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Alors que s’est achevée la 30e commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda et qu’aura lieu, ce 24 avril, la 109e commémoration du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman, la question de la « complicité » des puissances occidentales dans ces entreprises de destruction humaine intentionnelles sans limites ne cesse d’être posée. Les avancées de la connaissance historique, leur réception publique, l’engagement inédit d’Etats souverains comme l’Afrique du Sud faisant déférer Israël devant une cour internationale, rencontrent une demande de justice dont la légitimité progresse. Mais la sanction pénale est loin d’être acquise, et une procédure prématurée, ou mal engagée, peut amener à d’amères déceptions, surtout en ce qui concerne l’incrimination de complicité, restée longtemps inconcevable.
La veille du centenaire de 2015, le président allemand Joachim Gauck, venu assumer le passé impérial de l’Allemagne, s’engagea dans la reconnaissance du génocide des Arméniens. Il évoqua, comme l’avait alors rapporté Le Monde, « une coresponsabilité, et même, potentiellement, une complicité » allemande dans le crime. M. Gauck exposa que des militaires allemands « [avaient] participé à la planification et, pour une part, à la mise en place des déportations » d’Arméniens. Par ailleurs, affirma-t-il également, « des informations d’observateurs et de diplomates allemands qui [avaient] clairement établi la volonté d’extermination contre les Arméniens [avaient] été ignorées », car le Reich allemand, allié à l’Empire ottoman, « n’[avait pas voulu] compromettre ses relations » avec lui. Il appela enfin la société allemande à un « travail de mémoire » sur ce passé que seul rappelait l’exceptionnel roman historique de Franz Werfel, en 1933, Les 40 Jours du Musa Dagh.
La complicité de la France dans le génocide des Tutsi avait, elle, été écartée par Emmanuel Macron dans son discours de Kigali du 27 mai 2021. La commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda, dans le rapport qui lui avait été remis deux mois plus tôt, s’était interrogée sur cette complicité des autorités hexagonales : « Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer. » La commission fut accusée d’interférer dans le cours de la justice, parce que des procédures étaient en cours sur la base de plaintes déposées par l’association Survie. Compte tenu de l’acuité de cette question, les chercheurs auraient cependant manqué à leur devoir s’ils ne l’avaient pas abordée. Car, depuis 1995, elle se pose aux Français.
Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac, commémorant la rafle du Vél’d’Hiv, dont son prédécesseur [François Mitterrand] refusait que la France soit comptable, déclarait : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. (…) La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » La complicité était directe et intentionnelle.
Ordres politiques problématiques
Moins connue de la société française, la reconnaissance, en 2015, d’une potentielle complicité de l’Allemagne dans le génocide des Arméniens peut aussi éclairer le cas de la France dans le génocide des Tutsi. Le second constat – l’ignorance des alertes –, avancé par le président Gauck, correspond assez précisément à l’implication de la France au Rwanda entre 1990 et 1993, comme l’a montré une série de recherches individuelles et collectives – dont le rapport de la commission.
En revanche, le premier constat – la participation directe – ne peut être retenu contre la France de 1994. Elle n’est pas, en effet, présente militairement quand se réalise l’essentiel de l’extermination génocidaire, les deux opérations militaires françaises de l’année 1994 (« Amaryllis » et « Turquoise ») se situant aux deux extrémités du spectre chronologique allant du 7 avril au 4 juillet. Il n’existe pas, par ailleurs, d’informations selon lesquelles des militaires français auraient « participé à la planification et, pour une part, à la mise en place des déportations » – en l’occurrence, pour le génocide des Tutsi, des éliminations in situ.
Au sujet des militaires, la recherche a établi qu’ils ont été contraints d’obéir à des ordres politiques très problématiques, les plaçant dans des situations intenables qui les ont amenés, pour certains, à leur opposer courageusement l’éthique de la mission. Avec de rares diplomates, ils ont démontré qu’une autre politique était possible, dirigée vers la protection des populations tutsi. Demeurent les allégations de viols commis par des militaires français de « Turquoise ». Pour sérieuses et étayées qu’elles soient, celles-ci doivent être dissociées du crime de génocide, puisqu’elles portent sur une période (juillet-août 1994) postérieure à sa réalisation. Il est nécessaire que les investigations se poursuivent, afin de ne pas enfermer les forces armées dans des accusations en dehors de tout procès.
Alors qu’il en a été beaucoup question durant cette 30e commémoration du génocide des Tutsi – y compris par les proches de l’ancien président François Mitterrand, pour mieux la dénoncer –, la question de la complicité française a-telle été tranchée pour autant ? Compte tenu de l’indépendance de la justice et du souci de l’apaisement public, l’actuelle autorité politique apparaît, à juste titre, très prudente à cet égard. Dans une vidéo diffusée à l’occasion du 30e anniversaire du génocide, le 7 avril 2024, Emmanuel Macron a annoncé s’en tenir à son discours de Kigali, fondé sur les conclusions de la commission évoquant « une responsabilité accablante [de la France] dans un engrenage qui a abouti au pire, alors même qu’elle cherchait précisément à l’éviter », tout en ignorant « les alertes des plus lucides observateurs ».
