Dr Bararengana s’en défendît
confirme son souci de ne pas abuser de sa position. Aussi n’ai-je jamais ouï dire que, à la
manière de P. Zigiranyirazo et alii, il se ventât de quelque pouvoir auprès de son frère ni
s’en servît pour harceler les gens en vue d’un privilège quelconque. Parlant du Réseau
zéro, jusqu’à plus ample information, je n’inclus pas, à priori, le Dr Séraphin
Bararengana parmi les adeptes de cette funeste officine. En conséquence, je trouve que
les auteurs qui parlent d’’akazu’ du Président Habyarimana cèdent à la facilité en
négligeant trois éléments constitutifs de l’’inzu’ : consanguinité, patrilinéarité, impact
politique – et même espace patrimonial partagé, (par quoi s’élargit l’’inzu’ au Rwanda,
voire en Afrique noire en général).
Peut-on alors imaginer l’’akazu’ de Madame Agathe Kanziga Habyarimana, l’épouse du
Président ? A mon avis, strictement parlant, pas davantage. Car, nous l’avons vu, son

92[105]

ibid.

Autant d’ailleurs que son confrère le Dr Musa bin Yusufu Tugilimana indûment cité par F. X. Munyarugerero,

79
‘inzu’ se confond avec celui de son mari93[106]. Ce qui n’interdit pas évidemment que, du
côté de sa famille originelle, on ait pu l’instrumentaliser comme alliée privilégiée, pour
monter en puissance. Ni d’ailleurs que, se sentant mal, à tort ou à raison, dans sa bellefamille, elle ait pu se prêter à ce rôle pour conforter la position de l’‘inzu’ dont elle est
issue.
Parlerions-nous de l’’akazu’ de ses frères ? Je ne le dirais pas non plus. Il se trouve, en
effet, que les membres présumés de cet ‘akazu’ dépassent les limites notionnelles du
terme (consanguinité, patrilinéarité)
Bref, de quelque angle que l’on aborde la question, la notion d’’akazu’ est inopérante
pour décrire la réalité politique et, davantage encore, criminelle, dans le contexte du
Rwanda des années 1980-1994. Mais, pour autant, cette réalité politique voire criminelle
ne reste pas moins patente. C’est le cadre anthropologique, familial, dans lequel d’aucuns
l’inscrivent que je récuse.
C.1.3. La pertinence politique du concept Réseau zéro.
Ceux qui soutiennent cette notion restrictive, anthropologique d’‘akazu’ ne décollent pas
de la lecture culturaliste que font colonialistes et racistes. Selon ceux-ci les sociétés
africaines sont liées inéluctablement au chef de famille, au clan, à l’ethnie, à la tribu. Je
prétends - mais c’est une hypothèse qui requiert démonstration - qu’au Rwanda, la société
politique avait tenté de dépasser ce stade et ce, depuis l’explosion des années 1957-1960.
Le niveau des opinions a été, dans les tout débuts, plus fédérateur que la famille. C’est
chaque fois que certains politiciens se sont laissés rattraper par ce réflexe identitaire que
des crises ont éclaté. L’accalmie revenue, la société pensait ses plaies et recommençait à
construire des relations ouvertes.
Quelle est la réalité ? Pour construire un réseau de pouvoir, fût-il constitué à partir du
noyau familial ‘inzu’, il a été nécessaire, dans les années 1980, d’en étendre les
dimensions au-delà des limites anthropologiques. Même si l’on entend les ‘zédistes’,
proférer des discours et adopter des comportements identitaires (famille, région, ethnie),
il s’agit d’une occultation des véritables enjeux de pouvoir. Ce qui n’en fait pas moins
évidemment un détour délictueux ou criminel.
C’est donc à partir des motivations, des intérêts et des actions qui ont fédéré les membres
de ce réseau – et non pas leur seule relation anthropologique - que l’on décrira la réalité
politique ou, le cas échéant, criminelle dont ils se seraient rendus responsables.
Le Réseau zéro répond à cette nécessité d’ouverture. Il constitue, de ce fait, un cadre
idoine pour décrire la réalité politique qui nous intéresse et ce, de manière plus efficiente,
plus légitime et plus équitable que l’’akazu’. Décrire la situation à partir du sang des
acteurs (‘akazu’), c’est suivre la voie diabolique du génocide. Décrire la situation à partir
93[106]

Comme à toute jeune épousée qu’on accompagne dans la famille de son époux, Agathe Kanziga a dû s’entendre
dire, dans une chanson déchirante d’adieu : «Iwanyu ni iyo ugiye, genda wihorere maye » [ Chez toi désormais, c’est là
où tu vas (vivre) ; va et sois sereine, dis.]

