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Capture d’écran du discours d’Emmanuel Macron, diffusé le 7 avril.
© Afrique XXI
« La France aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, mais n’en a pas eu la volonté. » Trois jours avant le 7 avril et le début des 30e commémorations du génocide des Tutsis du Rwanda (près de 1 million de morts en cent jours), l’Élysée envoie un signal extrêmement fort à Kigali. Et bien au-delà. Pour la première fois est introduite une notion d’intentionnalité quant au rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994.
C’est un pas qui va plus loin que le discours du président français face aux stèles des 250 000 victimes du mémorial de Gisozi, à Kigali, en 2021 : « En me tenant, avec humilité et respect, à vos côtés, je viens reconnaître nos responsabilités. […] La France, elle est restée de fait aux côtés d’un régime génocidaire. »
Regarder l’Histoire en face, et surtout les « responsabilités lourdes et accablantes de la France » dans le dernier génocide du XXe siècle, comme l’a relevé la conclusion du rapport de la commission d’historiens dirigée par Vincent Duclert et mandatée par Emmanuel Macron (remis le 26 mars 2021). La volonté et le narratif élyséen concordent alors.
L’adresse du jeudi 4 avril à la presse se double de la promesse d’un message vidéo plus long et argumenté pour le 7. La dynamique mémorielle promet un nouveau crescendo. Les éditoriaux pleuvent, les chancelleries se rengorgent, on entend battre dans l’antichambre de l’Histoire le pouls des temps forts.
PARLER POUR NE RIEN DIRE ?
7 avril 2024. Publication de la vidéo d’Emmanuel Macron à l’occasion des commémorations du génocide des Tutsis. Stupeur : le message annoncé le 4 n’y est pas. « Je crois avoir tout dit ce 27 mai 2021 quand j’étais parmi vous. Je n’ai aucun mot à ajouter, aucun mot à retrancher de ce que je vous ai dit ce jour-là. »
Dans la foulée, l’Élysée annule la réception prévue dans la soirée avec des rescapés du génocide. Incompréhension et abattement à la Plaine-Saint-Denis, au siège de Médecins du monde, qui accueille plusieurs centaines de personnes pour la veillée commémorative, notamment parmi les membres d’Ibuka1.
Un message qui n’en est pas un, une absurdité aussi incompréhensible que risible si l’enjeu mémoriel n’était celui du crime des crimes. Qu’est-ce donc à dire ? Ou plutôt, qu’est-ce à taire ? Revirement, rétropédalage... Les tentatives d’explication sont balayées d’un revers de main par la conseillère presse de l’Élysée, Anastasia Colosimo : il s’agit d’une incompréhension entre les journalistes et le Château. Un quiproquo, donc. Et surtout pas une faute politique.
Une argutie très utile depuis quatre mois Rue du faubourg Saint-Honoré : finalement, il n’y a jamais eu d’intention européenne d’opérations terrestres en Ukraine (26 février) ; finalement, « aucun attentat n’a été déjoué en France le week-end de Pâques » (3 avril 2024) ; finalement, le mouvement des Soulèvements de la Terre n’a pas été invité par l’Élysée pour débattre de l’avenir de l’agriculture au Salon, porte de Versailles (23 février 2024) ; finalement, l’éphémère ministre de l’Éducation Amélie Oudéa-Castéra n’a pas menti dans ses déclarations2 mais « la vérité lui donne tort » (17 janvier 2024).
Sauf que, finalement, les mots ont un sens. Surtout lorsqu’on se targue de réconcilier Histoire et mémoire, car « l’absence de mémoire peut être aussi la conséquence d’un déni, voire d’une négation élaborée pour des raisons politiques3 ». Méfiance, l’occultation en l’espèce sous-tendrait le mensonge historique.
