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Entre avril et juillet 1994, le génocide des Tutsi rwandais conduit à l’extermination de 800 000 à un million d’hommes, de femmes et d’enfants, assassinés pour la seule raison qu’ils appartiennent à la partie de la population du pays identifiée comme tutsi. Dans la majorité des cas, ces assassinats ont lieu sur les collines, dans les écoles, les églises et les bâtiments administratifs fréquentés auparavant aussi bien par les victimes que par leurs bourreaux. À la différence de la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle une part substantielle des Juifs d’Europe sont exterminés dans des centres de mise à mort à distance de leur territoire d’origine, les Tutsi sont tués sur leur lieu de vie, bien souvent par des voisins ou des membres de leur espace social local.
Un génocide de proximité
Même s’il ne s’agit pas de toute la population et que les bilans chiffrés restent difficiles à établir, il semble bien que de nombreux civils hutu, des hommes, mais aussi parfois des femmes, aient participé aux bandes, qu’il s’agisse d’inciter ou de coordonner les massacres, de procéder aux mises à mort, de dénoncer ou de désigner les victimes ou de participer aux pillages et à la destruction de leurs biens. De même que les victimes, les tueurs appartiennent à toutes les classes d’âge et à toutes les catégories sociales et professionnelles, le génocide apparaissant à cet égard comme un évènement total engageant l’ensemble de la société rurale. Les massacres s’accompagnent en outre d’un large éventail de violences extrêmes redoublant en quelque sorte les mises à mort : viols massifs des femmes et des jeunes filles, outrages aux corps des victimes, phénomènes de cruauté dans l’accomplissement des tueries elles-mêmes.
Avant 1994 pourtant, Hutu et Tutsi partageaient les mêmes lieux de vie et plus généralement les mêmes références sociales et culturelles. En dehors de quelques cas spécifiques, les familles partageaient un quotidien similaire et les quelques enquêtes démographiques à notre disposition soulignent l’existence non marginale de mariages dits mixtes. Disant cela, il ne s’agit pas de décrire une situation idyllique. Depuis la fin des années 1950 et l’indépendance en 1962, des violences régulières jalonnent l’histoire du pays, culminant parfois dans des logiques de pogroms. Entre Noël 1963 et janvier 1964 par exemple, dans quelques régions circonscrites au centre et au sud du pays, 10 000 à 20 000 Tutsi selon les sources sont assassinés dans une campagne que le prix Nobel de littérature Bertrand Russel qualifie de « massacre […] le plus horrible et systématique […] depuis l’extermination des Juifs ». Après une relative accalmie depuis les années 1970, lorsque commence en octobre 1990 la guerre civile opposant d’un côté l’armée gouvernementale, de l’autre le Front patriotique rwandais (FPR) né essentiellement dans les rangs des réfugiés tutsi (et secondairement hutu) dans les pays voisins, ces pogroms se multiplient dans plusieurs régions du pays. Le génocide d’avril à juillet 1994 constitue cependant un franchissement de seuil inédit : les massacres sont désormais systématiques et s’étendent à tout le pays, et les transgressions dans les pratiques de violence sont sans commune mesure avec ce que l’on observait auparavant, ce qui autorise à parler sans ambiguïté aucune de génocide. Pour les historiens, la difficulté consiste précisément à articuler le moment du génocide à cette longue histoire du Rwanda contemporain, sans considérer que l’extermination des Tutsi était inéluctable, mais en n’ignorant pas non plus la longue germination du processus génocidaire.
Les colons inventent les « ethnies » hutu et tutsi
Depuis 1994, et même avant dans le cas, par exemple, de l’historien français Jean-Pierre Chrétien, les recherches se sont focalisées sur la construction historique de la différence raciale (ou « ethnique », pour reprendre le terme qui s’est imposé à partir des années 1950-1960 sans que le présupposé raciste ne soit remis en cause) entre Hutu et Tutsi, et son incorporation par une part de plus en plus large de la population rwandaise, sans doute pas exclusivement les élites sociales et politiques.