80
des faits dont les acteurs se sont rendus responsables (Réseau zéro), c’est se placer au
niveau politique (ordre zédiste), c’est prendre la voie royale d’une Justice équitable.
C.1.4. Les preuves matérielles.
Ce réseau, je l’ai appelé, dans ma lettre ouverte, zéro par prétérition, afin d’esquiver les
rigueurs du code pénal. Mais ma tentative de diversion n’a leurré que les non initiés. En
effet, selon un informateur proche de Madame Agathe Kanziga Habyarimana, celle-ci
ayant eu connaissance de ma lettre ouverte, se serait écriée : «‘Ariko Mfizi, musaza
wanjye aramuziza iki’ ?».[Trad. : Mais pourquoi Mfizi en veut-il à mon frère ?]. Alors
que mon pamphlet s’adressait au Président Habyarimana et que j’avais évité toute
allusion facilement décodable à P. Zigiranyirazo, cette réaction, non de l’épouse mais de
la sœur, constitue la preuve de la pertinence de mon propos : Madame Agathe Kanziga
Habyarimana reconnaissait, ce disant, que son frère, P. Zigiranyirazo, animait bel et bien
quelque chose à quoi je donnais son nom.
Il faut se rendre à l’évidence : depuis le procès Lizinde où les prévenus se sont fait
coincer par leurs écrits et leur agenda, rares sont les traces des activités susceptibles de
compromettre leurs auteurs. La recherche des preuves matérielles reste ardue pour
l’identification du Réseau zéro. C’est un handicap réel. Mais il n’est pas rédhibitoire.
Plusieurs historiens dont Claudine Vidal ont montré combien l’approche positiviste dans
la description des sources et dans la production de la preuve doit se plier au contexte
d’une société marquée par l’oralité94[107]. Surtout si les acteurs de celle-ci sont passés
maîtres dans l’usage du sous-entendu, du non dit, de l’allusion, de tous les procédés de
communication qui ne laissent pas de traces. Et quand la trace est écrite, que
d’ambivalence ! Un même texte peut laisser entendre des messages totalement opposés
selon l’émetteur et le destinataire. De plus, l’écrit est tellement étranger au mode de
fonctionnement de la société traditionnelle qu’on peut le signer sans être pour autant
engagé. C’est la parole proférée, chuchotée au creux de l’oreille qui permet de jauger le
poids de l’engagement écrit. C’est la parole orale qui fait foi et non l’écrit. C’est sans
doute aussi dans cet esprit que le Président Habyarimana déclara que les Accords de Paix
d’Arusha étaient «ibipapuro», de stupides papiers qui ne l’engageaient pas plus que cela.
La communication orale a été une des armes qu’utilisaient couramment les gourous du
Réseau zéro. Leur ‘modus operandi’ consistait à diffuser dans la population une opinion
artificielle défavorable à un indésirable, afin de faire confirmer leurs accusations
mensongères contre le malheureux auprès du Chef de l’Etat. Voici en quels termes, en
1981 déjà, j’ai attiré l’attention du Président de la République sur cette pratique de la
parole-termite95[108]. ces manœuvres : « Avez-vous remarqué cette pernicieuse stratégie de
création artificielle d’un mouvement d’opinion ? Il suffit qu’une personnalité de poids
lance une opinion dans son salon ou dans une réunion, en sous-entendant de préférence
que cette opinion vient d’une haute autorité. Ses ‘clauditores’ 96[109] et ‘crieurs’ la
répandent de salon en salon jusque dans la rue et dans les services. Une fois l’opinion
bien assise, on porte la chose à la connaissance de la haute autorité [i.e. Président de la
94[107]

Vidal C., Sociologie des passions (Côte d’Ivoire-Rwanda), Paris, Karthala, 1991, 181 p. Id, Préface à Ruzibiza
(Lt. A. J.), Rwanda. L’histoire secrète. Paris, Editions du PANAMA, 2005, pp. 11-13.
95[108]
Mfizi C., Le réseau zéro, op. cit. p. 1.
96[109]
Ceux qui se tenaient dans les allées du sénat romain pour applaudir leur leader.

