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Wenda Franjoux, psychologue clinicienne exerçant au Rwanda, estime, dans une tribune au « Monde », que, trente ans après le génocide commis contre les Tutsi, un important travail doit encore être fait pour mieux accompagner et comprendre les traumatismes que l’ancienne génération a transmis aux plus jeunes.
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En cette année 2024, le Rwanda commémore les 30 ans du génocide commis contre les Tutsi. Trente années pendant lesquelles le Rwanda a œuvré pour faire avancer une magistrale trajectoire de reconstruction collective. Un modèle unique au monde. Le pays s’est doté d’un modèle mémoriel, qui a permis à la population de créer un récit collectif à partir des faits historiques, et de construire une identité nationale renouvelée, basée sur la résilience.
Depuis plusieurs années, le Rwanda promeut l’importance de la santé mentale. Un plan de santé mentale a été élaboré dès 1995, puis révisé en 2011. L’Etat rwandais conçoit une politique de santé et cherche à améliorer l’accès aux soins psychologiques pour sa population, car sur 20,7 % des Rwandais qui présentent des troubles psychiques, seuls 5,3 % ont recours à des soins, selon le ministère rwandais de la santé.
L’enjeu de cette politique est double : il s’agit, d’une part, de créer les conditions nécessaires à la restauration des psychismes dévastés ; et, d’autre part, de permettre aux jeunes générations de se créer un destin, alors même qu’elles ont été dépositaires des traumatismes de leurs aînés. La dernière grande enquête nationale publiée en 2021, portant sur l’état de la santé mentale des Rwandais, fait apparaître que la dépression et le syndrome de stress post-traumatique sont les troubles les plus représentés.
L’emprise de fantômes liés au passé
Les jeunes générations nées après le génocide, qui représentent désormais la majorité de la population, sont, elles aussi, concernées par des troubles liés à la transmission transgénérationnelle du traumatisme. Dans le Rwanda actuel, le temps est scindé en trois. Il y a l’avant, le pendant, et l’après-génocide.
Comment se trouver soi-même en tant qu’individu lorsque la société a cherché à rompre avec l’héritage de l’avant, que le pendant a provoqué silence ou sidération dans les familles, et que l’après est encore en construction ? Quels sont les points d’appui pour les générations qui grandissent dans une société toujours imprégnée par ce trauma collectif ?
Les enfants d’hier, devenus adultes, racontent aux thérapeutes du Rwanda comment la génération de leurs parents s’est appuyée sur eux pour ne pas sombrer. Cette nouvelle génération fait part de sa perplexité face à des figures d’attachement qu’elle ressentait comme étant sous l’emprise de fantômes liés au passé. S’appuyer sur des parents qui s’appuient sur nous pour rester vivants.
Mise en évidence des troubles de l’attachement
Un rapport entre les générations bouleversé, inversé. Cela a créé de la reconnaissance vis-à-vis de la génération précédente, mais également de la dette sur le plan psychique. Une grande responsabilité face au futur qui impose aux jeunes d’aujourd’hui d’avancer sans se plaindre, quitte à minimiser ses propres fragilités psychologiques.
Lorsque les figures d’attachement sont traumatisées, l’ensemble des soins et des attentions portés aux enfants est touché. La recherche de sécurité émotionnelle des enfants ne s’accorde pas toujours avec le vécu immédiat des parents, qui, pour survivre psychiquement, ont cherché à se couper de la partie émotionnellement abîmée d’eux-mêmes, pouvant même aller jusqu’à la dissociation, symptôme traumatique. Les interactions émotionnelles avec les enfants s’en trouvent diminuées ou inconstantes.
En 2024, cette nouvelle génération met en évidence les troubles de l’attachement qui se perpétuent via le lien, dans deux sphères intimes. Premièrement, celui de la conjugalité. Nombreux sont les jeunes adultes qui disent avoir du mal à s’engager sur le plan sentimental et à accorder leur confiance. Cela se traduit par une méfiance, et la perception du lien comme étant source de dépendance.
Une difficulté à se raconter
Dans les couples établis, il n’est pas rare que des difficultés conjugales surviennent rapidement, lorsque l’un des partenaires au moins souffre de troubles de l’attachement. Ensuite, dans le domaine de leur propre parentalité, où les troubles de l’attachement se manifestent également.
Les parents peuvent évoquer une difficulté à se raconter. Cela se traduit sur le plan comportemental par une certaine mise à distance des émotions, en soi et dans la relation.
Le facteur culturel est également à prendre en considération dans la mesure où, dans la culture rwandaise, se dévoiler n’est pas valorisé. Cette transmission des éléments traumatiques complique la tâche en termes de santé mentale. Pour deux raisons.
Le décryptage des traumatismes transgénérationnels
D’abord, au fil du temps et avec la succession des générations, le tableau traumatique est plus diffus. Comme si les éléments traumatiques étaient toujours bien vivaces, mais masqués sous d’autres symptômes apparemment sans lien avec le génocide. Cela signifie que le processus traumatique est moins évident à diagnostiquer pour qui n’aurait pas cette lecture transgénérationnelle.
Ensuite, parce que ces éléments traumatiques hérités créent une vulnérabilité individuelle qui amène au développement d’autres troubles psychiques qui viendront s’y associer. C’est le phénomène auquel on assiste au Rwanda avec les jeunes générations, très concernées par les troubles anxieux, mais aussi par le recours à l’alcool, ou encore par les troubles psychosomatiques, parce que le trauma s’ancre dans notre mémoire corporelle.
Il est aujourd’hui nécessaire d’apporter de nouveaux éléments pour expliquer le processus de transformation du trauma au fil des générations, en identifier les voies de transmission d’une génération à la suivante. Les sciences humaines, et notamment les chercheurs en psychologie, doivent s’appuyer sur l’expérience du Rwanda pour aller plus loin dans le décryptage des traumatismes transgénérationnels. Il s’agit d’un enjeu de santé publique fondamental, pour le Rwanda, mais également pour le monde entier.
Wenda Franjoux, psychologue clinicienne, est également spécialiste en psychotraumatologie et en addictologie. Elle travaille au Rwanda depuis trois ans.