Le moment colonial, entre la fin du XIXe siècle et l’indépendance, est à cet égard décisif. Ce ne sont certes ni les explorateurs ni les missionnaires ou les administrateurs coloniaux (d’abord allemands, puis belges après la Première Guerre mondiale) qui « inventent » ces catégories, qui existaient bien dans le Rwanda ancien, alors dominé par une monarchie centralisée. Toutefois, il s’agissait alors de catégories sociales fluides et sans doute pas primordiales dans la manière dont se définissaient les individus. La colonisation va d’une part rigidifier et accorder de plus en plus d’importance à ces catégories, d’autre part leur donner une teinte raciale qu’elles n’avaient pas jusqu’alors. Pour le dire vite, les Tutsi vont être associés à une race supérieure de seigneurs venus avec leurs troupeaux de vaches depuis le nord du continent africain, tandis que les Hutu incarneraient le modèle du paysan africain noir, servile et destiné à travailler la terre. Ce modèle très sommaire (et authentiquement raciste) gomme ainsi toute les subtilités et complexités de la société et de la monarchie rwandaise. Sur la base de stéréotypes physiques impossibles à généraliser, on explique que les Tutsi et les Hutu se distinguent par leur taille, leur couleur de peau ou la longueur de leur nez et on les différencie sur le plan de leurs valeurs morales et de leur intelligence. En somme, ce sont les théories raciales européennes qui sont transposées dans le pays, au mépris des réalités sociales et politiques.
Réputés plus proches des Blancs, des (et non les) Tutsi se voient privilégiés dans l’accès aux postes administratifs et aux principales écoles secondaires, ce qui suscite chez certains Hutu ce que l’on a pu appeler une culture du ressentiment. Lorsqu’émerge parmi eux, en 1957, un « mouvement hutu », il s’agit notamment de défendre le droit des Hutu à participer au pouvoir politique, contre ce qu’ils appellent « un monopole […] dont dispose une race, le Tutsi » (Manifeste des Bahutu, mars 1957). Loin de la remettre en cause, ce « mouvement hutu » reprend à son compte la grille de lecture raciale de la question sociale et politique héritée des savoirs coloniaux, oubliant au passage que la majorité des Tutsi – ceux que l’on pourrait qualifier de « petits Tutsi » – partage le sort des Hutu. Sur la base d’une rhétorique mettant en avant l’existence d’un « petit peuple » et bientôt d’un « peuple majoritaire » hutu, les Hutu sont présentés comme les plus, sinon les seuls légitimes à contrôler le pays tandis que les Tutsi sont qualifiés de colonisateurs, autrement dits d'étrangers. À l’inverse, les Hutu sont présentés comme les véritables autochtones.
1961 : une République aux fondements racistes
C’est dans ce contexte que se déroule, entre novembre 1959 et fin 1961, avant même l’indépendance, une révolution qui met fin à la monarchie et accouche d’un régime républicain contrôlé par le mouvement hutu, avec le soutien des autorités coloniales belges. Ces dernières n’ont guère de difficultés à appuyer un discours qui ne fait pas de la remise en cause du colonialisme européen sa pierre angulaire. À l’indépendance, en juillet 1962, le Rwanda est donc bien une république, assise sur des fondements racistes, dans laquelle les Tutsi apparaissent à bien des égards comme des citoyens de seconde zone.
Au début des années 1960, cette grille de lecture n’est sans doute pas partagée par l’ensemble de la population, notamment paysanne. L’incorporation de l’identification raciale ou ethnique se poursuit entre les années 1960 et 1980, appuyée par exemple par les politiques d’état civil qui conduisent, à partir du début des années 1970, à enregistrer systématiquement les nouveau-nés en fonction de leur appartenance à l’une ou l’autre des catégories. En prolongement d’une pratique seulement initiée à l’époque coloniale, les cartes d’identité mentionnent cette appartenance. Dans l’esprit des dirigeants rwandais, il importe de mettre fin aux privilèges accumulés séculairement par les Tutsi, sous la monarchie, puis sous l’État colonial, ce qui est le prétexte à une politique de quotas (pour l’accès aux écoles secondaires ou aux emplois publics et parfois privés) qui se renforce au milieu des années 1980, à mesure que l’apparente embellie économique initiée dans les années 1970 s’assombrit. L’État rwandais qui, au passage, n’a rien d’un État failli et qui contrôle étroitement ses populations, se caractérise à cet égard par une obsession statistique, manifeste par exemple dans cet extrait d’un rapport du ministère de l’Intérieur au début des années 1980 s’inquiétant de la diminution du pourcentage de la population tutsi, passée de 11,05 % à 10,94 %, une régression attribuée aux mariages mixtes et aux falsifications d’ethnies sur les papiers officiels. À ce titre, s’il est vrai que les Tutsi représentent une minorité de la population, il paraît bien hasardeux de s’appuyer sur les statistiques fournies par les autorités rwandaises d’alors, tant celles-ci semblent faire l’objet de manipulations et d’interrogations dans la manière dont elles ont été établies.
