Murambi, le livre des ossements démarre par une résidence au Rwanda en 1998 à laquelle ce journaliste et auteur sénégalais participe avec une dizaine d'écrivains africains. Initialement réticent à l'idée d'écrire sur le génocide, il se fait happer par le sujet une fois sur place.
"
J'avais tellement honte de moi, de mon ignorance, mais aussi honte en tant qu'être humain. (...) Chaque jour, on a tué 10 .000 personnes, pendant 100 jours", se souvient-il, interrogé par l'AFP. "
Et moi, intellectuel, je dirigeais un journal privé au Sénégal. J'avais publié des romans. Et je n'avais rien vu."
Dans son livre sorti deux ans plus tard, les personnages sont victimes mais aussi bourreaux. Ils se croisent et se racontent avant ou après le génocide. Les "
cancrelats ne vont pas tarder à savoir qu'il ne faut jamais prêter de bonnes intentions à son ennemi", ricane à mi-ouvrage un milicien du régime extrémiste hutu au pouvoir, avant que des milliers de Tutsi ne soient exterminés dans une église. Au total, plus de 800.000 personnes périrent d'avril à juillet 1994.
"Complice"
Un officier français est également représenté, incarnation d'une France "
complice" du génocide des Tutsi, selon Boubacar Boris Diop, rencontré en avril à Paris à l'occasion d'un évènement sur les trente ans de la tragédie.
"
C'est (François) Mitterrand qui a fait ce choix d'appuyer les génocidaires ou les armer, de les soutenir à l'ONU, d'être dans toutes sortes de magouilles diplomatiques", cingle l'écrivain de 77 ans. "
Un coup de téléphone de l'Élysée aurait pu, en mai, en juin (1994, NDLR), sauver des centaines de milliers de vies."
En 2021, une commission de chercheurs et historiens mandatés par Emmanuel Macron 2021 avait conclu aux "
responsabilités lourdes et accablantes" de la France dans le génocide. Le président français s'était ensuite rendu à Kigali pour reconnaître ces "
responsabilités".
Né en 1946 au Sénégal, alors colonie française, Boubacar Diop, érudit septuagénaire à la démarche souple, raconte une jeunesse assez douce passée à l'ombre de "
l'immense bibliothèque" familiale abondée par son père "
très francophile". L'indépendance sénégalaise ne bouleverse pas son quotidien.
Fan de Sartre
Dans la "
première séquence de (sa) vie", Boubacar Diop indique avoir "
beaucoup aimé la langue française". "
Je faisais de grandes phrases, à la Lamartine. (...) En étant à Dakar, nous lisions toutes les semaines Le Nouvel Observateur
."
Fan de Sartre, ses amis l'affublent du surnom de "
Boris", en hommage à un personnage du philosophe français, qui deviendra son "
nom de plume", explique-t-il.
Le Sénégalais, qui lit "
les grands classiques, Marx, Lénine, Engels", s'intéresse alors à l'Amérique latine, est "
anti-impérialiste et anti-néo colonialiste", mais sans "
penser aux Français eux-mêmes". "
C'était purement théorique", confie-t-il. Mais "
il y a ma vie avant et ma vie après le Rwanda." Car si "
la France a commis beaucoup de crimes pour se maintenir en Afrique", accuse Boubacar Boris Diop, citant des tueries à Madagascar (1947), au Cameroun (années 1950 et 1960) et la guerre d'Algérie, "
le Rwanda m'a enseigné que l'anti-impérialisme, à notre époque, devrait être orienté contre la Françafrique". "
Les enfants du Rwanda qui sont morts auraient pu être des enfants du Sénégal, c'est à dire mes propres enfants", se désole-t-il.
À Murambi, où des dizaines de milliers de Tutsi ont péri, l'état-major français de l'opération onusienne Turquoise avait ainsi fait "
installer des barbecues, planté le drapeau français, tracé des terrains de basket et le volley-ball au-dessus des charniers", affirme-t-il.
Une France évincée d'Afrique
Après le Rwanda, l'écrivain se met à écrire toujours plus en wolof, la principale langue au Sénégal, plutôt qu'en français. Il monte une maison d'édition en wolof, un journal en ligne en wolof.
Il y constate que la France, évincée ces dernières années du Mali, du Burkina Faso, du Niger ou de Centrafrique, "
ne pèse plus tellement lourd en Afrique", même si elle l'accepte mal, selon lui. "
La Françafrique, c'est ce phénomène politique dont chaque nouveau locataire de l'Élysée dit que c'est fini. Et puis ça continue", ironise-t-il, ajoutant que les Africains auraient "
tort de chanter victoire".
Récemment à Paris, l'ambassadeur rwandais François Nkulikiyimfura, interrogé par l'AFP, a qualifié Boubacar Boris Diop d'"
écrivain important pour l'Afrique et pour le Rwanda", qui avec
Murambi, le livre des ossements, a apporté sa "
pierre à l'édifice global" de reconnaissance du génocide des Tutsi.
La prix Nobel de littérature Toni Morrison a de son côté qualifié cet ouvrage de livre "
puissant, terrible et beau". "
C'est un miracle", qui confirme que "
seul l'art peut essayer de redonner du sens", a-t-elle jugé.
Par TV5MONDE -- AFP