Citation
L’instruction sur l’attentat ayant coûté la vie au président Habyarimana, que vous aviez reprise en mai 2007, s’est finalement soldée par un non-lieu définitif. En avez-vous gardé de l’amertume ?
De l’amertume, non. La piste d’un commando du Front patriotique rwandais (FPR), le parti de Paul Kagame, avait orienté toute l’enquête avant que je la reprenne. Elle n’a rien donné ; nos investigations l’ont invalidée. Je peux comprendre que personne n’ait eu, ensuite, le courage de repartir à zéro et qu’on opte pour un non-lieu. C’est tellement complexe, cela peut devenir obsessionnel… Parfois, il faut admettre qu’on n’aura pas le fin mot de l’histoire. Et se dire que ce qu’on a fait n’est déjà pas si mal.
Quand vous récupérez le dossier, votre prédécesseur Jean-Louis Bruguière s’apprête à le clôturer.
Oui. Pendant dix ans, il a instruit à sens unique, sans se rendre sur place, sans effectuer d’expertise balistique, cherchant à étayer l’hypothèse selon laquelle le tir ayant abattu l’avion et déclenché le génocide provenait des rebelles tutsis. Quel crédit accorder à une enquête pareille ? Pourtant, quand il me le confie, le dossier est quasiment bouclé et des mandats d’arrêt ont été lancés contre neuf officiels rwandais – ce qui a entraîné une rupture des relations diplomatiques entre Paris et Kigali. « Il ne te reste plus qu’à le clôturer », me dit Bruguière. La tentation était grande, vu la masse d’affaires que j’avais à gérer – plus de 80 dossiers –, d’autant plus que je ne connaissais rien au Rwanda, je savais à peine situer ce pays sur une carte.
Vous n’allez pourtant pas le clôturer, bien au contraire…
Comme souvent, dans ces dossiers, les avocats m’ont servi d’aiguillon. Jean-Louis Bruguière avait fait arrêter, en Allemagne, Rose Kabuye. Directrice du protocole de l’actuel président rwandais Paul Kagame, cette Tutsie était soupçonnée de complicité dans l’assassinat du président Habyarimana. Je la fais revenir en France et, pendant un an, avant de la remettre en liberté, je l’interroge. Petit à petit, en rentrant dans le détail du dossier, en parlant avec ses avocats Lef Forster et Bernard Maingain, en allant chercher des informations un peu partout, au Canada, en Norvège, en Belgique, je prends conscience de certaines bizarreries…
Lesquelles ?
J’apprendrai tardivement que les témoins entendus par Bruguière lui ont tous été amenés par le capitaine Paul Barril, un gendarme mercenaire mouillé, jadis, dans l’affaire des écoutes de l’Élysée et dans celle des Irlandais de Vincennes. Barril avait été dépêché, bien avant le génocide, auprès du régime rwandais par François de Grossouvre, l’homme de l’ombre de l’Élysée, qui se suicide le 7 avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. L’implication politique de la France auprès des Forces armées rwandaises (FAR), bras armé du régime d’Habyarimana, est très importante. Dans la nuit du 6 au 7 avril, les tueries commencent. Tout est planifié. Sur la base de listes, préparées à l’avance, les dignitaires rwandais susceptibles de succéder à Habyarimana sont éliminés les uns après les autres. Barril, lui, va continuer à travailler pour la veuve du chef d’État et des anciens du régime. Lors d’une perquisition, je retrouverai chez lui des éléments qui prouvent l’implication de l’une de ses sociétés privées dans la livraison d’armes aux Forces armées rwandaises.
Mais votre instruction ne porte pas, en tant que telle, sur le génocide…
Non. Mon rôle est de déterminer qui est à l’origine de l’attaque terroriste contre l’avion du président rwandais, dont l’équipage était français. Toutes les informations que je recueille sur les tueries de masse, je les transmets à mes collègues du pôle génocide, créé en 2010.