Avec la guerre civile de 1990, les Tutsi assimilés au FPR
Lorsque commence la guerre civile en octobre 1990 après que le FPR a pénétré au Rwanda par le nord pour défendre ce qu’il considère être le droit au retour des centaines de milliers de réfugiés ayant quitté le pays depuis l’indépendance, le racisme anti-Tutsi se renforce considérablement. Les Tutsi dits « de l’intérieur » sont assimilés sans nuance (et au mépris de la réalité) au FPR dans le cadre d’une rhétorique conspirationniste classique : celle d’une prétendue « cinquième colonne ». Outre les pogroms déjà évoqués, les années 1990-1994 voient la multiplication de nouveaux médias, dont certains développent un discours ouvertement extrémiste, en lien avec certains des partis politiques qui se constituent dans le multipartisme retrouvé (depuis l’indépendance, le Rwanda avait vécu pour ainsi dire en permanence sous un régime de parti unique de fait, puis de droit). Dans la presse écrite d’abord, le journal Kangura, apparu en mai 1990 et qui publie très régulièrement jusqu’au printemps 1994, se caractérise par la virulence de son ton et de ses caricatures.
Commençant à émettre en juillet 1993, la Radio-télévision libre des mille collines (RTLM) donne une caisse de résonance encore plus importante à ces discours. Elle continue d’ailleurs à émettre tout au long du génocide et constitue un puissant relais pour les bandes de tueurs, notamment dans la capitale Kigali. Lorsque le président de la République meurt dans l’attentat contre son avion au soir du 6 avril 1994, évènement qui sert de déclencheur à la campagne d’extermination, c’est donc peu de dire que les structures de mobilisation de la population civile existaient. Il importe néanmoins de rappeler que, jusqu’au dernier moment, le génocide n’était pas inéluctable. L’incapacité notamment de la communauté internationale à faire appliquer les accords de paix et de partage du pouvoir entre les forces gouvernementales, les partis d’opposition et le FPR joua ainsi un rôle essentiel dans la dynamique génocidaire.
Il importe également de souligner que les chercheurs (historiens, politistes et sociologues notamment) ne partagent pas tous les mêmes vues sur le rôle de l’idéologie et des discours anti-Tutsi dans cette dynamique génocidaire. Jean-Pierre Chrétien, qui a joué un rôle important dans la mise au jour des contenus des médias extrémistes dans les années 1990, insiste sur leur rôle fondamental. Hélène Dumas souligne également la prégnance de l’idéologie, décrivant ce qu’elle appelle une grammaire des massacres, les pratiques de cruauté étant en quelque sorte une mise en acte des schèmes de pensée des tueurs. À l’inverse, une partie de la recherche états-unienne relègue au second plan les facteurs idéologiques et développe plutôt une lecture des logiques de mobilisation au sein des bandes en termes de coercition et de pression sociale, de peur ou d’espoir d’un gain économique. Ces analyses « instrumentales » sont très présentes notamment chez un auteur comme Scott Straus. Au sein d’une bibliographie abondante, on peut citer également le travail important de Jean-Paul Kimonyo qui croise à la fois les temporalités (temps court et temps long) et les facteurs explicatifs (idéologiques, politiques et sociaux) pour rendre compte de la mobilisation paysanne dans le génocide.
Les gacaca : refaire société après les massacres
En tout état de cause, de même qu’il n’est pas possible d’occulter l’histoire longue du racisme pour comprendre le génocide des Tutsi et la manière dont il s’immisce dans les communautés locales, il est impossible de comprendre la politique judiciaire du gouvernement rwandais post-génocide sans faire référence à la façon dont le génocide s’est déroulé au sein des communautés locales et des relations de voisinage. Entre avril et juillet 1994, en même temps que le génocide, la guerre entre les forces gouvernementales et le FPR reprend. C’est ce dernier qui emporte le combat et met fin aux massacres, avant de prendre le contrôle du pays. Au début des années 2000, face à la lenteur du processus judiciaire au sein des tribunaux d’instance, le gouvernement décide la mise en place d’un nouveau cadre judiciaire : les gacaca. Ces tribunaux populaires, dans lesquels les juges sont élus par la population et les procès se tiennent sur les collines et les lieux de la commission des crimes, reprennent les principes de la justice transitionnelle. Il s’agit de refaire société, en faisant éclore la vérité dans un processus judiciaire centré sur le triptyque aveu/pardon/réconciliation. Surtout, de même que le génocide fut un crime de voisins, les gacaca visent en principe à inscrire la justice dans les communautés locales afin de contribuer à retisser le tissu social. Près de deux millions de procès se sont ainsi tenus, un chiffre très largement supérieur au nombre d’accusés puisqu’une même personne pouvait être jugée dans les différentes localités où elle avait supposément commis des crimes. Quoi qu’il en soit, il s’agit bien là d’un système judiciaire qui vise à répondre aux spécificités du déroulement du génocide.