81
République]. Dès qu’elle vérifie, la même opinion lui est confirmée par les services
compétents [i.e. du renseignement] piégés ou abusés. »97[110]Aussi, l’authentification du
Réseau zéro, je l’ai trouvée dans les paroles dites, dans les gestes posés lors de scénarios
récurrents de la vie politique et sociale, dans les indiscrétions reçues de témoins
anonymes ou dont je tais exprès les noms pour leur sécurité. Bref, redisons-le, c’est, par
une démarche empirique, à travers son ‘modus operandi’ que Le Réseau zéro se laisse
appréhender.
Bien que, au départ, le Réseau zéro fût un conglomérat dépourvu de pensée structurée, on
a vu que, par la suite, s’est développée une ligne de conduite constante dont
l’identification m’autorise à parler de l’Ordre zédiste. Pour autant nous n’avons pas
affaire à quelque chose d’élaboré comme le serait l’idéologie d’un parti politique. On se
meut dans le pragmatisme absolu. La meilleure définition du Réseau zéro, je l’ai
ramassée dans sa dénomination en kinyarwanda98[111], ‘Ikiguri nûnga’. Le terme ‘ikiguri’
désigne le fourmillement dans une termitière, tandisque par ‘nûnga’ (inuunga : sommet
d’un morne), je pensais au sommet panoramique de Rebero, un rutilant restaurant
pavillonnaire du Président Habyarimana, que l’on voit de partout et qui a vue sur tout,
comme le Réseau zéro.
Certains auteurs donnent à penser qu’il y ait eu un organigramme décrivant les
attributions des membres du Réseau zéro (qu’ils nomment abusivement ‘akazu’). C’est de
la mystification pure et simple : ils cherchent à conforter les thèses préétablies relayant,
parfois sous pressions, un discours politiquement correct. Lorsque la parole rwandaise
sera libérée des rets politiciens qui l’oppriment, on sera étonné de la capacité que, à
l’ombre du génocide instrumentalisé politiquement d’un côté, cyniquement nié de l’autre,
les Rwandais et leurs sympathisants respectifs auront développée à tordre le cou aux faits,
jusqu’à trafiquer le résultat des enquêtes les mieux intentionnées.
Non, le Réseau zéro – l’’akazu’ encore moins - n’avait ni organigramme connu, ni
structure de pensée publiée, ni instructions ou mots d’ordre écrits. Pour autant ce n’est
pas une fiction. Le Réseau zéro était une nébuleuse politico-mafieuse créée
progressivement, nous l’avons vu, par Protais Zigiranyirazo. Cette nébuleuse était
contrôlée par lui-même et par le Colonel Sagatwa, ainsi que par des gourous qui leur
étaient dévoués. Un ancien Interahamwe de la première heure, m’a confirmé fin 2005,
que les membres actifs du Réseau zéro n’avaient pas d’attributions découlant d’un
organigramme préalable. Selon les compétences de chacun, l’importance et la nature de
l’enjeu, ils recevaient des missions et des fonds en liquide par des « patrons » divers
feignant la spontanéité. Ce qui n’excluait pas des initiatives conformes aux objectifs
connus du Réseau zéro. Les ordres étaient donnés, individuellement, à l’occasion de fêtes
privées (anniversaires, mariages, etc.), organisées dans les résidences privées du
Président à Karago ou à Kanombe ou chez un gourou. Une manière d’assemblée générale
qui ne dit pas son nom. D’autant qu’il y avait d’autres invités qui, à leur insu, servaient de
couverture. Chaque membre influent du Réseau zéro y invitait ceux dont il garantissait
l’orthodoxie ou ceux qu’il espérait recruter. Si l’invité entre-temps « déméritait », on le
97[110]

Mfizi C., Note Confidentielle à Son Excellence Monsieur le Président de la République. Objet : l’Office Rwandais
d’Information désengagé ? Kigali, le 1er octobre 1984, 14 pages (A4+).
98[111]
La version kinyarwanda de la lettre ouverte n’est pas une traduction. C’est une création originale en langue
rwandaise, paragraphe par paragraphe.