Au bout d’un an, les relations diplomatiques sont rétablies avec le Rwanda de Paul Kagame et vous êtes autorisé à vous rendre sur place…
Oui. J’ai eu le temps de m’y préparer. J’arrive avec une équipe d’experts et nous nous mettons tout de suite au travail. Contrairement à ce que je craignais, les autorités rwandaises nous laissent une paix royale, elles demandent juste que deux experts indépendants puissent assister à nos travaux, ce que j’accepte. L’attentat a eu lieu la nuit : nous voilà sur les collines autour de Kigali, dans la beauté du ciel étoilé, un grand moment. Comme nous ne disposons pas de notre propre aéronef, nous utilisons les avions de ligne pour tenter, dans un premier temps, d’exclure des zones de tir et, dans un deuxième temps, de retracer la trajectoire des deux missiles SA-16 qui ont abattu l’avion. Des militaires français et belges, présents au camp de Kanombe ce soir-là, se souviennent avoir entendu les missiles décoller avant d’atteindre leur cible, ce qui nous conforte dans l’idée que le pas de tir était tout proche. Au bout de dix jours, les experts sont unanimes : les tirs ne proviennent pas de la plaine de Masaka, où se trouve le FPR, mais du camp de Kanombe ou de ses abords, aux mains des FAR.
Un revirement complet, par rapport à la thèse jusque-là admise…
Oui. En fait, les rebelles tutsis n’y étaient pour rien. Les responsables de l’attentat se trouvaient dans l’entourage du président Habyarimana, parmi les extrémistes d’Hutu Power opposés à l’accord de paix d’Arusha. Restait à organiser les auditions des dignitaires rwandais, contre lesquels le juge Bruguière avait lancé des mandats d’arrêt. Ils ne voulaient pas venir en France, je ne souhaitais pas les entendre au Rwanda, les auditions se sont donc déroulées en terrain neutre, au Burundi, pendant une dizaine de jours. Cela m’a permis de recueillir des informations, notamment sur les sociétés privées de Barril, et d’annuler les mandats d’arrêt qui pesaient sur eux.
Avez-vous fait l’objet de pressions durant votre enquête ?
J’ai reçu de nombreux coups de fil de tout un tas de conseillers diplomatiques, très curieux de l’avancée de mes travaux… mais il m’est difficile de distinguer les pressions liées à cette enquête spécifique, car j’avais en charge d’autres dossiers susceptibles de gêner autant la droite que la gauche. Ce qui est certain, c’est que la raison d’État pesait lourd sur le dossier rwandais. Il y avait une musique de fond, une sorte de ligne rouge : l’armée française ne devait pas être mise en cause. Je ne me sentais pas concerné. Moi, je ne travaillais pas sur le génocide mais sur l’attentat qui avait servi de top départ ; l’implication ou non de la France dans les massacres ne me regardait pas. Bernard Kouchner, qui a toujours douté de l’implication de Kagame et était devenu ministre des Affaires étrangères, a beaucoup fait pour qu’on me laisse travailler tranquillement. En revanche, j’avais de gros problèmes avec ma hiérarchie. Nicolas Sarkozy voulait supprimer les juges d’instruction et, en tant que président de l’Association française des magistrats instructeurs, j’étais sous pression. Le président du tribunal de Paris, Jacques Degrandi, me convoquait tous les quatre matins pour me reprocher mes prises de position. Le coordinateur de la section antiterroriste, Yves Jeannier, me faisait la guerre. C’était une période très rude. Je suis un juge têtu, peut-être le dernier électron libre du pôle antiterroriste, un des rares qui osait parler aux journalistes, expliquer le travail d’instruction. Quand je me suis retrouvé aux affaires familiales à Lille, ça a dû faire réfléchir plus d’un collègue…
Avec le recul, que pensez-vous de cette affaire ?
Un coup d’État déclenche un génocide qui, en trois mois, fait plus d’un million de victimes : de toutes mes enquêtes, c’est la plus difficile, la plus exigeante et la plus atypique, la plus exposée aux entraves politiques. Une enquête extraordinaire mais dans laquelle, si on regarde bien, je n’ai fait qu’appliquer le b.a.-ba de l’instruction. Aller sur place. Analyser les débris. Procéder à une expertise balistique. Recueillir des témoignages. Sans préjugés. Certains témoins que j’ai voulu entendre ou réentendre ont été tués. J’ai essayé d’enquêter sur le marché parallèle de vente de missiles. J’ai demandé la levée du secret-défense, notamment sur des documents de la DGSE concernant les sociétés de Barril, et je suis parti avant de les recevoir. J’aurais voulu pouvoir identifier les coupables, cela n’a pas été possible. J’ai au moins montré que les accusations jusque-là proférées ne tenaient pas la route. J’ai aussi la satisfaction d’avoir contribué au rétablissement des relations diplomatiques avec le Rwanda, sans quoi les enquêtes sur le génocide n’auraient jamais pu avoir lieu. Et j’ai découvert un pays formidable, incroyablement meurtri mais debout.