LE SILENCE FAIT BIEN DU BRUIT
Pour Patrice Garesio, coprésident de Survie : « Emmanuel Macron poursuit son opération de communication qui vise à exonérer la France et ses représentants de l’époque de la complicité du crime de génocide des Tutsis. Cette stratégie est vouée à l’échec. […] Pour la rafle du Vél d’Hiv, il a fallu cinquante ans pour qu’un chef de l’État reconnaisse officiellement que la France s’est rendue complice de génocide. Pour le génocide des Tutsis, certes il faudra du courage ; mais là aussi la reconnaissance est inéluctable : quand aura-t-elle lieu4 ? » À l’opposé, l’Institut François-Mitterrand a demandé à Emmanuel Macron de « lever l’ambiguïté » sur sa position dans un communiqué daté du 7 avril.
À Kigali, cueilli à froid en pleine cérémonie commémorative, Paul Kagame fait part de son mécontentement. Déclarant avec force que, pendant le génocide, la communauté internationale « a laissé tomber le Rwanda », il a aussi rappelé Paris à ses responsabilités en évoquant le cas de Callixte Mbarushimana (impliqué potentiellement dans le meurtre de plusieurs dizaines de personnes pendant le génocide) : « Il est toujours un homme libre, vivant désormais en France. »
Son ministre de l’Unité nationale et de l’Engagement civique, Jean-Damascène Bizimana, a quant à lui quasiment paraphrasé le message élyséen du 4 avril : « Le génocide qui est advenu au Rwanda aurait pu être évité par la communauté internationale. La volonté a fait défaut et non les moyens. » « C’est une polémique qui est vaine […] et n’enlève en rien le travail qui a été fait d’introspection, ni la volonté de la France de la réconciliation », a déclaré pour sa part le ministre français des Affaires étrangères Stéphane Séjourné, le 8 avril, aux médias France 24 et RFI, à Abidjan.
POIDS DU PASSÉ VERSUS CHOIX DU PASSÉ5
Pourtant, historiquement atone, diplomatiquement cacophonique, la séquence en termes d’image va laisser des traces : « discours ambivalent », « manque de courage », fustige une partie de la presse africaine. S’il se murmure que les pressions politiques ou militaires des derniers gardiens du temple mitterrandien ont très certainement joué un rôle dans ce rétropédalage mémoriel, les contingences du moment ont peut-être aussi pesé dans la balance.
Il y a un an, Emmanuel Macron avait mis en garde Kigali, depuis Kinshasa (République démocratique du Congo, RDC), la capitale voisine, dans un contexte accusatoire d’appui militaire du Rwanda au mouvement rebelle M23 qui ensanglantait le nord-ouest de la RDC depuis des mois. « La RDC ne doit pas être un butin de guerre, le pillage à ciel ouvert [du pays] doit cesser. Ce que nous attendons du Rwanda et des autres [acteurs], c’est de s’engager et de respecter les rendez-vous qu’ils se donnent sous la supervision des médiateurs, et s’ils ne respectent pas, alors oui, il peut y avoir des sanctions, je le dis très clairement6. »
Depuis, la situation sur place a empiré. C’est dire si le soutien de Paris est toujours réclamé aujourd’hui par « le plus grand pays francophone après la France ». Attendu ces jours-ci à Paris, le président de la RDC, Félix Tshisekedi, a prévenu vouloir en repartir avec des valises pleines des sanctions promises. Ne pas décevoir Kinshasa, « géologiquement si scandaleusement riche », c’est aussi ce à quoi se sont employés les Rendez-Vous d’Afrique(s), le 27 mars, à Paris.
Invité de ce cercle d’influence avec son vice-ministre des Mines, Godard Motemona, Nicolas Kazadi, le ministre des Finances de la RDC, y a regretté que les partenaires économiques traditionnels du pays « malheureusement, ne [soient] pas suffisamment au rendez-vous ». Message reçu par les 80 personnalités présentes, des sphères économiques militaires et politiques, de La France insoumise au Rassemblement national, en passant par des cadres de la macronie. Nicolas Kazadi aura aussi rendu visite au Medef, le syndicat patronal, avant de rencontrer Nicolas Sarkozy et Bernard Cazeneuve7 (très frileux sur les conclusions du rapport Duclert et dont les positions sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsis du Rwanda restent fidèles à la ligne mitterrandienne).