82
rayait de la liste des invités lors des fêtes de l’année suivante. D’aucuns ressentaient cet
éloignement comme une très grave sanction et le début de la fin de leur bonheur.
C.2. LE RESEAU ZERO A PRECIPITE LA SOCIETE DANS LA VIOLENCE
EXTREME.
Nous avons montré comment Protais Zigiranyirazo a monté un réseau, au départ, de
nature clientéliste. Le Réseau zéro, devenu ensuite un outil de prédation économique,
permet à son créateur d’investir l’administration publique civile et militaire, les instances
politiques ainsi que le secteur privé. Recourant à des méthodes d’intimidation, de
pression, de corruption par distribution de prébendes, le Réseau zéro amplifie son
influence au point de constituer un mode d’action et de pratique politique que je nomme
L’Ordre zédiste.
Il y a à ce propos des opinions suspectes qui me révoltent. Selon André Guichaoua, par
exemple, « des structures parallèles aux pouvoirs ont toujours existé sous la Royauté
comme sous les Républiques »99[112]. Et Stephen Smith, encore journaliste à Libération,
lors d’une audience en mon Cabinet d’Ambassadeur du Rwanda à Paris, peu avant ma
démission m’a déclaré ceci, en substance : c’est le propre d’un régime politique de se
constituer un ou plusieurs réseaux de pouvoir, ayant comme noyau l’’akazu’ du Chef, son
ethnie, sa tribu ; il n’y avait pas lieu que j’en fisse une affaire délictueuse au Rwanda. Il a
confirmé ce point de vue dans son livre, Négrologie100[113]. « Même si, écrit-il donnant le
Gabon, à raison, comme paradigme africain, la vertu démocratique et la neutralité de
l’Etat le réprouvent, le recours aux ‘parents’ est compréhensible ». Et d’ajouter : « En
Afrique, la tribu est le rocher sur lequel sont bâties toutes les Eglises et chapelles, aussi
bien pour diaboliser que pour racheter le continent » 101[114] Vrai sans doute ! Et alors ?
On nous tenait à peu près les mêmes inepties dans les années soixante pour nous
convaincre de la conformité des partis uniques à la tradition : il n’ y a jamais eu qu’un
Chef. C’était plus pratique pour le néocolonialisme de n’avoir qu’un seul interlocuteur
(exécutant) au sommet… Ce qui est inadmissible, c’est cette persistance à nous faire
accepter cette pratique comme inéluctable, comme indécrottable, comme ontologique à
l’Africain, comme excusable, surtout si les protagonistes de ce « spoil system »102[115] sont,
pour quelque basse politique, couverts par une sainte métropole. Je confirme : le Réseau
zéro devait être dénoncé. Parce qu’éteignoir des efforts d’un peuple à s’arracher des
pratiques inhibitrices de progrès économiques et politiques. Je devais le dénoncer parce
que porteur de germes de mort. Et des morts, n’y en a-t-il pas eu ?
Nous avons vu comment le Réseau zéro a sapé les bases morales de la société rwandaise,
notamment en dévoyant la Jeunesse dans la violence extrême. La collusion entre ces
groupes extrémistes et le Pouvoir, le pilonnage systématique des valeurs morales de
référence sociale, la complaisance du Président de la République avec les milices
Interahamwe déjà malfamées, tels sont certains des éléments qui m’ont convaincu que le
MRND et son Fondateur, sous l’empire du Réseau zéro, devenaient dangereux pour la
99[112]

Guichaoua A., Les antécédents politiques de la crise rwandaise de 1994, op. cit., p. 31.
Smith S., Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt ? Calmann-Lévy, 2003, pp 141-156.
101[114]
Id., ibid., p 147.
102[115]
Id., ibid., p. 114.
100[113]