Sur le plan des avancées de la connaissance historique, il est difficile que la recherche puisse conclure à la complicité, à moins d’identifier des documents démontrant, après le 16 mai 1994 (date de reconnaissance par la France, par la voix d’Alain Juppé, alors ministre des affaires étrangères, du génocide des Tutsi), un soutien explicite et matériel aux forces armées rwandaises, aux milices extrémistes ou au gouvernement intérimaire qui les commandait. Pour autant, les travaux se poursuivent. Ils amplifient le constat des responsabilités, « lourdes et accablantes », des autorités françaises dans l’engrenage génocidaire qui est déjà le génocide.
Quid, alors, de l’action de la justice ? Outre qu’une mise en accusation pour complicité de génocide aboutirait à un véritable séisme pour les « gardiens du temple » de l’ancien président François Mitterrand et marquerait le bilan de ce dernier d’une tache indélébile, celle-ci doit surmonter de nombreux défis.
Des freins à la justice
Ces défis portent d’abord sur la définition du cadre juridique fait de droits et de jurisprudences multiples, entre la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, rédigée à l’initiative de Raphael Lemkin ; le statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé le 8 novembre 1994 ; le code pénal français entré en vigueur le 1er mars 1994, qui inclut les crimes contre l’humanité, parmi lesquels le crime de génocide ; enfin de récentes décisions, dont celle qui a été rendue, le 7 septembre 2021, dans l’affaire du cimentier Lafarge, jugé pour avoir versé de l’argent à l’organisation Etat islamique dans le cadre de son activité industrielle en Syrie.
La plus haute autorité en matière judiciaire en France, la Cour de cassation, estime, dans son arrêt relatif à cette affaire, que le droit commun doit s’exercer en matière de complicité de crime contre l’humanité et qu’il suffit que le complice ait sciemment facilité sa préparation ou sa commission. Il n’est pas nécessaire d’ajouter à ce « dol général » un « dol spécial », c’est-à-dire « l’adhésion du complice au plan concerté de l’auteur du crime contre l’humanité ».
Comme le souligne l’édition du 13 septembre 2021 de Dalloz Actualité, l’arrêt de la Cour est fidèle à sa décision du 23 janvier 1997 renvoyant Maurice Papon devant la cour d’assises, bien qu’il n’ait pas appartenu à l’organisation ayant commis les crimes contre l’humanité ou qu’il n’ait pas adhéré à l’idéologie des auteurs principaux. Ce choix constant en faveur du droit pénal commun dans le jugement des crimes internationaux vise à combattre l’impunité et à faire prévaloir, selon les mots du premier président de la Cour en 2016 [Bertrand Louvel], cités par Dalloz Actualité, « le temps de la responsabilité d’Etat » face à celui « de la raison d’Etat ».
Ce sujet de l’autorité du droit commun tranché, trois autres freins s’opposent encore à d’éventuels jugements à ce titre. Lors de sa création, le TPIR a, sur pression directe de la France, restreint la période concernée à l’année 1994. L’entrée en vigueur du code pénal français au 1er mars de la même année [pour remplacer le code pénal de 1810] signifie qu’avant cette date les faits ne peuvent être retenus. Aussi toute la période d’engagement massif des autorités françaises – avec l’opération « Noroît », la mise en place des détachements d’assistance militaire et d’instruction, et le conseil en commandement stratégique auprès du régime préparant avec ses cercles extrémistes le génocide des Tutsi – échappe-telle à la sanction judiciaire. Certes, comme dans le premier procès intenté à un génocidaire rwandais, en 2014, devant la cour d’assises de Paris, les faits antérieurs peuvent servir d’éléments de contexte et éclairer les rationalités des infractions poursuivies.
Le deuxième frein porte sur la capacité à constituer des dossiers d’accusation suffisamment solides et probants pour entraîner des mises en accusation et des verdicts de condamnation. Dans le cas inverse, les conséquences peuvent se révéler handicapantes pour la cause de la justice des crimes de génocide. Enfin, troisième frein, toute mise en mouvement de la justice suppose une décision d’agir, soit des parquets, soit des parties civiles, venant alors qualifier des faits révélés (par exemple par des journalistes, ou des enquêteurs, ou des chercheurs), ainsi qu’un relatif consensus des juristes sur la possibilité d’incriminer. Déjà des procédures visant l’Etat français ont amené la saisie, en avril 2023, du tribunal administratif par des associations, des victimes et des familles de victimes. La France pourrait aussi être poursuivie pour avoir manqué à son obligation de prévenir le génocide, alors que les responsables politiques en avaient la connaissance.
Quel que soit le destin de l’action de la justice, demeure en concurrence le jugement de l’histoire. Il ne s’agit pas de magnifier le travail des historiens et de méconnaître la demande publique pour le procès pénal. Mais, la justice ayant ses propres normes de fonctionnement, garantes de son sérieux et de son indépendance, il peut arriver que cette demande publique soit désavouée par des non-lieux ou des verdicts d’acquittement. La douleur des victimes n’en est que plus vive, et l’incompréhension du public plus forte. Reste la connaissance, à la base de la reconnaissance, un jugement qui traverse les âges et qui, déjà, entre dans l’histoire.
Vincent Duclert est historien, chercheur et ancien directeur du Centre Raymond-Aron (Cespra, CNRS-EHESS), président (2019-2021) de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi. Il a publié « La France face au génocide des Tutsi » (Tallandier, 640 pages, 25,50 euros).