DE LA RÉCONCILIATION DES MÉMOIRES
Intérêts géopolitiques, économiques… Difficile de penser que le contexte électoral n’ait pas lui aussi compté, en pleine campagne des élections européennes. Mieux vaut sans doute chercher le consensus politique alors que Renaissance, le parti présidentiel, est à la peine dans les sondages.
Car pour Emmanuel Macron, 2024, l’année du 80e anniversaire de la Libération, est plus que jamais celle de la « réconciliation des mémoires ». Sur le plateau des Glières8, ce dimanche 7 avril, haut lieu de la résistance, le président français a dénoncé « l’esprit de défiance et l’esprit de défaite » dans un pays qui, « depuis trop d’années, ne s’aimait plus lui-même ». Autant pour la repentance. Il est sans doute plus simple de réconcilier des mémoires si elles sont moins concurrentes, si elles sont toutes positivement tournées dans le même sens.
Une cérémonie d’hommage décidée un 7 avril, qui a bousculé son agenda au point de décliner l’invitation de Paul Kagame à Kigali. Un symbole lui aussi interprété comme un message. « Pour se souvenir, on a besoin des autres », écrivait le philosophe Paul Ricœur.
Rescapés du génocide au nom du million de victimes, associations, chercheurs, historiens, citoyens en quête de vérité, tous ces « autres » remontent la frise de l’histoire et rappellent : en 2019, Emmanuel Macron, après l’avoir laissé entendre, ne s’est pas rendu au Rwanda pour un anniversaire clé ; en 2014, la France a reculé sur le Rwanda au dernier moment : François Hollande, alors président, avait finalement fait annuler la visite de Christiane Taubira mandatée à Kigali, refermant la page d’un rapprochement entre les deux capitales ; en avril 1994, le prix du consensus pour la cohabitation au pouvoir a accru l’aveuglement historique et coupable au Rwanda ; entre le 7 avril et le 15 juillet 1994, elle a en outre : permis la création d’un gouvernement génocidaire dans son ambassade de Kigali ; autorisé la Radiotélévision des Mille Collines (RTLM), qui appelait au meurtre, à émettre en zone Turquoise9 ; et son « opération humanitaire » éponyme a permis de facto à bon nombre de génocidaires de fuir au Congo, mais n’a surtout pas arrêté le génocide des Tutsis.
« La France aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, mais n’en a pas eu la volonté » : pour marquer Histoire et mémoires, Emmanuel Macron aurait pu le dire le 7 avril 2024, mais n’en a finalement pas eu la volonté.
Guillaume Brunero
En tant que journaliste et caméraman, Guillaume Brunero est allé au Rwanda plusieurs fois depuis 1994. Il a également couvert plusieurs procès parisiens de génocidaires.
[Notes :]
1. Ibuka (« souviens-toi », en kinyarwanda) : ONG qui œuvre pour la mémoire du génocide des Tutsis du Rwanda, la justice envers les responsables de crimes génocidaires et le soutien aux rescapés des massacres perpétrés en 1994.
2. Elle avait affirmé avoir retiré son fils de l’école publique à cause « des paquets d’heures pas sérieusement remplacées », ce qui s’est révélé faux.
3. Henry Rousso, Face au passé, Belin, 2016.
4. Communiqué de l’association Survie, 8 avril 2024.
5. Marie-Claire Lavabre, « Du poids et du choix du passé, lecture critique du “syndrome de Vichy” », Les Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, n°18, juin 1991.
6. Extrait du discours d’Emmanuel Macron à Kinshasa, 4 mars 2023.
7. Les 28 et 29 mars 2024.
8. Situé en Haute-Savoie, le site du plateau des Glières accueille le Monument national de la Résistance.
9. L’opération « militaro-humanitaire » française Turquoise a été déployée au Rwanda entre le 22 juin et le 21 août 1994.