83
démocratie et la République. J’ai alors décidé de démissionner de ce parti et de dénoncer
le Réseau zéro avec lequel le Chef de l’Etat entretenait des rapports de plus en plus
pervers. J’ai rédigé ma lettre ouverte Le Réseau zéro dans le plus grand secret. Je l’ai fait
cependant lire, avant édition, à un ancien collaborateur et ami. Concernant mon intention
de démissionner du MRND, je m’en suis ouvert deux personnalités qui étaient des poids
lourds l’une au MDR, l’autre au MRND - je n’avais révélé cependant ni à l’une ni à
l’autre mon intention d’adhérer au MDR ni d’ailleurs celle de publier la lettre ouverte
dont j’avais déjà donné le ‘Bon à Tirer’103[116]. Mes trois interlocuteurs m’ont dit courir un
très grand risque. Voici en quels termes la personnalité du MRND me déconseilla
formellement de démissionner.104[117]
- Non mais, Mfizi, tu es devenu fou ? Attends un peu ; ne démissionne pas maintenant.
Nous aussi, nous nous apprêtons à quitter [le MRND]. Tu ne sais pas combien il est
pénible de collaborer avec ces ‘rustres’ de Nzirorera et autres Z ! Attends encore un peu.
Car ils ont juré que si le FPR s’avise d’entrer dans Kigali, il n’y trouvera aucun tutsi
vivant ni aucun ‘complice’105[118]. Attends, tu partiras après. Sinon, ils vont certainement
te tuer».
- « Vous me donnez là une raison supplémentaire de partir sans délai, lui dis-je, car je
préfère me trouver parmi les victimes plutôt que du côté des tueurs ».
Ces mots se sont incrustés en moi de manière indélébile. Je ne peux pas en oublier un
iota. Mon interlocuteur m’a donné l’impression de ne pas prendre au sérieux ma
déclaration, tant la sienne n’autorisait qu’on la prît à la légère. Pressé de partir
précisément à une réunion des plus hauts responsables de son parti, il n’avait pas le temps
d’en discuter davantage et nous nous sommes quittés prestement. Je le répète, j’avais déjà
donné à mon éditeur clandestin le « Bon à Tirer » de ma lettre ouverte Le Réseau zéro.
J’y parle de bain de sang indépendamment de l’information que cette personnalité m’a
donnée. Celle-ci confirmait ma propre analyse prédictive.
Et l’on veut me faire croire que les tuées bestiales particulièrement entre le 6 avril et le 30
juillet 1990 procèderaient d’une réaction spontanée consécutive à l’attentat contre l’avion
du Président Habyarimana ! On peut spéculer sur leur ampleur et leur étendue. On peut
gloser sur les termes « organisation », « prévision », « planification » de ces mises à mort
d’hommes. On peut même pousser jusqu’à la finasserie juridique sur les termes
« massacres interethniques », « guerre civile » et « génocide des tutsi » Plaidoirie ‘pro
domo’! Querelle plutôt indécente au regard des monceaux de cadavres !
Eh bien, je le redis : au milieu de l’année 1992, il y avait déjà, de la part du Réseau zéro,
un projet de tueries massives organisées visant les Tutsi en tant que tels et ceux qu’on
avait étiquetés «ibyitso». On n’attendait plus que la mise à feu qui vint opportunément le
6 avril 1994 par l’attentat qui emporta, entre autres, le Président Juvénal Habyarimana.
Quoi qu’il en soit, sa mort n’est pas la cause du génocide. Celui-ci aurait eu lieu de toutes
façons.
103[116]

C’est vrai, j’ai terminé mon manuscrit dans un hôtel du 15 ème Arrondissement parisien, mais je l’ai fait imprimer
clandestinement dans une imprimerie de Kigali.
104[117]
Il s’est exprimé en Kinyarwanda ; c’est moi qui traduis. Quant à moi, je me suis exprimé en français.
105[118]
Il est troublant de constater par la suite qu’un Officier supérieur français le Colonel Dijoud aurait, dans les
mêmes termes, agité devant le maquisard Paul Kagame, la même menace de l’extermination des Tutsi de l’intérieur et
des partisans potentiels si le FPR tentait de prendre le pouvoir.

84

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024